La Vie Rémoise en 1876

1876

Le réveillon de la Noël 1875 avait été joyeusement fêté dans Reims, aussi bien au dîner familial du soir que dans les restaurants de nuit, à la sortie de la messe de minuit.

L’atmosphère incertaine de la politique nationale, depuis les heures tragiques de l’année terrible où un gouvernement de fortune avait pris en mains les rênes délaissées d’un Empire défaillant, dans une France accablée, blessée, sanglante, en proie aux affres de l’agonie, cette atmosphère ne libérait pas nos esprits de ces inquiétudes qui paralysent les meilleures volontés et les optimismes les plus résolus.

L’assemblée souveraine issue des élections de 1871, et élue avec la mission de conclure une paix acceptable, n’avait pu, une fois son œuvre accomplie, se résoudre à déposer le sceptre et s’épuisait en discussions stériles autour du problème de régime posé par la Nation.

Faute de mieux, les maîtres de notre destin venaient enfin de décider, à la majorité d’une voix, que le gouvernement de la France prendrait le nom de République.

En attendant d’avoir la chose, le pays respira et les Rémois ne furent pas les moins satisfaits de cette solution d’attente, qui présageait, pour les meilleurs esprits, un définitif du même sens.

Chacun dans sa sphère, poussa un soupir de soulagement : on allait donc pouvoir, l’esprit au repos, se livrer à un travail fécond, tempéré par des plaisirs forts modérés !

À Reims mieux qu’ailleurs, où la masse moyenne de la population se laissait assez volontiers pénétrer par les idées laïques et républicaines, on n’attendait qu’une occasion pour manifester des préférences qui s’avéraient sûres d’elles-mêmes, et la satisfaction éprouvée d’une décision qui, en laissant aux partis non désarmés l’espoir fugace en un avenir à leur goût, n’en affermissait pas moins quelque certitude en une paix et une concorde intérieures sans lesquelles il n’est point de prospérité durable, ni de joies libérées de tout souci.

On le vit bien par l’allégresse des groupes de noctambules qui, au sortir des églises, vers les une heure du matin de cette veillée de Noël, s’engouffraient dans les lumineux bars et cabarets de nuit où le plateau des victuailles s’enorgueillissait de ses chapelets d’andouillettes et de ses pylônes de boudins.

La vieille église Saint-Jacques, – Madeleine rémoise, réputée pour la distinction de ces élégantes paroissiennes –, la cathédrale, vaste nef qui eût pu abriter sous ses voûtes la population d’une bourgade entière, et la basilique de Saint-Remi, et le jeune vieux Saint-Maurice, aussi les modestes oratoires de quartiers, – notamment la chapelle de Saint-Vincent-de-Paul, rue du Couchant –, avaient ouvert leurs portails à une foule bigarrée accourue pour participer à la manne des harmonies liturgiques que nos maîtrises réputées offraient à ces chrétiens de bon ou mauvais aloi qui ne re-doutent rien d’une veille allongée sous les voûtes froides des temples, et aiment à voir lever l’aurore du jour où naquit le Sauveur du Monde.

Curieux spectacle, et toujours le même, celui de ces convives de tous âges, – et surtout de sexe masculin, car peu de femmes participaient à ces agapes nocturnes furent, ou alors des femmes d’un monde spécial –, attablés serviette au cou et le bec enfariné, en ces lieux d’embouche où des chefs conscients de leur valeur, sous calotte haute et plate de coutil blanc et veston de mêmes étoffe et nuance, s’apprêtent au coup-de-feu.

Ces festins aux chandelles s’exécutaient généralement dans le centre le plus vivant de la ville, aux approchent de la banque, de la place Royale, de la cathédrale, et, notamment, de la place d’Erlon.

Toutes lumières scintillantes, le buffet de la Gare, les salons polychromes de Besnard, Danrée, Pêcheur, l’Embarco, Magnier, Baratte, le Gros-Raisin de Lallement, Lina, Delhorbe, Cosset, Barbelet, Evrard et Fauchat, Polonceaux, Philippe, Vanny, Rousseau, ceux-là des plus modestes, – et aussi Justin Camus, du Café de la Poste, rue Saint-Étienne –, abreuvaient, empiffraient ces jeunes estomacs ou ces vastes bedaines ouverts à tous liquides, mousseux ou non, et à tous escargots de nos vignes, huîtres, tripes, andouillettes, boudins blancs ou noirs, condimentés outre mesure mais indigestes au possible, à ce point même que les immodérés se voyaient obligés de pratiquer cette opération de viduité à la normande où, dans des coins discrets, après ces interminables haut-le-cœur et ces longs frissons sous l’échine qui figent le sang et font pâlir les teints les plus rosés, ont fait vaillamment le trou, pour recommencer l’inglutition jusqu’à ce que, vers les quatre heures, tous bien fatigués et sommeillants, cuisiniers, sommeliers, serveurs et clients, chacun s’en fût, sous la blanche et laiteuse lueur des étoiles du matin, poser une tête alourdie sur quelque oreiller affectueux et bienfaisant.

Trois ou quatre heures d’un sommeil agité de pesants soubresauts, et l’on se réveillera, les yeux blancs, avec une barre au front sous des cheveux embroussaillés. Un lavage à grande eau, puis, pour se refaire l’âme et le corps, on prendra le chemin de la cathédrale, où, à dix heures, la Maîtrise de Notre-Dame, sous l’archet autoritaire d’Étienne Robert, exécutera une de ces messes pontificales à la Gounod qui nous ont tant de fois enchantés, – toutes orgues ronflantes sous les hautes voûtes glorieuses, après que les deux bourdons de la tour sud auront déployé, par-delà les toits urbains et sur les chaumes champêtres recouverts, les uns comme les autres, d’une hermine de neige –, leurs nappes d’ondes harmonieuses et vibrantes.

Pour la première fois depuis que le Monde est monde, le chaudron de Saint-Remi avait joint sa voix éraillée et sourde aux éclats métalliques de ses orgueilleux confrères, et malgré tant d’infortunes qui le frappèrent dès sa naissance en paralysant ses moyens naturels, l’enfant mal venu de feu l’archevêque Landriot, avait clamé de son mieux, à la joie non dissimulée de ceux de Par-en-Haut, qui, eux aussi, et enfin ! possédaient, – et pourquoi pas ? – leur bourdon, tout comme ceux de la ville.

Ne savait-on pas que la Jeanne-Françoise-Remiette, cloche assez rondelette pesant 3.740 kilos, avait été baptisée le 27 juin 1875, – un mois écoulé après la déconfiture du banquier Marion auquel la mense archiépiscopale avait confié les fonds qui présidèrent à sa naissance.

Les paroissiens de la basilique en avaient eu le frisson d’angoisse ! Leur venette fut de courte durée, car ne manquaient pas à Reims des cœurs charitables qui assurèrent le sort du nouveau-né, et la cloche fondue, expertisée, affermie en place, avait été mise en branle à l’heure dite.

Bien des Noëls, des Saint-Remi-Saint-Hilaire, des Pâques et des Pentecôtes, des Assomptions, voire des Toussaints, et plus tard des Quatorze-Juillets, se trouvèrent dès lors assurés d’une acclamation urbi et orbi par une grosse voix de rogomme, sonnant le creux, à l’instar de ces larynx voilés des chantres paroissiaux qui ont abusé du sirop de chez Vitu ou du pruneau de la buraliste du coin.

En vérité, l’hiver 1875-76 se présentait assez rude-ment et c’est avec les moufles en tricot de laine, le cache-nez manteau et la casquette épaisse aux oreillères abattues que les tout-vieux et les tout-jeunes, pieds chaussonnés en galoches vernissées, accomplirent la corvée traditionnelle et séculaire des visites de bonne année.

Les rues étaient blanchies et scintillantes d’une neige durcie et immaculée. Les gamins se pourchassaient à coups de boules pétries de cette eau congelée descendue si mollement sur nos têtes et les toits de nos maisons, en flocons légers, caressants, presque impalpables.

Ah ! ce premier de l’an neuf, délices des uns, tourment des autres, que le satiriste n’a pas ménagé, mais qui se fêtera longtemps encore, même parmi les sceptiques endurcis de nos temps nouveaux !

Ne peut-on, du calendrier

Effacer le premier janvier,

Ce jour fatal aux pauvres bourses,

Ce jour fertile en sombres courses,

Ce jour où cent froids visiteurs,

À titre de complimenteurs

Pleins du zèle qui les transporte,

Sèment l’ennui de porte en porte ?

Qui nierait cependant le charme de cette coutume ancestrale, transmise d’âge en âge dans la famille française et que la famille rémoise a respectée et honorée jusqu’à nos jours ?

Évoquons nos souvenirs d’enfance, si vivaces au déclin de la vie : c’est, disait Gérard de Nerval, comme un manuscrit palimpseste dont on fait reparaître les lignes par un procédé chimique.

En de longues nuitées préalables, frères et sœurs, au chaud de la couvée familiale, se complaisaient à supputer, avant que le sommeil vînt clore leurs jeunes paupières, l’importance et la nature des étrennes prévisibles. Au réveil de ce matin mémorable, pères et mères, aïeux grondants et aïeules au chef tremblant, se font une joie intense d’être les premiers à auréoler d’allégresse ces têtes chéries, et, suivant que la gougette aura été plus ou moins rebondissante, à sor-tir de leur cachette mystérieuse les somptueux ou modestes jouets achetés la veille, et dissimulés soigneusement dans quelque placard cachottier ou sur des rayonnages que le bras des petits ne saurait atteindre.

On a fait la tournée des richissimes cavernes du père Noël, gérées par des Olins au petit pied, grands prêtres du culte de Polichinelle, répartis savamment dans les différents quartiers de la bruissante ruche ouvrière.

Sous les loges de l’Étape, c’est Verdelet, l’homme à la haute casquette de soie noire, aux lunettes noires relevées sur un front olympien, qui a la spécialité des chevaux de bois mécaniques.

Ah ! ce cheval mécanique, précurseur de la bécane qui fait les délices de nos jeunes contemporains ! que d’envies, que de soupirs, que de passions il souleva dans les cœurs ! et qui mesurera le bonheur de ces favorisés de la fortune à qui échut, il y a un demi-siècle, ce fier coursier rigide et vermillonné, à la crinière en brosse, au naseau mousseux, à selle de cuir et étriers de métal blanc, dont une chaîne sans fin, actionnée par deux poignées en os, déclenchait le mouvement, sous la vigoureuse main du cavalier !

Proche de là, Joly tenait le jouet de luxe, et Loiseau ce bébé parlant, rêve angoissé des petites filles. Le caravansérail du Bazar Parisien, rue des Tapissiers, avait la vogue, en raison de l’étendue de son magasin à étage et galerie, et du choix des bibelots.

Les bimbelotiers à modestes prétentions étaient assez nombreux ; parmi ceux-là, Limichin, rue de l’Arbalète ; Legrand-Marion, marchand de pipes, mitoyen du libraire Matot-Braine ; Alexandre, du faubourg Cérès ; le père Parard, rue Neuve, 122, et le perruquier Briallard-Clamart, du Barbâtre, et les papetiers-libraires, marchands de timbres ou de décalcomanie, qui tenaient le joujou à un et deux sous pièce. Il en fallait pour toutes les bourses, et déjà, en ce temps, les hôpitaux étaient comblés, pour leurs pensionnaires lilliputiens.

Alors au petit jour, pendant que s’épandait dans le logement l’arôme du café au lait ou du chocolat bouillant, – ces douceurs impatientes du bol et du pain-au-lait –, en chemise et pieds nus, vite ! gamins et gamines accouraient sauter au cou de la mère adorée et du père sévère, auxquels on souhaitait une bonne année, une bonne santé et le paradis à la fin de vos jours.

La veille, les maîtres et maîtresses d’école avaient dicté et fait écrire à leurs élèves, de leur plus belle anglaise et sur des feuilles de papier blanc dentelé à fleurs coloriés, quelque compliment où se glissaient les éternelles promesses, jamais réalisées, d’obéissance et de travail studieux.

Embrassades fugaces et folles ? Puis, on reprenait le chemin du lit, les bras encombrés de jouets ou de bonbons. Au lever définitif et toilette faite, sans récriminations contre la serviette mouillée et savonnée qui infiltre sa mousse dans les yeux, les oreilles, le nez et la bouche, on prenait le chemin des visites, conduits à la main, ou sans laisse, par les grands frères ou grandes sœurs, chacun ayant en poche le compliment parfumé, dont on se remémorait à l’avance le texte prototypé.

Les visites s’opéraient protocolairement, à commencer par les grands-pères et grand’mères, les paternels d’abord, les maternels à la suite. Puis, c’était le tour des parrains et marraines, oncles, tantes, par rang d’ancienneté, les cousins de l’ordre germain, les sous-germains, et ainsi de suite jusqu’au plus infime degré de la parenté.

Une dérogation à ces règles eût entraîné des conséquences fâcheuses, redoutables même, pour l’union des cœurs et provoqué, pour le moins, d’intarissables commentaires pour les jours à suivre.

La rue, dès lors, s’emplissait, vers les neuf heures du matin, d’une foule de gens endimanchés, en majeure partie du sexe masculin, affairés, et d’un pas accéléré se dirigeant vers les demeures patronales ou les monuments publics, hospices, mairie, maison de retraite, bureaux de commerce des firmes lainières ou viticoles.

L’usage exigeait que le personnel d’employés ou contremaîtres payassent visite en groupe à Messieurs les patrons ou chefs d’ateliers. Généralement, la flûte, le biscuit et les massepains traditionnels attendaient les visiteurs, et corvée remplie, on se dispersait pour se retrouver, à l’heure de l’apéritif, dans certains cafés préférés : Au Louis XV ; chez Barbelet, dit Charles : huîtres, escargots et tisane à 1 franc la demie ; à la Banque, tenu par Mouras ; au Saint-Denis ; chez Leleu, place Godinot ; au Commerce, faubourg Cérès ; à la Brasserie de Strasbourg et la Taverne Alsacienne, sous les loges de l’Étape ; aussi au Palais, au Café du Théâtre, au Café de Paris et chez Georgin, vis-à-vis le Palais de Justice.

Les marennes verte ou blanche, la portugaise, apparue d’hier seulement aux éventaires, et l’escargot juteux, s’arrosent de nos blancs de pays ou de nos mousseux de deuxième zone. Le choix se paie 1 fr. 80 la douzaine ; on a des portugaises à 0 fr. 30 ; mais on reproche à ces dernières de sentir trop la caque, et à leur eau salée d’être bourbeuse, gare à la typhoïde !

