La Vie rémoise 1865

1865

L’année 1864 avait vu se terminer le pavage et la pose de trottoirs dans les rues Neuve, d’Anjou et des Capucins prolongée, tout comme aux extrémités de nos faubourgs, s’allongeant de plus en plus. Reims briguait la réputation d’être une large, longue et belle ville, et sa municipalité d’alors ne refusait pas d’y prêter la main. Ceux qui voyagent savent combien le pavage de notre cité est remarquable en comparaison d’autres, dans la plupart des villes de France et de l’étranger. De grands travaux d’édilité furent entrepris en 1865 la prison, place du Parvis, et non loin de là, la démolition des immeubles sur l’emplacement desquels devait s’élever le Nouveau-Théâtre. L’entrepreneur de roulage Luzzani fait construire les vastes Magasins Généraux de la Porte-Gerbert. On venait à peine de commencer la mise-à-bas des remparts de terre et de craie qui clôturaient la ville de ce côté et d’où s’échappaient par légions des rats et souris dont la capture fut mise à prix par nos édiles : on vit alors une armée de gamins munis de bâtons et de cordeaux qui, acharnés à cette chasse d’un nouveau genre, enfilaient des chapelets de victimes qu’ils transportaient glorieusement, comme des trophées de victoire, dans les commissariats de quartier où le préposé aux primes de destruction leur remettait la menue monnaie de sous et centimes de bronze qui leur était due, au prorata de leur livraison. Sans cette mesure radicale, nos maisons en torchis et lattes du troisième canton eussent été la proie de ces ronge-mailles, – "boches" en miniature et en poil à chapeaux.

Le marché Saint-André, encore la proie des peintres et des serruriers, s’ouvre cependant au public, dès le 3 janvier. Il avait été construit sur l’emplacement de la maison Dudot, achetée en 1860, et dont le terrain mitoyen avait servi jusque-là pour un dépôt de matériaux avec chantier pour la taille des pierres. Les travaux commencés en octobre 1863, se terminaient à peine au 31 décembre 1864. Le Marché est à l’abri sous une galerie couverte de 4 mètres de profondeur, en charpente de fer. Dans un angle s’ouvre le magasin de dépôt. La place est macadamisée, plantée d’arbres et ornée d’une fontaine à vasque.

Au mois de juin suivant, on consacrait la nouvelle église Saint-André, et la société musicale la "Sainte-Cécile" concourait à l’exécution d’une Messe de Gounod.

On commence à bâtir ferme sur la route de Cernay, et l’amorce du faubourg est déjà prise. Cette voie si populeuse de l’avenir s’emplit déjà des mille bruits de la vie puérile d’alors et d’aujourd’hui : à preuve, c’est que les débitants commencent à s’y donner rendez-vous. L’un des premiers habitants de la rue, – le premier appelé à y construire une maison, – s’appelait Clovis Gouvernal-Henrot, trieur de laines, originaire de Challerange. Longtemps, son habitation porta le n° 66 du faubourg une fois constitué et reconnu par la Voirie. Il y fonda une famille qui a pris à cœur de ne jamais s’écarter de ce quartier où ses membres étaient nés et vécurent les heures bénies de l’enfance, et on les y retrouve à cette heure, le front quelque peu ridé et les cheveux grisonnants, fidèles à cette terre chérie de leur faubourg. La maison de Clovis Gouvernal porte, en 1922, les numéros 130 et 132. Son constructeur est mort, après une longue vie de travail, honoré de tous, à 81 ans, juste à temps pour être enterré en même temps que le siècle.

La Municipalité fait changer le marbre du piédestal de la statue de Colbert, édifiée en 1860, et ouvre enfin au public le square qui devait constituer l’un des plus jolis ornements du vestibule rémois. C’est le brigadier Caillette qui en sera constitué le gardien, et c’est avec un respect craintif que les bonnes d’enfants et leurs moutards en culottes courtes considéreront ce beau quinquagénaire aux favoris grisonnants, vêtu d’un uniforme vert ceinturé et armé d’un coupe-choux irrésistible, fier comme Artaban sous son képi aux armes de la Ville. Caillette eut comme successeur le vieux soldat en retraite Petit, haut comme les tours de Notre-Dame, sec comme un peuplier étêté ; son impériale blanche révélait le soldat de Solférino et de Magenta. Caillette fut regretté, car c’était un bonhomme bougonnant mais au cœur tendre, fermant l’œil aux incartades des chevreaux et chevrettes qu’attirait l’herbe tendre de nos pelouses communales, tandis que le brigadier Petit fut l’homme du devoir, sans faiblesse ni compromission, pénétré de l’importance de sa charge et, comme le gendarme de Courteline, sans pitié ! Ils ont mérité l’un et l’autre, à des titres divers, une place de garde champêtre de 1ère classe aux Champs-Elyséens.

