La Vie rémoise en 1877

1877

Ne dis pas : « D’où vient que les jours anciens étaient meilleurs que ceux-ci ? » Car ce n’est pas par sagesse que tu fais cette question. La sagesse est bonne avec un patrimoine et profitable à ceux qui voient le soleil.

(Salomon, homme de lettres.)

Année féconde en émotions pour ceux qu’intéressent ou passionnent les jeux de la politique intérieure et le sort des régimes appelés à bénéficier de la sportule monnayée des contributions et aussi de certains privilèges de tous ordres, honorifiques, économiques, financiers, moraux, voire immoraux, réservés à la cohorte toujours croissante, agissante et affamée, du souverain et de sa cour, que ce souverain monarque fût à une ou à sept cents têtes !

Quatre ans auparavant, le joli mois de mai, – ce mois de Marie des âmes candides, fleuri de lilas et verdi de jeunes pâtures, avait été déjà mouvementé par le jeu de bascule politique qui rejeta dans l’opposition parlementaire des députés ou sénateurs possesseurs du pouvoir depuis la répression sanglante de la Commune et la signature du traité de Francfort : le Vingt-Quatre Mai (1873) avait arraché ce sceptre aux mains de M. Thiers pour le transmettre au maréchal de Mac-Mahon, espoir des anciens régimes.

Le Seize-Mai (1877) avait pour but la consolidation des forces dites conservatrices et, le cas échéant, le rétablissement de l’empire ou de la monarchie, soit de droit divin, soit constitutionnelle. Le Quatorze-Octobre suivant mit fin à cette expérience.

Mais des noms avaient surgi ou grandi : Thiers, Gambetta, chefs incontestables de l’opposition ; d’autres disparurent de la scène : tels Fourtou, Broglie, de l’état-major en jouissance de fait.

Et tous, à cette heure, du plus sonore au plus insignifiant, ne représentent qu’un proche passé, agité et sans grandeur véritable.

Les hommes d’alors achevaient, les uns, de démolir pierre à pierre la forteresse des traditions, dont les ultimes contreforts résistaient mal à la pression du bélier révolutionnaire, ayant en vue d’édifier sur son emplacement le temple où se dresserait l’hôtel de la démocratie, – de ce démos qui garde depuis des siècles le secret du bonheur des peuples ; – les autres défendaient la Tradition et ses rêves ancillaires, avec le trésor des privilèges et immunités dont les classes supérieures bénéficièrent pendant cent générations.

Lutte ardente dont les péripéties se déroulèrent sur l’aire française intérieure avec une ardeur combative sans pareille, et dont le summum fut atteint le 2 septembre, lorsqu’on apprit la mort de Thiers, considéré jusqu’alors comme la tête et le génie des forces nouvelles, Gambetta releva le flambeau tombé de ses mains.

Reims et ses citoyens apparurent non des moins belliqueux, car les passions assoupies depuis la guerre et les épreuves supplémentaires de la Commune s’étaient réveillées à l’appel du tribun cadurcien à l’œil de cyclope et à l’éloquence enflammée, escorté de ses 363 janissaires.

La victoire de ce Tamerlan fut des plus complètes et la République, de ce vrai nom, sinon du type rêvé et acclamée par tant de jeunes cœurs attendris d’espérances et de vieux cerveaux durcis aux combats électoraux, surgissait enfin de la période confuse et convulsionnaire pendant laquelle des esprits sages mais dépourvus de foi avaient pu, avec un semblant de raison, formuler un diagnostic de mort.

En 1877, le destin de la France s’aiguilla vers une lente période de reconstitution, d’essais, d’épreuves, dont le résultat ne paraît pas encore acquis de nos jours, au travers d’une catastrophe inouïe et sans précédent historique.

L’Histoire n’oubliera pas ce millésime !

Mais notre chroniquette rémoise se gardera bien d’empiéter sur ce terrain consigné, et gardera son rôle modeste et consolateur, qui consiste à narrer ou récapituler, avec le plus de netteté, de simplicité, de véracité, de mémoire et de verve possibles, ces menus incidents parsemés dans le champ de la vie locale, au cœur d’une population honnête et travailleuse, dont les racines ont si profondément pénétré dans le sol gaulois et son antique Durocort, que rien ne prévaudra contre elles et l’arbre touffu qu’elles ont fait germer, croître et fleurir à la face du monde !

Beaucoup cessèrent de vivre sans avoir assisté au résultat si grave et important pour la patrie française de ces luttes entre factions.

Dès le 11 décembre 1876, on avait appris la disparition d’un artiste peintre de quelque renom, Jules Pérot, originaire de Châlons, mais retraité en notre toujours accueillante cité.

Les arts décoratifs et industriels devaient à ce sexagénaire du pinceau les tableaux muraux qui ornèrent certains nœuds vitaux de la musculature rémoise, notamment le Café Courtois et la Salle Besnard, au temps de leur splendeur ; tout comme à Vitry-le-François et Châlons, le traditionnel Café des Oiseaux de nos cités provinciales.

Puis on entendit évoquer le nom des Maillefer, illustre entre tous : un membre survivant de cette famille épuisée, ex-consul à Barcelone et Palerme, venait de mourir de consomption aux îles d’Hyères. Mêlé au journalisme doctrinaire de l’époque philippienne, séide fidèle de La Fayette et Lamartine, il dirigea le National, à la mort d’Armand Carrel.

Une autre notabilité locale s’éteignait : Adrien Pillon, octogénaire présomptueux, ex-notaire rue du Marc, 10, et veuf d’Émilie Guérin de la Combe. Né à Vervins en 1786 de Pillon Léguillard de Belleville, il était allié à la famille Godinot et à celle de Mgr de Corbie, aumônier de Charles X. Venu à Reims en 1842, il fut accueilli et protégé par son futur beau-père, De la Combe, d’abord receveur des Hospices, puis directeur du Mont-de-Piété.

Un modeste fonctionnaire, issu de la plèbe rémoise, Mola, meurt à son poste de chef de bureau au ministère de la Justice, sous le garde des sceaux Le Royer, dont il est le secrétaire particulier. Élève des Frères de la rue Large, il est petit clerc aux actes d’huissier, à 13 ans. De là, il atteindra au secrétariat du Parquet, et d’un saut, un bond presque, le voilà à la Cour d’appel, à Paris. Ascension rapide et silencieuse, flanquée de profits et d’honneur dégustés discrètement. Un sage ! dirons-nous, conquérant armé d’une plume d’oie et aux coudes protégés par des manches de lustrine, pénétrées d’essence de violette de sauge.

Le glorieux nom des Mortemart est évoqué au décès de Marie Clémentine, fille du comte de Chevigné, veuve depuis 1873, laquelle disparaît à 59 ans en son hôtel de la rue de la Chaise, à Paris.

Ces grands n’ont que d’ombreux et silencieux pied-à-terre dans Reims, sans cependant abandonner le culte de la cité gallo-romaine.

Louise de Mortemart était petite-fille de Mme Clicquot-Ponsardin, la célèbre et mondiale Veuve Mousseuse, et propriétaire du coquet château de Boursault, dont héritera la duchesse de Crussol d’Uzès.

La divine marque et la famille qui l’exploite, les Werlé, s’était trouvée bouleversée dès février par la fin tragique de la marquise Alfred Lannes de Montebello, brûlée vive à 61 ans à la suite d’un accident banal : l’embrasement, par la flamme d’une lampe, d’un fragment de dentelle flottant à la manche d’une robe que l’infortunée venait de revêtir pour se rendre à une soirée mondaine.

Et puis voici les Maille en deuil, dont le cadet, Maille-Leblanc, est filateur, et le benjamin, secrétaire en chef à la Mairie : ils perdent leur aîné le chanoine septuagénaire Victor Maille, doyen du Chapitre, rue des Anglais, 10.

Non loin de là, autre deuil, rue de l’École-de-Médecine, 12 : y décède subitement, à 59 ans, un ex-officier de marine, Augustin Dérodé-Jamin, époux de Marie Amélie Fournier, laissant une fille qui devait épouser, en 1898, un de nos artistes musiciens les plus aimés, Ernest Lefèvre. Seront témoins à l’état civil : l’avocat Dérodé et le négociant en laines Charles Billet, voisin au 15, rue du Cardinal de Lorraine, là même où s’installera plus tard la firme de tissus Prieur, Colas & Mellinette. Dérodé-Jamin était originaire de Thil.

Un gros homme, de haute taille, à face melliflue, coiffé de blanc comme un pic alpin, Henri Midoc, personnalité des plus reluisantes de notre échevinage rémois, décède d’apoplexie à l’âge de 63 ans, rue du Carrouge, 22.

Depuis 1842, ce basochien lettré et spirituel remplaçait un de ses frères au greffe du Tribunal de commerce. Au Lycée, on le citait en sa prime jeunesse comme un des espoirs de la philosophie : en 1833, le grassouillet et rose Midoc avait obtenu le prix de philosophie. Il le mérita toute sa vie, car il a donné l’exemple du plus parfait quiétisme dans les remous qui agitèrent ses contemporains et sans se départir de cette maxime des plus recommandables : bien faire et laisser dire.

Replet et jovial, il attirait le sourire sur le visage de son interlocuteur, dès le premier contact. Il fut un adjoint au maire des plus précieux ; l’Académie de Reims en fit sa coqueluche. Ces aimables caractères devraient être légion dans l’armée des bons vivants et ne jamais disparaître !

Mais l’outil sans cesse aiguisé de la répugnante Camarde fauche sans pitié les orgueilleux pavots comme les effacés bluets de la flore champêtre rémoise, et l’Académie de Thomas Gousset elle-même va tristement laisser tomber, à la suite de son Midoc, et dans les oubliettes du passé, tel de ses titulaires qui avait jadis fen dé brout dans le Landernau littéraire et chansonnier de la province de Champagne ; ce François Clicquot, – d’une clique renommée –, qui, à 83 ans, encore et à la veille de s’évaporer à jamais, fredonnait obstinément, sous les loges de la Couture et de l’Étape-aux-Vins, ses refrains à la Béranger, en faisant sonner, d’un timbre retentissant malgré sa sénilité chevrotante, les rimes plus ou moins adéquates au texte de sa muse bourgeoise et prolifique. Il habitait au 79, sous les arcades de la place d’Erlon, – ces Champs-Élysées hospitaliers.

Futé et calculateur, ce vieil homme qui ne voulait point mourir laissait à ses collègues un viatique destiné à assurer à son nom quelque pérennité, et il y réussit fort bien, car, tous les ans, au mois de juillet, le rapporteur des concours de l’Académie rappelle aux auditeurs silencieux, résignés et corrects, de ces cérémonies, qu’un Clicquot, – soulevons notre toquet ! – qui taquinait jadis la déesse des rimes, a légué un encouragement perpétuel à ses émules des générations à venir.

Ces prix littéraires ! En dira-t-on, pour complaire à d’aucuns, tout le mal dont on les accuse, ou pour d’autres, le bien qu’on en pense ?

Suggérons plutôt, quant à nous, cette idée faramineuse qu’il soit, dès 1928, inscrit au programme de ces concours destinés aux rimailleurs et aux bavards sous forme de la prose chère à M. Jourdain, un sujet discutant et controversant sur l’utilité des prix académiques provinciaux.

Probable que leur suppression désolerait ces aristarques de la critique bénigne que délèguent nos doctes sociétés aux fonctions de ménades satiriques, dont ils s’acquittent généralement avec une joie sadique et une ferveur diabolique des plus truculentes.

Le public en reste parfois pantois et les infortunés lauréats à jamais déprimés.

Quoi qu’il en soit, qu’on en rit ou qu’on en pleure, ces coutumes ont un charme vieillot qui repose de la vie trépidante actuelle et on les verrait s’évanouir avec regret.

La pluie de lauriers académiques, en 1877, n’a rien des averses précédentes. C’est l’éminentissime et pourpre Langénieux qui ouvre les assises de l’illustre aréopage, dont la présidence échoit de droit à l’avocat barbichu et flatulent Henri Paris, lauréat lui-même dès les origines, en 1842.

Ce royaliste émule de Cicéron et Démosthène, à qui ont été dévolues par le régime transitoire du Seize-Mai les fonctions de proconsul à la mairie de Reims, expose en une langue châtiée qui s’efforce d’être aussi peu rébarbative que possible, les mérites aveuglants de la Monarchie de Juillet et ceux des citoyens qui la représentèrent.

On est en pleine aventure politique, et ce sujet prime toutes les autres manifestations de l’activité cérébrale française.

La campagne électorale bat son plein, échauffée par les sarcasmes, les appels violents, les injures et les ironies réciproques de deux gazettes occasionnelles et de circonstance, l’une, le « Franc-Parleur Rémois », rédigé par le virulent pontife radical Eugène Courmeaux, enfant de Reims des plus passionnés, et le « Patriote de la Champagne », organe du champagnard et nouveau converti Louis Rœderer, sous la plume du bonapartiste Gaston Mitchell, rédacteur au « Pays ».

Le « Franc-Parleur », qui ouvre le bec dès le mois de juin, se le fait clore définitivement le 15 septembre par une lourde main et l’épaisseur d’une douzaine de billets de mille, amende judiciaire congrue et étouffante. Silence aux pauvres ! s’exclame notre ex-déporté de 1851, récompensé plus tard par un siège à la Chambre des députés et sa vice-présidence éphémère.

Les esprits sont enfiévrés et chacun prône, en toute occasion, ses opinions personnelles ou les préférées. Toutefois, ce qui doit arriver arrive à l’heure dite, comme le prophétise d’une voix de baryton, dans le Faust de Gounod, l’infortuné Valentin, frère de Marguerite.

Et ce n’est point l’homélie ou l’apologue de l’aigle d’Avenay qui changera quoi que ce soit aux volontés de la masse électorale, acquise à la République et confiante en l’avenir et les promesses de ses apôtres.

Le notaire Goda parle du descenseur imaginé par Defrançois, dit le père de la gymnastique, et de son ingénieux système destiné à faciliter aux sapeurs-pompiers le sauvetage et la descente à terre des cloches ou des êtres menacés par le feu.

L’inventeur est gratifié de la médaille d’or, – dont il ne s’était pas assez méfié, contrairement aux conseils du pamphlétaire Nicolas David, rimeur aigri des temps passés.

Le médecin Maldan fleurit de lauriers verbeux le travail de Louis Paris, historien méticuleux d’Avenay, sa petite patrie.

Puis c’est Piéton, le simiesque Piéton, spirituel en diable ! Dont l’avoué et amusant mémorialiste Duval a dessiné cette rieuse et tourmentée silhouette d’avocat-Patru, que l’Académie a chargé d’appliquer les étrivières aux rêveurs élégiaques et aux rimeurs jérémiaques ou romantiques, émules essoufflés de ce vieux farceur Xavier Clicquot.

On ne rendra jamais un suffisant hommage au courage, au stoïcisme, à l’opiniâtreté, à la résistance de ces infortunés martyrs du régionalisme que tourmente la tarentule poéteresse, et dont l’effectif se renouvelle d’année en année malgré les hottées de brocarts, de moqueries, d’attentions et de conseils ironiques, enrobés de mélasse, déversées sur leurs têtes ingénues, tabernacle blanchi à l’eau de chaux où s’élaborent les miettes d’un talent en gésine, en quête de mesure et d’expérience.

En cette tardive réunion du 2 août, dans la salle du Tau, à l’Archevêché, devant un auditoire sélectionné, un de nos doctes académiciens rafraîchit le souvenir du passage à Reims, peu d’années avant la Révolution, du littérateur anglais Young, en déambulance vers les sites bernois de l’Oberland.

Young a raconté que, descendu en l’hôtel du Moulinet, – futur Lion d’Or –, vis-à-vis la tour-sud de la Merveille, où Charlotte, célibataire, attendait son Thomas, il y fit connaissance d’un de nos plus fameux pinots mousseux d’Ay, sur l’éloge duquel il s’étend.

« On me servit une bouteille d’excellent vin. Je suppose que le gaz concentré (Fixed Aie) est bon pour les rhumatismes, car j’en ressentais quelques atteintes ; et le champagne les a fait complètement disparaître ».

Avis aux intéressés ! Le traitement par cette méthode prit fin dès Châlons ou des mercantis en branche firent payer aux voyageurs ledit nectar au prix de 5 francs la bouteille, que l’honnête Moulinet, – ce ballot ! – dirait-on de nos jours –, livrait à 2 francs seulement !

Le tableau de présence à l’Académie pour 1877 révèle l’existence de quarante Rémois ou naturalisés des plus réputés, dont les noms appartiennent à la notable bourgeoisie industrielle, commerciale, judiciaire ou médicale de l’époque, à peine représentée de nos jours par une descendance fort réduite et vouée à l’extinction sous l’afflux hétérogène provoqué par les remous du désastre.

À ville neuve, population nouvelle. Que soient à jamais prospères ce Reims et ces Rémois d’apports et d’alluvions si mêlés !

Relevons quelques obédiences.

Léon Fanart, fondateur de l’académie musicale Sainte-Cécile ; le médailliste Duquénelle ; le vicaire général Tourneur ; Prosper Soullié, pédagogue de lycée ; A. Mennesson ; docteur Galliet, au couvre-chef à larges bords ; l’avoué Lanson ; le pétulant archéologue Charles Givelet ; le solennel politicien et médicastre Thomas, qu’un vœu non périmé de Piron avait réussi à pourvoir d’une belle barbe ; le fin Luton, aux yeux bridés et brûlants de mille feux sous ses lunettes d’or ; le pâlot et anémique Octave Doyen-Doublié, borgne philanthrope, auteur du plus célèbre clinicien que le monde entier ait jamais connu, le chirurgien Doyen, gloire rémoise !

Le bedonnant et granuleux curé de Saint-Jacques Jacquenet, futur mitré ; A. de Brimont ; le savant chanoine Cerf, frisé comme un tissu d’Astrakan ; le placide avocat Duchâtaux, plaideur d’affaires dont le teint rosit de jour en jour entre des favoris qui blanchissent du même rythme ; Alphonse Gosset, architecte nimbé et glorieux ; Simon Dauphinot, inscrit au martyrologe des maires de Reims avec J.-B. Langlet ; Lasserre, grand gueulard, avocat enflammé de la veuve et de l’orphelin, mangeur de ce cassoulet toulousain qui est la conserve alimentaire de son pays ; le médecin Lemoine ; le proviseur Lalande et son professeur de 3ème, Cornet, piston recommandable à ses bêtes à concours ; le terne abbé Butot, de souvenir éteint à jamais ; Alfred Werlé, fils de l’ancien bourgmestre de notre ville, sous l’Empire second, et qui s’apprête, par dépit électoral, – dit-on –, à secouer la poussière de ses escarpins sur le nez de ses citoyens ingrats ; le chasseur de braconniers et de lapins Jullien, magistrat à l’œil aussi dur que ses arrêts, historien cynégétique en ses nombreux loisirs ; et une escorte empressée et grisâtre de pédagogues aux lèvres pincées dont les noms demeurent enfouis sous les cendres d’un juste et impartial oubli.

N’oublions pas, avec ces as susnommés, leur secrétaire perpétuel Charles Loriquet, non plus que le jovial aumônier du Lycée, abbé Deglaire, futur archiprêtre de Notre-Dame, convive recherché des familles, ancêtre de Dodin-Bouffant, gourmet par excellence, comblé d’attentions et de chatteries, envié de ses vicaires, auxquels il mesure l’aubaine des fines bouteilles qui font la dîme traditionnelle des marieux cossus.