Charles, Camus, Lambert de la rue Saint-Jacques, sont renommés pour leurs coquillages à 0 fr. 60 la douzaine : c’est tout de même un plat lourd, et quoique cela, il est de ces amateurs qui en absorbent de deux à trois douzaines, avant le déjeuner, – pain tendre en sus. À bientôt la dilatation et la noix vomique !

Les visites protocolaires du monde officiel ou de haute situation, s’accomplissent en sapin de location, voire en somptueux équipages de maîtres, à deux chevaux pomponnés et piaffants, au cocher rigide et galonné, armé du fouet à longue mèche et doublé d’un larbin ouvreur de portières.

Il n’y a pas que des crafouillats à Reims, et si l’aristocratie ne se montre guère dans nos rues, elle n’en est pas moins présente en ses richissimes intérieurs, camouflés sous de modestes façades sans provocation ni battage.

Il y a peu ou point de nouveaux riches, dans notre ville ; les fortunes ont été acquises lentement, par l’accumulation des années et des affaires. On ne cherche pas à éblouir l’œil facilement éveillé de Populo et on ne se complaît pas à exciter l’envie, – ce poison lent des cœurs du pauvre monde !

Et c’est ainsi que jusqu’au soir de ce grand jour, – sauf pendant le midi et demi, réservé aux agapes familiales, – la bonne vieille cité rémoise, chenue mais aimable et caressante à l’égard de ses Bons-Enfants, bruissait de mille ébats joyeux.

Les boutiques, restées ouvertes dès potron-minet, s’illuminaient à la nuit tombante des feux de leurs rampes à gaz.

Théâtre, Casino, concerts et cabarets recevaient leurs contingents de fidèles paroissiens ; le lendemain, jour férié suffirait au repos nécessité par ces dépenses d’énergie cérébrale, stomacale et jambinesque.

Toutefois, la belle cohorte masculine des bureaux de la fabrique ou du champagne se retrouvait compacte autour des tables en marbre de nos cafés du centre, s’escrimant au rams, à la banque, au valet, voire aux dominos et aux dames. Le billard, lui, faisait recette. La Grande Brasserie de Strasbourg, sous Berger, possédait déjà ses neuf tapis verts à billes d’ivoire, retenus à l’avance par des équipes de sportifs adroits au carambolage.

La manille et son manillon germaient encore dans leurs limbes, et le jacquet lui-même, – ce tombeau de tout repos pour méninges fatiguées –, était inconnu de nos piliers de cabaret.

Vrai ! que de nouveautés recèle ce court laps de temps qu’est un demi-siècle avec ses cinquante printemps !

Ce fut de cette façon que le premier de l’an 1876 prit rang sur le graphique du passé, s’apprêtant à dérouler aux yeux des uns et des autres les scènes ou pittoresques ou puériles, ou gaies ou affligeantes, ou consolantes ou désespérantes qui constituent la trame de notre existence quotidienne !

En ces temps, la République parlementaire au berceau veillait à ménager à ses peuples des réserves alimentaires à un taux de bon marché exemplaire pour les lustres à venir, de même que le salaire ouvrier rémois, en particulier et notamment dans nos tissages de laine, s’enflait de semaine en semaine, apportant l’abondance dans les chaumières, en concordance avec la prospérité de nos exportations...

Le tisseur habile et à la prime se faisait alors des journées de six à huit francs, et sa ménagère en profitait pour s’entourer le cou, orner ses phalanges et ses lobes de colliers, anneaux, pendeloques et boutons d’or, argent, rubis... ou strass.

Cette ère prospère dura jusqu’aux jours néfastes de la longue et ruineuse grève de 1880, suscitée et provoquée sournoisement par les villes rivales de l’industrie textile. Roubaix en profita largement.

Mais, en attendant, Reims vivait copieusement.

L’alimentation carnée par la viande de cheval avait conquis droit de cité parmi nous, les boucheries hippophagiques voyaient de jour en jour s’accroître leur clientèle, d’autant plus que nos Hippocrates et nos Galiens d’alors, apôtres aux mœurs simples, cœurs dévoués à la masse, hy-giénistes en action ad libitum, recommandaient à la classe ouvrière, pour ses fils et ses filles pâlots et anémiés, l’usage de cette chair réconfortante dont on avait trop médit jusque-là. En biftecks ou bœuf mode, le canasson se débitant au prix de 0,60 à 0,90 le demi-kilo. La viande de taureau, dans les boucheries des quartiers populeux où le pépère remplace abélard, et la chèvre le mouton, variait de 0,50 à 0,75 centimes.

Étant donné que le jardinage des marais de la Vesle du Grand-Jard produisait en abondance salades et légumes, on s’offrait de succulents et aromatisés pots-au-feu à bon compte. Dans ces temps-là, les jardinières assuraient elles-mêmes l’approvisionnement de leur clientèle, installées confortablement sur la banquette d’une carriole à deux roues, bondée de choux, carottes, poireaux, salsifis et tout ce qui s’ensuit, traînée par un bon gros ardennais docile et au ralenti, s’arrêtant de lui-même aux portes des ménagères comme un cheval de roulier devant les auberges.

À l’ouverture des halles, – six heures du matin l’été, sept heures l’hiver –, des charretées culbutaient leurs verdures alléchantes sur le carreau, les mercredis et samedis, jours de grand marché.

Les petits marchés de quartier, assez rares à l’époque, étaient également bien approvisionnés.

La volaille s’offrait à des prix qui, par ressouvenir, nous font pousser des soupirs à fendre l’âme ! L’oie se payait dès octobre, 0.85 c. la livre ; le poulet, de 2 à 4 fr. pièce. La volaille blanche et grassouillette d’Anjou ou de Bresse, de pays, figurait peu sur nos étalages de primeurs. L’asperge d’Hermonville ou de Beaurieux, longue, blanche et tendre, valait de 20 à 30 sous la grosse botte. Les comestibles d’épicerie variaient peu leur mercuriale et nos petits commerçants ignoraient encore ce que c’est que faire la culbute et le double ou triple looping.

Si le savon de Marseille est à 15 sous le kilo, le litre de vermouth – ce n’est ni Noilly-Prat ni Chambéry –, dépasse rarement 1 fr. 60. Le sucre coûte 1.40 au kilo, le chocolat vingt sous de plus, le café 5.20 et le vermicelle 0.80 c. Le pruneau, surtout en carême, apparaissait sur nos tables, cuit soit au lait, soit au vin rouge, et, d’accord avec la morue, ils représentaient à eux deux, au XIXe siècle, le brouet lacédémonien.

D’énormes kippers, – harengs fumés de Norvège –, valaient 0.40 c. pièce, mais le populaire sauré, – hareng saur –, restait modestement à un et deux sous. Les uniques et succulents pois de Rosnay atteignaient tout écossés 2 fr. le litre, et les inférieurs du voisinage se contentaient du franc. De même, les flageolets et haricots de Cauroy-lès-Hermonville, justement réputés, et leurs congénères sans esprit de rivalité.

En boucherie, la criée de la place des Marchés offrait le gigot de mouton à 1 fr. la livre, l’épaule désossée à 0.75 c., la poitrine 0.60. Le veau valait de 0.80 à 1 franc, et le filet de bœuf, humblement, se livrait à 1 fr. 70. On ne se l’arrachait pas comme maintenant, époque troublante où s’accumulent les fines gueules.

Quant au cochon cher à Monselet et ses succulents abattis, il fait alors nos délices à bon compte. On le met en saucisson à 2.25 la livre, en jambon cru ou fumé à 1.20. On cote son lard gras ou maigre de 0.80 à 1.10 ; sa panne à 1 franc, son saindoux, 2 sous de plus, pour perte à la fonte. Ses adorables pieds chapelurés, qui excitent nos concupiscences, on les a pour 1 franc la paire, assortis, et ses andouilles, que guettent le pois sec ou la grillade, on les donne, quasiment !

Tout le monde connaît le sonnet que consacra le gourmand Monselet à cet utile et admirable sujet de nos amours culinaires, mais peu d’initiés ont été mis à même de lire l’éloge dithyrambique et hyperbolique qu’en fit, récemment, ce poète en prose sur l’œuvre duquel un silence concerté a jeté un voile, dont l’épaisseur s’épuise à cette heure et qui par sa transparence acquise peu à peu, nous révèle un écrivain de race et glorieux pour nos anthologies : Léon Bloy.

Mettons à sa place ici cette dédicace du curieux livre intitulé : Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne. « À ces pauvres cochons, à ceux-là qui marchent sur quatre pieds, qui sont innocents, qui sont beaux, qui sont bienfaisants, qui sont chez les charcutiers... à ces humbles frères, ces pauvres chers cochons ! de qui les boudins et l’honnête lard furent l’aliment de ma jeunesse, dont la tête me parut, à 18 ans, le plus désirable des fromages, et qui me consolâtes si souvent par la succulence de vos pieds grillés dans la chapelure ; ô cochons ! si aimables quand on vous fume et que les poètes ont le devoir de chanter sous les lauriers dont ils vous dépouillent !... »

Lequel d’entre nous osera prétendre que Léon Bloy exagère ? Dans ce cas, l’excellent écrivain a droit à des indulgences, étant natif de Périgueux, centre du vignoble des truffes. En Dordogne, tout ce monde vit en famille et se connaît intimement.

Le bon gros pain de ménage, couronne fendue, blanchi, pesant six livres, se vend, à la taille, de 1.05 à 1.20, suivant qu’on le prend aux Établissements Économiques ou chez le boulanger du coin. Il a été calculé que 125 kilos de farine coûtant 48 fr. 45 et les frais de panification devant être majorés d’un bénéfice de 10 francs pour ce poids, – profit légal et raisonnable –, ce pain bis ne revient pas à plus de 1.0625. Dans ces conditions, la municipalité serait disposée pour le cas d’abus, à envisager la taxation.

Les amateurs de camembert – ce fromage normand qui se façonnait alors dans chaque ménage de cultivateurs et que les commères venaient vendre au marché voisin –, sont à leur affaire : l’un de ces fromages, au choix, des plus exquis, fleurant l’odeur de bois vert allumé, ne coûte pas plus de 0.80 c.

La classe ouvrière, qui se vestimente en général chez MM. les confectionneurs, se revêt d’élégance à peu de frais. Ainsi, tel magasin, au 21 du Cadran-Saint-Pierre, – enseigne : À la Grande-Maison, livre ses complets noirs pour communiants, à 12 fr. 50, y compris la cravate blanche et le ruban moiré à franges dorées. Pour un rien de plus, le marchand offrirait à déjeuner à tout client honorable. Trouvez-vous ça aujourd’hui dans nos murs, vous autres les malins, contempteurs sectarisés du passé !

La jaquette nouveauté se vend 24 francs, avec son col de velours, sa doublure en alpaga et son gilet, auquel on n’a pas marchandé l’étoffe.

Naturellement, nos tailleurs sur mesure en sont tout éberlués, de même que les magasins copurchics : la Corbeille de Mariage, les Sœurs de Charité, les Galeries Rémoises, rendez-vous de la bourgeoisie, Saint-Vincent-de-Paul, la Petite Jeannette, voire le déballage rafraîchi tous les matins des époux Weinmann, auxquels on devra la belle Sarah, idole d’Israël, et qui guettent le passant à l’angle des rues de Vesle et du Clou-dans-le-Fer.

La Pomme d’Or, dont l’enseigne dédorée se balance sous le vent, en 1925, à l’angle de la rue Condorcet et de cette même rue du Clou, venait d’être remise à flot par deux hardis lurons, Léon Lefèvre et le Soissonnais Edmond Ragout, – un fameux lapin ! – ne s’épouvante pas pour si peu : elle conservera ses prix, mais, on sait n’est-ce pas ? que ses tissus sortent des meilleures fabriques, dont il n’est pas nécessaire de clabauder les noms, puisqu’ils sont sur toutes les lèvres !

Le carême s’allongeait au regard de certains épicuriens, notamment ceux auxquels leur ménagère, respectueuse des lois de l’Église, infligeait couramment, pour le café au lait, ce pain à la mie blanche et tassée dit de carême, coûtant 2 sous et en forme de bonnet de Triboulet, n’ayant ni goût ni sauce ; – le hareng frais, le sauré, le cabillaud sec, ou morue, lequel exige plus de beurre que de mie de pain et reste neutre et filandreux sous la voûte palatine des délicats, les lentilles et le haricot sec, avec la salade amère.

Son mardi-gras d’ouverture, à ce carême bougonneux et mal léché, avait élaboré toutes ses promesses : temps doux, parcimonieusement ensoleillé, mais assez pour faire sortir de leur taules ou de leur cambuses des faubourgs tant et tant de chienlits, à peine issus de l’œuf maternel, qui, défilant par groupes enlacés dans nos rues, traînaient ironiquement, en souliers éculés, leurs arlequinades d’étoffe usagée et de propreté douteuse.

Il y avait eu un clair dimanche des Brandons, celui qui suit le mardi-gras, et au cours duquel on donne de l’air au déguisement de la veille. Les jours mornes et diéturgiques s’écoulaient cependant.

Au Jeudi-Saint, on eut le départ des cloches de nos églises pour Rome : à 10 heures frappant, le gros bourbon et son petit frère, avec leur cousin germain, donnent le signal, et tout de suite, c’est le joli concert des babillardes, suivies en queue par les clochettes grêles de la Visitation et du Bon-Pasteur, – toute cette famille bronzée filant vers la capitale du monde catholique pour accomplir ces saintes tâches dont les Rémois qui ne sont pas de la Maison ignoraient le fin mot.

Et deux jours plus tard, – juste le temps d’un aller et retour par les moyens de locomotion céleste –, à 10 heures et une demie, le samedi-saint, la pluie des œufs durs coloriés au safran, au bleu du ciel, au vermillon et à l’ocre ou la terre de Sienne, – oncques n’en vîmes brousés de noir ! – tombait drue sur les chéneaux des toits, entre les choux des jardins et dans les cendres des cheminées, d’où une marmaille en délire les dénichait avec prestesse et orgueil, sous l’œil amusé des mamans.

Les œufs en chocolat et en sucre, éclosaient à peine, il y a 50 ans. Et à midi, sur les tables familiales pauvres, la maisonnée se régalait d’une salade d’œufs durs à l’huile et au vinaigre qui semblait être le renouveau d’une manne céleste. Ces mœurs simples et patriarcales ont disparu de nos foyers. S’ils les avaient connues et en eussent profité, nos petits-enfants les regretteraient au moins autant que nous, les jean-bout-d’hommes d’alors !