Enfin, la Ville, pour l’agrandissement décidé de l’école du Jard, achète dans cette rue l’immeuble por tant le n° 13, appartenant à Docq-Fossier et Germain-Fossier.

La Foire annuelle de Pâques prélude par le défilé équestre, dans nos rues, de la troupe Rancy, avec parade sur les principaux carrefours. Après un hiver assez rigoureux où chacun avait dû se calfeutrer entre ses murs de craie ou de pisé, le printemps consentait enfin à distribuer aux humains transis un peu des rayons de son soleil, et les portes s’ouvraient sur les prémisses de la rue en éveil et des promenades verdoyant à nouveau. Les bateleurs appelaient à eux les amants de la joie populaire par l’éclat de tous leurs oripeaux et le bruit ferrailleur de leurs cymbales, à peine assourdi des ronflements de la grosse caisse et des pétarades du trombone à coulisses. Les Pâques 1865 furent embellies d’une importante concentration d’attractions enfantines et la Couture devint à nouveau le forum des foules endimanchées et allègres, bruyantes et cascadeuses. Que d’attraits à la fois et de tentations pour les maigres bourses de nos artisans, toujours prêtes à se vider à l’appel des tout-petits, – ces innocents agneaux auxquels on aimerait n’avoir rien à refuser ! Entendez les clameurs de surprise et d’émerveillement devant l’affiche coloriée et si alléchante où apparaît l’image d’une fillette de 4 ans qui a deux corps, trois jambes de même longueur et grosseur, avec le tronc écourté d’une quatrième. Tout près, c’est l’appel d’Adélaide la Tigrée, dont la peau est blanche et douce, mais tachetée en fourrure de tigre et couverte d’un duvet de trois à quatre centimètres d’épaisseur, – de quoi garnir un vaste édredon ! Originaire d’Amiens, elle étalait à tous les grâces "empoilusées" de ses seize ans. Qui nous montrera aujourd’hui le fruit étrange de ses épousailles et nous apprendra le nom de son barnum d’époux ?

Un théâtre de comédie Grandsart-Courtois, à réputation mondiale, notre Cirque d’adoption Rancy, un "Saint-Antoine" au cochon à la queue toujours frétillante. Ah ! qui nous dira le sort final de ce fidèle compagnon de l’anachorète que nos primes années ont révéré ? Qu’advint-il de lui sur le tard de la vie Mourut-il de sénilité, soigné, dorloté, choyé par son pieux protecteur ? En réalité, nos âmes sensibles et candides souffriraient à l’idée atroce d’un Saint-Antoine égorgeant lui-même, froidement et sans regrets, son co-partageant d’austérités, trempant ses mains sans bagues dans le sang d’un camarade de misère, par accès de sensualité et amour sénile du boudin. Au surplus, ce boudin eût-il été comestible ? Antoine aurait-il été pourvu, en ces déserts que nul jardinier n’arrosait, ou n’aurait consenti à arroser, même au salaire de quatre francs de l’heure, des oignons en suffisance pour donner à son produit cette perfection qu’atteignent nos boudins locaux ? Troublants points d’interrogation !

Ce Saint-Antoine faisait partie des spectacles réservés à toute enfance rémoise qui se respecte, et nos quartiers populaires s’enorgueillissaient de leurs théâtres à marionnettes. Les plus fameux furent ceux de Barbier, dans le Cerf, et de Hutin, dans le Jard, – parmi les "seniors". Comme "junior", Lorson, dont l’histoire a été révélée ces derniers temps aux Rémois par la plume érudite et amusante de Ch. Sarazin, à qui nous devons le texte authentique de la Tentation de saint Antoine et du Malade imaginaire. Les frères Poix avaient établi, rue de Contrai, 15, un théâtre de ce genre, animé par un moteur à vapeur, et dont les marionnettes aux gestes mécaniques jouaient le répertoire funambulesque sorti du cerveau de ces jeunes artistes rémois. Récemment, la rue Eugène-Wiet, ex-Normandie, avait son "Saint-Antoine" sous l’impressario Haraut, dont le feu grégeois de ces MM. les Boches a dévoré mannequins, décors et affutiaux divers.

À quelle date surgira un Saint Antoine ragaillardi, peinturluré de neuf et disposé à remuer à nouveau le cœur des masses enfantines ? et quel sera le quartier favorisé le premier de ce retour à une des traditions les plus charmantes de notre vie locale ?