Après François-Xavier Clicquot, c’est un chimiste de valeur qui s’éteint, trop tôt pour la science, en son domicile rue Dieu-Lumière, 17, dans le voisinage de son gendre le pharmacien Damide, et du père Homo (Remi pour les dames), vieil instituteur chéri des enfants de Par-en-Haut, lequel habite rue du Grand-Cerf, 15, non loin du théâtre des marionnettes au père Barbier.

Jean-Baptiste Grandval était né à La Houblonnière, près Lisieux. À 17 ans ce Normand appelé à établir souche de Champenois, étudiait à Yvetot, et en 1825, apparaît en tête du palmarès au concours international des hôpitaux. Deux ans après, il est pharmacien et s’occupe à la fabrication des produits chimiques.

Marié en 1839, il réside à Berlin et s’y associe avec l’industriel Motand, exploiteur des bougies à la stéarine, marque L’ÉTOILE. De Paris, où on le retrouve en 1843, il vient à Reims et s’y installe à demeure en 1847, aux titre et emploi de pharmacien en chef des Hospices. En 1848, on lui doit un appareil à évaporation par le vide. Depuis 1853, il était professeur de chimie à l’École de médecine.

Qui donc se souvient de Félix Deveaux, pharmacien, rue du Faubourg-Cérès, à l’angle de rue du Cardinal-Gousset, décédé à 36 ans, à Chambéry, en l’Hôtel Milloud, rue de Boigne, 4 ?

On se rappellera plus aisément son épouse, Louise Grand’barbe, de Metz, qui se remaria avec le capitaine Bonnetton, du 132e de ligne, lequel prit sa retraite au faubourg de Laon, où on vint le chercher pour commander un bataillon du 46e territorial, avec sous ses ordres, deux de ses bons amis, les capitaines de terribles-taureaux Ernest Arlot et J. Saint-Aubin.

Quelle équipe, mes amis ! Et des meilleures parmi les bonnes.

Le commandant Bonnetton est inhumé à Voiron (Isère), son pays natal, et sa veuve, toujours pétulante , allonge une existence bien remplie à la pension de famille Saint-Joseph, à Avenay, en compagnie d’autres aimables jeunes-vieilles, Rémoises bon teint, dont Mme Vve Besnard, des Pompiers de Reims et de la Salle de ce nom et Mme Géry-Leclerc.

Très connu des bibliophiles le successeur des Brissart-Carolet et Brissart-Binet, ces mécènes de la volaille scribologique rémoise, le libraire Paul Giret, dont le fonds sera repris par l’érudit et fouineur Ernest Renart, décédé à Maisons-Alfort en 1921, à 85 ans.

Et voici des tout-petits : on les prendrait à la pelle, comme la poussière blanche de nos sablières d’en-bas le Jard !

Paul Vergniolle, gérant et concierge au Cercle littéraire, rue du Préau, où il meurt à 44 ans, remplacé par un gabelou d’octroi, Désiré Marlier, dont le beau-père, Basélide Henry, de Liry, était receveur à la Porte-Cérès : un vieux sanglier ardennais de la forêt bonapartiste, idolâtre des puissances, qui s’inclinait jusques à terre au passage du proconsul Werlé, même après la République et le Vingt-Quatre Mai.

Ah ! ce respect de nos ancêtres pour les « Autorités » !

Plus tard, ce même Marlier quittera le tablier du gérant pour le torchon du troquet, au 55, rue du Bourg-Saint-Denis, en cet étroit débit par le couloir duquel le piéton passait de la rue du Bourg-Saint-Denis dans la rue des Tournelles, et qu’on appela le passage Marlier.

Ce gros Adolphe Baillot, 43 ans, sous sa casquette à visière de cuir qui ombrait deux yeux d’épervier et un nez de faucon, avec une bouche en abricot fendu et un menton en banane.

Baillot, époux d’Adelina Braillon, fille de Bezannes, tenait un cabaret fort achalandé à l’angle droit des rues Cérès et de Cernay, où l’on faisait grande consommation de tripes où asperges chaudes arrosées de rouge et blanc de la Montagne.

Et cet autre troquet, buraliste au coin du Jard et de la rue Marlot, dont la bâtisse sans étage a échappé à la destruction de Reims, Théophile Pommelet, 48 ans, originaire d’Hauviné et époux de Catherine Daty.

Un des témoins de l’acte mortuaire se nomme Nicolas Antoine Godet, relieur, rue du Jard, 24 (aujourd’hui 34), d’où il envoyait à la presse locale le communiqué suivant, en démenti à cette assertion de voisins malveillants qu’à l’occasion de la procession de la Fête-Dieu, il pavoiserait avec un drapeau blanc : N’étant qu’un ouvrier, mon devoir m’oblige à ne faire aucune manifestation contre le gouvernement.

C’était à la fois un avis à ses congénères et la reconnaissance du privilège des classes moyennes et dirigeantes, concernant le droit de manifester des opinions subversives et contraires à l’ordre établi.

Ce Godet était un vrai type de dégénéré, maigre comme un matou en bordée sur les toits depuis des semaines, le chef branlant et l’œil chassieux, avec le cheveu rare et long, taillé à la casserole.

Autre signalement du même type, trouvé dans les « Souvenirs de la Maison d’école : le Jard ». Godet, mâchant son éternel bout de cigare, jamais allumé, jamais éteint.

Et dans cette même plaquette de souvenirs d’entre 1860 et 1875, voici ce qu’on lit au sujet du père Mennesson, ex-chef de musique militaire, décédé en 1877, rue de Châtivesle, 35, à 66 ans. Mennesson était originaire de Festieux (Aisne) et avait épousé une Basquaise, Gratianne Etcharren : L’Harmonie des Frères du Jard fut fondée et conduite à ses débuts par un vieux pochard, clarinettiste et violoneux, lequel faisait marcher sa phalange bruyante et couacqueuse à coups d’archet, en sacrant, pestant, tempêtant, expectorant des chapelets de jurons, au scandale des maîtres congréganistes. Son successeur fut un soldat retraité, Hermenge sourd comme un pot, ainsi qu’il convient. L’Harmonie se recrutait dans toutes les écoles chrétiennes de la ville ; ses cadres s’honoraient d’ailleurs de parfaits instrumentistes, des flûtistes comme Souris, Ernest Kalas, Rocher, Edmond Dupont, des basses en si bémol comme Gehrès, des pistons comme Émile Sistel. Les baguettes de petites caisses étaient aux mains des Lamiraux et des Baudelot le frisé, Lefeuvre y tapait la grosse caisse, Jules Machuel les cymbales. Un bugliste émérite, Clovis Mailland, y pleurait de façon magistrale le Miserere du Trouvère et autres macaronis musicaux. Mailland s’est transformé en ténor d’opéra. Après avoir soufflé le Miserere, il le chante. Progrès ? Ou réaction ?

Salut aux mânes de Corbeau, fonctionnaire géant dont l’emploi de tout repos consistait à vérifier officiellement les poids et mesures, mort d’embolie devant le prône de la charcuterie Solus, rue Neuve, 6.

Par quelle suite d’avatars ce Boulonnais du Pas-de-Calais, fils d’un Corbeau-Chaudron, avait-il atteint ce sommet administratif ? mystère et incarnation du fonctionnariat que sondent seulement les initiés !

Le père Gosse se meurt, le père Gosse est mort ! Qu’es aco ? Louis Gosse-Bidault, ancien boulanger, 77 ans, rue de l’Arquebuse, 8. Originaire de Banogne-Recouvrance, il a un neveu, boulanger comme lui, rue Saint-Symphorien, 19, dont les pains au lait à un sou sont exquis au sortir du four et dégustés à jeun, le matin, en allant au bureau ou à l’atelier.

Casimir Godin, du Bourg-Saint-Denis, n’en fera pas de meilleurs. Et bien ! ce vieux Gosse, en sa haute taille recourbée, efflanqué et le profil en casse-noisette, avait ceci d’original qu’il n’allait encaisser ses loyers à domicile qu’en redingote noire, souliers à boucles et chapeau de soie, – ni l’un, ni l’autre, par exemple, de première fraîcheur.

Sa silhouette traverse un champ de notre vision assez rétréci : l’intérieur étroit et allongé d’une cour mal pavée et aux lieux d’aisance malodorants d’un immeuble sans étage et situé au numéro 28 d’alors, rue du Jard.

Le passant pouvait encore, ces temps derniers, fouler d’un pied discret des herbes folles de cette cour, encadrée de sordides constructions que l’obus boche ménagea respectueusement, ou ironiquement, ou diaboliquement, mais que les intempéries de cinq années de guerre sauvage et huit années de paix inquiète ont dépouillées de leurs toits à tuiles camoussies.

Un de ses contemporains et fidèle locataire, Claude Aumont, ex-colonial de l’Empire premier, soldat sous « Napolon », de peigneur de laine devenu rebatteur de matelas, puis bobineur d’échées au service du retordeur Lecreux, acquittait régulièrement, ès-mains tremblantes de son proprio en grande tenue, les vingt francs de son loyer trimestriel, économisés sou à sou et serrés précieusement en la grande armoire de chêne familiale, avec le linge blanc, et fleurant l’iris de la lessive.

Une chambre sur terri, avec cheminée, porte et fenêtre, plus un grenier, donnait en ces temps motif à location verbale annuelle de quatre-vingts francs !

Deux notoires affiliés à la libertaire corporation des trieurs de laine se laissent choir dans la barque en forme de tombereau maniée par le noirâtre et lugubre nautonier du Styx, adjudicataire des gadoues de la Camarde. Tantôt dépotoir, tantôt char d’apothéose, cette barque infernale !

Remi-Hubert Larquay, dit la Terreur des chantiers, mangeur de chiens, de chats et de rats, brute infiniment divine, suppôt idolâtre de Bacchus, Rethélois vomi par sa ville natale, qui décède, nullement assez tôt au gré de ses pacifiques plonquets à l’âge de 55 ans, et dans cette rue si populacière du Ruisselet, vulgo Rousselet.

En pendant consolateur, cette effigie d’un bonhomme inoffensif gagna le nom de Louis Gonel, qui accumulait dans son grenier, au n° 5 des Poissonniers, un amas hétéroclite de balayures des rues : boîtes à cirage ou conserves, seringues de plomb, paniers à harengs, clysopompes à ressort, baleines de corsets, boutons de culottes, papier d’étain en boulettes, verres et cristaux morcelés ou fendus, ronds de serviette et capsules métalliques ou en bois ouvragé au couteau, – au résumé, tous ces débris de la vie domestique qui font le beurre des chiffortons crocheteurs et enhottés.

Cet original sexagénaire, fils des Gonel-Nolin, – qui, sans doute, n’avaient pas rêvé d’une telle progéniture ! –meurt isolé, au fond de sa cour, comme une taupe dans son trou.

On sait, – ou on l’apprendra –, que le trieur de laine se revêt au travail d’un costume spécial indiqué par le rituel de la profession : sarrau en toile bleue, – l’ouvrier parisien appelle ça une cotte –, et une culotte ou pantalon de même étoffe et couleur, appelée salopette.

L’été, ce vieux Gonel aux gestes lents et menus, pourvu d’une voix onctueuse, paterne et bénisseuse à la Jules Simon, relevait sa salopette à hauteur du genou, dévoilant ses tibias maigres veineux et pileux, appliquait une compresse froide sur son crâne dénudé, couronnement d’une face glabre fleurie de boutons carminés.

Par quel enchaînement de relations les sculpteurs gothiques Wendling père et fils, habitant au 12, rue des Anglais , proche la Merveille dont ils sont les cabochons animés, furent-ils les témoins attristés de cette fin sans gloire, ni fracas, dont aucun écho ne vibre sur la peau du tambourin rémois ?

Imaginèrent-ils au moins qu’il eût été généreux de leur part de prendre un moulage de ce faciès tarabiscoté, au front bas et asin, digne d’être reproduit sur les flancs de la cathédrale ou exposé dans quelque musée d’horreurs jamais réalisé ?

Disons adieu au treillageur Pascal Déquet, rue des Capucins, 38, fils aîné de feu le charpentier orainvillois Déquet-Coutier, qui sciait de long au 23, rue du Jard, il y a 50 ans.

À l’horloger Pierre Mandart, bossu pétrifié sur sa loupe, gnome aphone et détaché des grandeurs de ce monde, fils de ces Mandart-Gérusez qui tinrent haute et ferme, aux temps héroïques de la seconde République, la bannière des Compagnons du Tour de France, en leur cabaret clubiste et social des Volets-Verts, rue Neuve, côté gauche de ses premières maisons, la même où s’élève l’établissement de nuit dit Hôtel Gambetta, où l’on foxe-trotte et jazze-bande dur et ferme, sous les grimaces du voisinage.

Que le diable emporte les Yankees importateurs de ce tam-tam pour nègres du Colorado, ou runners de la Pampa, et ce sacré Schneiter, voisin sans entrailles !

Par désespoir de la mort du père Mennesson, un ex-directeur de l’équipe d’enseignement primaire des Frères au quartier de la rue Large, le frère Narsès, alias Régis Bouthéon, se laisse abattre à Laon par la faux meurtrière du temps. Les anciens élèves de cette école, qui s’élevait sur l’emplacement d’un corps de garde de la Garde nationale, à l’angle de la rue Jeanne-d’Arc faisant vis-à-vis à la Loge maçonnique, ont gardé un bon souvenir de ce franc luron en robe de bure et en bavette blanche qui ne répugnait point à déguster, en catimini, avec son camarade Mennesson, la goutte de l’amitié, soigneusement dissimulée dans le coffre de sa chaire à enseigner, – case à liqueurs copieusement garnie et renouvelée toujours à temps, sans que les autorités académiques, pédagogiques ou religieuses s’en soient jamais douté.

Un Masson-Masson, de la dynastie des faïenciers de la place des Marchés, lâche vaisselle, verres et poteries, frappé d’apoplexie.

Un modeste libraire papetier qui tient boutique sous l’ombre profonde des arcades de la rue de l’Étape, au n° 19, disparaît à son tour : Morlot-Chevalier, de Langres, frère de l’hôtelier Eugène Morlot, au 29 de la rue Buirette. En lui s’éteint le meilleur ami de Roppé-Sculpfort, ex-tailleur et marchand d’habits portant enseigne peinte à l’angle de la place d’Erlon, là même où Lallement a construit son hôtel meublé. À l’autre angle, vis-à-vis, où se trouve la brasserie du Lion de Belfort, s’ouvrait la boulangerie pâtisserie de Destable, aux darioles dominicales réputées.

Le 25 septembre, on pêche dans le canal un cadavre piteusement fileté de mousse et d’algues vertes, un corps triste et amaigri, aux yeux éteints, à la bouche tordue et bavante, ayant enveloppé l’âme déçue de Georges Closset, séparé d’une épouse volage et cruelle, Ombéline Mulot, et qui était le fils unique de François-Joseph Closset et Lambertine Jourdan, épiciers et débitants de boules de liqueur, au 7 de la rue du Jard.

Fin déplorable d’un serrurier du même quartier, Victor Douté, victime d’une absorption exagérée de sel de Sedlitz, laquelle l’avait rendu aveugle.

À son propos, il nous revient la vision d’un alcoolique devenu criminel, un nommé Petit, qui, armé d’un mauvais pistolet de plomb et posté au seuil de l’épicerie Petit-Rousseau, 37, rue du Jard, vise la silhouette de son épouse, entr’aperçue à la fenêtre d’en face, derrière la clef de bois qui sert d’enseigne au serrurier.

Il appuie sur la gâchette : des vitres brisées ; une chevrotine dans l’œil d’une innocente fillette, Mathilde Cocâtre, fille du cordonnier voisin : l’arme défectueuse avait éclaté dans la main du meurtrier, la lui déchirant affreusement.

À la fontaine publique vissée devant le n° 26, même rue, – enlevée prématurément en 1925 à l’affection des habitants et des chiens du quartier –, le blessé lave sa plaie, surveillé par les sergents de ville Hannequin et Germain.

De nos jours, par ces temps de brownings perfectionnés et mis à portée de tous les âges, tous les sexes et toutes les bourses, nul déboire de ce genre n’est à redouter pour les tireurs à la cible humaine, mais tout pour le polichinelle visé !

Progrès, progrès ! On désarme les soldats, mais on arme les civils. Les tables sont retournées, sens dessus dessous !

Pour les fontaines publiques et l’eau gratuite, n’en faut pas davantage ! On les supprimera. On a présumé que les chiens n’auraient plus jamais soif, non plus les chemineaux. Ceux-ci ont la ressource d’entrer chez n’importe lequel de nos 1.200 sympathiques bistrots, toujours en attente du client altéré et non moins sympathique, et que la nature a placés à tous les coins de rues pour y débiter les remèdes préventifs contre la soif.

Mais que deviendront nos infortunés cabots lécheurs de ruisseaux ?

La réapparition de la rage dans nos murs et des chiens muselés par ordre municipal, apparaissent comme le corollaire obligé et aveuglant de cette mesure, dont nos hygiénistes officiels ont apprécié le mérite, et les plombiers aussi, puisque de la sorte les bâtisseurs d’immeubles sont tenus d’assurer une canalisation d’eau dans chaque immeuble. Avers et revers de toutes les médailles !

La fabrique et ses marchands de tissus sont assez éprouvés, surtout parmi la tribu des seniors à tête chenue qu’on vit trottiner si longtemps dans les rues affairées, aux ruisseaux fumants, du centre de l’industrie textile, entre la place Godinot et le quartier Cérès d’une part ; la rue du Cloître et le boulevard Cérès de l’autre.

Le vieil Hourelle, retraité rue du Cimetière-de-la-Madeleine, 30 : fils de Hourelle-Merlin et époux de Pérette Levieux, Remi s’éteint à 84 ans, à l’Hôtel-Dieu, des suites d’une opération in extremis.

L’ex-filateur De Mormand-Poinsart décède à 86 ans chez son gendre Paul Houzeau, impasse des Romains.

Un autre octogénaire, Joseph Auger, fait de même. Fils de Auger-Godinot et père de Jules Auger, fabricant à son tour, rue Saint-Yon, 6.

Un peu moins vieillot, le papa Bourdonné, 72 ans, ex-fondateur de l’école de commerce de la rue Vauthier-le-Noir, et père de Charles Bourdonné, ce petit bonhomme si actif et sociable, qui fut longtemps associé, rue de l’Université, avec le fils d’un trieur de laines, Verrière, puis chargé, à la maison S. Dauphinot & fils, des achats de laines peignées et cardées.

Accueillant à tous, d’une probité et d’une politesse exemplaires, Charles Bourdonné restera, dans la mémoire de ceux qui l’ont connu, comme le type de cette génération d’honnêtes gens qui avait donné à l’industrie rémoise son renom d’intégrité et de correction.

Jacquet, Nicolas-Joseph Jacquet, le grand Jacquet, comme on l’appelait familièrement, est enlevé prématurément, avant d’avoir atteint la soixantaine, et en plein exercice de ses hautes facultés, rue Saint-Symphorien, 27. Il avait épousé Célinie Gabreau, de souche lainière et suippate, comme lui d’ailleurs.

Un temps, ils furent légion à Reims, ces enfants de la Suippe, qui formèrent un noyau d’une cohorte remuante et d’une compétence technique hors de pair ayant acquis droit de cité dans nos murs. Trieurs, marchands de laines, fabricants, tous au courant de la matière qu’ils trituraient, tous attelés aux chars de la fortune sur des chemins parfois raboteux.

Un faible pourcentage, – les moins chanceux, les moins tenaces, les sentimentaux, les faibles –, « ahota » en cours de route, laissant place aux hardis, aux forts, à ceux qui ne voient que le but sans se laisser attendrir par les appels pacifiques. En matière économique, surtout, la loi de sélection est une loi d’airain.