La semaine sainte fut de tout temps musicale et harmonieuse, et, ainsi que l’avait fait jadis son prédécesseur le chanoine Hardouin, Étienne Robert, à large bosse redingotée et à calotte de velours sans pomponnette, à la tête de sa Maîtrise renommée, avait régalé ses auditeurs, clercs et laïcs, mécréants ou fidèles, des flots harmoniques sourçant de son lutrin de marque : glorieux Stabat mater avec Inflammatus exacerbant, les Sept paroles du Christ, grave homélie chantante due au jeune musicien de Rosnay, – ce Dubois ou ce Théodore dont on eût put faire des flûtes ou des allumettes, tant il s’avérait sec et inflammable !

Enfin, au grand jour de la Résurrection, l’inondation solaire – des torrents de lumière ! – s’abattait à travers les verrières de la cathédrale, sur une foule idolâtre et endimanchée, dorait les flèches harmonieuses lancées des grandes orgues par l’archer Grison, en l’honneur du renouveau !

Le peuple était descendu en masse des faubourgs, la veille au soir, en pièce faite et gousset garni, pour visiter les loges de la Couture et le Boulingrin des Promenades, se rendre compte des préparatifs de la grande foire pascale, qui dure un long mois.

Où donc s’était installée la vaisselle ? à Porte-Mars ou dans les allées des Basses-Promenades, proche la statue de Colbert ? Verrait-on s’ouvrir un bal à la Patte-d’Oie ou aux Marronniers ? Les tirs à la carabine ; la volaille en tourniquet, conception toute nouvelle due au génie mercantile de Constant Driguet, qu’imita rapidement Jules Modaine, le trieur de laines ; les Bonta et les Seigneur, mère et fils, où s’étaient-ils casés ?

Et le poste des pompiers, celui de la police ? Les chevaux de bois, les ombres, les serpents-tinettes, les sauvages du Labrador qui étripent les lapins vivants et se palissonnent la langue avec des tiges de fonte rougies au feu, les ours blancs et les ouistitis, les dromadaires et les vrais chameaux à bosse unique, qui font la nique aux chameaux que le commun des mortels est appelé à rencontrer dans la vie courante ?

Qui nierait les vertus exaltatrices de ces spectacles en plein air ? La voilà-t-il pas l’unique, la vraie fête populaire, celle qui ne s’alimente d’aucune passion trouble, qui ne s’abreuve d’aucune amertume ni ne s’embarrasse d’aucune préférence, à qui tout plaît, pour qui tout est amusement, celle qui s’empare en entier des âmes et fond les esprits dans cette union sacrée qui groupera toujours les êtres de même race et de mêmes goûts ?

Pâques, réelle fête du peuple, où le peuple se montre tel quel, facile à satisfaire, peu exigeant, et si peu protocolaire et grimaçant ! L’hypocrisie n’est pas son fait. Le tout est de l’amener à un peu plus d’hygiène et un peu moins de naïveté et de confiance envers les charlatans de tout calibre et de tout métal. La besogne n’est pas mince, et offre de l’occupation aux amateurs de philanthropie et aux faiseurs de systèmes.

MM. les Épiciers, – corporation trop dédaignée par MM. les Artistes à longue chevelure, jadis promise à la potence où la guillotine par Marat, qui traitait ses fonctionnaires de voleurs sournois et que les Goncourt ont mis au pilori ! – Les épiciers avaient donné le branle à la joie populaire.

En ces temps préhistoriques, l’épicier rémois restait bien l’homme du peuple, frayant sans façons avec sa clientèle ; il gagnait de l’argent, suffisamment pour en mettre de côté, mais il y mettait le temps pour réaliser ce rêve d’aller arpenter, l’esprit au repos et l’estomac honnêtement repu, canne en main, d’un pas mesuré et le sourire aux lèvres, les larges et verdoyantes allées des Promenades, buvant à l’occasion chopinette à quatre dans quelque modeste cabaret réputé pour son rouge de pays non frelaté.

Sait-on quel était le plus beau jour de l’année pour ces esclaves du tonneau de savon gras et du bocal de cornichons ? Tout comme pour le boucher et le charcutier du voisinage, c’était le vendredi-saint ! Ce jour-là était voué à la fermeture des boutiques et à la liberté de 24 heures sans souci de l’Avec ça, ma p’tite dame ?

En 1876, la corporation, par la voix de ses doges, avisait de ses desseins la population rémoise et des pays circonvoisins, au moyen d’une affiche à gros caractères, rimée par l’un des Frères-Provençaux, émule du Maillannais Frédéric Mistral. Oyez ou regardez :

À demain les amis ! jour de Vendredi-Saint.

Pour aujourd’hui, plus de souci,

Nous sommes au Paradis !

Nous partons pour Saint-Lié.

Face le Ciel qu’on ne soit pas mouillés ?

Le problème concernant la possibilité de faire rimer un mot au pluriel avec un autre mot au singulier n’était pas encore soulevé à cette époque, et ni Charles Maurras ni Paul Claudel ne songeaient alors à sortir des limbes.

Mouillés, nous épiciers le furent indubitablement, mais à l’intérieur, et les vins rouges du clos de Villedommange y étaient pour quelque chose.

Donc, dès vêpres accomplies, le tintamarre pascal commençait sur la place de l’ancienne Couture et autour de ce mastodonte le comte d’Erlon.

Et Blandin, toujours portant beau sous une perruque noire comme les ailes d’un corbeau et un haut-de-cale impeccablement lustré, jette aux yeux à tous allants et venants sa poudre de Perlinpinpin. C’est le râblé et barbu De La Chaussée, talentueux artiste, qui mène, soulève et entraîne, de son bâton dictatorial, les quarante grimaciers de l’orchestre.

La blonde, svelte et endiablée Diepdalle, soubrette, conquiert les cœurs masculins, de barbons ou d’éphèbes. Les vieux beaux se trémoussent d’aise en se croyant revenus au grand jour de La Belle Hélène ou d’Orphée aux enfers. Nous autres, les Narcisses de 15 à 20 ans, fiers de notre valeureux printemps en fleurs, rions d’eux et de leur concurrence sénile. Pourtant ceux-là seront les vainqueurs, car ils ont le nerf de la guerre à défaut de celui de l’amour, et Jupiter branlant écrase sa pluie d’oraline et ses strass les Danaés de l’équipe blandinoise. Bah ! à nous il reste nos bonnes amies de la fabrique, nos blondes, qui n’exigent de leurs amoureux que la fraîcheur du teint et l’ardeur des baisers, arrosés d’un sirop d’orgeat ou de grenadine à l’eau-de-seltz. Au fond, ce seront éternellement les plus jeunes qui, dans l’arène amoureuse, seront les athlètes applaudis et palmés !

La famille Cotrelly a pris d’emblée la piste sablonneuse du Cirque. Déjà, en janvier, les Ciotti avaient préparé le cantonnement. Antonio Crassé expose les 2.072 sujets de son musée d’anatomie.

À cette heure que nous avons dépassé nos quinze ans, nous sommes autorisés à pénétrer, en versant un supplément de 10 centimes, dans le Cabinet secret où, par d’épaisses lentilles astronomiques, on peut examiner de près les horreurs de ce qui attend la fragile humanité lorsqu’elle ne sait modérer ses transports charnels ni veiller à la parfaite santé des Vénus morbides préposées à son éducation sentimentale et à ses sports cythériens. Ce spectacle est à faire dresser les cheveux sur la tête, et il apparaît à tous qu’un tel enseignement visuel est le meilleur des préventifs en l’espèce.

Évidemment, ce ne sont pas nos braves, honnêtes dans le geste, la parole et l’exemple, et prudes parents qui oseraient nous entretenir de tels sujets, et nos Desprez ou nos Thierrard ne s’y hasardent que sur demande formelle. Nos pères ou nos mères, qu’auraient-ils pu nous confier s’ils avaient rêvé de nous en dire quelque chose ? Ils en ignoraient eux-mêmes le premier mot s’ils en connaissaient et abhorraient les effets nocifs. Souhaitons que le médecin de la famille intervienne à l’âge critique de l’enfance masculine, comme le fit jadis, certain Hippocrate aux longs cheveux et à l’éternel cigare au bec, lequel adorait les enfants à qui il ouvrit les portes de la vie, et ne se vantait de leur santé, de leur beauté, de leur force, de leur intelligence. Honneur et respect à la mémoire de J.-B. Nicolas Desprez, dont la vie et les méthodes pourraient servir d’exemple à certains médicastres cosmopolites du jour !

Revenons à ces Cottrelly et à leurs écuyères aux fines cuisses, à leurs clowns enfarinés aux boniments d’un bête à faire pleurer, qui font rire et pisser dans leur cottes les femmes ; leurs éléphants de trompe joviale et de queue farandolesque, dont le revers s’ouvre parfois en boîte à surprises malodorantes, au nez et à la barbe de leur cornac, un homme-mouche que ses barnums ont baptisé Alvantée, sans expliquer toutefois à ce public primaire la racine d’un tel patronyme. Le mystère est l’âme des foules ! Fou celui qui s’essaie à leur arracher ce trésor unique pour le remplacer par les laideurs de la réalité !

La rue du Grand-Cerf avait annoncé urbi et orbi qu’elle enverrait sur notre champ de foire son lutteur invincible, le bouillant Achille, dont on susurrait là-haut, vers la place Saint-Timothée, où les pas-de-portes dressent tard et matin leurs sentinelles, des éloges hyperboliques ; mais ce rival d’Hector avait, paraît-il, reçu un mauvais coup qui le retenait pour un temps illimité ès-mains de nos carabins de l’Hôtel-Dieu.

Terminons notre tour de foire par l’atelier du fileur de verre Noël-Vessière, lequel opère sur une meule saupoudrée de grains d’émeri, et nous quitterons ce praticien en emportant soit une balancelle fragile, soit un anneau de Gygès cristallin.

Le Casino fait florès avec ses Clodoches excentriques : la Comète, Filandreux, la Normande et quelques autres désossés ; son athlète Napoli, lequel se fait rompre sur le thorax une pierre meulière de 200 kilos, fait l’équilibre et le poirier fourchu sur un pylône de 12 chaises qu’il tient par les dents, et casse ou plie sur le biceps gauche une barre de fer au diamètre de 0 m 05. Nos titis à la panse de lapin en restent comme deux ronds de flan.

Nombreuses d’ailleurs sont les vedettes du frais et coquet théâtricule de la rue de l’Étape. Son directeur, De Geslin, y a attiré ces deux gymnasiarques, les frères Franck, remarquables en leurs exercices aux anneaux, avec un poids de 20 kilos à chaque pied. Il y a aussi le comique Laforgue, aux grimaces duquel on se passionne, et la basse chantante Marius Labarre, gloire lyonnaise en queue-de-pie et jabot-de-dindon.

Girod a abandonné à Magnier le restaurant du Casino. À l’orchestre de cette adorable scène rémoise on admire et suit de l’œil le jeu d’un archet sûr de lui-même, tenu par la main tremblante d’un adorateur de la fée verte, ce vieux fêtard au nez violacé, qui exécute en trémolo d’émouvants solos de violon, assisté du piston-soliste des Régates rémoises, Charles Mauroy, un de nos plus sympathiques concitoyens, lequel devait finir, malheureusement pour l’art musical, dans la peau renchérie d’un épicier en gros. Beau brun à peau blanche et cheveux frisés, haut et replet, l’œil brillant des feux de l’intelligence. Avec de tels dons, comment ne pas réussir dans cette palpitante épreuve du commerce des épices et de leurs adjuvants !

Avec un comptable et scribe comme le boiteux Lebrun, l’avenir était assuré. Mais où sont les coups de langue d’antan et nos marchands de mélasse d’il y a un demi-siècle ? Ainsi se transforment et s’élèvent les générations.

Notre théâtre municipal, – chef-d’œuvre architectural du sémillant et arbitraire Alphonse Gosset –, s’efforçait de satisfaire aux goûts d’une population qui aima toujours la musique et les splendeurs factices d’une belle mise en scène. Blandin fut, à ce titre, une sorte de providence locale.

Enfant de la balle, doué comme nul autre, il connaissait à fond la technique de son art, les rubriques et les ficelles du métier.

De plus, issu du peuple, il n’en ignorait ni les passions ni les préférences. Jamais cet imprésario modèle ne se trompa dans l’élaboration de ses programmes, et jamais il ne connut les revers dans ses gestions théâtrales, – du moins à Reims. Il y gagna toujours de l’argent, même au plus fort des crises du travail.

De son exemple, on peut inférer que les déboires de cette profession spéciale sont dus généralement à l’impéritie, la méconnaissance de l’âme populaire, l’ignorance des lettres et de la musique, l’entêtement et le mauvais goût, ou le laisser-aller, et encore au choix ignare des artistes et au gaspillage. Tel directeur de cette époque, à cette heure à la tête de la scène strasbourgeoise, Villefranck, applaudira certainement à la véracité de cet aphorisme.

Pendant l’hiver 1875-76, Blandin, qui avait recruté un premier rôle de valeur, Ariste, fait jouer devant les Rémois Le Procès Vauradieux et Les Deux Orphelines, devant des salles combles, ainsi que Gavaut, Minard et Cie et Le Courrier de Lyon.

La subvention municipale s’élevait à 10.000 francs, à l’aide desquels il assure une saison d’opéra.

À côté de la dugazon soubrette appréciée, la Diepdalle, il présente au public une de ces artistes au talent posé et aux mœurs respectables, la Barwolf, soprano au timbre jeune et puissant, au port dramatique, à la beauté classique. Près de cette vedette, un tout jeune ténor, le blondin Herbert, à figure poupine et voix de castrat, qui fera les délices des mélomanes dans Le Comte Ory, où la basse Gourdon lui donne la réplique en qualité de gouverneur, Le Songe d’une Nuit d’été, d’Ambroise Thomas, et Le Nouveau Seigneur du Village, de Boïeldieu. Le sextuor de chant est complété par le baryton Itrac, la basse Degrave, Larose, régisseur d’opéra, Bartolo sur mesure, et le trial Taillart, traître de mélo.

On met à la scène deux œuvres de Verdi (Victor-Emmanuel-Roi-D-Italie) l’Haydée d’Auber, Crispino e la Comare (Docteur Crispin) des frères Ricci, et tous les fluets et chantants opéras-comiques du répertoire musical français.