Nous avons été auditeurs, à quelques-uns parmi les vieux de la Vieille, du théâtre de marionnettes exploité il y a un demi siècle passé, rue du Jard, 17, par un artisan de la fabrique de Reims, nommé Hutin. Cette scène minuscule pour fantoches en bois s’ouvrait sur la cave d’un immeuble vétuste, et sans étage autre que le grenier et les mansardes, – démoli vers 1867 pour les constructions de la nouvelle École. On y accédait par un escalier aux marches gluantes, éclairé chichement par des quinquets fumeux ; une corde lisse et poisseuse courait le long de la muraille, en guise de rampe. Au seuil, – et le gardant jalousement, – on se heurtait à la revêche Mme Hutin, qui, l’escarcelle en main, encaissait le prix d’entrée : 0 fr. 05 pour les secondes places, 0 fr. 10 pour les premières. Pour cette clientèle sans fortune, point de fauteuils d’orchestre, l’orchestre lui-même n’étant qu’un mythe représenté par un accordéon. Des bancs de bois garnissaient l’aire, et dans cette cage étroite et humide s’écrasait une troupe turbulente d’enfantelets jacasseurs et rieurs. De temps à autre, un silence effaré : là-haut, la voix de l’impresario s’était fait entendre, rude, agressive, menaçante, prometteuse d’expulsions sommaires par la pointe d’un soulier ferré. De l’intérieur, éclairé le moins possible, afin de réduire au minimum les risques d’incendie, – et Dieu sait le désastre en telle occurrence ! – les bruits s’évacuaient par un soupirail qui les crachait dans la rue. Le courant d’air respirable s’établissait au moyen de cette ouverture et l’escalier. Parfois, la garde eût été nécessaire pour protéger les abords de ce soupirail contre les entreprises des réprouvés consignés, par une fâcheuse pénurie de pécune, aux portes du Temple. Ceux-là se faisaient un plaisir fou de compisser les crânes des Élus de ce Paradis souterrain ! Et quels trépignements de cannibales au dehors quand montaient du caveau les protestations indignées des victimes !

On jouait là-dedans Barbe-Bleue, le Malade imaginaire, Victor ou l’enfant de la Forêt, Saint Antoine au désert, Geneviève de Brabant, et autres sornettes palpitantes. Et quels acteurs agitaient les cordeaux de ces pantins ! Nouveaux Shakespeares et nouveaux Molières, ces adaptateurs prêtaient, par eux-mêmes, une vie factice à leurs propres anas, par le moyen de ces fantoches en bois équarri, vêtus d’oripeaux, – chatoyants jadis, au sortir des doigts de l’habilleuse de l’instant, tout à l’heure encore drousseuse au Mont-Dieu ou aux Capucins, – et logés en des décors jamais lavés ni repeints, où le vert des arbres se confondait avec le gris du sol et le bleu des ciels.

Ces auteurs-acteurs étaient en général des ouvriers de la laine, descendus de la Butte nicaisienne ou rémigienne. De quel organe guttural s’exprimait Barbe-Bleue : "Descendras-tu bientôt de là-haut, misérable femme ?" De quelle trompe nasillarde pérorait Polichinelle ! Combien émouvantes les plaintes de Geneviève, en proie à la tyrannie de Golo ! Quels transports lorsque la voix furibonde du grand Saint Antoine lançait l’anathème contre les demoiselles d’honneur de Proserpine : "Fuyez ! fuyez ! filles maudites, ou je vous lance mon eau bénite à la... figure !"

Ah ! revenez donc heures lointaines, avec vos bénédictions !...

Le 25 juin, on inaugure la Maison-de-Retraite, rue Simon, 26.