À 59 ans meurt le négociant en tissus Henri Picart-Meunier, place Godinot, 5. Il était le fils de Picart-Baudart et apparenté au ferblantier-zingueur Meunier, de la place d’Erlon. Ses rayons étaient surtout garnis du tissu robes et confection qu’on appelle l’article de Roubaix, dont Reims laissa longtemps le monopole à sa rivale du Nord.

L’un des témoins de ce décès à l’état civil est le gros papa Ballossier, employé à la Mairie, apoplectique et ventru, trombone à coulisse au Théâtre et aux Sapeurs-pompiers, âgé alors de 58 ans et habitant rue de l’Étape, 19.

Quelques dames notables quittent à leur tour cette vallée de misère, où le sexe de notre mère Ève n’a pas toujours eu ses aises.

On n’en est pas encore à la bonne vie actuelle, dont raffolent nos adolescentes d’après-guerre et leurs mamans, – existence toute de plaisirs agrémentée de pâtisseries, de danses nègres, de feuilletons cinématographiques et de fines liqueurs !

En souvenir des allégresses qu’elle procura à ceux de notre génération, à l’époque des étrennes, en son bazar du Grand-Polichinelle, rue de l’Étape, citons la mère Olin-Limoges, que son veuf éploré de court s’efforce d’oublier en épousant, sans délai, une veuve Agrappart qui n’aura pas toutes nos sympathies.

Ce caravansérail du jouet ne devait pas avoir de succursale ni de remplaçant. On trouve en ses lieu et place un étalage aguichant de souliers à la Cendrillon, générateurs remarquables d’oignons, cors et œils-de-perdrix. Le cuir tanné est de fabrication trop coûteuse pour qu’on le prodigue ou le distribue généreusement.

Une aimable tante, célibataire de 37 ans issue de lainiers, Marie-Josèphe Caillau, décède en la maison de famille, rue Neuve, 71.

Mme Jacquier-Archambault, enfant de Monthois, 27 ans, patronne et caissière au Café Louis XV, rue Cérès, 5.

Mme Vve Eugène Dauphinot-Midoc, fille de Henri Midoc-Corbizy, endeuillée du décès de son père. Âgée de 58 ans, elle habitait chez son gendre Nérot, passementier, rue de Vesle, 24.

Adélaïde Paroissien, Veuve de Auguste Diancourt, qui était fils de Diancourt-Routhier ; elle est la tante de Victor Diancourt, dont le nom va s’inscrire aux fastes municipaux et législatifs de notre ville, et sœur de Virgile Florimond Paroissien, laines et assurances, rue des Capucins, 64. Mme Diancourt meurt à 67 ans, rue de Thillois, 55.

La laine perd un de ses plus modestes serviteurs mais combien précieux ! le petit Tailliart, 65 ans, rue Saint-Hilaire, fils de Tailliart-Georgin, assisté à ses derniers moments par l’ami Trézaune, professeur de lycée, et Louis Tailliart, son neveu.

C’est aux archives de l’état civil, – section mariages –, qu’on peut le mieux consulter le thermomètre du bonheur, ou de ce qui en est l’image, dans la Famille rémoise.

Plus les unions y sont nombreuses, plus se justifient tous espoirs en la prospérité de la cité dans son avenir le plus proche, et se mesure le degré des joies passagères que réserve la vie à ses belles heures.

Le baromètre 1877 est au beau ; la colonne mercurielle du thermomètre s’amincit, grimpant lentement mais sûrement vers le zénith des bonheurs relatifs.

Le bon vin de la récolte champenoise précédente va contribuer à l’entrain et à la gaîté, ainsi qu’à l’expansion de cet esprit léger et vaporeux qui est le don français par excellence.

Avec quel orgueil l’adjoint Henri Henrot va apposer en fin d’année son paraphe illisible sur les recueils-jumeaux où sont relatés, au jour le jour, d’une cursive élégante et réglée, sévèrement esthétiquement uniforme, les nom, âge, profession, demeure, lieu de naissance, ascendance et origine, des nouveaux conjoints, et des témoins bénévoles de ces serments laïques toujours prêtés avec foi par une jeunesse pleine d’ardeur et de générosité, insoucieuse encore des lendemains.

Timides et rougissants la plupart, respectueux des formes et coutumes, les voici sages comme des images. Assis au milieu de leur escorte familiale endimanchée, sur les banquettes larges et chaudement rembourrées du municipe, en cette salle quadrangulaire qui a déjà vu défiler tant de cortèges froufroutants et babillards, – solennelle, brutalement éclairée par les larges baies de la façade sur rue de la Grosse-Écritoire.

Devant leurs regards, le frais panneau allégorique où l’un de nos peintres symboliques a reproduit les scènes bucoliques de l’hymen au temps de nos ancêtres gallo-romains. Derrière, les dos souvent voûtés des aïeux et des pères appesantis sur la banquette de cuir ; là-bas, au fond de la vaste salle, la curieuse mosaïque romaine exhumée de nos Hautes-Promenades.

L’heure a sonné. Tout le monde est présent, invités, témoins et mariés devant l’estrade et la longue table, couverte d’un épais tapis, contre quoi viennent d’apparaître l’officier d’état civil et son secrétaire.

Parfois, après l’appel des coupables et la réponse au questionnaire rituel, qui est un oui émis soit en cocorico sonore, soit en gloussement timide, le maire adresse aux époux et aux parents un laïus frappé à la glace ou fondu à la crème, commençant par le rappel des vertus des ancêtres et se terminant par des souhaits de bonheur dans la fécondité.

Tous se lèvent, libres enfin. Les émotions se donnent carrière jusqu’au marchepied des voitures nuptiales qui vont emporter des estomacs affamés et disposés à l’allégresse vers les tablées chargées de fleurs et de victuailles, où étincelle la verrerie appelée à donner asile aux nectars divins échappés de généreux goulots.

Heure unique, heure décisive, devant laquelle s’ouvrent les portes béantes du destin ! Depuis des siècles, elle sonne sans répit et sonnera jusqu’à la fin des temps civilisés. Après ? L’amour aura toujours sa minute et imposera ses lois à ce qui restera d’humanité vivante !

Butinons avec une curieuse ardeur en cet enclos fleuri où la plus orgueilleuse des pivoines ne saurait éclipser de sa pourpre aveuglante et provocatrice l’humble et caressant violet de la sauge.

Un artiste peintre de talent, parisien dans les moelles et fils d’un talentueux et coquelucheux acteur de la Comédie-Française, Louis Delaunay épouse la jolie et distinguée Rose Bünzli, future vedette de l’Opéra-Comique, pour le moment encore élève du Conservatoire après l’avoir été de son père, le vieux mérovingien chevelu Bünzli, professeur de violon, rue de l’Échauderie, 6.

Bünzli était venu habiter Reims après la guerre, précédé d’une réputation artistique qu’il ne laissa pas déchoir : sans contredit, il fut le meilleur et le plus aguerri des violonistes que nos régents musicaux aient jamais entretenus dans leurs bergeries harmoniques.

Tel autre, romantique échevelé auprès de ce classique sobre et sévère, ce Joseph Ginet, cette tête folle et rieuse, si sympathique aux mélomanes amoureux de la fantaisie et de tout ce qui prend allure de bohème amusante, émule de tous les acrobates du violon, pâle reflet d’un Paganini ou d’un Sarasate, le trémolo de ses doigts faisant baver les chanterelles, gymnasiarque ahurissant de la quatrième corde filetée d’argent, caboche à tignasse mal peignée, lèvres écarlates aux chairs épaisses, teint d’abricot de la vallée du Rhône, face plate et large, citoyen débraillé, blagueur et sans souci à la fleur de ses 27 ans, lité plus de jour que de nuit dans un meublé rue de Tambour, 20, – ce Quasimodo des sons harmoniques et de la mentonnière d’acajou a conquis le cœur d’une robuste campagnarde éprise, au temps de Pâques, de son talent giratoire et de sa faconde grasseyante, une demoiselle Rœllinger, de Courtémont-Varennes, laquelle s’était ravisée au moment de coiffer Sainte-Catherine.

Regrettons à jamais cet épisode de la vie locale, car, à peine les noces à la tisane Barbelet terminées, Ginet disparaît avec sa Brunehilde vers les horizons fuligineux de ce Saint-Étienne de Loire où l’on fabrique en série, pour le malheur de nos contemporains, ces joujoux redoutables dont se sert cette armée toujours grandissante du crime qui alimente les rubriques sanglantes de nos gazettes pour concierges et midinettes.

Dans une sphère moins éthérée mais où il se trouve vraiment à sa place, le bouffi Ernest Rondu, aux joues gonflées et écarlates, rasées de prêt et rebondissantes, qui font de son visage épanoui aux yeux de veau à fleur de tête un amas assez semblable à ce que nos charcutiers baptisent : tremblant, sorte de fromage glacé tout en couennes de lard épicé et gainé de bouillon en gelée, – Rondu se décide à prendre femme, – à temps, car il s’approche de la trentaine.

Tout le vieux Reims l’a connu, et un peu du nouveau vraiment, car il n’est mort qu’en 1921, et son cortège funèbre emplit de sa rumeur d’orchestre et de parlotte irrespectueuse la rue de Venise et celles qui conduisent à Notre-Dame et au Cimetière du Nord : il était un bon gros pépère réjoui et bafouilleur, il n’eut que des amis ; son trombone, astiqué soigneusement au tripoli, pétaradait follement aux soirées de la Patte-d’Oie comme aux revues mensuelles des Sapeurs-pompiers.

Pilier indestructible de la Musique municipale, dont il fut à l’origine, un de ces chefs de pupitre sur le tuf desquels reposait la confiance du chef des chefs, Gustave Bazin, Tartarin musical dont le numéro est périmé à jamais, Rondu maniait avantageusement le rabot, la varloppe et la belle-mère en son atelier sonore de la rue de l’Isle où chacun, patron et coteries boit-debout ou pots-à-colle en allées et venues continuelles de l’établi au comptoir à Gadiot le chanteur, à l’angle de la rue Saint-Symphorien, les pieds alertes sur un tapis de copeaux, chantait, sifflait ou condamnait à perte de souffle, dans le brouhaha des camions de teinturiers, apprêteurs ou mesureurs sillonnant sans relâche ces rues étroites, enfumées par la légère vapeur des eaux tinctoriales se poursuivant dans les ruisseaux.

Rondu, avec les ans, allait devenir presque une personnalité en nos temps progressistes où le démos élève au pinacle ou présente à l’appareil photographique de l’actualité ses vibrions les moins attendus ou soupçonnés.

Le jeudi 9 juin 1921, Rondu les Bajoues décédait subitement, après avoir vécu 71 années bien tassées, et sans doute s’estimant heureux d’avoir eu son compte.

Huit jours avant cette fin, il montrait, le cœur attristé, à d’autres vieux débris rémois que le vent capricieux de la victoire avait ramenés sur les monticules calcinés de ce qui fut leur Reims, la cavité de son nombril affaissé et la ceinture lâche de son pantalon.

Pauvre gros ! Enterré avec tous les honneurs dus à son grelot d’officier d’Académie (de laquelle, grands dieux !), à ses fonctions ténues et si peu ardues de trésorier de la Musique municipale, et à ses titres accumulés de membre titulaire de ladite société harmonique et du bataillon des Sapeurs-pompiers, vice-président de la société de secours mutuels : « L’Humanité », époux regretté de Mlle Gan.

Rondu avait parfois la blague macabre. Un jour que légèrement éméché au sortir du débit Rolin, rue Rogier, où l’on avait vidé entre voisins plusieurs chopines de rouge de Cauroy-lès-Hermonville, il était entré en coup de vent, face violette et lèvres en éruption, dans un atelier de triage de laines, rue des Moissons, au peignage Isaac Holden, pour serrer la main à son collègue tromboniste Henri Cadot, lequel s’acheminait vers la triste fin des tuberculeux, quand celui-ci, surpris de cette visite impromptue, lui demanda à brûle-pourpoint : Tiens ! mon vieux fromage de couenne, que viens-tu faire en ces lieux ? – Eh ! eh ! riposte le terrible joufflu, j’y viens prendre la mesure de ton cercueil !

Tous deux d’ailleurs devaient disparaître en musique de notre circulation pour être conduits processionnellement à leur dernière demeure avec accompagnement en sourdine de la traditionnelle Marche funèbre de Chopin.

En pareille circonstance, Gustave Bazin fut obligé de se parjurer : n’avait-il pas promis au tromboniste Cadot de faire jouer par ses musiciens, à l’arrivée de sa dépouille mortelle au Cimetière du Nord, l’une des plus entraînantes polkas de son répertoire !

Ah ! Ils l’avaient joyeuse et funèbre à la fois, la blague, nos vieux Rémois, en ces allègres temps à jamais périmés sous le sceau tragique de la Grande-Guerre !

Cet autre musicien aux Pompiers, et de cette même équipe trombonnière, Émile Carette, 25 ans, peintre en bâtiments, portes et persiennes, rue d’Anjou, 8, entre par le mariage dans le paisible foyer des époux Guérin, tapissiers rue des Fusiliers, 10.

Le jeune ménage établira ses pénates au 38 de la rue Marlot, dans l’immeuble appartenant aux parents de la mariée, puis s’en ira s’installer définitivement rue de Thillois, non loin de la chapelle privée vouée au culte de Vénus, où avait exercé si longtemps la prêtresse Désirée, morte tragiquement, sous le couteau d’un assassin.

Deux jeunes déesses de la bourgeoisie rémoise pénètrent d’un pied ferme et léger dans le champ de l’administration préfectorale française, refuge parfois des plus notoires recalés de concours : elles visaient simplement la maîtrise de ces salons où sont appelés à fréquenter les hauts fonctionnaires de l’État.

L’une d’elles associe le nom des Brimont à celui des Laizer, moins connu mais de généalogie plus ancienne : Yolande, fille d’Adrien de Brimont, épouse à Meslay-le-Vidame (Eure-et-Loir) un ex-sous-préfet à particule nobiliaire, marquis d’âge mûr...

Mlle Lucie Ohl, fille de l’industriel de la rue de Bétheny, liera son sort à celui du sous-préfet de Blaye, Stouls.

À nous, chapeaux à plumes et à claques, minces fourreaux à la fine épée flexible, jamais dégainée, pantalons raides et sans pli à bande blanche, jaquette arrondie aux palmes argentées !

La fabrique, le gros et le menu commerce, le doctorat et la phormacerie, la judicature et les petits métiers se mettent en branle.

En tête, le quincaillier, Alexis Émile Archambault, du faubourg Cérès, 12, en ce haut immeuble où s’installeront plus tard les presses du « Franc-parleur rémois » et de « la Voix du Peuple », voire l’Armée du Salut, et où habitera le professeur d’agriculture Moreau-Bérillon ; il épouse Clémence Marie, fille de l’ancien épicier de la rue de Cernay, Marchand-Limoges.

Le bel et frisé Charles Cordier, fuselé et haut comme la Tour Saint-Jacques, commis-greffier à la justice de paix du premier canton, rue des Carmélites, 21, et Mlle Tourtebatte, de la cour Morceau.

Camille Schneider, successeur du pharmacien Jules Henrot, rue Neuve, 75, épouse une alerte brunette de 22 ans, Eugénie Esteulle, fille de Esteulle-Müller, l’un des créateurs et protagonistes du peignage anglais à Reims, rue des Moissons.

Aux mêmes Pâques fleuries a lieu le mariage d’un espoir de la Faculté, ce docteur Moret, dont le père tenait un débit de boissons à l’angle du boulevard Cérès et de la rue Houzeau-Muiron. Mort jeune, Moret a laissé le souvenir d’un des meilleurs praticiens et diagnostiqueurs que notre école de médecine ait engendrés...

Tragique, sera d’autre part, la fin de ce Camille Rogelet, qui, à la fleur de l’âge et au seuil d’une vie lumineuse et embaumée de ses plus doux parfums, parsemée de fleurs et de ris, épouse l’héritière cossue d’un de nos plus importants négociants en tissus, Berthe Radière, sortie du pensionnat des Oiseaux et qui échange la cage paternelle contre la cage conjugale.

Joies, festivals et astragales de ces années d’abondance promises dureront, hélas ! ce que durent les roses. Les affaires sont les affaires, et malheur à celui qui perd le nord ! Plus on s’est élevé dans les considérations des hommes, plus alors la chute sera profonde et la fin cruelle !

D’autres fiancés seront plus heureux, et ces Daphnis et ces Chloés éprouveront l’ultime allégresse de se retrouver, côte à côte, aux confins de la vieillesse, transmués en glorieux Philémons et en victorieuses et altières Baucis !

Tels Alfred Hourblin, des tissus, rue du Cloître, 6, et Mlle Déhu, du boulevard Cérès, 7.

Henri Lanson, des champagnes, 25 ans, impasse du boulevard du Temple, et sa voisine Caroline Clémence Marie Lelarge, à qui les âges renvoient les échos des flons-flons du Bal-Besnard, sis anciennement sur l’emplacement même où vont se fixer les pénates et les destins de ce nouveau ménage, qui entre dans la vie sous les plus riches auspices.

Et à leur suite, Ferdinand Lambert et la jeune Palloteau.

Georges Gabreau et Mlle Poincenet, toute rondelette et joyeuse.

L’immense Jeanson, un futur as de la fabrique, tête ronde, moustache à la gauloise et gros yeux à fleur de tête, demeurant rue d’Anjou, 12, qui a conquis le suffrage et la main de Mlle Clément, au 10 de la rue des Telliers.

Une marieuse en renom de la rue du Bourg-Saint-Denis, 24, Mme Andrieu-Appert ajoute à son tableau de chasse les noms de Georges Morand, son neveu, courtier en blousses et filés, rue Neuve, 49, affligé d’un pied-bot, et l’impérieuse beauté campagnarde Louise Liégeois, fille unique d’un gros cultivateur d’Hauviné (Ardennes).

Jacquier, du Louis XV, veuf prématuré à 30 ans, reprend femme en Normandie, à Limeray.

Le sexagénaire Pierre Olin, dont la femme est morte de la veille, n’attend pas d’avoir détaché le crêpe noir de son haut-de-cale pour se présenter à nouveau devant M. le maire et M. le curé de Saint-Jacques, accroché au bras d’une dame Marthe de 37 ans, répondant au nom euphonique d’Agrappart.

Le fils du père Reigneron-Allain, tailleur sur mesure, rue du Bourg-Saint-Denis, 111, à la barbichette conquérante, est, tout comme son pétulant paternel, un jean-bout-d’homme, et il se conforme à la règle établie depuis des siècles en épousant une jeunesse qui a la tête et le chignon de plus que lui, une demoiselle Lemoine, originaire d’Argenteuil, pays d’asperges.

Jean Halewaeters, maréchal-ferrant à l’angle des rues Clicquot-Blervache et Faubourg-Cérès, qui a marié peu de temps auparavant sa sœur au pétulant Édouard Grand’barbe, se décide à son tour à dire adieu aux vieux copains qui faisaient avec lui la partie de piquet chez le cabaretier d’en face, Baillot, et rompt avec ce monotone célibat : il a déjà 39 ans, le moment est venu de bien faire, en laissant dire. Mlle Caurette, de Courcy, est de son avis et voici un foyer de plus en nos murs, un solide, avec des murs qui ne seront pas en torchis.