Du 1er octobre 1875 au dimanche des Rameaux qui suit, c’est 36 œuvres lyriques de grand et petit module qui défilent aux feux de la rampe. Combien pauvres sommes-nous devenus à Reims depuis ces temps, et quel vide pour nos appétits musicophiles ! Ah ! cette guerre ! Ces boches ! et où perchent les âmes justes et sensibles qui nous plaindront, nous aideront et nous consoleront ?

Le 4 avril, notre délicieusement jolie concitoyenne Maria Legault, du Palais-Royal, nous apporte La Joie de la Maison, de Mme Émile de Girardin.

La belle actrice était née en 1857 à Reims, où son oncle et tuteur Jacopin exerçait au Barbâtre la profession de maître ourdisseur. Elle-même avait fait tourner la vaste guinde ronflante et chavirante sur laquelle on monte les chaînes d’encollage pour métiers à tisser. Souvent la petite Legault allait prendre, avec l’oncle, livraison d’échées de laine écrue ou teinte en fabrique, particulièrement à la Grande-Maison, rue Ponsardin (magasins d’épicerie en 1925), chez les Rogelet, Grandjean et Ibry, où on prenait plaisir à lui faire débiter, devant les rentrayeuses ou les commis de bureau, des fables de La Fontaine, ou des fragments de Molière et de Regnard. À la suite de ces auditions, quelques Crésus de nos Rémois conseillèrent à l’oncle Jacopin de faire passer la jeune prodige par les classes du Conservatoire à Paris.

Le sacrifice fut consenti et, en peu d’années, les résultats avaient été incomparables.

Nul doute que l’ancienne lorette impériale qui devint comtesse de Loynes, native de Reims également, ait prêté l’appui de ses relations pour hisser sa jeune concitoyenne au pavois !

L’oncle Jacopin termina ses jours à Witry-lès-Reims ; quant à Maria Legault, elle devait, hélàs ! mourir jeune encore avant d’avoir récolté toute la gloire de ses prémisses.

Elle vécut assez toutefois pour être distinguée par le poète Edmond Rostand, qui lui confia les rôles de Roxane dans Cyrano de Bergerac, et Louise, de l’Aiglon. Aux côtés de Sarah, cette étoile de semi-grandeur n’en fut pas éclipsée, loin de là !

À un demi-siècle d’éloignement, le critique dramatique Claude Berton, fils de comédien et comédien lui-même, parisien d’origine mais d’attaches champenoises, rappelle le souvenir de la délicieuse comédienne : Je revois Maria Legault, blanche, fraîche, aux yeux d’innocence, des lacs bleus de candeur. C’est avec ces grands yeux étonnés, si rares au théâtre, les yeux d’une Io ingénue que Jupiter n’aurait pas encore piquée aux flancs, que Maria Legault eut à incarner l’« Ève future » de Villiers de l’Isle-Adam. Elle était douée d’une véritable sensibilité dramatique.

Dans un autre ordre d’idées, et puisque nous venons d’évoquer le nom d’une célèbre femme du monde littéraire et politique, disons que c’est de même à la divination et au zèle courtisanesque de tel ou tel bourgeois de Reims, bien en cour, doge non de la laine mais du champagne, qu’on peut croire que fut poussée vers son mirifique destin la toute pimpante et rêveuse rinceuse de bouteilles en nos caves crayeuses, Jeanne Détourbay, qui, enlevée de la masure décrépite où s’enlisaient ses charmes juvéniles et son intelligence précoce, au 91 de la rue Neuve , atteignit par la suite les sommets vertigineux où devait étinceler, sous l’œil admiratif et courtisan de nos plus renommés contemporains, la demi-mondaine, ex-reine des Cocodettes, Jeanne de Tourbey, promue finalement comtesse de Loynes .

Reims, – et pourquoi ses fils ne s’en glorifieraient-ils point ? – a été de tous temps une pépinière de citoyens éminents comme de renommées brillantes, dans tous les domaines de l’intelligence, du patriotisme, du travail, de l’art, voire de la galanterie.

Sans remonter à notre Jovin gallo-romain, et abstraction faite des gloires en zinc dont notre cité aurait, tout comme ses rivales, le droit de se flatter sans qu’on l’en ironisât, n’est-il rien de plus typique et instructif à examiner que la tête, la binette, dirons-nous de ces touristes à la dernière fournée Cook qui, ayant découvert Reims au cœur de ses décombres, ne cachent pas leur surprise d’oisons en présence d’un Colbert statufié vis-à-vis notre gare aux voyageurs ? Comment ! Colbert était un Rémois !... Étrange ! Vous ne fabriquez donc pas que des biscuits et de la flanelle ici ? Vous vous mêlez de produire des ministres d’État ? Eh ! dame !... pourquoi pas ? Aix-en-Provence a bien donné le jour à Mirabeau et Arcis-sur-Aube à Danton ?

Citez nous donc, Messieurs les Moqueurs, une ville de France qui puisse se glorifier d’un autre Jean-Baptiste de La Salle ?

Nous ne remonterons pas le cours des siècles ni ne rechercherons à notre firmament local ses étoiles de première grandeur.

Contentons-nous de séjourner sur l’air de ce dernier quart de siècle en évoquant des noms réputés : ce roi des ténors, Antoine Renard, fils adoptif de Reims, décédé en 1872, et ce prince des ténorinos, Max Simon, défunt d’hier ; ces autres chanteurs qui eurent leur vogue, Richard et Menu, de l’Opéra de Paris ; Rothier, actuellement au Métropolitain de New York ; les compositeurs Théodore Dubois, et Henri Dallier, organiste à la Madeleine ; l’occasionnel Rémois Olivier Métra, natif de la rue Pavée-d’Andouilles ; les écrivains Paul Fort, prince actuel des poètes de la Pléiade fran-çaise : Pol Neveux, de gloire toute récente ; Maurice Renard, talent original ; défunt Corvisier, auteur des Piqués (Goûtez-en !). Eux sont d’hier et d’aujourd’hui.

Feu Crafty, Géruzez du crayon ; Jean-Louis Forain (cherchez un rival à celui-là !) et ce sculpteur génial, Saint-Marceaux ! Ce rhéteur, Labori ! ce fin critique d’art, Paul Jamot ! cet alliage poétique, Georges et Cécile Périn, dissous par la mort de l’époux.

Passerons-nous sous silence le nom de ce chirurgien fameux entre tous : Eugène Doyen ? Ce grand homme, – a écrit de lui Laurent Tailhade –, ce praticien inégalable qui avait reçu le don suprême : LA BONTÉ. Généreux, magnifique, débonnaire, il a prodigué son art et les secours de toutes sortes aux malheureux qui venaient à lui.

Et, si nous franchissons les frontières du monde des arts pour excursionner parmi cette peuplade de pygmées funambulesques où Piqués et Toqués exécutent leurs cabrioles, tout de suite nous tombons en arrêt devant ces AS de l’exotisme sédentaire, le roi d’Araucanie Achille Ier, de son nom si rémois Laviarde, beau comme un dieu, insolent comme un page, orgueil de Par-en-Haut !

Son pendant, l’Intrépide Vide-Bouteilles, ce Charles Desteuque, fantoche montmartrois, chevalier servant de La Goulue, protecteur attitré de cette clodoche si remarquée jadis au bal des Quat’z’arts du Moulin-Rouge.

Native de Reims, La Sauterelle vint y sucer ses économies en gérant dans notre quartier de Vesle une sorte de Chat-Rieur, d’éphémère durée.

Le Vide-Bouteilles, qui eut en son temps les honneurs du vers à Ponchon, lançait dans le petit quart de monde parisien à la fois certaines marques de champagne et les tissus fantaisistes de la fabrique de Reims. Vers 1880, il avait fait confectionner pour La Goulue, un ravissant costume à la Watteau qu’elle étrenna au restaurant Véfour .

À la suite de ces météores, éclairons la silhouette fuligineuse de Ulysse Leriche. Qu’es aco, cet Ulysse ? Rappelons-nous cet éphèbe aux cheveux noirs calamistrés sous le haut-de-forme réclame de l’atelier paternel.

Leriche père était chapelier rue de Talleyrand, près du couloir privé par lequel on pénétrait aux heures nocturnes dans les cabinets particuliers du Café du Palais. Plus tard, l’étincelant Ribouleau, dentiste chu des cieux inopinément sur nos têtes et protecteur des poètes mineurs d’alors, amorça en cet immeuble le salon d’attente par où l’on atteignait sa salle de supplices. Or, lui, Ulysse, répugnait au fer à lustrer et à la vapeur empestée des feutres retapés. Sont teint s’en fût désolément bistré !

L’éphèbe qui, – avec tels ou tels clercs d’avoué, potaches à peine repentis, dans le mode Georges Bogg et Jules Mary, l’un futur feuilletoniste, l’autre industriel –, grimpait aux lampadaires de nos rues pour en éteindre les lumières falotes et tremblotantes, s’essaya dans le journalisme local pour échapper à l’Asile colonial, lieu où se recrutent nos administrateurs si peu compétents d’Annam, Tonkin, Indochine et autre lieux exotiques.

Avec son copain le jeune Monne, ex-élève du Frère Arétas, à l’école primaire de l’esplanade Cérès, on le vit partir au Tonkin et, que Dieu pardonne à nos maîtres de l’heure ! est-ce que le consul qui accueillit en 1893, à Rabat, le général Lyautey, en sa première excursion au Maroc, n’était pas ce curieux et amusant Ulysse que nous vîmes affoler un jour d’examen pour le volontariat, en 1878, à Châlons, tel placide pédagogue aux yeux de bœuf à la mode, qui lui demandait de vouloir bien expliquer la façon dont on procède au lustrage des chapeaux de soie ? T’en souviens-tu, bel et fol Ulysse ! si toutefois tu as pu prendre une retraite bien gagnée... à moins que ton amour de l’exotisme ait été récompensé par un consulat en l’au-delà ?

Quel palmarès de célébrités en ce genre et d’autres, plus exemplaires, à faire taper à la machine si on voulait exposer ici toutes les gloires dont Reims peut s’accréditer auprès de l’opinion publique !

Voici que, pendant le festival de musique, font leur apparition dans nos murs ces deux cabotins remarquables dont se coiffèrent titis et romaines de la rue Sainte-Balsamie et autres lieux gaulois, habitués de notre amphithéâtre et de nos secondes galeries, pendant des saisons théâtrales consécutives : Cosset, grand 1er rôle et Montcavrel, 1er comique.

Celui-là long, maigre et efflanqué, au nez dominateur, ses yeux noirs lançant des flammes comme le cheval antique soufflait du feu par ses naseaux, le masque tragique à la scène mais rigoleur au Café de Paris, cheveux longs à la Ambroise, se rejetant en arrière comme font des leurs nos jeunes éphèbes et sportifs du nouveau siècle ; celui-ci court et massif, nez bourbonien d’un polichinelle de foire, le regard perçant, voix nasillarde à la Hyacinthe, glabre et pince-sans-rire, en qui nous verrons l’inénarrable Perrichon en voyage, le joyeux interprète de La Cagnotte et du Chapeau de paille d’Italie, l’heureux père de Giroflé et Girofla, tout comme le solennel Larivaudière de Mme Angot.

Tous deux sont les compères fidèles du Tour du Monde en 80 jours, pendant lequel ils incarnent à la perfection Fix et Philéas Fogg. Le jeu de ces comédiens-nés est great attraction, et le silence que leur impose la trêve estivale ne peut être avantageusement compensé que par les représentations d’opéra en juin-juillet, à salle pleine, grâce à l’afflux des lauréats et champions d’un grand Concours régional et des touristes venus des quatre coins de la Champagne.

En septembre s’ouvre la saison 1876-1877. De La Chaussée entraîne l’orchestre magique ; les répétitions sont menées par l’altiste Coussette, recrue sedanaise ; Kéfer est au pupitre du violon-solo.

Apparition d’un ténor que les Rémois apprécieront, Gense, méridional poussif du pays des prunes, dont il a la peau bistrée, disgracieux presque en sa légère obésité, mais doué d’une voix juste, flexible et étendue, savamment tortillée ; il donnera la réplique à des chanteuses de toute beauté, la Cécile Guérin, brune mate aux yeux de velours, la blonde charmeuse et excitante dugazon Riveri, coqueluche de la volaille masculine rémoise.

L’indispensable Basile Larose ; le fier et poseur bellâtre Itrac, baryton pour dames ; la basse-chantante Degrave ; Rodolphe, laruette cocasse ; Taillart, traître de mélo et trial amoureux de la coryphée Mélie ; la Fuzellier, seconde dugazon à la voix fluette, aux yeux pétillants de malice, aux dents de canaque blanches à la noix de coco, Rémoise pimpante, aguichante et ravissante sous ses blondes et folles boucles –, complètent un ensemble choral des mieux assortis.

Ces messieurs et dames des chœurs ne chantent pas trop faux ; ces dernières ont même l’appréciable discrétion de présenter leurs abdomens à l’alignement, contrairement aux mœurs du passé. L’esthétique scénique y gagne si la repopulation y perd.

On nous clabaude aussi harmonieusement que possible La Promise, exhumation folâtre et rappel inattendu d’un Clapisson qui avait fait les délices de nos arrière-grand’mères, et cette toujours jeune rengaine, Faust, dont un demi-siècle ne se lassa jamais.

La troupe comique et dramatique s’amalgame d’un père-noble, Dumoraize, qui a le physique de l’emploi, – raide, empesé, haut, replet, rasé de frais, grosse voix et gants beurre frais, comme son sourire ; ces deux loustics déjà palmés, Cosset-Montcavrel ; les dames Lagneau et Duchesnois, très quelconques, écrasées, émiettées, foudroyées, pulvérisées par les dominatrices prêtresses d’Érato, et le parterre voit défiler sous les feux modérés d’une rampe anonyme et sacrifiée, toujours à la peine jamais à l’honneur, des illustrations scéniques : Kean, La Dame aux Camélias, Le Fils de Giboyer, Le Chevalier de Maison-Rouge, Mlle de Belle-Isle, des grandes machines s’il en fut, et ces utilités, ces sympathiques bouche-trous ou hors-d’œuvre légers : L’Article 47, qui sauvera Adolphe Belot de l’oubli implacable, et l’aimable Bourreau des Crânes.

Pour clore une Saint-Sylvestre neigeuse et aux pâtés glacés, Blandin a cette fichue idée de sortir de ses malles rongées par les mites un Juif Errant dont la barbe se camoussit et qu’il aurait dû faire ratouser en face, chez son coreligionnaire Weinmann ; – accompagné d’une Bergère de la rue du Mont-Thabor, dont les ouailles ne sont plus de première jeunesse.