L’idée de cette institution philanthropique n’était pas nouvelle, mais elle ne fut vraiment étudiée à fond, pour être résolue pratiquement, qu’en 1858. À la date du 16 avril de cette année-là, au cours d’une réunion des actionnaires de la Société des Déchets, Édouard Werlé propose la création d’une maison de retraite à bon marché pour les artisans ou employés des deux sexes, possédant un trop petit capital pour vivre de leurs rentes à domicile, célibataires ou veufs et veuves. La Société des Déchets s’inscrit déjà pour 50.000 francs. L’an d’après, nouvelle réunion avec apport de 50.000 autres francs par l’auteur même de la proposition Werlé. Il est décidé qu’une souscription publique sera ouverte, avec quêtes à domicile : son produit s’élève à 251.197 fr. 94, auxquels il y a lieu d’ajouter les subventions suivantes : la Ville, 25.000 fr. ; l’État, 40.000 fr. ; les Hospices, 20.000 fr. Avec ce capital initial, les travaux commencent dès 1861, et le 11 juillet 1865, 9 pensionnaires, dont 5 femmes, prennent possession de leur chambrette garnie. Le mobilier se compose, en principe, – et fourni par la Ville ou par l’assisté, – d’un lit de fer garni, une commode ou armoire, deux chaises, une table de nuit, une petite table de bois blanc à tiroir, un miroir, une cuvette et son pot à eau. On n’a oublié que le balai de "silence", très à la mode à l’époque, et fait en fleurs de roseau, et l’ "inexprimable" objet qu’on range discrètement dans la table de nuit. Ces oublis insignifiants se perpétuent d’ailleurs sans que les populations y fassent attention. En août 1914, à l’orée de la Grande Guerre, nos ambulances ne manquaient de rien, en fait d’ustensiles d’infirmerie, sauf l’inexprimable déjà cité. L’homme est un animal imperfectible !

Cette hospitalisation d’ordre relevé, c’est la vie à bon marché à laquelle tant d’êtres humains ont consacré leurs ambitions et leurs rêveries, pendant des siècles sans fin ! Le coût annuel en varie de 400 à 900 francs. En 1922, vu la baisse du mark, et nos trusts de tous genres, – d’État et particuliers, – Guichard ne prend plus de pensionnaires à moins de 1.200 fr. l’an. Et c’est pour rien ! Hélas ! le pôvre ! ce n’est point de sa faute, à dire vrai !

En 1900, une Anglaise, M. Betham-Edwards, écrivain de talent, décédée à Hastings en 1919, fort âgée, et qui était, à ses voyages répétés dans notre belle France, l’hôtesse à Reims et à Marzilly de son compatriote Jonathan Holden, visite la Maison de Retraite et reste émerveillée de cette organisation. Elle écrit à ce sujet, dans un de ses livres : "East of Paris" :

"Les trésors artistiques et archéologiques de Reims sont bien connus, mais il existe deux ou trois établissements qui ne sont pas sur l’itinéraire des touristes, notamment la Maison de Retraite, foyer d’association pour les "petites gens" pourvus de maigres revenus. Cette magnifique construction, avec ses vastes bâtiments appropriés au logement de 300 personnes, n’est ni un hôtel, ni une pension de famille, encore moins un hospice.

"Sous le patronage municipal et avec sa subvention, la Maison de Retraite offre le logement, la table, le service, le blanchissage et même un bout de jardin, à ses pensionnaires, pour une somme variant de 400 à 800 fr. Pour 80o fr., la nourriture est plus abondante, et les chambres plus grandes. L’indépendance personnelle est absolument garantie, sauf cette réserve que la porte de l’établissement est fermée à 10 heures du soir. Comme la plupart des pensionnaires sont d’âge avancé, ce règlement est facile à respecter. L’un des avantages du système est d’assurer une réelle protection aux femmes seules et aux vieillards, avec l’immunité de tous soucis domestiques. Les repas sont pris en commun, avec service à part facultatif.

"Le tempérament français est tellement sociable et la conversation une nécessité si exigeante de l’existence qu’on y voit de nombreux groupes se former sur les bancs du jardin et dans les salles de récréation. D’après le nombre de petits rentiers et rentières qui se sont réfugiés en cet asile, on peut juger de son utilité sociale. L’établissement se suffit à lui-même depuis que les premières mises de fonds ont été apportées gracieusement par la Ville et par des philanthropes.

"Les pensionnaires sont vraiment sociables. Un vieux Monsieur nous invita à prendre un siège dans son petit jardin, très fier de faire voir les jolies fleurs qu’il avait réussi à rassembler en cet étroit espace.

"Nous fûmes également les bienvenus dans plusieurs "intérieurs".

"La classe des citoyens qui profite le plus abondamment de cette institution est de petite bourgeoisie artisane. On n’y rencontre point d’enfants, car tous les locataires sont en veuvage ou célibat. Il y a cependant plusieurs "ménages", qui ont le droit de faire leur cuisine dans leur appartement. Pour les femmes seules de la classe moyenne, ce système correspond à notre boarding-house des classes aisées. On a pris des dispositions spéciales pour le service des dames seules : qu’elles soient consentantes ou non, on sert leurs repas dans une salle à manger distincte, et un salon particulier est réservé pour leurs relations mondaines. Comme il n’existe aucune limite à la période d’émotivité du cœur et à l’âge du sentiment, peut-être ces précautions ne sont-elles pas superflues !