Une jeune directrice d’asile tout récent au boulevard Carteret, Mlle Mathilde Deschamps, se fait le truchement matrimonial par quoi, Briquet, professeur au collège de Vitry-le-François, deviendra citoyen rémois et générateur de sous-Briquet en notre cité avide d’aimer et de choyer le plus grand nombre possible d’enfants. Bonne acquisition pour le Lycée, qui s’empresse d’accaparer ce couple bien assorti et devant lui faire honneur !

Le sculpteur Wendling, rue des Anglais, 17, ramène de Pontfaverger Mlle Lacomme pour l’assimiler aux autochtones.

Le bel et imposant Georges Dauphinot, vedette de la jeunesse bourgeoise de notre ville, fils de l’ex-maire devenu sénateur, rue du Cloître, 15, épouse en grande pompe à Paris, rue de la Faisanderie, la fille du général Appert, ambassadeur en Russie.

Lisons encore sur le tableau des mariages apposé contre le mur intérieur du vestibule, à l’Hôtel de Ville, tout près l’antichambre où stationnent les appariteurs, les noms de l’avocat Paul Laignier, 26 ans, impasse Saint-Pierre, et Marie Léonie Simon, 21 ans, des peintres-décorateurs de la rue de l’Université.

Gustave Adolphe Haueur, médecin, et Mlle Grisard, de Pontfaverger. Le quartier Saint-Julien sera en fête et en rumeur pendant les jours qui précèderont la cérémonie nuptiale à Saint-Remi, car les parents du marié sont des citoyens forts connus de la rue Saint-Julien, où ils louent en meublé, pas trop cher et à des ouvriers de la fabrique, sur l’emplacement de l’église Saint-Julien, disparue à la Révolution, et que le bombardement a remise à jour, en partie.

Fléchambault va avoir aussi ses heures de liesse et de brouhaha ; il y aura foule au seuil du Bal-Français à l’instant solennel où le jeune Henri Bellavoine, revenant de la chasse, présentera aux familiers et au voisinage sympathique son épousée rougissante et tout de blanc vêtue : Mlle Leroy, fille du populaire détaillant de biftecks de canasson, rue Neuve.

Dans ce quartier sociable où tous, petits et grands, riches et pauvres, idiots ou intelligents, lettrés ou ignorants, simples et superbes, bancals, bancroches, borgnes, teigneux, licheurs ou buveurs d’eau, dévots ou mécréants, anciens bonapartistes ou néo-républicains, graine de socios ou figurants de sacristie, se saluent, s’abordent le sourire aux lèvres, s’entre-défendent, s’entr’aident ou s’entre-mangent, en rigolade, pour de rire ; ces unions locales, d’une rue à l’autre, sont de mode et ancrées dans les mœurs.

La guerre a eu beau fracasser toutes ces vieilles demeures et disperser aux quatre vents de l’exil leurs habitants ! Tous les survivants sont là, impulsifs et amitieux comme devant, sans façons et, comme la mère Angot, forts en g… plus qu’en biceps, reprenant coutumes et méthodes ancestrales, et celui qui a vu, entendu, qui sait, retrouvera là, intacte, la physionomie de Par-en-Haut, telle qu’avant la tourmente : là, on sent battre le cœur de Reims, et là no-tamment, on retrouve le langage, les visages et les gestes d’antan !

La noce à Bellavoine scellait une fois de plus l’alliance de Fléchambault avec la grande rue centrale qui relie la cité de Saint-Nicaise à la ville des archevêques.

Constant Bellavoine et Leroy père, fiers de leur progéniture et de la situation sociale qu’ils ont acquise à la force du poignet dans ce quartier de purotins travailleurs, ne se possèdent plus ; c’est un délire !

On dansera deux jours, et deux nuits s’il le faut, sous l’ancienne tente du Bal-Besnard transplantée en ces lieux aquatiques et riverains du Canal et de la Vesle, au son du crin-crin et du tambourin, au vacarme de l’orchestre où trône Alexandre Boulogne, piston réputé, enfant du quartier, sous l’archet tremblotant et à la mèche amaigrie du père Dubois, gringalet à moustache argentée, dont le programme s’orne de danses assorties, mais où brillent en première ligne la Polka du Hameau et la Polka de l’Enclume, musique de Parlow, morceaux obligatoires et réclamés par nos titis et nos gustines de Tournebonneau, des Tuileries, du Pistolet, et rues adjacentes.

À tour de bras, l’enclume raisonne, marquant le pas en crevant les tympans, et couvrant de sa voix de fer les cocoricos du trombone, les beuglements de l’ophicléide, les coins-coins de la clarinette, et le grincement des cordes de l’unique violon, dit conducteur tout en ne conduisant rien ; car là, comme en d’autres lieux, le chef suit le soldat. Le plus étrange, c’est qu’on ait confié à la petite-caisse, breloquée par l’efflanqué et déplumé peintre en bâtiments Louis Coutier, caliborgne au nez pointu en pierre à aiguiser les faux, qui frappe d’un marteau têtu l’enclume mal ensoclée achetée jadis à la mère Mairesse, chiffonnière rue Neuve, ou à la mère Turpin, du faubourg Cérès. Constant n’aurait-il pas dû embaucher quelque forgeron ou serrurier du quartier pour accomplir cette besogne ? Beaumarchais aura toujours raison.

Reims se peuple de nouvelles recrues : Louis Alfred Plateaux vient de Faverolles pour reprendre la charcuterie de Pruneaux, rue de l’Université, 25, et installer au comptoir sa voisine Zénaïde, fille de Gaudefroy-Gatinois, d’Aumenancourt, cabaretier au coin de la rue des Murs. Bon vin de pays, billard à bandes complaisantes, clients assortis et recrutés aux alentours, fidèles et bien payants !

Si Plateaux n’a pas de bossus dans la famille, il va en avoir un, en la personne réjouie et spirituelle de son beau-frère, dont l’épaule droite surmontant l’épaule gauche recèle en sa convexité des trésors d’ironie et de gaîté, et dont le bout des doigts fourmille sous l’esprit qui y afflue.

Une figure bien rémoise et bien connue dans la corporation des employés de bureau, Édouard Callaudeaux, 29 ans, fils des Callaudeaux-Caillet, vanniers, rue Marlot, 2, épouse une jeunesse du même âge, Euphémie Hortense, belle et grande, blonde comme un champ d’épis en messidor, fille du quincaillier Ledru-Bertin, rue Neuve, 28, auquel succèdent Thibault et Hayon-Védie, – ce dernier mort à Reims, en 1917, et remplacé par les Syren.

Un grand nom rémois ! Une grande famille rémoise, liée aux Goulet du champagne de la laine : le spirituel et actif Henri Picard, – fils de l’ex-avoué Paul Picard, et neveu de ce lainier émérite, Jules Picard, en même temps que du patriarche au teint rose et au collier blanc Henri Goulet –, épouse Louise Baudet, 21 ans, fille de Hubert Baudet-Le Roy, notaire, rue de Vesle, 21.

Henri Picard allait commencer la plus belle carrière à laquelle on put prétendre dans les laines et devenir le rival et l’émule à la fois des hautes firmes qui menèrent au loin la réputation du textile rémois, les Wenz et les Gosset, avec les Prévost, entr’autres, – carrière toute d’activité et d’esprit d’entreprise, interrompue prématurément en 1909, à la suite d’une crise néphrétique, alors que Henri Picard venait à peine de dépasser la soixantaine.

...Et l’on aimerait, à la suite de ces noms fort connus, les autres n’ayant jamais émergé jusque-là de l’ombre épaisse du prolétariat anonyme, aligner et subodorer à la trace tant d’existences éphémères, associées au destin de Reims, qui aidèrent à sa grandeur et assistèrent à son noble martyre... mais il faudrait consacrer une vie entière, de l’encre à flots, des plumes à discrétion, en acier, comme les doigts qui s’en serviraient, du papier azuré par rames, avec une patience de bénédictin soutenue par un renfort de bénédictines ou de chartreuses !

L’hiver 1876-77 fut l’un des plus doux enregistrés depuis l’an 1719.

En revanche, le mois de mars s’avéra l’un des plus rudes connus depuis 1835.

Dès janvier, les asperges d’Hermonville sortaient de terre, comme en avril : les effets désastreux de la gelée de printemps n’en furent que plus sensibles. Tout croissait en flore végétale comme en flore animale.

À Anglure, on cite le fait d’une truie mettant bas neuf nourrissons, de magnifiques porgets ou porcelets dont six réussirent à vivre et à groïner. Les trois autres étaient apparus à l’état de phénomènes : deux ont une tête de singe, le troisième est pourvu d’une trompe d’éléphant, – disons trompette. D’abord épatés, les indigènes se souviennent à temps qu’au cours de la récente foire, une ménagerie avait séjourné dans le pays, – d’où matière à savantes gloses et copieuses dissertations dans les comices agricoles.

Il semblerait dès lors qu’une température aussi défavorable, intensifiant la production, dût provoquer la diminution de prix des denrées alimentaires. Ah ! ouiche !

Ceux qui décident des cours commerciaux et rédigent la mercuriale d’où dépend le sort de notre pouvoir d’achat et l’euthanasie de nos estomacs exigeants ont annoncé urbi et orbi, par les voix des détaillants et marchands des quatre-saisons, que la viande de boucherie et la volaille augmenteront de prix.

Lors, le canard sauvage, – pourquoi sauvage ? ce palmipède serait-il un affreux cannibale ? – s’arbore à 4 francs pièce ; le poulet aristocratique du Mans et le rural de pays varient, suivant la taille et la provenance de ces volatiles à la chair suave et odorante, et aussi d’après la tête de la cliente, de 3 à 6.25. En temps canonique, le populaire lapin de garenne, qu’il ait été étranglé sec au lacet ou criblé de chevrotines, qu’il soit ramené d’Ardenne ou issu des sapi-nières du Perthois vitryat, ne se donne pas pour des grimaces ; bel et bien on le vend, au marché, à l’étal des puissantes, mamelues et plus ou moins accortes dames Angot de nos halles, tyrans à la bouche élimée et copieusement graissée, suçoirs et vampires dûment attitrés et patentés de la substance citadine ! Les plus gros atteignent 2.80, ceux qui, en poil, pèsent 2 livres à 2 livres 200 et, à poil, 1 livre et demie bien pesé.

Sans doute, le braconnier de la cour Bailla a cédé son stock, en gros, à vingt sous la pièce ; mais, en ces temps primitifs encore et pourtant, déjà le mercanti rêvait de la culbute double ou triple, du looping-the-loop du bénéfice. Rien de nouveau, hélas ! sous notre soleil fatigué, avachi !

En boucherie, le bœuf, ce paisible, concentré, sage et réfléchi quadrupède, est à des prix modérés : de 1.30 à 1.60 le kilo.

Il nous revient, d’une Rémoise émigrée sur la butte Montmartre, que son boucher, un autre Rémois que la guerre a déraciné de la rue Chanzy, 61, où, sous les bombes, son intrépide épouse découpait des biftecks et parait des têtes de veau, Gaston Tailliet, établi au 50 de la rue Caulain-court, à Paris, débite le rosbif à 25 fr. le kilo et le filet à 27.50.

Nos temps sont vraiment idylliques, et, pour un peuple victorieux, on est verni ! Si on essayait, au prochain choc, d’être le peuple vaincu, pour voir !!!

Le veau de l’Ordre moral, lui aussi, coûtait beaucoup moins cher que celui du Bloc national 1927 : il fait florès à 2 fr. le kilo, et le gigot de même.

Qui le croirait de nos jours ? Ces prix, qui nous apparaissent si modestes, soulevaient néanmoins l’ire de nos ménagères. On accusait hautement le producteur des campagnes et le boucher de la ville de se coaliser pour faire du bétail un aliment de luxe. Leroy lui-même se laissait entraîner à augmenter le prix de son tirant de fiacre. Partout, les plaintes se faisaient vives, à ce point qu’on avisa, dans les milieux scientifiques, aux possibilités d’importation du bétail d’Argentine, tué, dépouillé et dépecé, sous la forme congelée, transporté dans un bateau aménagé spécialement qui, sous le nom de frigorifique, amènerait en France du bifteck livrable à 1 fr. le kilo.

Ce rêve était réalisable, en dépit des criailleries et protestations des emboucheurs du Nivernais et du Charolais, gros profiteurs de la cherté de vie.

L’inventeur du procédé frigorifiant, Tellier, ne se servait pas de glace pour maintenir la viande à l’état de rigidité hygiénique et conservatrice voulue ; il se bornait à réduire la température des glacières par vaporisation et condensation de l’éther. On constate qu’au cours d’une traversée de quarante jours, la perte de poids ne dépassait pas 10 %.

Depuis, on a fait mieux encore, et si on le veut réellement, si la population se résout enfin à considérer la valeur nutritive des éléments frigorifiés, on verra bientôt, dans nos rues, et comme à Londres, le paveur et le terrassier s’offrir un petit déjeuner composé d’une trique de corned beef au gros sel et sans pain. Double profit pour notre stock panifiable, et le bol alimentaire n’en aura pas à souffrir.

Nos charcutiers, eux, s’avèrent de prétentions raisonnables.

Le cochon, discipliné et consentant, orne nos casseroles de ses meilleures côtes au filet à 2 fr. le kilo.

Certains de nos indispensables ravitailleurs au détail sont de notoires disciples de Bacchus, aimant le vin de nos coteaux, se piquent le nez copieusement et avec allégresse au cabaret Jourdain, ouvert tard et matin vis-à-vis des Abattoirs, à la Porte-Paris, et aussi au Soleil d’Or, non loin de là ; mais, ils savent garder la mesure.

Règle générale à cette heureuse époque : nos fournisseurs de boudin et d’andouilles s’estimaient largement rémunérés de leurs services en encaissant, comme bénéfice net, le produit du lard, gras et maigre, de leurs victimes expiatoires.

Allez donc ! Mes p’tits agneaux, exiger cette modération de nos tripoteurs de bidoche d’après la Gué-Guerre.

Un demi-siècle de tentatives et une catastrophe inouïe ont réussi à modifier les méthodes, et la mentalité de nos commerçants a fait depuis de jolies cabrioles !

Honneur aux jardiniers des marais de la Vesle et du Grand-Jard !

Le chou-fleur se vend de 2 à 7 fr. la douzaine, depuis les plus petits, gros comme le poing de nos forts de la halle jusqu’aux plus remarquables, ronds et épais comme la caboche d’un Limousin hydrocéphale.

La laitue et ses dérivés coûtent à nos ménagères 1.25 la douzaine, en moyenne. On fera d’excellentes salades au lard avec de fraîches chicorées ou le pissenlit des champs, vendu 2 sous la grande mesure par des crieuses de rue, glaneuses tenaces de nos ampouilles voisines.

Cette corporation a disparu depuis la guerre : la cueillette est trop pénible aux échines de nos contemporaines, et pas assez rémunératrice : le pissenlit des champs est mort, portons-en le deuil ! Comme de bien des douceurs de ce temps où, – reconnaissons-le en toute sincérité ! – il faisait bon de vivre, quoi qu’on en eût !

En 1926, sur le carreau de nos halles centrales, on vit de nos maraîchers sans vergogne offrir leur belles troches contre 1.50 l’une !

Ah ! ah ! Nos duchesses de Dantzig n’y vont pas avec le dos de la cuillère. Au surplus, il paraît que l’heure d’ouvrier, dans nos jardins, rien que pour l’arrosage, se paie 4 et 5 francs... et on ne travaille plus que huit heures par jour, y compris le temps de la cigarette et des soins de la toilette.

Les laitières s’avèrent des bougresses à surveiller, et la police des fraudes était alors très efficace.

Les juges de la correctionnelle distribuent force amendes et jours de prison à d’enragées baptiseuses de lait, en provenance de Taissy, Saint-Léonard, Cormontreuil et autres lieux à vacheries réputées.

D’aucunes ne se gênent guère d’emprunter l’eau au baptistère de nos fontaines publiques. Les mâtines ! Estimons-nous heureux et bénis de Dieu qu’elles n’aient pas puisé leur liquide adducteur dans la mare aux canards !

À vrai dire, à se lever tôt, venir à la ville par tous les temps, débiter le lait aux portes des maisons pour en recevoir deux sous au litre, ce n’est pas toujours gai ni rémunérateur.

Quant au beurre, – la margarine n’est pas encore entrée en jeu –, il se vend, dans sa feuille de chou ou de vigne, 30 sous la livre.

Le poisson de mer ou d’eau douce n’a pas le sang brûlant, ni les foies chauds et reste immanquablement froid, sinon frais, à prétentions modérées.

Nos vénérables harengères, au verbe haut, sont de vieilles pratiques, roublardes et bourreuses de crânes, mais elles ont bon cœur et certain esprit de solidarité avec les crafouillats dont elles issirent.

Elles se gardent de tirer trop fort sur la corde du pauvre monde, si mince, déjà si tendue !

Le hareng, cet ami du peuple, qu’on n’honorera jamais autant que le lapin, son confrère en humanitarisme, se livre à la criée à bon compte, environ 18 francs le panier en forme de hotte ; on peut le recéder au détail à un et deux sous pièce, en y gagnant.

Nombre d’ouvriers en chômage ont coutume, à l’orée de l’hiver, de parcourir nos rues la hotte sur le dos, en criant leurs offres : six liards les harengs, six liards ! Ces marchands improvisés se sont présentés de bonne heure à la criée, et y ont acheté, de leur capital amassé sou à sou, – une jolie pièce de 20 francs à l’effigie encore impériale – leur panier de harengs qui, deux heures plus tard, sera transporté aux quatre coins de la ville.

On les rencontre aussi, ces camelots de l’alimentation, aux portes des usines à la sortie des ouvrières qui, n’ayant point le bonheur de rester au foyer domestique, pour s’y livrer aux devoirs de la bonne ménagère et préparer les repas du ménage, s’ingénient à façonner en hâte l’omelette ou le hareng frit qui remplace, chez beaucoup de nos ouvriers de fabrique, le plat de mouton aux haricots ou le bœuf à la mode longuement mijotant dans la casserole, sous feu modéré.

L’industrie a ses beaux côtés pour la fortune d’une nation, mais elle a ses revers au point de vue de l’hygiène sociale.

Que devient le foyer ? Quel est le sort des mères et des enfants lorsque celles-là sont forcées par le coût de toutes choses à apporter leur part de salaire au budget familial, et ceux-ci à être tout le jour abandonnés aux soins étrangers de l’asile ou nourris aux popotes économiques des œuvres de bienfaisance ?

Quand donc la femme pourra-t-elle garder sa place à la maison et tenir son rôle dans la société humaine ? Sans doute quand les peuples seront revenus à la vie agricole, indépendante et saine, sous le regard des cieux.

Donc, tard et matin, les voies publiques seront parcourues par les crieurs volants et les petites voitures des regrattières, qui étalent avec fierté aux yeux du passant gouailleur la truite du populo, rafraîchie copieusement au goulot de nos fontaines publiques. Frais, les harengs ! frais et nouveaux ! Payez-vous-en, les p’tites dames d’en-haut, les commères d’en bas, ils sont tout frais, tout nouveaux : v’la le marchand !

Depuis des lustres, on a pris l’habitude de rafraîchir les harengs de la resserre, invendus la veille, au moyen de sang de lapin, grâce auquel on fabrique leurs beaux yeux d’émail, sanguinolents à souhait, mais on n’a pas encore trouvé le moyen de les empêcher de piquer au nez, et c’est vraiment dommage. Bah ! Au sortir de la friture, on n’y verra que dalle ! Ainsi parlait l’homme de Fléchambault et plateaux circonvoisins.

La raie, poisson de gala, ne serait évidemment pas chère, bouclée ou non, à 2.50 la grosse pièce, si sa cuisson n’exigeait tant de beurre !