O mânes de Pixérécourt, d’Arlincourt et Ducange ! tressaillez au ressouvenir de vos succès d’antan ! Bah ! au moyen de ces petits pâtés si friands au sortir du four et des bocks à 2 sous bien tirés et sans faux-col des estaminets voisins, où trônent, dans la fumée des cigarettes-caporal et des inséparables à 3 sous, Raoul au crâne ravagé, Georgin à l’œil de verre, Hutteau aux doigts boudinés et Huhardeaux la Trame , surveillant la casse derrière les comptoirs en zinc et manœuvrant la pompe à bibine astiquée et préparée pour les entractes –, toutes ces contingences amalgamées constitueront un excellent festin nocturne de fin d’année ; et puisque le spectacle à l’intérieur ne cessera qu’à une heure du matin, tout ce hachis bardé de lard indigeste, toute cette bouillabaisse dramatique, comique, lyrique, sentimentale, bachique et orgiaque, mi-cochon mi-chat de gouttière, mi-hareng salé et mi-goujon, aura le temps de digérer avant qu’on se révolte à aller enfin mettre, comme il est dit si chevalièrement entre les Créneaux et le bourg de Fléchambault, de la viande entre les draps.

Nos titis et nos lorettes du poulailler en font alors, un raffut, en remontant le Barbâââtre, la rue Noeûve, les bourgs et la route de Laon ! Faut-il pas s’amuser un brin à la fin d’une longue année de travail aux espoirs tant falots !

Ah ! combien vivant encore en nos mémoires les souvenirs de cette saison théâtrale d’il y aura tantôt 50 ans, alors que notre génération commençait à fréquenter assidûment la coquette et bien acoustiquée salle de la rue de Vesle, – dont le squelette calciné et démantibulé attriste à cette heure le regard des passants !

Quand verra-t-on se dresser à nouveau le temple d’art au service duquel Alphonse Gosset avait prodigué ses talents et manifesté un goût si pur, si éprouvé ?

Des noms d’alors sonnent à nos oreilles ravies, des visions ailées voltigent en hirondelles hâtives devant notre regard intérieur. Retenons les uns et les autres au passage de ces minutes frémissantes prêtes à l’envol sans promesse de retour !

Parlons à nouveau de Gense, le gros Gense, rond et pattu, que nous revîmes en juin 1914, au Café Louis XV, où d’aucuns de ses reconnaissants auditeurs eurent le plaisir de lui offrir quelques-unes de ces mousselines débordantes de bière Veith mousseuse sans excès, et dont le vieux Frédéric lui-même, présent, exigea de faire les frais.

Vieilli modérément et devenu plus souple d’allure, ce ténor mué en baryton s’était transformé en voyageur pour pinard toulousain. Quelle fraîcheur d’organe ! quelle sûreté de jeu en ce Faust adipeux, partenaire d’une Marguerite fine et gracieuse, Mme Barwolf, qui, avant-guerre, professait le chant à Paris, là-haut, non loin de la place Pesqueur, dans le voisinage de Melchissédec, indigène de cette rue de l’Abreuvoir percée nouvellement dans le maquis sablonneux.

C’est de ces côtés, rue Lepic, 120, qu’exerce l’aquafortiste Eugène Delâtre, dont le père, Auguste, artiste réputé du dernier siècle, était en relations avec cet autre ténor, disparu depuis 1872, Antoine Renard, coqueluche et orgueil des Rémois du Second Empire.

Aux côtés de Gense trônait le roi Alphonse de La Favorite, ce bel Itrac ; notre trial national Taillart, traître ou bouffon suivant le caprice des imaginations d’auteur ; le gringalet Rodolphe, laruette châtreux et Jocrisse amusant. Entendez-le nasiller ce récitatif de Boïeldieu, dans Le Nouveau Seigneur du Village : « ainsi qu’Alexandre le Grand, à son entrée dans Babylôôô.…..ne… »

Et parmi la gente féminine, deux splendeurs plastiques au gosier de rossignol, cette olympienne Cécile Guérin, la grasse et blanche Riveri, l’une brune et noble dans sa ligne divine et son port royal, cette autre aux maillots roses bourrés de chairs dodues, dont la blondeur et l’impeccable richesse de formes affolèrent tant de vigoureux et passionnés auditeurs et visuels, éphèbes ou barbons !

Ah ! Riveri, que de soupirs en ton honneur ! Nymphe accueillante et au cœur tendre s’effeuillant comme un artichaut, au dire de la Chronique de l’Œil-de-Bœuf !

Mais allez donc, vous blancs-becs à peine éclos, affronter le sourire engageant et aguicheur, l’œil malin et chaud, orgueilleux de sa puissance, d’une dame d’honneur de La Reine Topaze ! À défaut de la dame d’atours, une servante délurée doublait l’emploi de cette terrible coquette, et ce rôle était hautement tenu par l’engageante, gracieuse, compatissante et ondulée Fuzellier, pâle évocation lunaire sous les rayons de l’astre vénitien aux carnations titanesques d’une Danaé ruisselante d’or et de pierres précieuses !

À côté de ces déesses, combien attristants et décourageants les maigres tibias du glabre Degrave !

Le carême dispersa cette troupe lyrique si homogène et que pour la saison d’hiver, Blandin renouvela avec un personnel inédit, où jeunesse et grâce menèrent le train scénique de notre Barnum local avec une ardeur et une conviction remplies d’attraits pour un public plutôt difficile à satisfaire.

Gense disparu, on prêta l’oreille aux sons filés de l’imberbe Herbert, blondin timide et rondelet au timbre souple et purpurin, comme ce qui émane de la prime jeunesse, beau comme Orphée et soutenu par deux Appolons, le baryton Itrac et la basse Gourdon.

Nous goûtames en ces temps de délicieux plaisirs musicaux.

En comédie et tragédie, on eut à nouveau Cosset, ce long cabot qui attirait à lui la popularité, et dont les grasseyants titis avaient écorché le C pour le transformer en G. Notre Gosset ! et c’est en vain qu’on essaya de leur faire entendre qu’un Cosset n’est pas plus un Gosset qu’une rue de l’Équerre n’est une rue Necker et le Ruisselet un Rousselet.

Ce superbe Bossu, qu’il était grand et noble, lançant la fameuse botte de Nevers ! quel don César de Bazan ! quel Ruy Blas ! Bon appétit, Messeigneurs !... Pendant que l’Espagne agonise...

Le tonnerre tombait du paradis sur les bonzes du parterre ! Et notre vieux-jeune comique, papa Montcavrel, le premier de tous ! l’unique, l’inimitable, que Paris obtint par raccroc et que cadet Coquelin hospitalisa à Pont-aux-Dames.

Ce joyeux compère qui fit rire tant de Rémois de tous les sexes, devait hélas ! terminer misérablement ses jours à l’extrémité d’une corde et mué de la sorte en jambon, vaincu par la neurasthénie et le spleen des planches perdues. User ses jours à dilecter ses contemporains et finir ainsi dans l’angoisse, la tristesse et la honte, n’est-ce pas trop souvent le sort des amuseurs du peuple ? Quelle fin injuste et contraire au bon sens !

Nombre de comètes parisiennes sillonnèrent en 1876 notre firmament spectaculaire, en surplus de Maria Legault. Voici l’aîné des Coquelin, le grand homme, dans Gabrielle d’Augier ; Malard et la Fromentin, dans cette fadasserie de Sardou, Ferréol ; Saint-Germain dans le Bonhomme Jadis et cet épatarouflant Procès Vauradieux, dont l’un des personnages secondaires mais le mieux réussi est, sans contredit, ce gendarme à la compréhension alourdie et lente qui met un temps pour saisir les bons mots lorsqu’ils sont déjà loin et s’en esclaffe en se frappant à plates mains les cuisses de basane blanche, bouche ouverte et large comme un four à pain, yeux de merlan fou !

Puis s’amènent devant nous, aréopage non sans prétentions : Dupont-Vernon et Mmes Devoyod et Thénard, convoyés par le sous-aigle de Boulogne-sur-Mer, Cadet Coquelin, et qui nous servent en habit et en robe de satin l’Aventurière, de l’Augier à la mode ; Agar , – une de nos béates ferveurs ! – aux bras marmoréens de statue grecque, et, variant les attributs plastiques, matrone romaine aux yeux de gazelle, accompagnant Britannicus, en mère passionnée et en Agrippine classique ; la très belle Favart vient ; voire Sarcey, l’oncle Francisque, poussah de la critique, au nez égaré dans un buisson poivre et sel, aux yeux porcins, Sarcey, qui nous conte ses balivernes, le ventre à table devant un verre d’eau sucrée qui n’est pas celui de Scribe, et opère en douce-amère la critique élogieuse de cette bluette acte de Montfleury l’ancêtre, La Femme juge et partie, duettée par Michel et Marie Dumas.

Quel amusant parleur, cet orang-outang lunetté d’or, aux gestes menus, à la grimace rieuse ! Après lui, on exhibera un enfant-prodige, comme cette période ingénue en improvisait sans répit : le pianiste Charles René, disparu depuis comme une fuligineuse étoile.

Brasseur et Latouche divertissent avec Turgotin, et La Cagnotte, où ils ne réussissent pas à déboulonner Mont-cavrel, – Un lit pour trois, et Poste restante –, les menus du jour.

Du 18 au 20 juillet, le tragédien italien Ernesto Rossi rugit sans nous faire peur dans Othello et philosophe sans nous convaincre dans Hamlet, et Shakespeare, par le truchement de cette belle langue latine colorée et charmeuse, remue nos âmes et confond nos esprits.

Que dire, sans chuter dans l’hyperbolisme lyrique, de l’orchestre du Théâtre, dirigé longtemps par De La Chaussée, et occasionnellement par le macrobite Luigi, transfiguré en Johann Strauss, en Offenbach, voire en un François-Joseph, par ses favoris blancs plaqués, une face de brique pilée, Luigini, père de l’artiste peintre de la rue Ballu. Tous deux routiers du répertoire et dont l’archer pratiquait merveilleusement le geste qui soulève et entraîne l’instrumentiste soumis à ses suggestions !!

Dans cette cuve sonore et rectangulaire qu’une malencontreuse palissade ne dissimulait pas encore, à cette époque, à l’intelligente curiosité des fauteuils d’orchestre et du parterre et d’où l’on se complaisait en outre à suivre ce balancement des épaules et des têtes, au rythme des accords et des dissonances de certains musiciens particulièrement sympathiques, lesquels, pendant les pauses, restaient impeccables et rigides sous le joug, en attendant le signal de l’envolée :

Chauvry le père, déjà dépossédé de son solo du Pré-aux-Clercs par le sec et tranchant Kéfer.

Le papa Cazé, patriarche aux épaules amaigries, aux yeux bleus d’astrologue et à la barbe apocalyptique, revenant encore sommeillant de 48.

Guibart, géant courbé aux mains déjà tremblotantes que guette la paralysie.

Coussette, en stuc, sorte de Vélasquez moustachu et finement barbiché.

Costa, nerveux et trépidant, brun aux yeux noirs, aux cheveux couleur cirage Rivière, luisants et plaqués, qui débute par l’alto à cordes, dont il gratte magistralement.

Le grand Gautier, de Metz, qui renifle constamment aux seconds violons, entre deux contretemps, et se tient au pupitre aussi droit que le professeur de danse et de maintien dont il incarne si dignement le personnage, à Reims, depuis son exode de 1871.

Son fils Gabriel, talentueux violoniste et saxophoniste, contrebassiste à ses heures, doué comme pas un, mais qui ne rate pas les entractes au bock à 2 sous chez Huhardeaux.

Ce prenant violoncelliste, Stenger le père, que Reims n’a su garder contre les attaques d’un Cupidon fraudeur et entremetteur illégal, et que regrettèrent les mélomanes, à l’heure de sa fugue et de sa disparition de notre foyer rémois.

Vautier, mince et nerveux, futur époux de la blonde Bünzli cadette, lequel fait pupitre avec Régnier le placide, accouru du pays des coumères et du café pour renforcer notre équipe professorale, à l’instar de son compatriote Surmont, la contrebasse.

Cayde (Jules pour ses amis), ex-tisseur à Pontfaver-ger et chef de fanfare, qui fait danser sous les arbres centenaires du Pont-de-Muire en y jouant du violon comme il peut, mais suffisamment pour entraîner ces polkeurs et valseurs, basse en ut et trombone mirobolant et inégalable, as et lauréat de tous les concours.

Henri Cadot, contremaître de triage rue de l’Esplanade, chez le lainier berrichon Nicolas Bigot, trombone au Théâtre et grosse caisse de renfort à la Municipale, au défaut de Pérardel l’édenté, – ténorino agréable et humoriste sans pareil.

Ce Léopold Bombaron, joueur de tous instruments suivant les besoins de l’heure, corniste par nécessité, couacqueur infatigable et jamais découragé ; or – le croira-t-on ? ce ménétrier indispensable, octogénaire gratte encore, en 1926 , de la contrebasse à cordes chez un Pacra de l’avenue des Gobelins !

Henri Pothier, pilier au lutrin de Notre-Dame, ron-fleur émérite dans la cage aux lions de la rue de Vesle.

Le clarinettiste Jodry, Messin d’origine et huguenot de croyance, dont le fils possède un joli crayon de dessinateur avec lequel il illustrera sa prose sans prétention, et toujours locale.

Le hautboïste Charlier, futur vainqueur de la bataille du Trocadéro, en 1889, – Totor Delvincourt, corniste à pistons aux sons filés et ouatés, qu’inquiète outre mesure la réputation naissante d’un Mauroy et d’un Thiébaut, champions aux Régates Rémoises.

Le bel et languide Ponsin le jeune, harpiste-violoniste-flûtiste à l’œil humide et inspiré, au teint d’albâtre, aux mains d’évêque, beau comme une circassienne.

Le sociable Launois, altiste au nez en capron, chef dégommé, maëstro pour bastringues de 1ère classe.

Ponce Bonneterre, contremaître de triage à l’usine Villeminot, indigène d’Attigny au cou tors et aux yeux de chouette poétique, qui devint sourd à force de s’être entendu jouer du violon et du violoncelle, en maître incontesté.

Bünzli, soleil méditerranéen de passage au pôle nord-est, tôt renfoncé dans la constellation des professeurs de haulte noblesse et notoriété, père d’une Rose qui embaumera les cercles musicaux de la capitale.

J’en passe et des meilleurs ! magnifie Cosset.