"Il est merveilleux d’apprécier que, pour 400 fr. par an, une femme de bonne éducation, et respectable, peut s’offrir ce que le bon vieux John Bruyan appelle "le refuge et la bonne compagnie", en d’autres termes les nécessités de la vie avec une agréable société par-dessus le marché.

"Le "service" est plutôt exécuté rudement et vivement. Nous vimes une servante robuste, aux cheveux roux, d’aspect viril, tourner autour des tables dans un tintamarre et avec des façons peu rassurantes et fort comiques. La bonne femme avait certainement du "cœur à l’ouvrage", et j’ose déclarer qu’elle abattait plus de besogne que ne l’eussent fait trois servantes anglaises.

Ce système aurait-il du succès en Angleterre ? J’en doute. Le caractère anglo-saxon est opposé à toute sociabilité, et les distinctions de classe sont tellement ancrées dans la nature anglaise qu’il serait difficile de réunir dix femmes de ce pays qui se considérassent comme appartenant à la même catégorie d’êtres humains ! J’irai même plus loin. Y a-t-il, parmi nous, autant de veuves ou de célibataires de la même classe qui jouissent du revenu même minime que représentent ces 400 francs ? En France, les professeurs, les commerçants, les femmes d’employés ou d’ouvriers, s’assurent, en général, à force d’économie, un revenu quelconque avant d’avoir atteint la vieillesse."

Il est toujours agréable de s’entendre dire de telles choses par une étrangère distinguée et que n’aveugle point une mégalomanie ridicule.

Un ancien soldat de Waterloo, du nom de Jean-François Dupont qui, – après des avatars au travers de ses successives professions de maître-peigneur à Liry, cultivateur à Saint-Hilaire-le-Petit, finalement trieur de laines à Reims, – avait été placé par ses enfants à la Maison de Retraite, "à la petite pension", et qui y décéda en mai 1871, se déclarait à l’époque, personnellement satisfait des soins du personnel, du confortable de son "meublé", en vue du splendide horizon de nos collines vineuses, lui rappelant de franches lippées – du raffinement des produits de la table, en ajoutant qu’il n’avait jamais espéré terminer ses jours dans une telle euthanasie !

Nos pères étaient peu exigeants ! Mais Jean-François Dupont fut toute sa longue vie, – trop courte pour les tout-petits qui le vénéraient ! – un bonhomme d’humeur agréable et de caractère joyeux, au tempérament équilibré, bien portant, donc toujours content, et préférant rire des choses que d’en pleurer. Ses petits-fils se réjouissaient, à l’avance, les jeudis, de sa visite paternelle, qu’il agrémentait du don de son "dessert", – les deux petits-pâtés feuilletés que le Vatel de la Maison de Retraite servait à ses convives, ce jour de la semaine seulement.

De ses co-pensionnaires, plus difficiles à satisfaire et au "bec" plus fin, gâtouillés sans doute en leur automne par Martine, se plaignaient de ceci, de cela, grognant et gémissant, l’œil larmoyant et la bouche en rebord de pot-de-chambre, – (et leurs successeurs et émules se plaignent encore) – de la cuisson imparfaite du "singe" et des haricots, des "cronpires" et du lard. La question de dentition et de "râtelier" intervient pour beaucoup dans ces réclamations ; mais, ceci à part, on admettra volontiers que si le "capiston" avait fait son devoir en goûtant plus souvent le "rata" aux cuisines, l’ordinaire s’en serait ressenti favorablement quant à la qualité, sinon à la quantité. Il y a des gens au surplus, qui ne sont jamais contents ! Comme disait la jeune dame Bigelot, pâtissière près Saint-Jacques, sous les Loges de la Couture, à l’un de ses clients qui réclamait contre la "siccité" d’un "baba" : "Faudrait-il pas que j’arrose un "baba" de deux sous avec quatre sous de rhum !"

De nos jours, les mêmes réclamations, les mêmes murmures se glissent par les fentes du parquet ciré ; des "crachouilleux" et des "priseuses" marmonnent certaines oraisons maléficieuses : ce qui prouve que le progrès n’est qu’une écrevisse. Certains, fort généreux du bien des autres, évoquent l’apparition miraculeuse d’un Mécène qui gratifierait les Hospices de tous ordres d’une bibliothèque suffisamment pourvue de lectures attrayantes pour aider à l’épuisement des heures souvent grisâtres de la vie. Hélas ! Mécène n’est plus qu’Harpagon, et depuis que l’Administration de l’établissement est passée dans les mains du marquis de la Bourse-Plate, "y a pas bésef !" – comme diraient nos Sidis locaux. Résignons-nous à ce qu’on ne peut empêcher !