Les asperges de Beaurieux ou d’Hermonville se sont vendues cher en leur courte saison, à cause de la gelée printanière ; on les offre, sous étiquette de provenance, à 2.50 et 2.80 la grosse botte, ou, au détail et en branche, depuis dix sous la livre. En 1926, la primeur de nos régions avait preneuses jusqu’à 6 francs la botte de huit ou dix asperges ; notre monnaie de papier, – presque de la monnaie de singe –, est si déconsidérée !

Le navet, qui est au canard ce que le biscuit est à nos bons vins, s’écoule sans fracas, faisant cortège à son compagnon palmé, dont le prix varie de 2.10 à 3.25, – le prix d’une maigre botte de navets de nos jours florissants.

Le sucre Say, en pains coniques et oblongs, sous enveloppe de papier bleu, est vendu en gros 1.65 le kilo. On le débite soi-même en morceaux, à la maison, – d’où un déchet auquel on remédiera dans les années à suivre par la scie mécanique des raffineries. Mais, tel quel, ce bloc constitue par lui-même un ornement d’ordre domestique et une sorte de témoignage pour la ménagère, une marque indubitable de bien-être et d’esprit de prévoyance.

C’est avec une certaine ostentation que le pain de sucre est exposé sur le rayonnage de la cuisine, au-dessus des casseroles en fer blanc souvent rétamé. Sur le même rayon s’accumulaient les morceaux de savon sec, à 0.75 les deux, pour les lessives du lendemain.

Dans nombre de foyers, cette lessive se faisait encore à la maison, dans les cours ou les coins d’appartement, car peu d’immeubles possédaient alors une buanderie particulière ou commune à tous les locataires. Nos mères les coulaient elles-mêmes, dans un large cuveau où le linge empilé se gorgeait des eaux bouillantes aromatisées de branches d’iris et tamisées sous la cendre de bois.

Signalons deux inventions mirifiques, aux résultats divergents et différemment appréciables, suivant les points de vue : la cuirasse pour canons, d’après Krupp, et la machine à écrire, grâce à laquelle les peuples ahuris possèdent l’agréable et potinière corporation des dactylographes du beau sexe, clientèle affolée des jazz-bands et des charlestons du XXe siècle.

La Remington, première du genre, est sous forme de pot à confiture renversé, aux parois inclinées, munie de minuscules leviers mis en mouvement par une touche d’ivoire, comme le clavier d’un piano. Qui n’a pas sa machine à écrire ? !

Les inventeurs sont mortels, et après tant d’autres, Th. Salt en fait la macabre expérience. C’est à ce septuagénaire que le monde doit le tissu Alpaga, utile et fort usité au temps des grandes chaleurs.

Industriel philanthrope, il avait acquis en 1851 un vaste terrain appelé « Saltaire », sur lequel il construisit son usine, en l’entourant de maisonnettes gracieuses et de jardinets odorants pour son personnel ouvrier.

En 1877, ce Saltaire, ancêtre de notre Foyer rémois, est recouvert de 820 maisons et peuplé de 4.389 âmes.

La Voirie entreprend la réfection de quelques rues et établissements municipaux.

On signale la première maison ouvrière construite dans une nouvelle rue appelée provisoirement Saint-Albert, et qui prendra le nom de Grandval, transversalement à la rue de Beine.

La façade de l’Hôtel des Douanes sera transformée. Son propriétaire, Henriot-Delamotte, a obtenu l’autorisation de remplacer les fenêtres étroites et grillagées du rez-de-chaussée par de larges baies vitrées à cintre.

On ne tolèrera aucun coup de pinceau sur cet agencement nouveau, dont les pierres garderont leur teinte naturelle et uniforme ; les inscriptions devront être posées en relief et lettres de cuivre.

On sait que ce remarquable édifice avait été construit par les soins du Chapitre de Notre-Dame, sur l’emplacement du « Grand-Credo », en vue d’y loger le bureau des administrations d’État. La guerre a accumulé là ses ruines, ne laissant de l’Hôtel des Douanes qu’une façade désorbitée et nue, à demi détruite.

Sur son emplacement, et si près du nouvel Hôtel des Postes que l’État va dresser à l’angle des rues Cérès et de la Peirière ou Université, on imagine que les bureaux financiers installés à grands frais sur les décombres du Grand-Hôtel, eussent été autrement à leur place et en honneur, face à l’Hôtel de Ville. Le problème de l’utilisation de ses beaux restes eût été solutionné du coup !

Mais combien d’autres motifs d’interrogation anxieuse ou ironique se placent sous l’objectif de l’observateur au courant des choses du passé, depuis que Reims sort de son tombeau, comme Lazare, et apparaît de plus en plus tel qu’un champ d’expérimentation pour édiles plus ou moins experts ou impuissants et pour architectes authentiques ou d’occasion en veine d’originalité, en marge du sens commun !

Le marché Saint-Thomas se fixe définitivement sur le terrain des Wattebault, entre la route de Laon et la rue Saint-Thomas.

Rue Tronsson-Ducoudray, les numéros 12 et 14 sont abattus pour laisser place au magasin à décors du Théâtre.

On abordait à ces immeubles vétustes, aux façades peintes en rouge-brique-foncé, par de larges et allongés degrés de pierre, et Saniel avait installé là le bureau de ses commissionnaires-publics.

Longtemps habita au premier étage de l’un de ces immeubles le patriarche Cazé, communiste convaincu de 1848, édile rémois de circonstances, musicien réputé et professeur de violon plein de mansuétude et de patience, dont les yeux bleus reflétaient la candeur angélique des séraphins de l’au-delà tandis que sa barbe blanche flottait au degré des zéphyrs en lutte sur la place du Parvis et aux abords de la Cathédrale et du Palais de Justice... Brave cœur ! âme douce ! au cerveau simple, embué de rêveries, et dont l’idéal reste encore dans les limbes d’un avenir perplexe, indécis et tremblant !

À propos de commissionnaires-publics, aux plaques de gardes-champêtres et aux casquettes rouges à visière de cuir noir, galonnées de cuivre, des grincheux se plaignent de leur affluence encombrante et désobligeante au débarcadère de la gare des voyageurs, où leurs instances indiscrètes volètent comme cousins en messidor.

Gobréau, le futur apôtre de la France aux Français, et son confrère Mézières, ont mis ordre depuis à ces façons hargneuses et barbantes de la digne corporation, réduite de nos jours à sa plus simple expression, par l’invasion des taxis en ferraille avec leurs chauffards Pipe-en-Bois. Ceci tuera cela ! a dit le poète de nos châtiments.

Plaintes non moins bruyantes et sans sanction contre la lenteur des dépavages et repavages de nos rues les plus fréquentées, et le stationnement des voitures de place, dont l’effectif est trop restreint.

L’ourdisseur Lecreux cède à la Ville son immeuble prêt à s’effondrer, tout en lattes et torchis, au n° 13 de la rue de Contrai, sur l’emplacement duquel s’amorcera le mur à grille et les bâtiments complémentaires du Lycée, construits en 1890 par l’entrepreneur Émile Albeau-Héry, le bâtisseur du fort de Brimont et du Collège Saint-Joseph, devenu Lycée de Filles.

Le rapport des menus faits locaux permettra d’évoquer des noms qui ont encore, après un demi-siècle écoulé, leurs représentants dans la Nouvelle-Jérusalem rémoise.

Le teinturier Censier-Brodier, successeur de Veuve Plet-Collard, rue de l’Arbalète, 11, établit des succursales rue Neuve et faubourg de Laon.

Un client des plus gourmets du Chat friand, rue Nanteuil, rappelle à ses voisins de table, occupés autour d’un nouveau plat du jour, – de tomate farcie arrosée de vin d’Arbois –, que La Fontaine et son ami le chanoine Maucroix fréquentaient assidûment ce même Chat, devenu barbu avec l’âge, et ses cuisines retentissantes, enfumées et épicées.

Ferdinand Rohart le chimiste, qui habite à Paris, informe ses concitoyens qu’il a proposé à l’Académie des sciences de se livrer lui-même, sur les ceps d’un vignoble suisse de Neuchâtel, à un essai de destruction des moindres vestiges du phylloxéra, dont la réussite, si on lui en fournit les moyens financiers, exigerait à peine six mois de soins minutieux.

C’était, hélas ! Une fois de plus prêcher dans un désert ; et le phylloxéra survécut jusqu’à l’apparition du plant américain.

Entre le pont de pierre d’Épernay et le pont de fer de Soissons s’exercent les talents d’un maître-nageur et pirogueur anglo-saxon, capitaine comme sont doktors nos Superhommes les Boches, – Boyton, de la marine anglaise, qui donne une vision aquatique de natation à dos de planche sur les eaux limpides et pacifiques de notre canal de l’Aisne à la Marne.

Les risques sont diminués par la nuée des pêcheurs qui font la haie au long de ces berges bucoliques, mais la nécessité de ce système n’en sera pas démontrée, pour cette fois assurément. Il en reste une distraction passagère et peu coûteuse pour ceux de nos concitoyens qui se complaisent aux abords de notre ex-bois d’Amour et des roseaux de la Vesle.

Feu Buirette-Gaulard, de Suippes, a trouvé un moyen peu coûteux de perpétuer son nom dans la mémoire des hommes, et sans que de son vivant, ses revenus en fussent diminués d’un rouge-liard : il a fondé un prix de vertu en faveur de la classe ouvrière rémoise.

Ce sont ses héritiers qui en feront tous les frais, et le philanthrope posthume doit en rire dans sa vieille barbe, en contant la farce à ses cobienheureux des Champs-Élysées.

On ne saurait critiquer cette fondation des prix de vertu qui répartit tous les ans, sur la tête de nombreux Rémois de la classe pauvre, une manne sinon abondante du moins bienfaisante ; mais, quand, au regard des sommes allouées, on mesure le poids des efforts accomplis pour y avoir droit, on reste confondu du bon marché auquel la société rémunère les vertus civiques dont elle bénéficie.

Sachons gré néanmoins aux cœurs assez généreux pour retrancher du bien-être de leurs héritiers une part si minime qu’elle soit, pour venir en aide aux déshérités de ce monde. Les lois humaines n’obligent pas à pratiquer la charité envers ses semblables : on n’y est tenu que par la force des lois divines et le sens de l’altruisme.

Aspirons en l’extension de l’esprit de charité dans l’âme des heureux de la terre, et félicitons ce lauréat de l’an 1877 : Jullien, menuisier, rue Neuve, 11, pour l’esprit ingénieux qu’il emploie à la recherche de procédés nouveaux de fabrication des tissus : son invention d’une chasse perfectionnée pour métier à tisser Jacquart, d’un battant-brocheur et d’un casse-chaîne. Ce qui lui vaut le Grand-Prix de 2.000 francs.

D’autres lauréats empochent d’importantes gratifications, pour la longévité de leurs services dans la fabrique.

Citons l’apprêteur Mangeart, 60 ans, qui travaille depuis 46 ans dans le même atelier ; les époux Maujean-Adam, tisseurs chez Louis Lochet et Charles Buffet ; Jean-Baptiste Carangeot ; Pierre Rollet, âgé de 82 ans, et dans un état voisin de l’indigence : il fut au service de l’usine Buirette pendant dix ans, mais le salaire était trop maigre pour qu’il ait pu en détourner de quoi économiser pour le pain de ses vieux jours.

Le prix Buirette de 1.000 francs apparaît là comme une sorte de restitution.

C’est en songeant à de tels résultats négatifs que, peu à peu, se glisse dans l’esprit du peuple ouvrier l’idée de renoncer au travail manuel dans l’agriculture ou l’industrie pour entrer dans les fonctions administratives ou le petit commerce de détail, où, sans dépense musculaire, sans trop d’efforts ni de privations, avec une somme de labeur limitée pour une vie entière entre 25 et 40 ans de services et 8 heures par jour, avec un ou deux mois de vacances, on a vécu l’esprit tranquille au sujet des lendemains, et dormi sur l’oreiller paisible de la retraite assurée.

Il nous souvient de ce dialogue, dans un atelier de triage, au 2ème étage du vieux bâtiment des Capucins, sur rue Hincmar, entre un riche et aimable patron, plein de santé et de jovialité et d’excellent cœur, Jules X…, et un octogénaire encore à la tâche, Baptiste Cochet :

Voyons ! Cochet, depuis le temps que vous travaillez, si vous aviez été quelque peu économe, vous auriez aujourd’hui de quoi vivre en vous reposant ! – Détrompez-vous, monsieur Jules ! Voici 67 ans que je suis à la besogne pour gagner mon pain et celui des miens. Pour avoir des rentes suffisantes à ma « vieille » et moi, il me faudrait presque 67.000 francs de capital placé à 3 %. Or, monsieur Jules, sachez ceci : ces 67.000 francs, je ne les ai pas gagnés en 67 ans !

L’argument était de plomb. Un silence s’ensuivit, bourré de réflexions amères mais justes.

Parmi les élus de cette promotion vertueuse, nous rencontrons encore le trieur Caillet, et ce Cernigot, Prosper Journée, né en 1803 ; enfin, un type rémois bien connu, le ténor de lutrin Pierre Alfred Sagnier, 35 ans, charpentier de son état.

Nous l’avons vu sous vaste feutre mou à ailes, cheveux abondants et lisses, rejetés en arrière à l’artiste, veston de velours, lâche, et aux larges poches d’où émergent le mètre-étalon et le gros crayon plat, la culotte à côtes flottant à la zouave, et des brodequins aux pieds.

De taille moyenne, les épaules larges, une pomme d’Adam fort développée sous un menton glabre, nez curieux et aspirateur, yeux vifs cerclés d’un binocle d’or.

Nous l’avons entendu, dans les rues, le torse sous une chemise de fin tulle blanc et plissé, aux manches amples, dans les cortèges funèbres ; au lutrin des paroisses, où sa voix forte et étendue, métallique, domine le faux-bourdon des basses ; dans les concerts de l’Union chorale, où il est le grand entraîneur et le mainteneur d’accords ; nous avons pleuré abondamment, un lugubre jour d’enterrement à Saint-Maurice, quand, avec trois braillards de sacristie dont il modérait les éclats, il chanta avec tant d’âme, tant de désir de toucher les cœurs tendres, tant d’habileté à caresser le goût musical de son principal auditeur, musicien comme lui, cet hymne de désolation et d’appel à la pitié qu’est le « De Profuundis » du grand maître et psychologue Hardouin, gloire de notre Maîtrise rémoise à ses débuts !

Il s’est éteint, ce chant funèbre, dans la gorge de Sagnier, et jamais nous n’entendrons ces accents pénétrants clamés avec tant de justesse, de passion, – même point quand, aux Saint-Blaise à la Société des Déchets, Charles Petit donnera à ses bilots le signal de l’envol, sous les voûtes du chœur de Saint-Maurice, paroisse-sœur et rivale de la basilique rémigienne !

Un grave accident de chemin de fer, à la gare de Gagny (Seine-et-Marne). On en ramène blessés grièvement des Rémois déjà affligés de cette manie ambulatoire qui fait tant de victimes au XXe siècle : le coupeur-chemisier Hellot ; la jeune Léonie Nivois, midinette de la place de la Couture ; Mme Charles Desmarest, de la fabrique ; le chapelier Jacques Levaley ; Henry Martin et sa fille, indigènes de la rue Lecointre.

Se félicitent d’en revenir indemnes et en glosent à l’envi, Mme Wilmart, hôtelière à l’Arbre d’Or, rue Sainte-Catherine, et le bon vivant Geyer, gérant du buffet de la gare.

Lacambre, dentiste rue de la Peirière, 5, fait assavoir à ses concitoyens, que, contrairement à la méthode des char-latans, il n’arrache pas mais guérit. À condition, évidemment, que la dent malade ne soit pas cariée à fond. Il ne convainc pas les incrédules !

La rue du Bourg-Saint-Denis s’enrichit de notables recrues.

Au 9 s’installe le négociant en grains Verrier, et au nº 75, dans la maison du baron de Dion de Ricquebourg, les bureaux du Comice agricole. Des cours et des chartils de ce vaste immeuble, ex-hôtel de la grande bourgeoisie, – où, en 1870, un envahisseur germain, le grand-duc de Mecklembourg-Schwerin, avait amené son état-major et sa flatteuse personne à longs favoris blonds, à la trogne rose et aux yeux de camaïeu –, arrivent aux oreilles du passant les affolantes symphonies wagnériennes soufflées par un orchestre abreuvé de champagne et empiffré d’haricots blancs écossés.

De ces mêmes cours, on voit surgir la discrète, silencieuse et pantouflée silhouette d’un diacre de l’Inquisition, le petit futé, frisé, conciliant et thésauriseur abbé Bussenot, chanoine de Notre-Dame, trésorier de l’Archevêché et gestateur de la firme alimentaire à naître des épiceries Notre-Dame de l’Usine, dont le déclin fut rapide.

Son voisin Cospin faisait bouillir en ces lieux la marmite diabolique de son huisserie. En façade sur rue, la ruche bruyante de l’imprimerie Paillet, qu’on revit plus tard en rue de l’Arbalète.

...Les enfants du Jard et dépendances avaient longtemps apprécié des libéralités d’un aimable pochard, le petit père Francotte, ouvrier apprêteur à Fléchambault, qui, le samedi soir, jour de paie, distribuait à la ronde les sous de son salaire hebdomadaire.

Le pacifique loufoque s’intitulait : philosophe de la sagesse. Sur le tard, sa philosophie et sa sagesse devinrent impondérables à l’excès ou déraillèrent : il avait trop souvent couché au violon pour délit d’ivresse publique.

En 1877, devenu pensionnaire attitré du Bureau de bienfaisance, il habite un taudis humide de la rue du Cimetière-de-la-Madeleine, aux sous-sols comblés d’ossements humains. Ses dernières forces sont employées au balayage municipal des ruisseaux et de la chaussée crottinière.

Que lui prend-il certain jour ? Manquait-il d’huile pour son quinquet à bobèche ou de graisse à pommes de terre ? Il se met à voler des bougies dans les chapelles privées et funéraires du Cimetière du Nord. Alas ! poor Yo-rick !

Et cet autre loufoque originaire de Sommepy, trieur de laines par vocation, épicier-buvetier par imprudence et présomption, Virgile Malard !

Il était venu à Reims en 1865, et veuf dès 1876, s’était remarié avec une jeune femme qui le pousse dans les ambitions. C’est sa perte. Vend-il ses carottes et ses gouttes au-dessous de leur prix de revient ? C’est possible, car le magister de Sommepy n’en avait pas fait un émule de Babi-net, ni un Henri Poincaré ou un Painlevé avant la lettre.

À bout de coulisse, comme parfois Scrabalat, le trombone au bal Chemin, de l’Embarco, il signe des faux commerciaux qu’il a fait écrire par Francine Gerson, ex-élève de la sœur Eugénie, à l’école de la rue des Orphelins. Encore une fois alas ! Car le substitut Peltereau-Villeneuve, le vice-président Jullien, l’instructeur D’Hostel, les juges Périnet, Renard et De Job ne sont guère indulgents pour ce genre de délits, susceptible de perturber les opérations mercantiles de la place de Reims.

Pourquoi, Virgile, ne pas s’être consacré entièrement à l’élève des mouches à miel ? Pourquoi n’avoir pas essayé d’acquérir un brevet pour ton invention de l’obus à lames de rasoir qui, en éclatant, doit couper la cabèche à nos bons voisins les Prussiens ? Pourquoi avoir lâché le sarrau et la salopette bleus, la claie de bois, les corbeilles en osier, le bâton à toisons, les crochets de fer et la crotte de mouton, qui nourrissent toujours leur homme ? O ambitions démesurées, amour malsain du lucre, vestige du gain rapide et sans fatigue !