Songeons, non sans tristesse et regrets, que depuis 1914, nos oreilles dilettantes restent privées de ces joies artistiques et intellectuelles hors pair, et que nul n’oserait affirmer que nous vivrons suffisamment pour jouir à nouveau de ces talents si difficilement remplaçables, et goûter à nouveau aux délices théâtrales sous un lustre aussi éclairant et devant un plateau aussi garni et varié !

Toutefois, nous avons des Baudoin, des Aubert, des Pétronio et quelques chrysalides !

Ah ! Bleusards du Reims de demain, que vos festins vaillent les nôtres !!

Relevons la tête et portons nos regards vers notre firmament artistique pour assister, impavides, au passage en bolide de ces étoiles de première grandeur : la Patti, la Nilsson, Faure, Réményi, vertigineux coursiers dans le halo nébuleux de leurs satellites miséreux, Lazares en habit noir ou Madeleines en robe de satin rose.

Le Cirque a ouvert ses portes toutes grandes aux amateurs de n’importe quel ordre ou acabit, non absolument dépourvus de pécune.

Moyennant une pièce d’argent de un franc, ou en gros sous équivalents, on distribue des billets de secondes de côté, à banquettes rembourrées en noyaux de pêche, et le menu peuple des employés, artisans ou ouvriers mélomanes, qui jouit de salaires variant de 50 à 200 francs par mois, va s’emplir le tube acoustique de maints accords néo-célestes.

Admirons sans réticences la gracieuse Adelina Patti, que son marquis de Caux nous présente en liberté sur l’estrade du Cirque, avec, en mains, un énorme bouquet rassemblé pour la circonstance par la fleuriste de la rue des Tapissiers, 29, Mlle Forêt.

La rotonde est bondée, aussi bien sur la piste tapissée en sciure de bois fournie par nos menuisiers et charpentiers des faubourgs, – quelque Simon-Gardan ou un Reinneville local –, qu’aux travées du paradis, d’une masse bruyante et gesticulante. Une fois de plus résonnera et tombera des gradins la grêle des bravos dans le zéphyr mistralien des murmures approbateurs.

Qu’elle est jolie et gracieuse, la poupée espagnole, diva chérie de l’Univers, si menue auprès de son rustre mari, ex-écuyer de l’Empereur, ex-familier de Saint-Cloud et les Tuileries, en frac et escarpins vernis, son plastron éblouissant, boutonnière fleurie, sourire aux lèvres entre des favoris blonds et front plissé sous une toison grisonnante de cheveux alignés par le peigne et vernissés par le cosmétique, avec des échappées frisonnantes d’accroche-cœurs aux tempes.

Le rossignol est sous robe de soie bleu pâle à demi recouverte d’un manteau léger en velours cramoisi, sorte de tunique-fourreau. L’illuminent, sur tous les plans, des diamants, représentant dix fortunes. Sur le cou, aux bras et poignets, cerclant les doigts fuselés et rosis, emmi les cheveux noirs, le long du velours, en chevalière sur les toques de satin bleu, ce fleuve de cailloux précieux ruisselle sous les feux du lustre comme une coulée d’or fondu sous un soleil de messidor. Pourtant, la diva sacrifierait sans hésitation ces trésors de Golconde au rubis de sa gorge, enchâssé dans un cou de cygne transformé en tabernacle.

C’est émerveillement de l’entendre, à toutes les oreilles ; de la voir, à tous les yeux ! Et, tout à l’heure, quand le divin concert sera consommé, admirez cette foule enthousiaste qui s’affole autour du landaulet aux coursiers piaffants et fleuris chargé de conduire la déesse au Lion d’Or, au pied des tours de la Merveille, à l’hôtel des princes et des rois !

L’ancien Moulinet rutile de cent lanternes vénitiennes suspendues et allumées sous son portique et dans ses cours au pavé bosselé. Une escouade renforcée de musiciens, qui font de l’ironie à faux par ce jeu naturel des foules candides désireuses d’apparaître rouées qui ne s’en laissent pas conter, – s’est réunie là pour assourdir de ses tambours et cymbales celle qui vient d’enchanter les cœurs et les esprits.

L’équipe provient des Régates rémoises et à la minute palpitante où la déesse Adelina va descendre des célestes parvis pour accorder à son gaster orné de mamelons blanchement modelés qui regardent par le créneau du corsage, une pâture terrestre pétrie par les mains savantes du maître d’hôtel aux favoris dominateurs, Henri Gavroy, gendre à la mère Bernard, placeuse rue du Bourg-Saint-Denis, 77, – un tonnerre d’effarants échos s’élance furibond des pavillons cuivrés de toute cette clique d’instruments en horn et en phone, traversé çà et là par les éclairs du couac traditionnel, conçu et franchement traduit par quelque jovial régatier, dont l’extase précédente vient de s’évanouir sous cette malencontreuse et humiliante exclamation, issue d’on ne sait quelle bouche envieuse et salisseuse : quel dommage qu’elle… mange la Patti !

Eh ! oui ! elle aussi, elle est esclave des nécessités humaines, et c’est dommage, n’est-il pas vrai ? qu’elle ne soit pas le séraphin entrevu par des imaginations à peu de frais poétiques ! Dommage vraiment ! Ce joli rossignol sans ailes a, tout comme un vulgaire passereau de nos courées ou de nos jardins publics, besoin de se gaver de vermisseaux ou de moustiques, de grains de millet ou de chènevis, au pis-aller de l’avoine à peine digérée que distribuent à la ronde, sans fla-fla ni modestie outrée, les chers canassons de nos tramways à crottin !

Mais quel mauvais goût et combien ces enfants de la plèbe rémoise s’avèrent impunément irrespectueux des idoles charnelles, et sans pitié pour les renommées comme pour la grâce féminines ! Gaulois étaient leurs ancêtres, gaulois ces petits-neveux de l’apôtre Remi resteront à jamais !

La brune espagnole fit aussitôt place à la blonde suédoise, Christine Nilsson, fille du Nord à la peau d’un blanc de neige, aux yeux d’émeraude, aux cheveux d’or, à la voix mordante.

Les colonnes de fonte du Cirque vibraient encore des enthousiasmes qui couronnèrent la Patti, laquelle avait quitté Reims le mardi 7 novembre pour aller à Bordeaux, suivie de sa cour de satellites inférieurs, cette étoile dont le galant et enflammé sous-chef des Régates, le suffisant Lemaître, avait murmuré : J’adore la Patti. Quant à ses compagnons, je n’éprouve en vérité pour eux que de l’antipathie !

Et le 13 décembre suivant, on se retrouvait tous, les mélomanes à vingt sous et ceux à six francs, sur les mêmes chaises et les mêmes banquettes lacédémoniennes dans ce nid à courants d’air, chichement chauffé.

Or, lisons ce qu’écrivit alors de cette solennité tel mélomane de dix-sept ans, qui marche à cette heure vers la septantaine trop proche. Ah ! il n’y va pas avec le dos de la cuiller ! Oyez plutôt :

La Nilsson est une majestueuse blonde, aux yeux diaboliques (!) aux lèvres sensuelles (!!), à la carnation florissante (!!!), au port royal.

Un murmure d’admiration à son apparition. Charmés, éblouis, tous ces jeunes coqs rémois... Biffons, coupons, sautons, raturons. Voix claire, puissante, charmeuse, qui cependant marque sa distance en retrait (?) avec les possibilités d’une Patti. Entre ces deux organes si différents s’intercale la voix d’une Miolan-Carvalho (Eh ! eh !). Mais quelle perfection dans la nuance et la modulation ! Ophélie et Mignon, Marguerite à genoux devant les bijoux, permettent ce rapprochement. La Patti, elle, avait égrené à nos oreilles les perles de la valse du “ Pardon de Ploërmel ”.

La Nilsson, née en 1843 à Hussaby (Suède) des œuvres d’un chantre à l’église luthérienne, devenue française par son mariage, en 1872, avec un négociant parisien, Auguste Rouzaud, s’était entourée d’artistes remarquables. Pas de cabotinage comme autour de la Patti !

À ses côtés, nous entendrons et verrons taquiner l’ivoire par les doigts courts et boudinés d’Alfred Jaëll, pianiste affolant, haut comme la botte de l’Ogre, aux joues re-bondies, à l’œil pétillant de malice.

Voici d’autre part le long et pileux Léonard, d’une modestie qui joue la timidité, rougissant sous les acclamations.

Tolbecque complète cette constellation d’un vif éclat ; il use de son violoncelle avec la grâce juvénile d’un premier prix du Conservatoire et l’aisance d’un patineur exercé sur cordes en boyau de chat.

Mais… (désagréable assonance !) quelle allure vulgaire et quelle grandeur affectée à l’égard de ses collaborateurs, manifeste cette autre déesse du chant ! Condescendance, dédain, jalousie, orgueil ? Le cœur des femmes est insondable...

Le monde artistique masculin nous avait délégué précédemment un de ses plus réputés représentants, Joseph Faure, baryton de l’Opéra, qui, battant le premier le rappel pour la saison d’hiver, avait éprouvé pour son compte l’acoustique de notre vaste Cirque et thermométré son atmosphère hospitalière.

Les sœurs Badia le flanquaient de leurs grâces minaudières. La cadette Carlottina était sans contredit la plus belle, la plus élancée de lignes. Brunes toutes deux, elles avaient revêtu un même costume : robe chaudron, – couleur à la mode –, avec agréments en velours foncé au haut des manches, aux coudes et aux poignets.

Faure, de son ample organe, velouté et largement sonore, chante son hymne des Rameaux, de pleine facture, et piano et orgue accompagnateurs aidant, on se serait cru sous les voûtes de notre cathédrale.

Le chanteur est chauve, a le visage ovale, allongé par une barbe brune, les traits plutôt durs : c’est le portrait d’un Murger de la décadence réengraissé. Il encaisse avec condescendance nos hurrahs, en une pose, toute de dignité, consacrée par une jaquette à longs pans et col de velours violet foncé.

Un ténorino de renfort, du nom de Lévy, duettise avec lui un Crucifix, qui suit traditionnellement la scène des Rameaux.

Un violon de Crémone ou peut-être simplement de Mirecourt, – en tous cas nullement un de ces Guarinis déjà réputés –, sous le menton de Muzin (?) et un violoncelle ronflant sous les doigts de Liboton, accompagnés par Henri Ketten au piano, suffisent à compléter un programme qui vaut largement les quelques décimes empruntés à notre prêt paternel de la semaine.

Et voilà-t-il pas qu’à l’instant même où Faure s’exerce à faire trembler les colonnes du Cirque, en lançant à plein gosier la cavatine du Siège de Corinthe (Rossini) : Qu’à ma voix la victoire s’apprête !... on perçoit par les vasistas entrouverts sur la nuque des anges du paradis, les appels lointains du tocsin paroissial. Au feu ! au feu ! Semblant de panique, vite calmé, car Faure, lui aussi, continue.

Le Grand Saint-Bernard, 106, rue de Vesle, grille son stock invendu de confections pour hommes et enfume le quartier.

Ah ! la jolie pagaille des fonctionnaires intéressés : pompiers, agent de police, maire et adjoints, sauveteurs, badauds, sursautent sur leurs strapontins pour disparaître en vitesse par les ouvertures des couloirs.

Tassigny, capitaine démissionnaire, Patoux, son remplaçant, vont achever la victoire si bien évoquée et apprêtée par Rossini, et la foule, indécise d’abord, se laisse reconquérir par le charme de cet Orphée aux larges épaules et au pantalon sans pli.

Nous sûmes, à la sortie du Cirque, combien l’illumination avait été belle !

Un violoniste hongrois, réputé à l’époque, Édouard Réményi vient jouer pour nous et dans cette même salle où se centraliseront à l’avenir nos grands concerts, en ce Cirque aux 2.500 places, – le Divertissement à la hongroise, composé par François Schubert chez le comte Esterhazy-Zséliz, et que le virtuose allait faire entendre le 25 mars 1877 dans les salons d’Émile de Girardin. Ce poème musical, d’inspiration à la fois religieuse et poétique, surtout mystique, parfois militaire et féerique, avait été écrit pour piano à quatre mains. De concert avec Ochner, Réményi le transcrit pour violon et quatuor.

Réményi – a écrit J. Claretie, – n’est pas de ces musiciens aux longs cheveux qui affectent une allure inspirée et se donnent des airs fantastiques. Il est charmant, souriant, amène, la lèvre fine, se contentant d’être un admirable artiste qui ressemble sans façon à tout le monde. Mais, son violon à la main, il ne ressemble à personne : il en joue avec maestria, le fait chanter, soupirer, pleurer, crier, gémir. Il n’y a pas de rossignol dans les bois, de bengali dans les feuilles, pour jeter aussi harmonieusement leurs notes dans l’air attiédi. Tantôt c’est le galop héroïque des magyars brandissant leurs sabres aux poignées ciselées, éperonnant leur monture sur un écho de la «Marche de Rakoczy» ; tantôt c’est le doux bruissement d’ailes d’une libellule voletant sur un ruisseau. Ce topo certes est bien léché. Qu’en vais-je écrire, moi, au lendemain de ce 12 mars 1876 ?

Quel artiste ! si éloigné de ces dentistes musicaux à l’ocarina, bohèmes farcis de giries, rejetant leurs longs cheveux en arrière du front au moment cocasse et tragique qu’ils vont lâcher leur trait final jusqu’à la note harmonique destinée à faire pâmer d’émoi l’auditeur bénévole. L’art en telles mains est un des bienfaits de la Civilisation, et la Musique une sorcière bien intéressante.

Réményi était accompagné de notre jeune compatriote déjà talentueux, Henri Dallier, ex-élève d’Étienne Robert, de la maîtrise de Notre-Dame de Reims et organiste à Saint-Eustache de Paris.

Le 11 mars, le Hongrois nous fit entendre Le Divertissement à la hongroise ; le 12, Le Carnaval de Venise, avec variations de Paganini, une fantaisie de Ernst sur l’Othello de Rossini, l’Andante du Concerto de Mendelssohn, un Nocturne en mi b de Chopin et sa Valse en ré b. On bémolisait fort, en ces temps, et nous autres, les violoneux de la Philharmonique, ça nous accommodait plutôt que les morceaux accolés de quatre dièses à la clé.

Ce concert fut un triomphe sans arc et plein de délices sans orgue.

Par la suite, les Ulmann et autres barnums musicaux devaient nous amener des Sivori, des Vieuxtemps, des Allart, des Reyer, des Capoul, des Engalli et tout le train de luxe des triomphateurs de la scène.