Le recensement des élèves dans les Écoles communales de la Ville en relève pour la totalité 7.307, – dont 2.211 chez les "Frères", 730 chez les "Mutuels", 1.870 chez les "Sœurs", 250 à l’Hôpital-Général, plus I.751 moutards dans les Salles d’asile, 255 "flottants" dans 15 petites "garderies".

Les cours de dessin à la Ville recrutent 100 amateurs. Ceux de chimie 140, pour former la cohorte de coloristes et teinturiers si nécessaires à l’industrie rémoise.

La Bourse de Paris cote ses valeurs par "shillings". L’unité collective est la douzaine. Les règlements commerciaux se font 2 à 5 et 10 % au comptant, et de 30 à 120 jours à terme. Les mémoires du bâtiment s’établissent à 20 % au-dessus du prix à payer : c’est de la fantasmagorie, fille rabougrie de la routine. Le métreur, automatiquement, abat les chiffres en les diminuant de ces 20 % de majoration ! Les marchands de cottrets de bois donnent les 4 au 100. Les libraires en gros vendent aux petits à raison de 13 à la douzaine. Les cultivateurs livrent en sacs de toutes contenances, et les vignerons au fût de 200 litres, ou à la feuillette de 100 et le quarteau de 50.

Le système métrique n’a pas encore pénétré dans nos mœurs : il y faudra le concours de la loi, plus tard, sous la République. La mère du Progrès n’accouche qu’au forceps. Rien ne vient de soi-même. C’est pour cela que partout les violents sont les maîtres. On verra les porcelainiers compter par pouce, les charpentiers à la toise, les débitants de bois pour le bâtiment au pied-de-roi, à la corde ou à la voie, les typographes et les gantiers au point, et les épiciers à la livre de 485 grammes. Par ce temps de suffrage universel, il ne faut pas "embêter" l’électeur. Cette formule restera d’usage courant, malgré certaines améliorations.

Le professeur Renoult fonde la chorale les "Enfants de Reims", qui emploie la méthode chiffrée. Cette méthode est enseignée par ordre dans les écoles des Frères du faubourg de Laon et chez Michel, rue Ponsardin. Les autres écoles auront la méthode notée, sous les frères Lefèvre. Aristide Mennesson sera professeur de musique instrumentale dans toutes écoles municipales.

Gustave Bazin se fait de plus en plus apprécier parmi nous. Pendant 30 ans encore, Reims eut le plaisir de voir ce grand diable à l’allure si franche et décidée, à la figure ouverte et la main cordiale, fumer son éternel cigare dans nos rues animées. C’est ce cigare qui devait venir à bout de sa vaillance et de sa belle santé, le 19 janvier 1895. Il était originaire de Lille où il naquit en 1836. Son père, professeur de l’Université, débuta dans l’enseignement au Lycée de Reims. Au sortir du Collège Henri-IV, à Paris, en 1856, Gustave Bazin entra au Conservatoire, pour y suivre, avec Massenet et Léo Delibes, les cours de Gounod et ceux de François Bazin, le délicat musicien du "Voyage Chine". À 17 ans, il était à la tête d’une société musicale. Chef de chant au Théâtre Lyrique, il va en Espagne diriger l’orchestre d’une tournée Ugalde. Puis, il se marie et vient à Reims exercer le commerce des vins et spiritueux. En 1863, il est directeur de la Sainte-Cécile et en cette année 1865, la Municipalité a le flair de le nommer chef de la Musique des Sapeurs-pompiers, squelette, sans ressort et aphone, qu’il revivifie avec une ardeur sans égale. Nous n’aurons plus dès lors qu’à profiter de cette aubaine, et la reconnaissance des Rémois de son temps n’aura point de bornes. Plus d’une fois, sa belle figure aux yeux magnétiques traversera le cortège de nos disparus, car la Famille rémoise l’a désormais intronisé à son foyer, auprès de ses chers fils, à l’instar de cet autre Lillois, Antoine Renard, Roi des ténors, jadis modeleur-mouleur aux ateliers Pierrard-Parpaite, et dont la renommée fut rapide autant qu’éphémère ; la municipalité de Saint-Quentin le place, en 1865, à la direction de son théâtre. Le "Matot-Braine" de 1910 a raconté quelques traits de sa vie, à l’époque où, ténor au Grand-Opéra de Paris, il venait enthousiasmer ses frères les Rémois aux concerts de la Salle-Besnard.

Si, de nos jours, les feuilles locales insèrent nombre de divorces, au grand dam de l’esprit de famille, celles de 1865 sont pleines de promesses de mariages, qui deviendront des réalités consolantes.