Les élèves studieux des écoles communales se rappellent avoir reluqué non sans inquiétude une fine silhouette d’homme d’étude, un sosie presque de Victor Diancourt, l’inspecteur d’Académie Poinsignon, souvent en visite dans les classes primaires de Reims. Il avait enrichi le bagage livresque de l’enseignement d’une remarquable Géographie de la Marne, des mieux comprises et adaptées à nos cerveaux enfantins, où la partie histoire et biographie était très développée.

C’est par ce livre classique que nous eûmes la première vision de ce qu’avait été dans le passé la glorieuse cité qui nous donna jour, que nous l’avons admirée et aimée, et que s’est gravée dans notre cœur, et pour toujours, l’image adorée de Reims.

En aimant notre petite patrie, nous étions devenus idolâtres de la grande, l’aimable et souriante France, souvent affligée, toujours belle et vivante.

Il semblerait que les programmes d’enseignement ont, depuis des ans, laissé de côté cette partie des connaissances utiles aux enfants rémois ? Déplorons-le, s’il en est ainsi.

La mort de Poinsignon n’est point passée inaperçue, et d’aucuns regrettent de ne plus posséder sur les rayons de leur bibliothèque ce précieux souvenir des études primaires d’alors, cartonné ocre clair à dos de toile verte. Feu Poinsignon fut remplacé par un indigène de Tarn-et-Garonne, Mellier, que notre génération n’a pas connu.

À signaler le don aux Hospices, par Mme Krafft-Mumm, d’une somme de 1000 francs à l’occasion de l’examen pour le volontariat d’un an de Hermann Gustave Édouard Krafft, subi en compagnie de Céleste Godbert, du fils Nyssen, d’Adolphe Verdelet, – un beau grand garçon à l’œil rieur, fils du bimbelotier des loges –, et de ces fiers Rémois : Jules Lallement, Léon Lacourt, André Margotin, l’aîné des fils Guénet, Georges Lucien ; Arthur de Bary, futur exploitant de Roucisson ; Étienne Luzzani, tête droite coiffée aux enfants d’Édouard, badine en ses mains toujours gantées, raide comme un mannequin de tailleur, conscient de sa valeur ; Charles Ogée, autrement modeste, et Camille Labassée.

De Metz, où il était professeur de dessin, vient à Reims le peintre-verrier Frutiaux pour renforcer l’équipe artistique où se révèlent les talents de Joseph Villain, Hennecart, Déjardin, Charles Duhan, Jules Henry, L. Bouché, Arthur Pécheux et V. Denet.

Le sous-lieutenant Ackermann est nommé chef de musique au 132e de ligne, en casernement à la caserne Colbert. Le mess des officiers de notre régiment d’infanterie quitte la rue du Trésor pour s’installer rue de Sedan.

Le Franc-Parleur rémois, journal politique local créé à l’occasion des événements du 16 mai, par Eugène Courmeaux, est accablé sous la condamnation de presse que lui fait infliger l’archevêque Langénieux, accusé d’être l’inspirateur du coup d’État réactionnaire de Mac-Mahon.

Après quelques mois d’une existence agitée, cette feuille disparaît le 15 septembre, ayant 12.000 francs d’amende à payer. Les élections d’octobre qui ramènent au Parlement les 363 et un gouvernement démocratique sauveront Courmeaux ou ses répondants de ce lourd sacrifice à leurs idées.

À l’usine Pierrard, grève courte de cent vingt tisseurs, pour insuffisance de salaires. Trois ans plus tard devait éclater la grande crise qui occasionna une réelle décadence dans l’industrie textile, au bénéfice des industries du Nord.

L’un des frères Pierrard, assez gros personnage au physique et à bouche sensuelle, faillit à cette époque faire connaissance avec une corde de pendu, à la suite d’un propos malsonnant qu’on l’accusa, – à tort, paraît-il –, d’avoir tenu à ses ouvriers, devant lesquels il affirmait qu’un travailleur pouvait vivre avec deux francs par jour. L’indignation fut violente, et pour un peu, ce sacrilège allait coûter la vie à son auteur présumé.

Le 26 août apparaissait pour la première fois, sur les ondes paisibles de notre Canal, les pirogues flambant-neuf du Cercle nautique rémois, fondé par quelques jeunes Rémois amateurs de ce sport, l’un des plus hygiéniques connus, entr’autres Edmond Dupont et Ernest Denoncin, de la laine, et Ernest Arlot, journaliste et sportif décidé.

La lutte deviendra ardente contre l’équipe de la sœur aînée, les Régates rémoises, sous l’œil intéressé de la population, tenue à l’écart de ces spectacles qui semblaient jusque-là devoir être le monopole des canotiers de la Seine, et réduite à se satisfaire des concours et des luttes de gymnastique, dont Reims fut le premier témoin en France.

Un progrès en entraîne un autre, et sous peu, notre ville sera dotée de trains-express circulant entre notre embarcadère des Promenades et Paris. Jusqu’alors, les trains mettent 8 heures 40 pour franchir ce parcours.

En matière scientifique, il est fondé dans nos murs une Société d’histoire naturelle, s’occupant de géologie, minéralogie, zoologie, botanique, orographie, productions de la flore et de la faune, et création d’un musée, qui sera installé près des salles du musée de peinture, à l’Hôtel de Ville.

Il est temps que Reims desserre sa ceinture et se coiffe plus légèrement !

Son industrie tend de plus en plus à se développer, malgré des crises passagères laissant derrière elle un certain nombre de victimes, parmi les faibles de constitution.

Les rachitiques sont forcés de disparaître, ou les mous, qui n’aiment pas la lutte.

Parmi ces derniers, le courtier en tissus Nicolas Alexandre Destombes, vieille figure rémoise, dont les bu-reaux avaient été ouverts en 1867, rue Hincmar, 2, – Émile Copigneaux, rue Ponsardin, 6, – Périn, Lallemand, Larue et Lanne, de Senones (Vosges) qui veulent opérer chacun de leur côté, – Paul Périn, qui a ses bureaux rue d’Anjou, 6, s’adjoint Théophile d’Hangest, rue du Barbâtre, 110, – Louis et Ernest Renart, – H. Régnier & Cie, – Émile Maréchal, rue de la Peirière, 18, avec Étienne Vivès, dépositaires associés en flanelle et mérinos.

Dans les champagnes, on signale la dissolution de la firme Binet fils & Cie, sous Veuve Binet-Copigneaux et Polycarpe Sosthène Verdelot. De même la firme Kunkelmann, avec Mme Pauline Augustine Piper, épouse de Just Clément Plé, avocat, et Paul Délius. Cette maison prendra le nom de Frédéric Théodore Kunkelmann, successeur de Piper & Cie.

Dans la laine, la Veuve Gay, née Cécile Coquerel, et son fils, s’associent la compétence de l’intéressé de la veille, le placier Hippolyte Tellier, rue de la Gare, père de Louis Tellier, futur gérant de la Revue rémoise (1882).

Grand comme le diable, H. Tellier porte sa tête allongée, rose et chevaline, aux cheveux blonds bouclés, à la bouche édentée, sous un trop haut chapeau de soie et sur un long corps flanqué d’une redingote à vastes pans.

Sa marmotte de paquets de chicorée, sous papier bleu, évoque celles non moins assorties et bedonnantes d’Adonis Wagner, aimant lui aussi porter le haut-de-forme ; de van Cramphaut, jovial disciple de Bacchus, aux favoris noirs et fourrés sur une large face rebondie et ruisselante de santé ; du doux Strohl, Alsacien de premier jus ; de Charlier, Fourmisien affairé et achalandé ; de Julien Collin, Sompinat parvenu aux plus hauts sommets, chopinard averti et client fidèle du cabaretier Rolin, avec son copain le grand Dupont, – Jules pour les dames –, gueulard comme pas un ; du svelte et dégingandé Dessailly, flanqué de son beau-frère, le balourd Le Dieu de Ville ; de Jules Thomas, J. T. par abréviation populaire, qui sera l’un des champions à Reims, avec le courtier Bonjean, du général Boulanger, de Félix Pilton, qui ne garda de l’héritage de son père le vétérinaire, que son amour du cheval, des beaux livres et des bons tableaux ; du bougre Gadiot, à l’éternel cigare au bec, et son chandelier Charles Hickel ; de Heumann l’élégant et son coplacier Guillaume Schnetzler, maigre comme une sauterelle ; de Glatigny, un plant de fraises sous une calotte de crème, au service d’Edmond Piret ; de Louis Tinet, allié aux Grandremy, de passage un peu partout, chez Hecht et les Peltier, notamment, et de quelques autres notoires connaisseurs en blousse, fils et peignés, dont le principal centre de rassemblement ou de stationnement était l’esplanade Cérès, avec le Café Cérès et ses filiales : Rolin, rue Rogier ; le Café de Reims et le bureau de tabac de la messine Mme Girardin ; la mère Arnoux, au coin de la rue Sainte-Marguerite et de la rue Ponsardin ; le petit Michel, à l’autre coin vis-à-vis ; Mme Truchon des tripes, rue de Cernay, à l’enseigne du Point-du-Jour ; Léon, au Café du Commerce ; la Plume-au-Vent ; Serment ; Leleu, de la place Godinot ; Ridel, de la rue Saint-Symphorien ; Gadiot, de la place Barrée, et d’autres caboulots de moindre envergure mais d’égale réputation pour leurs vins de pays.

N’oublions pas Mme Christel, au débouché de la rue de l’Écu sur l’esplanade, à laquelle devait succéder le fameux Ernest Legros, le Baptiste de la Libre-Pensée rémoise.

Dans les tissus, il se forme des groupements judicieux, par l’alliance du seigneur capital avec la compétence sans-le-sou.

Casimir Érard, Antoine Barot et Vivès remplacent Maréchal, dans le même local ; la Veuve H. Picart-Meunier et ses fils se renforcent de Léo Bazade, de première force au voyage ; Protin se détache de Dubé & Lenoble pour rester seul rue des Filles-Dieu, 10, tandis que Camille Lucien Dubé et Gustave Lenoble, d’Angers, ouvriront de nouveaux magasins rue des Templiers, 7, suivis de leur fidèle Achate, Ernest Chauvry.

Les frères Collet resserrent les liens qui unissent l’aîné, Jean-Baptiste, dit Théodore, à ses cadets : Isidore Rigobert, dit Honoré, et Jean Nicolas, dit Fulgence.

Les frères Alfred et Léonard Varin, avec Georges Martin, ont succédé à la Veuve Senart-Colombier, de la rue de Talleyrand, en société avec un illustre inconnu de nos milieux profanes, le nommé Bicheron.

Et, dans les bois, Dominique Marlier, de la rue du Jard, se fera aider par son frère Jules, de Faverolles, qui dénude le Tardenois sur place, au bénéfice de nos poêles de faïence.

Le typographe Dufour abandonne Keller, à l’imprimerie de la rue Cérès, 17, giron de l’Avenir de l’Est et du radicalisme local, alors en herbe, sous le pontificat de Courmeaux et Vernouillet, patriarches, et Charles Arnould, sous-diacre.

Le jeune Ulysse Leriche, chapelier réfractaire, expectorera là ses premières élucubrations en l’honneur des chiens crevés, annonciateur des Alexandre Jéroboam Israël et des Charles Foulon, futurs Warwick de nos rois-députés ; en attendant, le bouillant Ulysse, qui n’a encore que 17 printemps à son crédit, se fait remarquer par l’arrachage effréné et sans grands risques du Bulletin Officiel des Communes, que le ministre à poigne Fourtou faisait afficher à la Sous-préfecture. Cet exploit devait avoir sa récompense, puisqu’on promut un jour notre éphèbe hilarant à un consulat de notre cher et lointain Tonkin, d’où nous vint la Tonkinoise.

Un déserteur de la place industrielle de Sedan, Louis Edmond Heu, dit Labruyère, qui s’essaie à Reims, rue des Deux-Anges, 10, prend comme coadjuteur le roi de la blousse épurée, fournisseur des chapelleries de feutre, Louis Tinet, enfant des Ardennes, demeurant alors, rue Marlot, 10. On les retrouvera plus tard rue de Bétheny, renforcés du naturalisé Robert Bücholz.

Tinet est mort d’emphysème pulmonaire en 1910, à Taizy (Ardennes). Bücholz vit encore, Labruyère repousse en d’autres champs. Que d’ombres sympathiques attendent ainsi notre apparition au milieu d’elles. Patience, chers dé-funts !

À la direction du Casino, on est en pleine déconfiture, et Girod fuit d’un côté, De Geslin, de l’autre. Blandin, de notre Grand-Théâtre, est là heureusement, pour rétablir la situation.

Le restaurateur Duval, à Saint-Brice, renonce à débiter ses têtes de lapin sur des ragoûts de chats, en raison d’une crise soudaine d’impécuniosité. Rien ne va plus ! Bigelot fera mieux.

Une boutique qui tient bon, c’est celle de Chrétien-Jaunet, horloger dépositaire des couverts en ruolz Christofle, coqueluche de nos ménagères économes, et dont l’enseigne attire les curieux au moyen de son nègre au bide transformé en cadran.

Le Musée de peinture et de sculpture est installé dans les locaux de l’Hôtel de Ville, au premier étage, sur la rue de la Grosse-Écritoire. La bibliothèque s’en trouve ainsi considérablement agrandie. On sait que le Musée occupait une grande partie du bâtiment municipal, en façade au premier étage, sur la place du Parvis de l’Hôtel-de-Ville.

La bibliothèque populaire du Manège avait été transférée, dès janvier, à l’École professionnelle de la rue Libergier nouvellement ouverte à l’enseignement.

La librairie Jouaust, publie la XIIe édition des Contes Rémois, du comte de Chevigné, avec préface de Louis Lacour : La Muse Champenoise. Les eaux-fortes sont de Rajon, d’après les dessins de Jules Worms. La couverture est illustrée des armoiries de Reims.

Signalons l’ordination, en septembre, de l’abbé Di-voir, vicaire à Saint-Thomas, et ex-élève des Frères du Jard.

La famille Divoir habitait rue des Tapissiers, ou plutôt cour du Chapitre, car l’entrée de la maison s’ouvrait de ce côté, dans le bâtiment à tourelles et passage couvert par où l’on entrait jadis dans les dépendances du cloître Saint-Michel.

Précédemment, cette famille de braves gens logeait rue du Bourg-Saint-Denis, 11, chez Grassière, débitant, où ils voisinaient avec Peltier, photographe au Théâtre.

L’abbé Divoir, devenu plus tard prêtre-sacristain à Notre-Dame, demeura longtemps à Reims sous les bombes, en 1914 et 1915, pour y remplir les fonctions d’assistant aux obsèques de ses concitoyens, dont le service religieux s’accomplissait rue du Couchant, à la chapelle de Saint-Vincent-de-Paul. Ce vieux Rémois est encore de ce monde, en 1927, ayant pris retraite à Saint-Leu-Taverny.

Disons en passant que le crucifix de bronze scellé à la Croix-du-Jard a été moulé sur le modèle du Christ de Bouchardon.

De tout temps, Reims a été peuplé de mélomanes, amateurs et professionnels, et ses échos ont retenti de mille bruits et flons-flons prodigués par cette cohorte toujours décimée et sans cesse renouvelée de chanteurs, souffleurs d’instruments de musique, caresseurs ou gratteurs de cordes en boyau.

La guerre franco-allemande avait dispersé ou rendu muettes nos grandes sociétés chorales et nos harmonies et fanfares ; mais la dernière botte poméranienne n’avait pas épandu les dernières odeurs nauséabondes de sa bromidrose nationale aux portes de la ville, que, dans tous les quartiers, les ardents faisaient l’appel des tièdes et le cheptel musical rentrait dans ses bergeries, affamé d’y brouter au râtelier harmonique.

Cette année 1877, la déesse Euterpe régnait à Reims sur un peuple de dévots fanatiques et prêts à subir tous les martyres en l’honneur de son idole.

On sifflait, on dansait, on chantait, on jouait de la musique partout, dans les salles publiques comme dans les salons, et sur nos places publiques comme au long de nos rues.

Par le calme des nuits d’été, un doux zéphyr transmettait au cœur de la cité les échos des sérénades à la Patte-d’Oie ou des répétitions de trompes et cors de chasse sur l’allée des Tilleuls, le long de la Vesle, entre le Pont-Neuf et l’écluse de Fléchambault.

Les chefs ne manquaient ni aux plus réputées, ni aux moins nombreuses et connues de ces phalanges variées.

Il y avait les Gustave Bazin, les Antoni, les Ambroise Petit, les De La Chaussée.

Napoléon et ses maréchaux, à la tête de la grande armée des harmonies, des fanfares, des chorales et des philharmoniques, et cette pléiade de musiciens consommés, qui commençait aux Duval et aux Lefèvre pour se prolonger jusqu’aux sous-officiers, caporaux et soldats armés de cuivres, de bois, de triangles et de tambours dont les noms évoqueraient un monde.

Puis, les tout-petits caporaux d’escouade placés à la tête des orchestres de bal ; en tête, un Gautier, maître de danse incomparable, et en queue, le petit père Dubois, dont le violon devenu vieux et presque aphone s’efforçait d’entraîner ses ménétriers du piston et du trombone, les Boulogne, les Coutin, avec leur sœur, la clarinette de Kléber, et ce gros frère pansu, la contrebasse à Herbonville, qui, tous les dimanches, faisaient valser les couples dans la salle Bellavoine, au Bal-Français.

Le 15 janvier, Simon Dauphinot, en sa discrète maison blanche de la rue du Cloître, où s’imposa en 1870 la présence du redoutable Bismarck, donne le signal au monde de la bourgeoisie locale.

On y danse, avec l’étonnant virtuose du cotillon Ernest Duval, et son violon accoutumé, tenu en pleine maîtrise de soi par l’as messin de la valse et de la mazurka, François Gautier.

Le lion et la lionne de la soirée, l’avocat Lasserre et la sous-préfète Le Jouteux y remportent tous les suffrages.

Et tout l’hiver ce sera une apothéose dans les hôtels du Marc, tandis qu’au boulevard du Temple, déjà florissant, on s’essaie à ces bals d’enfants qui seront la grande attraction des hivers à avenir.

Le Cercle des Négociants, rue du Trésor, organise en ses salons un bal de bienfaisance, dont Chevet tient le buffet, où il a rassemblé 500 couverts. La recette s’élève à 10.000 francs dont le tiers est versé, tous frais déduits, aux œuvres charitables.

C’est en ces temps qu’apparut sur les tables de nos cafés la cruche en verre pour servir la bière qu’on a baptisée du nom de moos.

La foire d’hiver rassemble ses baraques, ses bonimenteurs et ses banquistes sur la place d’Erlon.

Redenbach nous fait admirer son lion Prime, seigneur de l’Atlas qui, de sa somptueuse cage dorée, répond mélancoliquement aux appels de cet autre moine chevelu, à la face léonine et aux griffes usées qu’un dompteur déchu expose au public, à 2 sous la place, dans une fosse grillagée, au boulingrin de Mars.

Un salon de figures de cire, une troupe d’Arabes qui avalent de l’étoupe enflammée et dévorent des lapins vivants, une femme foudroyée et foudroyante qu’on ose à peine toucher, à l’instar de la rampe de cuivre électrisée qui est une des curiosités de l’étalage à Tricout, le bandagiste de la place d’Erlon, – et c’est à peu près tout ce qu’on peut offrir à la curiosité des moutards en vacances de nouvelle année.