Ah ! s’il arrive que les Rémois rescapés de la tourmente qui se sont retrouvés dénués devant les ruines de leurs foyers prennent plaisir à gargariser leurs séniles écoutoirs, rarement épilés vu les cours du merlan en 1926, au moyen de ces souvenirs des antans regrettés, que nous en serons aise, réconforté, consolé nous-même dans l’infortune commune, au centre de ce désert artistique de nos jours noirs ou le pain est à 42 sous le kilo et le poulet à 12 francs la livre !

Les sociétés musicales et chorales contribuent à l’allégresse générale, et c’est à qui, parmi nos soufflants et nos beuglants, fera le plus de vacarme dans nos rues, nos églises, nos salles publiques, sur nos kiosques et dans tous les coins.

Il y en a pour tous les goûts, pour toutes les bourses. Le monde conserve à son service le Quatuor rémois, qui fait apprécier, à la Salle Besnard, le classique des maîtres du violon et du clavecin.

C’est Joseph Ginet aux cheveux fous et aux gestes d’épileptique, ersatz de Paganini, qui, nouvelle recrue rémoise, nous ahurit, nous épate en nous enchantant. Quelle trouvaille pour l’art du violon à Reims ! Il est de tous les festins, servi à toutes les sauces, ce bohême sympathique à qui chacun, dans nos grands cafés, se frotte avec fierté en lui offrant la flûte de tisane ou le bock mousseux, dont ce Lyonnais paraît altéré.

Ce chef de pupitre a comme brillant second, Chauvry père ; Launois tient l’alto, et Stenger file des sons langoureux sur son violoncelle-parlant.

Longtemps, ces compères homogènes feront les délices de nos après-midi dominicales, et Besnard s’enorgueillira d’avoir été le premier à leur faire accueil.

Rue Brûlée, la Société évangélique organise ses concerts au profit des affligés du culte réformé. Là se font entendre Ernest Lefèvre, Onésime Coquelet, enfant de Prouilly, et Mlle Arnoux, flanquée d’un père efflanqué, vieil artiste à toutes fins aux longs cheveux blancs bouclés, maigre comme un sauré, et qui s’époumone au service d’un cor anglais ou d’un hautbois à l’anche rebelle.

Un fantaisiste, Mathiot, arrivé d’hier muni de son violon et dont Arnoux fera son gendre d’occasion, nous étonne par ses allures de matamore entreprenant et irrésistible, prêt à pourfendre le magma de notre corps musical rémois et pulvériser nos ménétriers locaux, les forcer à disparaître de la circulation, tels des rats, poursuivis par un chien de race, se glissant en vitesse dans une bouche d’égout.

Là également, Squelin le trieur de laine, – profession libérale et recherchée qui laisse des loisirs à ses travailleurs –, comique verveux et chanteur agréable, débite ses rigolades sylvestres et villageoises : Le Tribunal en sabots, Le Chantre d’Écorcheville. Glabre et déhanché avec un faciès à la Coquelin cadet mais aplati comme un profil de hareng, Squelin était la joie de ces réunions pot-au-feu et à la Mathusalem.

Nos pompiers, sous leur inégalable Bazin, donnent séance au Cirque, avec le concours de Prévet, piston-solo à la Garde républicaine, et de Frachel aîné, et de Trompette aîné flûtiste qui s’exerce déjà à la photographie ; Monthuy, Pacini, Charlier, flûte, clarinette, hautbois hors-pair et Monthulet, cor d’harmonie. Foule, délire, acclamations !

Et voici que le beau Mathiot-Arnoux, qui s’installe en nos murs, a décidé la fanfare des Régates rémoises à s’adjoindre une chorale, dont, naturellement, il sera le directeur appointé.

Nos artistes font de l’exportation à Rilly-la-Montagne, où le barde pianistique Ernest Duval possède sa Villa du Cotillon. Il s’entoure là de vedettes exceptionnelles, du crû local : Chalamel, comique à voix, et des solistes, les meilleurs du Théâtre. Il régale tout son monde d’une soupe au choux comme il n’en cuit dans toutes les marmites, condimentée d’une poule, d’un jambon, et de saucisse meusienne à profusion : ce bouillon, une fois refroidi, n’était plus coupable qu’au fendret de cuisine.

De Paris, l’amusant Berthelier vient s’exhiber au Cirque dans ses scènes à transformations, texte et dessins de G. Vibert. Son copain Victor, des Bouffes, imite en perfection violoncelle, tambour et trombone. Ces puérilités amusaient à cette époque nos esprits naïfs et sentimentaux : on était des cœurs simples et fondants.

L’Union Chorale, à peine sortie des langes, va s’amuser le 15 août à Charleville et y conquiert, grâce à ses solistes : Deschamps, du Bureau de conditionnement ; le coiffeur Martincourt ; le comptable Édouard Lefèvre et Pavot des tissus, un 1er prix en 2e division. Retour en fanfare et espoirs accumulés en un avenir triomphal !

Toutes les sociétés musicales sont en branle ; on veut concourir n’importe où, emporter des palmes ou… des vestes. Même la phalange du Lycée qui, par son Fernand Labori à la voix d’or décroche le prix Polonceau lequel est d’importance !

Les chauffeurs d’usine eux-mêmes entrent dans la danse pour atteindre au sommet de ce mât de cocagne qui recèle dans ses arceaux à banderoles tricolores un prix d’ancienneté et d’économie de combustible. Faire de la vapeur avec du vent ! tout est là, et deux vétérans de 1857 sont au palmarès : Véry, de la Société des Déchets, et Taillefer, au service du fabricant Ohl, de grincheuse et bourrue mémoire.

Dans toutes les branches de l’activité rémoise, mutations, remplacements, évanescences.

Alfred Chapuis succède à l’agent de change Marion, destitué pour mauvais entretien de la cagnotte archiépiscopale et évaporation inexcusable des fonds récoltés au bénéfice du bourdon laryngiteux de Saint-Remi.

Le gros et jovial mais représentatif marchand de bois Patoux monte en grade et relève à la capitainerie des Sapeurs-pompiers le populaire et bel Alfred de Tassigny, cet Abraham à descendance vigoureuse et pleine de sève, de fantaisie, d’humeur et d’entrain. Comme entraîneur d’hommes, nul rival pour le dépasser ou égaler : il eût conduit ses sapeurs et pompeurs à l’assaut des flammes de l’enfer ; pour le moins, du purgatoire !

Étienne Coquelet cumule : organiste au petit-buffet de la cathédrale, il brandit le bâton de chef à l’harmonie de Prouilly.

Le bon Mailfait, lui, est directeur de la fanfare du Val-des-Bois, à Warmeriville, sous le patronage bénisseur du Bon Père, Léon Harmel, néo-socialiste-chrétien, phalanstérien fort estimé dans les milieux ordre-moraliens, alors à leur zénith.

Isidore Porgeon le Suippat conduit aux concours de Fouilly-les-Oies la fanfare de Loivre, et Gustave Bazin, jaloux des lauriers du fantasque Ginet, lui suscite une concurrence sévère, au moyen d’un sextuor démontable, facile à transformer en septuor ou octuor : Kéfer, raide comme un pieu ; Coussette, fléchissant comme un saule ; le frisé Pacini, le rond Brié, haut comme la botte de l’ogre, et cette digne et imposante matrone aux lèvres légèrement estompées, Mme Bazin elle-même, pianiste de talent, distinguée certes, autant par les Rémois en général que par son divin époux en particulier.

Le photographe Bordéria installe son atelier artistique place d’Erlon, 6.

On glose en ville à propos de fameux coups de langue lancés en cocoricos par les deux fiers coqs des Régates rémoises, ces super-pistonnistes : Ch. Mauroy et E. Lecomte, qui sont étincelants dans certaine polka Jeanne, de Holmières, harmonisée spécialement pour eux. Totor Delvincourt en perd la tramontane. On essaie évidemment de dégommer et de dépiédestalliser ! Y arrivera-t-on ? Angoisses dans les cercles spécialisés !

Blandin veut électriser nos fibres patriotiques au moyen de ce mélomane stérile et fuligineux, à pleurs, sanglots et mouchoirs, dû à l’imagination furibonde et à la plume vengeresse d’un ami de la maison, Gustave Lemoine : Les Prussiens en Lorraine.

Ces Boches d’avant la lettre se faisaient déjà remarquer par leur charmante kultur, leurs goûts et mœurs de sacripants. Que le diable étripe leur descendance !

À l’École Professionnelle surgissent du palmarès les noms de deux élèves particulièrement studieux, ces deux frères siamois, de l’amitié et du devoir civique : Gustave Demouzon, que le négoce a champagnisé, et Émile Cauly, que la fabrique a molletonné. Mû plus tard en poète de terroir et en archéologue de la préhistoire, Cauly sortait tout bêtement de l’école primaire de Pontfaverger, et, en 1872, avait été le lauréat pour le canton de Beine d’un prix fondé par le Conseil général de la Marne.

Une Rémoise des plus huppées fait quelque bruit dans le monde parisien, au cœur duquel elle apparaît sous les espèces d’une personnalité mystérieuse au service d’un quelconque pouvoir occulte. Mme Edgar de Brimont, déjà resplendissante blonde en 1848, lors de ses 22 printemps, l’est encore en dépit des âges, grâce aux subterfuges de la coquetterie qui la transforment ingénieusement en gravure de mode ou poupée-postiche. Mme la Vicomtesse se couvre de perruques aussi extraordinaires par leur prix de revient que par leur coloration, et, riche et mondaine jusqu’aux ongles, elle à créé un salon éclectique où, à la fin de l’Empire, pendant l’affaire du Creusot, se rencontraient avec Émile de Girardin le gros Plon-Plon et le conspirateur Assy, – pantins de la comédie politique dont les destins français constituaient la trame.

Nos sports hippiques ont leur piste à l’École d’équitation située dans Clairmarais, sorte d’hippodrome faisant face à l’Usine à gaz, sur le terrain où pourrissaient les baraquements édifiés en hâte, fin 1870, pour la garnison brandebourgeoise, gardienne armée de notre rançon en argent liquide.

Un anglo-saxon, qui prendra rapidement place parmi nos types locaux, fait son apparition à l’angle des rues du Cadran-Saint-Pierre et du Clou-dans-le-Fer, dans un haut immeuble récemment construit. Henry Lee sera par la suite un champion de tir remarquable et se placera à la tête de nombreuses œuvres artistiques et bienfaisantes. Quand il changea de domicile pour installer son salon de tortures à l’angle des rues Thiers et des Consuls, c’est son mécanicien Crossley qui reprit le cabinet évacué. Lee emmenait avec lui un tout jeune praticien, Colegrave, qui l’a remplacé dignement et se retrouve à nouveau au milieu de nous, après les pérégrinations plutôt pénibles de l’exode rémois.

On porte toujours envie à plus pauvre que soi, et les sacristains mêmes les plus modestes ne sauraient déroger à cette coutume. Plateaux, qui le croirait ? est l’objet des convoitises de la gent collectionneuse, à cause d’un portrait remarquable de cet abbé Bergeat, qui fut le premier conservateur du Musée de Reims.

Le discret personnage qu’était le cerbère de Notre-Dame se garde bien d’amortir sa surveillance autour de ce joyau pictural, et y veille avec autant de soin que sur les richesses accumulées du trésor de la cathédrale.

La Société Industrielle abrite d’utiles œuvres post-scolaires dans son coquet palais de la rue Ponsardin, confié au gardiennage du sévère Cochet.

Les collections de livres de ladite Société et de la Ligue de l’enseignement sont mises à contribution par de jeunes et vieux lecteurs abonnés à raison de 0.50 par an, plus les 0.10 c. d’inscription au bénéfice du commis aux prêts, notre dit Cochet.

On trouve là tous les Jules Verne et les Erckmann-Chatrian, avec les Mayne-Reid, les Fenimoore Cooper, les George Sand et les copieuses histoires de Michelet, Thiers, Lamartine, flanqués de nombreux romans du jour.

C’est qu’une génération désireuse d’ouvrir son esprit aux œuvres de la pensée prend l’habitude de lire et compléter le bagage acquis à l’école primaire.

Les cours complémentaires du soir sont fréquentés : chimie et physique, dessin industriel, linéaire et d’ornement, et aussi les classes de langues modernes : allemande et anglaise, avec la comptabilité, – tous suivis assidûment par une belle jeunesse, virile et réfléchie.

La comptabilité avait pour professeur un gros et grand gaillard, à la barbe poivre-et-sel épaisse et taillée en pointe : Sibuet. À l’anglais le populaire Hanot à la parole claire, insinuante et douce, homme grave et indulgent, très calé dans sa profession et adoré de ses élèves.

Deux événements tragiques jettent la consternation dans notre ville : un assassinat et un incendie.

En mai, on trouve sur un revers de gazon, au Chemin-Vert (chemin de la Procession), entre la rue de Cernay et le terrain vague des Coutures, le cadavre d’une fillette étranglée, cette toute jeune Treiber, dont le père, Alsacien d’origine, est chef d’équipe à la Compagnie de l’Est. L’enfant était à peine âgée de quatre ans. Les soupçons se répartissent sur plusieurs binettes excentriques au renom douteux ; l’un de ces pseudo-criminels est fonctionnaire de la Sûreté, l’autre tailleur d’habits rue du Bourg-Saint-Denis. On ne trouvera pas le vrai coupable.

Aux obsèques de la victime, une personnalité qui s’est déjà révélée par la publication chez Matot-Braine, en 1872, d’un opuscule sur l’abbé Miroy, curé de Cuchery, assassiné juridiquement par les Boches, – Henri Vidal, employé à la Compagnie de l’Est, pérore devant la tombe en un discours ému et fort bien pensé et écrit.

La nuit étoilée du 15 août s’éclaire des flammes de l’usine du Grand-Saint-Pierre, dont les planchers huileux ont pris feu soudainement.

L’immense bâtiment, vestige du couvent célèbre de Saint-Pierre-les-Dames dont Renée de Lorraine fut abbesse et Marie Stuart l’hôtesse choyée, étend ses trois étages aux nombreuses fenêtres et lucarnes à la fois sur la rue Ponsardin et l’impasse à porte grillée du Levant.

Les fils de Collet-Varenne, Sompinat ex-peigneur de laines, exploitent là un peignage, une filature, un tissage et un atelier de triage de laines.

Le feu qui couvait depuis la sortie des ouvriers, à 7 heures du soir, s’enfle vers les 3 heures du matin et les lon-gues flammes, corrodant les vitres, se précipitent au dehors pour lécher les murs et les ardoises.