Que de silhouettes sympathiques défilent sur l’écran de ce théâtre des Ombres rémoises, évanouies pour la plupart dans le recul des temps ! Il y a des noces à tous prix, de tous rangs et à toutes sauces. Décrochons du tableau ces noms de "marieux" aux cheveux frisés, à la moustache conquérante, poussant le cocorico sonore du coq gaulois en s’exhaussant sur la pointe des souliers vernis de chez Villedieu, voisin du libraire Lemoine-Canart, dans le Cadran-Saint-Pierre. Les petits et grands, les gros, les bêtes, tous accourent devant l’objectif. La mémoire de nos lecteurs va voir apparaître leurs visages et leurs gestes familiers.

Le déjà gros Édouard Langlet, qu’on verra plus tard, ventre arrondi et teint blême, premier vendeur de tissus chez les Walbaum & Desmarest, de la rue des Marmouzets. Sentencieux et peu jaloux de l’esprit des autres, il écoute, rumine, rit et conclut.

Alexis Morlet, de Hauviné (Ardennes) sera pendant des années, à la tête du triage des laines de la maison Adolphe Prévost. Ceux qui ont vu le tableau de Tissot, placé au-dessus des fonts baptismaux, à la Cathédrale, en se rappelant le portrait du Cardinal Langénieux, à âne dans Jérusalem, se diront :"Tiens ! voilà Morlet !"

Le sergent de ville Germain, un joli rouquin parmi les bons, – tous les autres étant méchants comme la gale, – coudoie devant M. le Maire le charcutier Gaillot, au teint rose et l’œil enluminé. Ces deux voisins ont souvent chopiné ensemble. À Saint-Remi, M. le curé Aubert donne la bénédiction au fils de son sonneur, récemment défunt, Nicart, chevalier du fil à poix dans la rue du Châtelet.

Le futur "gros Ninet", à 30 ans, en a assez du célibat, et épouse une demoiselle Mergen, de la rue de l’Étape. C’est lui qui succède à Étienne Saubinet, cet homme de haute valeur, à la direction de la Société des Déchets.

Puis s’avance dans toute la gloire et la splendeur d’un grand nom local accolé d’un autre grand nom français, le superbe Alfred Werlé, teint frais et rose, qui comparaît devant son père, le Maire de Reims, au bras d’une descendante de Lannes, le "bras droit" de Napoléon. Le nom de Werlé va s’allonger de la particule et bientôt se faire précéder d’un titre nobiliaire et papalin. Le comte Werlé de Montebello sera l’une des figures les plus vivantes et l’une des notabilités les plus remarquables, dans sa retraite discrète et quelque peu "bougonneuse", de la Famille rémoise. On le verra, non sans regret, plus tard, par dépit électoral, secouer la poussière de ses escarpins sur la Cité acariâtre qui dédaigne ses présents et dénigre ses mérites. Les foules électorales sont éclectiques, capricieuses et changeantes. À certaine heure, elles reviennent sur leurs jugements, et les héritiers du paria recueilleront le bénéfice de leurs faveurs retrouvées. Tel M. Bertrand de Mun, qui sera un jour député du vignoble rémois. Ce n’est pas toujours le semeur qui récolte !

Un Halary, de la lignée des maçons qui ont planté tant de drapeaux dans Reims au sommet des bâtisses de nos rues nouvelles, se met aussi en ménage, avec l’intention formelle de ne point laisser s’éteindre sa race. Lui et ses frères, ont montré ce qu’ils savaient faire : des Halary, Reims en a trouvé à son service en tous temps, et en trouve encore.

Le capitaine Bussière, du 76e de ligne, en garnison à Reims au début de l’année 1865, avant que ce régiment permutât avec le 106e de ligne de Verdun, devient le beau-frère du négociant en laines Alphonse Prévost, rue des Moissons, 23. Plus tard, on le rencontra dans les bureaux de cette firme, à l’angle des rues Ponsardin et Cérès, avant de céder la place à l’ancien zouave du pape, Pérot, intéressé de commerce au peignage Jonathan Holden.

Les gens de la laine se rappelleront un grand diable chevelu et barbu du nom de Rustique de Pontailler, de noblesse fort déchue, et qui fait les délices des mélomanes qu’on a pu rencontrer dans les chantiers de trieurs de laines, où il exerçait cette profession, tout en roucoulant et déroulant ses cascades d’une jolie voix de ténor à la Chaillier. Son camarade d’atelier, Maucourt, dont un fils est actuellement négociant à Elbeuf, se marie en même temps que lui, pour devenir, peu après, contremaitre de triage sous les ordres de son beau-frère Lamotte, acheteur à Londres de la maison de laines Albert Marteau, en pleine prospérité après la guerre 1870-7I. La franc-maçonnerie des Sompinats est agissante !