Mais on a, au Casino, le fameux Donato, en ses beaux jours. À la Salle-Besnard, Lemercier de Neuville avec ses Pupazzi et le fameux Sarasate, qui joue le Carnaval de Venise de Paganini sur un violon du facteur Gand, à titre de réclame. Et c’est bientôt Pâques !

Alors, on aura la grande exhibition, la vraie, la seule foire mondiale et rémoise à la fois, où une municipalité empressée et curieuse amène tout ce que le banquisme international possède de célébrités et d’artistes.

La famille Ciotti occupe le Cirque. Le Vieux-Théâtre prête ses planches vermoulues aux Beni-Zoug-Zoug, chanteurs et acrobates égyptiens.

Le Casino, un moment paralysé par la déconfiture de ses exploitants, se ravigote sous la tutelle exercée et savante de Blandin, qui en fait une sorte de Théâtre des Bouffes et y rassemble maintes attractions.

Les Montagnards des Apennins viennent y jouer une fantaisie sur le Trouvère pour ocarinas, – instrument musical nouvellement révélé aux masses, et qui ressemble à un biniou minuscule, mais en terre cuite, et dont la vogue sera passagère.

Frontier de la Barre y fait entendre sa compagnie de trompes de chasse et admirer ses amazones de Saint-Hubert, belles en cuisses.

Avec moins d’épates et davantage de succès, le comique Laforge y dirige son amusante fanfare des Citrouillards, qui s’époumonent dans leurs saxophones en carton.

Et c’est là la partie foraine du programme de nos distractions ! Mais nous aurons mieux, ou du moins quelque chose de plus sérieux, au théâtre et dans les salles de concert. Blandin est notre éternelle ressource et, sans lui, que deviendraient l’art dramatique et l’art du chant à Reims ?

Sa belle salle est toujours comble, du parterre au paradis. Et c’est justice pour son goût éclairé, sa bonne volonté toujours éveillée, sa connaissance avertie des passions locales.

De janvier à fin mars, c’est un défilé ininterrompu de succès théâtraux.

Le Petit Chaperon rouge, avec l’amusant Rodolphe et la précieuse voix de ténorino de Thévenin.

Madame l’archiduchesse, d’Offenbach, avec l’impitoyable Montcavrel, nasillant.

Un p’tit bonhomme (bis deux fois) pas plus haut que ça ! et la Dugazon détaillant le couplet frétillant et mousseux des Oublies ! C’est léger ! (bis) mettez-les dans la balance, c’est léger, léger, léger !

Et Giroflé-Girofla, de Lecocq, où ce même Montcavrel nous présente un père, radieux et prospère, et fort bien heureux d’en avoir casé deux !, en parlant de ses filles.

La Petite-Mariée, délicieuse bouffonnerie du genre opéra-comique léger mis à la mode par le maestro Charles Lecocq, à la musique si française, et grâce à laquelle Vauthier-Toudouze, engagé à la Renaissance, retrouve auprès des Parisiens ses triomphes de la scène rémoise.

Le Violoneux, d’Offenbach, est interprété par le chanteur Darcier, qui profite de sa présence au milieu de nous pour nous détailler sa sentimentale romance : La Tour Saint-Jacques.

L’orchestre du Théâtre, renforcé des chœurs de l’Union chorale, donne une exécution du Désert, de Félicien David, précédée d’une conférence de Henri de Lapommeraye, – silhouette falote à moustache tombante, aux yeux las et vides, à la couverture chenue, par lames plaquées à jour sur le crâne.

Le ténor Pamard, du Théâtre-Lyrique, est de la fête, en qualité d’exécutant, comme nous le sommes en qualité d’auditeur, et c’est bien notre tour, car on ne saurait plus compter les occasions où il nous a été donné de prêter le concours de notre archet et de son violon noir, – marque Salomon, que nous avait refilé le père Gaillet, conducteur à l’orchestre du Bal Ragaut, où, des dimanches successifs nous occupâmes un pupitre de second violon –, pour des auditions de cette populaire symphonie descriptive, sous le bâton impérieux et dominateur de Gustave Bazin.

C’est pendant la semaine de Pâques, dite semaine-sainte, où font relâche théâtres et concerts, – que se donnent ces séances de musique et de chant, dénommées spirituelles : nous entendons en cette circonstance le Pamard en question dans des fragments du Stabat Mater, de Rossini, et l’oratorio Marie-Magdeleine, du jeune Massenet, espoir de l’École française.

Sur la scène du Théâtre se produit également le pianiste déjà remarquable Raoul Pugno, virtuose prodige qui, à l’âge de six ans, avait exécuté à l’Hôtel de Ville de Paris le concerto La Violette, de Herz, et fut, à 14 ans, premier prix de piano au Conservatoire national.

À ses côtés, Lazare John Hollmann, violoncelliste fameux, ravit nos oreilles.

On venait de représenter, au bénéfice du père-noble Dumoraize, vieille pratique à laquelle les Rémois témoignaient de l’intérêt, et qui était, avant que notre scène le recueillit, comparse et doublure de savates au Théâtre-Français ; une invention lyrique en vers de mirlitons d’un nommé Besson, sur lesquels De La Chaussée avait greffé des rognures musicales repêchées dans ses vastes cartons personnels, et dont l’ensemble prétendait à glorifier, à sa façon, notre infortunée Jeanne d’Arc, que les arts mettent à toutes sauces. On appelait cette élucubration double : mélopée historique en deux actes.

C’est l’histoire mise en gammes comme on la met à l’huile sur des panneaux-panoramas, à l’instar du crime de l’Auberge des Adrets. Vraie jouissance de fin de carême, dont les derniers spasmes s’éteignirent sous les éclats de voix de Thérésa, que l’ingénieux Blandin venait de ressusciter pour la province en lui donnant un rôle à notre intention dans sa féerie de Pâques, les Sept Châteaux du Diable, – laquelle attira tout le Reims des faubourgs, voire du centre bourgeoisant, Thérésa nous présentait de beaux restes : on connaissait son curriculum vitae, sachant que, née en 1837, – donc âgée de 40 ans et dans toute la force de sa maturité un peu usagée –, elle avait nom Emma Valadon, fut élevée par un sien oncle, dentiste professionnel, qui réussit à lui faire obtenir l’emploi de modiste auprès de ces dames pensionnaires de la Porte-Saint-Martin, où lui-même arrachait ou plombait les dents cariées.

Devenue, par une série d’avatars comme il s’en produit dans le monde cabotinier, caissière ou dame de comp-toir au café Frontin, contigu à l’Alcazar, la voici soudain promue vedette de chant-rogomme à ce concert populaire, d’où elle s’envole, pesamment, vers Lyon.

C’est là qu’elle connut le ténor Antoine Renard, de l’Opéra, cher au cœur des Rémois, et qui y faisait les délices des mélomanes rhôniques et saôniques.

En 1863, elle revient à ses premières amours parisiennes, et apparaît, triomphante, au café Moka. Puis, la voici, avec Darcier, pensionnaire à l’Eldorado, à 200 francs par mois.

C’est l’époque lumineuse de ces chansons voyantes qui firent le tour des Cours et des courées : La Femme à barbe, – C’est dans le nez qu’ça me chatouille ! – Rien n’est sacré pour un sapeur !

Vingt ans après, elle roucoule encore pour la province et Reims lui réserve un accueil complaisant, copieusement arrosé de ce Cristal-Rœderer, en carafes aux reflets limpides, rose-pâle ou œil-de-perdrix, lancé par Théophile et son Gustave Bley, compositeur agréable et dégustateur émérite, qui va mettre en quadrille ce nectar mousseux, sous le titre de : Cristal-Champagne.

Blandin fait revenir à Reims la délicieuse Anna Thibaut, dugazon de premier plan, qui avait déjà conquis le cœur des indigènes en 1875, à son apparition sous la lueur crépusculaire du plateau veslois.

Agar, la tragédienne aux bras marmoréens, adore à la fois Reims, son champagne, ses biscuits et ses massepains ; elle s’y est créé un cercle d’amis très sociables et banqueteurs à souhait, et à tout propos, vient nous rendre visite, – intéressée à tant de titres ! Elle paraît dans Horace et les Femmes savantes.

Une bonne nouvelle pour notre sympathique Mme Barwolf : son mari qui est chef d’orchestre au Théâtre de Lille, vient de gagner 50.000 francs au tirage des Obligations d’Anvers. Ça fait du bien par où ça passe, ces petites surprises-là !

Combien de nos concitoyens sont en émoi à la veille de ces tirages financiers d’où la Fortune distribue aveuglément ses faveurs ?

La fameuse Loterie de Hambourg, qui soutirait tant d’argent à nos bas de laine français, était alors à son zénith. Tout ce qui essaya depuis d’imiter cette vaste combinaison à gogos n’est que de la roupie de singe en comparaison du produit hambourgeois, tant goûté des alouettes rémoises !

Le jeune Max Simon ne connaît que des triomphes aux Folies-Dramatiques, tandis que son camarade Richard le ténor, s’apprête à quitter Bordeaux pour aller à Lyon, où il est engagé aux appointements mensuels de 6.000 francs, – un denier pour l’époque !

Pendant les chaleurs de juillet, Brasseur s’efforce de relever nos courages abattus en nous montrant ce qu’est cette folie-vaudeville : la Boîte à Bibi. Rires entre deux coups de mouchoir sur nos tempes, pour en éponger les sueurs consécutives.

Dans le même temps où il ferait bon à se tenir le soir au frais sous les ombrages de la Patte-d’Oie ou sur le plateau verdoyant des buttes Saint-Nicaise, on se laisse enfermer dans la salle de la rue de Vesle pour y entendre l’Odéon presque en entier : Porel, Marie Colombier, Montbars et Talien, dialoguer le spirituel marivaudage du Mariage de Figaro, le Légataire universel du classique Regnard, et le Marquis de Villemer, de la romantique George Sand.

Nous ne citerons que pour mémoire la « Revue de 1876 », titrée : Voyage dans le Soleil en passant par Reims, parodie insipide qui ne fait pas le sou, malgré la réclame. Un mauvais point à Blandin !

Le 21 juin, Baron nous avait présenté la troupe des Variétés, avec son amusante opérette les Charbonniers, versifiée par Philippe Gille et musicotée par Jules Costé, dont le nom et la vision nous demeureront parfaitement inconnus dans la suite des âges.

Une cérémonie sensationnelle, au Cirque, avec l’orchestre Pasdeloup, conduit par le maître, assisté de la soprano toute fine, précieuse et délicate beauté, qu’on ap-pelle Cécile Ritter, accompagnée par son frère l’habile virtuose Théodore Ritter.

Salle comble et acclamations enthousiastes à l’audition de la Pastorale, de Beethoven, et de fragments de la Damnation de Faust, de Berlioz, dont la Marche hongroise, la danse des Sylphes et la Mazurka, peu connues des Rémois.

La Municipale nous offre le régal d’une audition de la fameuse contralto Richard, de l’Opéra ; et nous entendons à nouveau avec plaisir la charmante artiste violoniste Marguerite Pommereul, enfant de Pontfaverger, qui avait obtenu, en 1872, au concours d’enseignement des écoles primaires de la Marne, le prix féminin de son canton, alors que le prix masculin avait été décroché par Émile Cauly.

De retour d’une tournée triomphale en Autriche-Hongrie, elle nous fait connaître les Airs hongrois, de Ernst, pendant que Simon-Max nous divertit des joyeusetés de son répertoire, aux sons de l’Érard patiné par Ernest Duval aux longs cheveux.

Après ces jeunes compatriotes, nous aurons la visite de Fusier l’illusionniste, qui nous présente un violoniste de neuf ans et demi, Maurice Dangremont, prodige musical sans avenir qui, en veston court et mollets nus, étonne ses auditeurs par sa façon de jouer les Souvenirs de Bade, de son maître Léonard, et la Romance en fa, de Beethoven.

La Société de Musique de Chambre continue ses exploits à la Salle-Besnard, avec ce sournois de Ginet, préparant sa fuite, le violoncelliste Stenger, l’altiste Launois ; et, concurremment avec la Société des Concerts classiques, composée de Kéfer, Jéhin, 2ème violon et sous-chef au Théâtre, Coussette, alto, et le court et rondelet Brié-Niverd, violoncelle.

En septembre, époque des débuts de la nouvelle troupe théâtrale, Bazin mobilise son Harmonie municipale, pour nous faire entendre le comique-chansonnier rémois Chalamel, qui remplace les Gadiot et les Squelin, devenus vieux fourneaux, et des solistes tels que le bugliste Clovis Mailland, le flûtiste Pâté et le hautboïste Douaillier.

Si Pâté persévère dans sa profession d’architecte-géomètre-arpenteur et plus tard, ayant perdu quelque peu la tramontane, s’exerce à faire l’écureuil sur les réverbères de nos boulevards extérieurs, ses deux compères Mailland et Douaillier lâcheront les instruments à vent pour se servir de leur gosier et devenir l’un ténor et l’autre baryton d’opéra.

Mailland, né en 1856 d’un tailleur de la rue Nanteuil et élève des Frères de la rue Large, était entré, au sortir de l’école, au service du quincaillier Virgile Girardot, place des Marchés, dans l’équipe de petits commis où florissaient déjà ses compagnons de classe Jules Divoir et Alfred Aubert, père de Georges, adjoint au maire et commandant de Sa-peurs-pompiers, à Reims, en 1926-27.

On ne gagnait guère en ces temps-là chez nos commerçants en détail ou en gros, car ce sacré Virgile, qui n’attachait pas ses chiens avec des saucisses, prétendait ne payer ses serviteurs qu’au prorata de leur utilité, et non de leurs besoins.

Toutefois, le bonhomme s’intéresse au petit Clovis, assez joliet, au teint frais sous ses cheveux noirs, miroir à filles de joie, rutilant de jeunesse, et à l’heure de la conscription, l’excellent pingre se décide à faire l’avance de 1.500 francs, à valoir sur salaires futurs, nécessaires pour le volontariat d’un an.

On est en 1874. Clovis est admis et enrégimenté au 37e de ligne, à Neufchâteau. Le petit gars est intelligent, mais fort amusard et dépensier. Ce sera sa perte... et son salut !

Une faiblesse et des vertiges au compte de petite caisse, et patatras ! tous les rêves des parents, la combinaison du patron-quincaillier, s’écroulent. Le père en deuil s’exécute, et rembourse les différences, presque insignifiantes, il est vrai ! mais suffisantes pour déclasser leur fantaisiste calculateur ; c’est alors qu’intervient l’ironique hasard, maître inconséquent de nos destins.

Clovis quitte Reims, file cacher la rougeur de son front à Paris, où elle va se noyer dans la vaste mer de l’indifférence.

Il possède un joli brimborion de voix de ténor, qu’on avait entendue à Reims, à Witry. Là, ses grâces ont conquis le cœur d’une jeune héritière rurale, et il l’épouse.

Qui ne se rappellerait le réel succès qu’il obtint au Cirque, un soir où Bazin avait fait exécuter, en deux temps et trois mouvements, presque sans répétitions, – le diable d’homme réussissait ces tours de force ! – le Désert, de F. David.

On le mène auditionner à l’Alcazar, dont Thérésa est directrice et reine, et, bizarre destinée ! le voilà qui ânonne sur les planchers du boulevard les refrains idiots à la mode de tous temps.

Fait non moins étrange ! le directeur du Capitole, à Toulouse, l’entend, s’en attiche, en devient toqué : il lui faut ce ténor, ce rossignol, cette merveille, ce Cupidon à la voix harmonieuse !

Thérésa le lui cède, et au pays même des ténors, où les plus grands ne sont point prophètes, Clovis, qui a pris le nom de Meillant, débute dans un rôle immense : celui du Prophète !

Audace couronnée contre toute attente ! Et les Toulousains mélomanes et producteurs d’as vocaux s’affolent, à leur tour, de ce fils des brumes champenoises et le conservent pendant deux ans.

Suivre le petit Clovis devenu la coqueluche des amateurs de beau chant et des amatrices de beaux visages dans sa carrière nouvelle, c’est faire le tour de France et d’Algérie. On le verra notamment à Aix-en-Provence, Marseille, Alger, Bordeaux, Lille, sauf à Reims.

Son camarade de classe et d’enfance, le Joseph Dazy qui demeurait rue de Vesle, à la maison du boulet russe, – abattue il y a longtemps –, et devint par la suite brasseur à Witry-lès-Reims, l’aide de ses deniers, et Clovis prend une charge de direction théâtrale à Orléans.

Four et débris, ruines et déception ! Saint-Quentin le recueille, comme jadis il avait fait pour Antoine Renard, autre fils de la bohême musicale, et on finit par apprendre qu’en désespoir de réussite, Meillant, – alias Clovis Mail-land le petit Rémois, – a pris le paquebot pour Rio-de-Janeiro, d’où la nouvelle de sa mort parvient en France vers 1910.

Courte existence, pleine des folies de jeunesse et d’amour et des triomphes éphémères du cabotinage en musique !

Cher petit Clovis, que nos souhaits et nos espérances suivaient partout où le conduisirent les vagues du destin, et dont nous n’avons pas oublié l’œil rieur, la parole séduisante, l’aimable visage d’un chérubin jamais vieillissant ! nous ne laisserons pas périr ton souvenir et le confierons aux plumes attendries et bienveillantes dont la curiosité s’attache au passé de notre bonne ville de Reims, et de vestale en vestale, sa flamme se jouera des aquilons contraires de l’oubli !

Le lundi 14 mai, – deux jours avant que Mac-Mahon reprît à Jules Simon, premier ministre de cette République en baudruche, son tablier –, les Bilots font une rentrée sensationnelle dans Reims, à la suite du concours de musique à Lagny, – ce futur Cochons-sur-Marne de Léon Bloy –, où ils ont obtenu tous les premiers prix.

Ambroise Petit est rutilant, encore plus que d’habitude, et il y a de quoi ! Il y avait eu, le matin même, une aurore boréale. Le quartier Saint-Remi vit, ce soir-là, un coucher de soleil non mois éblouissant, dans la rumeur qui montait du Barbâtre, de la rue Neuve, et de Fléchambault.

Huit jours plus tard, on recommence la fête, cette fois avec les Pompiers, retour d’Angers. Il est 8 heures du soir, il pleut à verse, et malgré que nos municipaux aient gagné haut-la-main le prix d’honneur sur des rivaux redoutables, ce contretemps atmosphérique refroidit nos humeurs.

Le cortège des vainqueurs est pourtant des mieux composé : l’obligeant Béaslas, en veston de cheviotte bleue et casquette à trois galons d’argent, a amené la Fanfare Holden avec ses solistes : le saxophone soprano Edmond Dupont, le saxophone alto Gabriel Gautier, sans rival pour les sons filés, les trombones Auguste Visé, dit Pagusse, et Lambert, – n’en rien dire à notre ex-sous-préfet Mennecier ! – les basses Georges Holden, neveu de l’illustre Jonathan, et Jules Cayde, le fameux soliste des Variations de Mohr, et quelques autres non moins réputés. Voire la petite Fanfare scolaire de la pension Saint-Charles, et l’harmoniquette des Pupilles Sapeurs-pompiers !

Tout le Reims qui suit les retraites militaires du samedi, aux lampions, flanque le défilé, tous les arpettes mâles et femelles de la grande cité laborieuse, avec les nombreux badauds de tous âges qui n’en ratent pas une ! On est là pour un coup !