Puis c’est Guérard, marchand de lingerie à Montcornet, patrie de notre Camille, qui vient s’installer rue Neuve, 21, dans la boutique même de son épouse, Mlle Devraine, déjà âgée de 37 ans, tandis que lui-même en compte 43. La raison et les intérêts bien compris feront en tous temps excellent ménage : ces nouveaux mariés allaient en donner encore la preuve.

Le tisseur Mouny de la rue Marlot, 33, épouse Hortense Carré, sa voisine au numéro 35, dans le Jard. Mouny fut, à la fin de l’Empire et aux débuts de la IIIe République, un militant du parti radical-socialiste à Reims. Les salles de réunions s’animaient de sa voix goguenarde et de la flamme brûlante de ses yeux d’apôtre à l’heure des luttes de partis. Les candidats, sans le redouter, se tenaient en garde contre ses questions à surprise, envoyées au but comme ferait de son engin un adroit foot-baller. Il nous revient qu’un jour, dans une réunion d’électeurs, à la salle du Bal-Français, dans Fléchambault, trois candidats à la députation avaient à débiter leur programme en tranches épicées : Courmeaux, Lasserre et Portevin, chargés de préparer son lit à Victor Diancourt. Le peuple-souverain, silencieux et concentrant ses forces pour siffler ou applaudir ou rigoler, suivant le cas, vit s’avancer sur l’estrade auprès des orateurs, ce terrible Mouny, ses moustaches gauloises au vent, tanguant de ses épaules carrées, les mains dans les poches, et, un rictus moqueur sur sa face gouailleuse à la Clemenceau, poser à l’avocat Lasserre cette colle enfantine : « Nous dire pour quel motif vous avez accepté d’être maire de votre commune sous l’Empire ! » Les regards anxieux du public se dardaient sur les deux adversaires. Ah ! il fallut admirer l’aisance avec laquelle le futé défenseur de la veuve et de l’orphelin, au visage rasé, une longue redingote laissant voleter ses pans sur son grand corps dégingandé, aux bras de violoncelliste, glissant deux doigts de sa main droite entre le col et le menton, s’écrier, d’un ton emphatique à la Mangin : "Citoyen ! C’était pour le mieux combattre !"

Assommé, le pauvre Mouny en demeurait pantelant, et sous les rires et les battements de mains de l’assemblée, il dut regagner, l’oreille basse, la galerie d’où il était descendu en athlète assuré de son triomphe.

Mouny est mort depuis, pauvre comme Job ; Lasserre devint lui, président de Chambre à la Cour de Cassation. Ainsi se distribuent les rôles dans la Comédie humaine !

Le graveur Wéry, véritable artiste dont Reims s’honora, et qui exerçait à Paris, rue Montmartre, 76, vient épouser ici Mlle Mennesson, rue Notre-Dame-de-l’Épine, et devient membre de notre famille pour toujours.

Le beau Chardon, à la barbe d’or fluviale, épouse la demoiselle de magasin de la veuve Protin, rue du Jard, – angle de la rue Marlot, – et reprendra le "fonds" lorsque cette bonne vieille aura jugé le moment opportun de vivre de ses rentes, péniblement amassées. Chardon fera dorénavant l’ornement de l’escouade des Porte-Haches aux Sapeurs-Pompiers, avec sa barbe flottante, son chapeau-à-poil, son baudrier jaune et la large basane blanche de son tablier. Qu’ils étaient beaux à voir ces imposants Sapeurs, précédant, aux jours de revue, le bataillon des Pompiers au casque rutilant, entraînés par les alertes "pas-redoublés" de la Municipale dans le roulement des ran-plan-plan des tambours et aux sons des clairons pendant que la canne du tambour-major s’élançait dans les airs pour retomber en d’insaisissables moulinets ! Toutes ces splendeurs se sont évanouies dans le renouveau des générations, qui demandent toujours à voir autre chose.

La Mort fut miséricordieuse aux existences dont le reflet pouvait contribuer à la gloire et au renom de la Cité : elle abattit cependant ses pattes glacées sur l’épaule de Bernard, le "logeur" de la Place-du-Parvis, que les "mauvais garçons" envoyaient depuis longtemps au diable, parce qu’il avait rempli envers eux tous depuis des lustres, la fonction rébarbative de geôlier impitoyable.

Certaines rancœurs obtenaient ainsi leur part de consolation et de revanche !