La fanfare Holden n’allait-elle pas en août de cette même année affronter à son tour, et pour la première fois, la sévérité des jurés de concours, lesquels, reconnaissant ses mérites, supérieurs à ceux de ses concurrents, lui appliquent un prix ascendant qui lui imposera des devoirs en diminuant ses chances

Le 8 septembre, les Compagnies du Nord et de l’Est ouvrent des horizons pharamineux aux jeunes potaches rémois qui rêvent de la montagne de la mer.

On commencera par cette dernière, et moyennant 15 francs en première et 10 francs en seconde classe, nous voilà partis, par grappes humaines, pleines d’entrain et de galoubet, et munies de provisions de bouche pour les cas de cherté dans les hôtels ou restaurants, vers Dunkerque, Malo-les-Bains et la mer du Nord.

Ah ! souvenirs du jeune âge, accourez en ribambelle et rappelez-nous la coquille de noix qui nous fit goûter les affres du mal de mer, la promenade sur le sable des dunes de Malo, le fromage de Hollande dit tête-de-mort, servi à la moutarde, sous une tonnelle de Rosendaël, et le tragique et émotionnant spectacle du flux et reflux d’une vaste étendue d’eau verte, aux vagues mugissantes et mousseuses, que nos yeux n’avaient pas encore admirée, avant même que nos imaginations en eussent soupçonné la mystérieuse influence sur nos cœurs et nos sens !

Qui donc, de nos jours, admettra qu’il ait été possible à un fils du peuple ouvrier de Reims d’aller passer deux jours à la mer avec 30 francs dans son porte-monnaie, et dont il rapportera le dixième ? Il en fut pourtant ainsi, qu’on en croie l’un des héros de ces aventures à la Robinson.

Reims possède, qui le croirait ? un libraire assez audacieux pour éditer les élucubrations poétiques d’un de nos plus intellectuels entrepreneurs de bâtiments, le doux et sentimental Arthur Mauroy, que chatouille la muse pindarique.

D’autres, comme M. Jourdain, font de la prose, le sachant : c’est moins compliqué, et nous en connaissons qui seraient heureux de la résurrection en nos jours prosaïques où rien que l’arithmétique et les comptes de banque passionnent les messieurs et dames d’âge réfléchi qui viennent d’en mettre un coup de 1919 à 1926, au-dessus de nos décombres, – d’un de ces libraires à tête folle et qui n’ont pas été biberonnés par une marchande de bananes. Ce qu’on lui en repasserait de la copie, et avec quel entrain ?

Le rayon des sports s’agrémente d’une section de canotage aux Régates rémoises, sous le patronage de l’ami de Mlle Angot, – alias Elvire Bouchez ou Nini –, arrière-petit-neveu du Régent et héritier de ses manières , tandis que l’alerte Schaaf s’offre un salon de gymnastique et d’escrime dans l’ancienne enceinte où Defrançois inaugura ses premiers mouvements d’ensemble.

Blandin, qui rêve de lauriers parisiens et va tantôt prendre une direction théâtrale où il puisse agrandir le champ de ses exploits, invite à une représentation des Cloches de Corneville, conduite par le musicien Robert Planquette et avec Max Simon en Grenicheux, son futur associé Cantin, de Folies-Dramatiques.

Et le jeune Edmond Missa, qui n’a encore que 14 ans, mais en qui la valeur n’attend pas le nombre des années, s’apprête, en sourdine, lui aussi, à quitter Reims et la Maîtrise de Notre-Dame où il prenait déjà du ton, pour aller à Paris suivre les cours de musique religieuse.

Résultat : il produira surtout une gentille petite musiquette profane, au détriment de ce que la postérité aurait pu lui réserver de gloire s’il avait pu se livrer à une aspiration plus haute et géniale. À chacun selon ses œuvres et ses possibilités !

Avant de clore cette revue d’année, remontons le cours des jours pour glaner – çà et là –, de pittoresques sou-venirs oubliés.

C’est le jeudi 21 juin 1877 qu’Eugène Courmeaux fit paraître le premier numéro de son Franc-Parleur rémois, dont le dernier numéro fut vendu le dimanche 16 septembre.

La publication dura un peu moins de trois mois, avec 25 numéros, le journal, qui se vendait 0 fr. 05, ne paraissant pas le dimanche. Courmeaux faisait la semaine anglaise.

On trouvera la collection de cette feuille éminemment politique et circonstancielle, en conséquence éphémère, à la Bibliothèque municipale de Reims : il n’y manque qu’un numéro, le premier.

Les dépositaires de ce journal étaient les libraires Michaud et Matot-Braine ; Parent-Gérard, rue Cérès ; Devaux, faubourg de Laon ; Parard, place Saint-Maurice ; Guillemart, rue de Vesle ; Leclère, libraire-antiquaire, rue Saint-Jacques, 8, – et les kiosques.

Son roman-feuilleton était ce qu’il y a de plus violemment anticlérical : « le Confessionnal dans la famille », composé, – affirme Courmeaux –, sur des faits parfaitement réels.

Ses bureaux étaient installés dans les dépendances de l’imprimeur L. Dufour, rue de Talleyrand, 48, – là même où sera plus tard l’Indépendant rémois.

Les Cahen, originaires de Metz, sont venus, aussitôt l’option rendue obligatoire, habiter Reims et y fonder un magasin de nouveautés au nº 52, rue de Vesle, sous le vocable : Petit-Paris.

D’autres réfugiés et immigrés, les frères Alsaciens, vendent des voitures d’enfants au nº 19, rue Colbert.

Le restaurateur Germet-Marc n’y va pas par quatre chemins à l’égard de la clientèle rémoise et déclare carrément : Pour trouver une bonne pension, bien déjeuner, bien dîner, il faut venir chez moi, place d’Erlon, 27.

Les mœurs rémoises d’alors sont exquisement patriarcales et on ne fait pas de chichis pour s’expliquer sincèrement.

Les deux sociétés de gymnastique, l’aînée de la fa-mille, l’Ancienne, et la Fraternelle, née d’hier, vont au concours de Nancy, où notre vieille société décroche la timbale d’honneur.

Huit de ses membres obtiennent des médailles : Alfred Alvin, enfant du Jard, futur directeur de l’École de Gymnastique, à Lille-Roubaix, – Grappier, Étienne, Hertz, Verdun, Vaillant, Lefèvre et Ries. Les docteurs Octave Doyen et Delacroix leur offrent le champagne à la Brasserie de Strasbourg.

Au Cirque, exhibitions drôlatiques des Folies-Bergère en voyage, par une troupe chorégraphique, acrobatique et mimique comprenant 9 danseurs, 2 chanteuses rigolotes, 5 mimes enfarinés, 2 clowns-acrobates, à l’air aussi bête que possible, 2 pianistes à faire suer Duval, 2 chiens gymnastes, objets d’admiration pour le père Defrançois, 1 ouistiti des plus dégoûté de l’homme, danseur de corde pouvant servir de maître à nombre d’ambitieux de la politique et des arts, et un nègre, qui vient s’assimiler à nos mœurs et coutumes, dont on lui a dit grand bien de l’autre côté de la Grande-Bleue.

Chêne, professeur d’escrime, de boxe et bâton, invite ce dernier à la séance qu’il offre au Cirque aux amateurs d’alors, précurseurs de nos sportifs d’aujourd’hui.

Les frères Dacremont, opticiens et bricoleurs en toutes espèces de marchandises, qui s’étaient installés royalement à l’origine rue des Tapissiers, 32 et rue de Vesle, 72, connaissent les déboires d’une crise de vente et de trafic, et en sont réduits à se cantonner en chambres, rue des Carmélites, 2.

Un farceur de Fléchambault, familier des bords de la Vesle où il braconne le brochet et la tanche, offre aux pêcheurs malheureux du poisson vivant, en spécifiant que les hameçons seront à la charge des pêcheurs.

Qu’entend-il par ces paroles ? N’est-ce pas que pour authentiquer les prises, on accrochera un hameçon à la gueule du maladroit brochet qui se sera laissé prendre à la nasse ? Rébus !

L’artiste-peintre et photographe Gustave Renoir, – rien de commun avec son homonyme impressionniste, si en faveur auprès de certains de nos compatriotes, spéculateurs en peinture et en chambre –, ouvre ses ateliers sous le plafond des cieux, rue Buirette, 18, futur emplacement de la Salle-Bernardin.

Ce sacré Leriche, qui se fait remarquer par de nombreuses galipettes dans nos rues, a établi une succursale de son père, le chapelier de la rue de Talleyrand, au n° 33 de la rue de Vesle.

Mais, on sent bien qu’il n’y moisira pas : ce garçon-là se sent d’autres aptitudes et rêve de longs voyages aux antipodes et de liberté dans la brousse. Nous le verrons un jour consul de France au Tonkin. Tout arrive en ce doux pays !

Une catherinette de la rue du Jard, qui s’était dévouée pour un père peu favorisé du sort, le petit Thomin, trieur de laines décédé au bout d’une corde en 1874, obtient de l’Académie française un prix de piété filiale.

Il était bon que la presse locale avisât de ce débouché ceux ou celles des nôtres que le cadre de fondation des prix de vertu de Reims ne peut recevoir.

Et ils pourraient être légion ces solliciteurs, dans une cité ouvrière dont la population comprend 81.328 âmes, se décomposant ainsi, le temps aidant : 21.309 garçons, 20.836 filles, – bravo ! Nos mères rémoises, plus de mâles à marier que de femelles, c’est le rêve ! – 1.576 veufs contre 4.094 veuves –, les femmes ont la vie plus dure que les hommes, et tiennent davantage ! – 16.692 hommes mariés contre 16.826 femmes mariées. Mystères de la statistique ! Qui nous expliquera le problème que constitue cet appoint de 134 mariés sans épouses ?

Ce sacré Courmeaux, quel chien pour les croûtes ! Quel sanglier rageur et à la dent dure contre ses camarades de collège qui sont de l’Académie rémoise ! Lisez ces lignes à l’adresse de la docte et bien pensante compagnie : Une séance à l’Académie de Reims.

Un public peu nombreux attendait impatiemment l’entrée des Académiciens dans la salle du Palais-Archiépiscopal, la salle dite du Tau, décorée pour la circonstance. À 2 heures 30, une longue file noire précédée d’un huissier à verge fait son apparition. Ce sont presque tous de saints personnages que les membres de l’Académie : un archevêque, des curés de campagne et de ville, et... en-core des curés, de salon et des champs. Çà et là, quelques pédagogues et professeurs de Lycée égarés. Le discours traditionnel est commis par Henri Paris : il est un encensement continuel à l’adresse de l’archevêque Langénieux qui l’accueille, en vérité, sans que sa modestie évangélique ait l’air d’en souffrir. Puis, le notaire Goda débite un rapport aussi long qu’inoffensif. Le médecin Maldan lui succède et, sous prétexte d’histoire (avec un grand H) fait défiler devant nous, comme par une lanterne magique, les différentes abbesses d’Avenay. Pas fort intéressant ! En compensation, le disert et fin avocat Piéton a su plaire en réveillant l’auditoire... E finita la comedia.

L’article est signé P. B. – ce qui fait penser, le style aidant, qu’il n’est pas de la plume de notre vieux sectaire radical, fidèle à ses convictions du jeune âge ; mais on peut être certain que ces lignes ne sont que l’écho des opinions du patron de la maison.

On le retrouve galant et aimable quand le journal parle de la jeune violoniste Marguerite Pommereul. Oyez !

D’ailleurs n’eût-elle pas tout le talent qu’elle possède, quel serait l’auditeur assez cruel pour ne pas faire un chaleureux accueil à une aussi délicieuse enfant !

Ah ! vieux birbe, on t’y pince ! à les pincer les mollets des petites danseuses, comme tu le faisais si bien lors des beaux jours où l’on t’avait bombardé, faute de mieux, secrétaire à la direction du Théâtre du Châtelet…

Toujours ami des arts lyrique et dramatique et adorateur du beau sexe, Courmeaux, qui a conservé les délicates façons du milieu où il a été élevé et des talons-rouges qu’il a fréquentés, a obtenu de la municipalité, qui le connaît et bien l’apprécie, le poste honorifique de vice-président de la Commission de réception des artistes du Théâtre.

Cette commission extralucide était de création reculée, et depuis la Restauration, servit de truchement entre la Ville et les directeurs. En font partie en 1877 ces gais compères et francs-lurons remarquables : J. Lantiome, A. Morizet, Brion, Carpentier, sous la tutelle du Dr Henri Henrot et l’œil narquois d’Alexandre Auger, avec loge à l’œil au théâtre.

Le maître tailleur du 132e de ligne, Luisier-Vasseur, lâche l’aiguille, les ciseaux, et les boutons de culotte pour s’exercer au débit de boissons dans son café-brasserie, rue de Vesle, 98, à l’angle de la rue Jeanne-d’Arc, transformé plus tard en caf’ conc’, avec poules et coqs montmartrois en basse-cour.

Un concert des Enfants de Saint-Remi, au Cirque, donne naissance ou prétexte à une touchante scène de familles entre le directeur Ambroise Petit, aux longues et truculentes manchettes baladeuses, et le svelte fiston du bougnat de la rue Neuve, l’aimable Simon, ténor pour bâtons de sucre et morceaux de nougat, auquel, à la fin de son rondeau : 99 Moutons... texte de Émile André, une charmante fillette, Mlle Marie Petit , remet une vaste couronne en feuilles de papier doré, au nom de l’Orphéon. Simon, alors, plein d’à-propos et de délicatesse, se tournant vers Ambroise : Je demande la permission de décerner la moitié des applaudissements que je reçois au directeur des « Enfants de Saint-Remi », M. Ambroise Petit, mon premier professeur de musique.

Délire et acclamations de ce bon peuple sans façons qu’est le monde ouvrier du bourg Saint-Remi.

Comme Max Simon a intercalé dans son programme la bluette comique : L’Anglais voyageur, le chroniqueur anonyme, pour la frime, du Franc-Parleur, en profite pour décocher une flèche à nos réactionnaires au pouvoir : La foule a saisi avec empressement l’occasion de manifester ses sentiments républicains en lâchant une bordée d’applaudissements lorsque le pérégrinant insulaire conte qu’il entendit à Monaco une dame fredonnant cet air... et ici, Simon susurre les premières notes de notre hymne national, et reprend : Ceci me permit de reconnaître que cette personne était « Marseillaise »... Eh ! eh ! le gros malin, qui veut soulever les passions !

Blandin, nous l’avons dit, assume la direction du Casino, auquel il donne le nom de Théâtre des Bouffes.

Pour sa saison théâtrale 1877-78, il recrute le ténor Dekéghel et la soprano Cécile Mézeray, laquelle est une chanteuse de tout premier ordre, mais aussi vilaine au physique et maigre que son prédécesseur et homonyme Caroline Mézeray était belle de visage et de carnation.

L’orchestre reste sous la direction de De La Chaussée, talentueux artiste et futur directeur à son compte, et des sous-chefs et répétiteurs Coussette et Isay, celui-ci habitant rue Chanzy, 96, où il professe le violon, en attendant d’aller exercer au théâtre du Caire, en Égypte.

Kéfer est chef du pupitre des premiers violons, et sa femme est au piano, en remplacement d’une harpe manquante. C’est Deslouis qui est baryton, l’un des meilleurs qu’ont ait jamais eus à Reims. Avec Anna Thibaut, Montcavrel et Rodolphe, l’ensemble est parfait, appelé à satisfaire les plus difficiles.

Quelques opérations de voirie sont des plus intéressantes. De compte-à-demi avec le docteur Seuvre, la Ville fait acquisition de l’immeuble à abattre, derrière le Théâtre, rue Chanzy, 9, pour la somme de 41.200 francs.

Une partie de ce terrain servira à écarter l’édifice municipal de tout immeuble avoisinant. Le reste est cédé, – 257 m² –, à Seuvre au prix de 103 fr. 85 le mètre, et celui-ci fera construire un bel hôtel à deux étages, qui aura 12 mètres d’élévation sous corniche et 11 mètres de profondeur. Détruit pendant la grande Guerre, sur son emplacement la Ville a fait construire sa caserne de Pompiers et remise de pompes et décors pour le théâtre.

Le docteur J.-B. Langlet réclame au Conseil municipal la prolongation de la rue des Capucins jusqu’au Ruis-selet, à la suite de la fermeture d’un passage public ouvert le long du mur du Pensionnat des Frères.

Les gens de métier donnent le nom de serpillière à certaines toiles, destinées à l’emballage des laines, et écrivent ce mot tel que ci-dessus. Un professeur de langues inconnu du public jusqu’alors, le marchand de toiles d’emballage Houbart (Amédée), de la rue du Bourg-Saint-Denis, 4, informe sa clientèle que ce mot s’écrit : serpillaire. Dont acte.

Pour aider aux comparaisons rétrospectives, donnons ici les cours de certains produits agricoles pratiqués en 1877.

La laine de France se vend sur les différents marchés : à Eu, en Seine-Inférieure, lavée à dos, de 2.80 à 3.50 le kilo ; à Bourges, le berrichon en suint, de 1.10 à 1.70, en hausse de 8 % sur 1876. À Buzançais, le berrichon de l’Indre ne se vend pas à moins de 1.50. Les belles laines du Tardenois et du Soissonnais restent entre 0.95 et 1.10, – toujours au kilo.

Ce sont là des prix ruineux pour l’éleveur de moutons, et qu’on ne reverra sur les mercuriales qu’en crise de 1899-1900.

À Vernusse (Allier), on débute à 1.45, mais juillet amène sa hausse. On atteint en Beauce, Brie et Normandie jusqu’à 2.10 pour les belles bergeries mérinos ou métis-mérinos, à rendement au peigne de 33 à 34 %. La laine à carde, à rendement sensiblement inférieur, se paie de 1.65 à 1.80. À la foire de Neubourg (Eure) les lavées-à-dos atteignent 3.60, de même à Patay, où les suints se paient 2 francs. Les solognets, tachés et durs au toucher, varient de 1.40 à 1.70. Dans l’Aube, à Nogent-sur-Seine, on paie de 1.70 à 2 francs. Les Toulousains et Ariégeois, genres à carde, valent 1 franc en moyenne.

À cette date de la tonte, en juillet, le 3 % est à 70.70.

Le blé de la récolte 1877 vaut 50 francs le quintal ; le seigle 20 francs, et le son 16 francs. Vingt ans après, le blé sera au niveau du son.

Parmi les défunts de l’année, il serait injuste d’oublier certaines personnalités éminemment tertiaires, voire quaternaires :

Le père Piet, trieur de laines, dont le nez avait pris une nuance si pourpre qu’on disait du bonhomme : Si jamais ce Piet tombe dans un puits, on en remontera des seaux de vin rouge !

Le défunt était le père de ce succulent placier en laines de la maison Picard-Goulet frères : Ch. Piet, l’un des plus connus parmi les plus vaillants porteurs de marmottes que Reims ait vu déambuler dans les rues du quartier des laines et tissus.

Un autre trieur, – qui meurt prématurément celui-là, – Eugène Templie, rue Brûlée, 20. Il était l’aîné d’une famille d’ouvriers en laine originaire de Château-Porcien, composée de deux fils, Léon le cadet, et deux sœurs, mariées l’une au courtier en tissus Maugin, l’autre à un pharmacien exerçant avant-guerre à Paris, boulevard Saint-Marcel, et qui sans contredit étaient les plus beaux enfants des hommes qu’on pût imaginer.

Eugène décède à 27 ans, victime de ses ardeurs juvéniles et son jeune frère Léon, trente ans plus tard, quelques années avant la grande Guerre. Tous deux avaient fait partie de la Musique municipale des Sapeurs-pompiers.

Et maintenant, attendons de pied ferme, l’an 1878 et son Exposition universelle !