Chaleur intense, pétillements d’artifice, cris nerveux, jet d’eau des pompes à bras, exclamations horrifiées d’une foule dense, qui s’est arrachée des lits et de l’étouffante atmosphère des appartements, pour aller respirer l’air de la nuit, loin du sinistre, pour en mieux contempler à l’aise le radieux et terrifiant spectacle !

Au petit jour, rien ne subsistait de ces richesses que décombres grésillants et noirs nuages de fumée, chassant aux cieux des matières floches et carbonisées, parmi mille gerbes d’étincelles rouges. L’alerte fut vive, et les âmes tendres subirent un rude choc. Mais il n’y avait eu, heureusement, aucun accident de personnes.

Une initiative intéressante quoique n’ayant pas révélé les qualités qu’on lui supposait : l’œuvre des frères Dacremont, opticiens de carrefour et marchands ambulants de bric-à-brac pleins d’entrain et gavés d’illusions, lesquels avaient entrepris de doter Reims d’un Restaurant populaire et ambulatoire à l’instar parisien des bouillons Duval. En réalité, ces apôtres n’étaient que des précurseurs et comme tels, voués à l’échec primordial.

Jacquier père, lui, est mieux placé que ces blafards chemineaux à la recherche d’une position sociale sans risques ni fatigue cérébrale ou musculaire. Il réussira, car il a pris le soin de s’assurer le concours du gérant réputé d’un de ces Duvals : Alexandre Darche, – avant d’ouvrir, le 24 mai, à 5 heures du soir, son restaurant tôt achalandé : Le Chat Friand, rue Nanteuil, ou amants de la dive bouteille pourront déguster cette trouvaille : le Soleil d’Or, exquis et capiteux blanc de blanc du Rhin, pailleté d’or comme l’eau-de-vie de Dantzig. Quant à la cuisine et les pâtisseries, c’est la perfection même, et à des prix qu’on nierait si nous n’étions encore là pour en affirmer la véracité.

De hardis immigrés lorrains et alsaciens n’hésitaient pas, en ces temps, à apporter dans Reims le concours de leurs petites industries ou de leurs menus commerces plus ou moins utiles et sollicités.

Ainsi le Messin Cerf-Aron imagine d’installer ses rayons de confections aussi modestement que possible dans un appartement au premier étage rue de l’Arbalète, 19, afin, dit-il, d’éviter à l’acheteur le paiement des frais généraux d’un magasin luxueux. Peu de gogos se laissent allécher par cette prévoyante perspective.

Déjà, il y a un demi-siècle avant nos jours actuels, on avait pris goût à ces somptueux étalages dont la Nouvelle-Jérusalem vient être dotée par la Reconstitution des Pays dévastés, – quitte, bien entendu, à en faire les frais, qui ne sont pas minces, au taux actuel de notre anémique unité monétaire.

D’autres migrateurs de la tribu d’Israël avaient déjà pris place au banquet rémois, tels Wisner et Lévy, dont l’apparition prenait figure d’apocalypse aux yeux ronds et aux regards éberlués de notre concitoyen Lacambre, jusque-là unique extracteur impitoyable de nos molaires, depuis la disparition des frères Albert .

L’oculiste Meyer faisait lui aussi partie du groupe immigrant, envoyé en mission par la corporation mondiale des marchands de lunettes, laquelle sillonne depuis Ahasvérus le territoire de la Gaule.

C’est une véritable manne de chirurgiens-dentistes brevetés et diplômés qui s’offre à nos bouches affamées et dolentes, et à laquelle s’adjoint le pérégrin Arlet de Corbeny, élève et successeur de Babouillard qui, entre deux repiquages de plants de poireaux, vient opérer à « La Croix-Blanche », rue des Murs.

Dès lors, Reims ne manquera plus de ces précieux adjuvants à la vie commune de ses 80.000 citoyens, non compris le monde animal et végétal, alimentés au point de vue panification par 102 boulangers qui fournent annuellement 13.291.000 kilos de pain en couronnes ou miches, – le boulot était inconnu à l’époque –, de trois et six livres, blanchi ou non.

Quel gouffre ! notre vieille cité gallo-romaine.

La presse locale amuse ses lecteurs d’une chicane entre deux personnalités redoutables à des titres divers, le pharmacien Fleurent, le bien-nommé, et ce colosse massif, imposant comme un pylône en brique rouge, Guillaume l’huissier !

Chargé de recouvrer une créance infime auprès d’un quelconque travailleur de l’usine Leleu dépourvu de pécune, l’officier ministériel envoie à l’officier-droguiste et plantigrade un véritable compte d’apothicaire. Le principal s’élève à 43 francs, mais les frais d’huisserie l’ont dévoré, et au-delà ! La rentrée et de 34 fr. 50, les débours atteignent 60 fr. 89. Reste dû par l’impétrant 34 fr. 39, qu’il est invité à verser en l’étude de... etc., etc... Pilule amère !

Si les clients du pharmaco estiment que Némésis a du bon, Fleurent n’est pas de cet avis, et se plaint dans les gazettes. La réplique de Me Guillaume est sensée et équitable, mais Fleurent a le triomphe du dernier mot, fort spirituel et emprunté à l’immortel Fabuliste champenois :

« Je trouve Dandin fort réservé pour ses intérêts et large pour ceux de Chicaneau :

J’ai cru que les procès ne donnaient point de peine,

Six écus en gagnaient une demi-douzaine.

Mais aujourd’hui je crois que tout mon bien entier

ne me suffirait pas pour gagner un denier.

Je conseille donc aux procéduriers de passer de telles créances par profits et pertes.

Surpris, honteux, confondu,

Je jure, mais un peu tard, qu’on ne m’y prendra plus ! »

Variante bien choisie de L’Huître et les Plaideurs ! L’araignée mange la mouche mais survient une large gueule qui avale l’araignée. Vairon, rosse, brochet, et les fervents de la gaule ensuite ! Dans le cas présent, le pêcheur c’est le diable... qui rigole !

Entre-temps, faisons la pause, roulons une sibiche, comme disent les paveurs municipaux de la rue de Contrai, et buvons le coup, puisque le vin de l’année sera bon et à bon marché.

On paie au vigneron, pour les légers crûs de la Vallée, ou petite marne, des rives de la Vesle et du Val de Nauron, jusqu’à 20 et 25 fr. l’hectolitre, en rouge, – ce qui laisse une marge honorable au débitant qui livre la chopine à 0.30 c. aux fidèles de Bacchus.

Damery, Vincelles et Tréloup ont fait des rouges, vendus 40 et 45 fr. la barrique champenoise de 200 litres. Cumières vend ses raisins 0.25 c. au kilo. Heureuse époque !

La Montagne de Reims les cède, madame, à 0.15 et 0.20 c. Paul Violart, expert et augure d’Ay, proclame que le moût pèsera de 11 à 12° : c’est tout bonnement mirifique, et l’existence serait belle si le viticulteur n’était contraint de faire appel, pour la cueillette, aux offices de vendangeurs occasionnels accourus du fin fond des forêts argonnaises et meusiennes, voire de l’Ardenne belge, et qu’on alimente avec du lard, du maroilles, et du pain de ménage.

Jérémie s’ébroue : C’est un débordement de miséreux que la faim chasse de leurs domiciles pour se donner rendez-vous dans une région plus fortunée où ils espèrent trouver le vivre. Déçus, ils campent par groupes inquiétants aux abords des vignes, brûlant les haies, déterrant les patates. Ils se couchent et s’abritent sous les ponts et les aqueducs du canal de la Marne au Rhin. D’où sort cette bohème dépenaillée ? On souffre à songer que la France recèle en son sein tant d’êtres affamés.

Ces misères et ces hontes sont trop proches de nos temps philanthropiques pour qu’on s’imagine avoir, dès maintenant, vaincu le paupérisme !

Les menus faits locaux sont légion, mieux qu’ablettes aux rives du Canal. Jetons l’épuisette aux mailles drues et serrées pour ramener à bord ce fretin plus ou moins frétillant.

Le diplodocus André Warzée, ours barbu aux larges pattes, ardennais d’origine et tisseur en maigre de profession, est promu sauveteur en titre de la commune de Reims.

Venu habiter en notre ville dès ses treize ans, il commence à seize la longue série de ses exploits. Un demi-siècle plus tard, son tableau de chasse comporte 71 pièces, non des moindres. On finit par devenir sceptique au regard de ses prouesses incessantes ; la blague opère, et on l’accuse d’avoir recruté des compères, excellents nageurs, qui se jettent à l’eau, à l’endroit même où il s’est mis à l’affût, pour s’y laisser amicalement repêcher par notre héros neptunien, sous condition expresse d’un partage équitable des produits de la prime de sauvetage, laquelle prime, au surplus, grève fort peu un budget urbain qui se chiffre alors à deux millions, – un denier pour l’époque !

Le 12 mars, un terrible ouragan avait dévasté nos cheminées et nos toits, plongeant les propriétaires dans la détresse et les couvreurs et fumistes dans l’allégresse. Le malheur de l’un fait le bonheur de l’autre, en ce monde équilibré.

La cathédrale elle-même est décoiffée en partie, et son chignon de l’abside, décroché violemment, paraît décidé à s’envoler.

L’eau tombe drue et serrée, en nappes de verre blanc. Précisément, on est au dimanche et à l’heure de sortie des offices paroissiaux. Sur la place du Parvis, un large étang s’est formé qui barre le chemin aux pucelles d’âge canonique qui viennent d’assister à la grand’messe, paroissien en mains.

Quelques antiques cabats, qui sont de la cérémonie, poussent des cris d’orfraie. Accourent à ces appels perçants des citoyens sans peur qui s’empressent, notamment le chef serveur du Lion-d’Or, lequel prend à bras-le-corps les plus déjetées de ces ouailles et les transporte par un chemin de planches, et aidé d’autres rigolards toujours présents là où il y a à se gondoler, des marches de pierre de Notre-Dame-Royale à la rive salvatrice.

Scène pittoresque qu’aurait pu harmoniser le musicien Massenet et que n’ont pas oubliée les vieux gosses qui en furent témoins !

La politique nous délègue, par l’autorité absolue du maréchal de Mac-Mahon, chef de l’État français, un nouveau sous-préfet, M. le marquis de Biencourt, chargé de rafraîchir l’atmosphère échauffée par les agaceries de cet ex-officier de cavalerie, sous l’Empire, Ducrest de Villeneuve, qui jadis avait procédé, après la Commune, à l’arrestation de Henri Rochefort, au moment où celui-ci cherchait à s’échapper du bateau en flammes, Paris. Ce bon rat s’était fait pincer, paraît-il, assez volontiers.

Biencourt, Ducrest chou-vert vert-chou, c’était kif-kif bourricot, au dire de nos titis de par-en-haut, qui commencent à reprendre goût aux manigances des politiciens. On va s’amuser !...

Nouvel incendie, violent à ses débuts, mais rapidement étouffé, dans l’immeuble ex-seigneurial du baron de Dion de Beaufort de Ricquebourg, rue du Bourg-Saint-Denis, 75, – devenu propriété de Alard-Plumet, courtier en laines.

Le feu s’est allumé dans l’arrière-boutique du bim-belotier Lepaige, dit Besson. Simple alerte de nuit vers les 11 heures, qui fait sortir en culottes et savates, en chemise de nuit, les gosses du voisinage, notamment ceux du nº 79, tremblant l’un pour sa petite gougette en demi-louis d’or, soigneusement sortie de l’armoire et mise en poche, l’autre pour ses quelques bouquins, éléments constitutifs d’une bibliothèque rêvée. De tels sinistres pourraient être dangereux en ces vieux bourgs, dont le matériau a été séché à fond par les étés séculaires.

Un infortuné chifforton à la petite brouette de la rue Clovis, Stinlet, qui chemine de village en hameau en quête de peaux de lapins, est tué accidentellement par l’un des fils à Foisy l’équarrisseur de Villers-Allerand, braconnier réputé, affirmait-on dans le village, mais dont les plombs illé-gaux se trouvaient cette fois destinés à abattre un chat pillard et rusé, plein de puces, et dont le voisinage n’avez qu’à se plaindre. On s’était proposé, en famille, de transformer le chapardeur en gibelotte au vin blanc.

Stinlet sauvait ainsi la vie d’un criminel à quatre pattes aux dépens de la sienne. Hélas ! ceci ne pouvant remplacer cela, le dommage fut double.

L’aéronaute Karll à deux ailes, excellent et authentique français, assure-t-on, lance une montgolfière accompagnée de sa flottille de ballonnets à surprises, que le vent d’est chasse vers la Montagne de Reims, mais laisse soudain choir devant l’Abattoir, où le boucher Leclère, du Bourg-Saint-Denis, 17, le relève et ramène, avec son pilote fort marri, dans le hangar du Manège.

Un employé à la traction du Chemin de fer de l’Est, Cavarrot père, indigène de Souillac (Lot) et âgé de 56 ans, demeurant rue Saint-Thierry, 19, est tamponné de nuit en gare de Reims.

Par les soins de la Compagnie, son cadet Jean-Baptiste est pourvu d’une bourse à l’École des Arts et Métiers. Par la suite, nous le connaîtrons contremaître de peignage à l’usine Collet frères & Meunier, répartiteur du Bureau de bienfaisance, chanteur à l’Union chorale, et, à la fin de sa carrière, placier en vins ou pinard du Midi pour la maison Prat. La guerre l’arrache à son domaine de la rue David, où il revint finir ses jours en 1922.

Sa sœur aînée, Mlle Cavarrot, institutrice, fut, de 1914 à 1918, la collaboratrice dévouée de notre cardinale laïque, Mlle Fouriaux, au service des Rémois sous le bombardement.

L’aîné des Cavarrot choisit la carrière militaire et devint commandant du génie .

La quatrième fournée rémoise des Engagés conditionnels ou Volontaires d’un an est copieuse.

Certains des élus ont été préparés aux examens par le professeur libre et reporter au « Courrier de la Champagne » Ogée, notable de la rue des Carmes.

La liste en est longue, mais à cette heure, la majeure partie de ces pacifistes sont disparus de ce monde.

Parmi les survivants, citons Paul Soüel, Ernest Collin, Ernest Bécret, Édouard Nocton, Jules Appert, Émile Faupin, Hannesse. Ah ! ils ont la tête chenue, évidemment.

Les morts sont à citer : Ernest Minard, le menuisier de la rue Neuve, Arthur Mauclère, Jules Bourgeois, Henri Létaudin, – des vins de campêche –, Ducros, Paul Mauduit, un Noël parmi tant d’autres, Léon Herbé, Ernest Bertholle, – chic type ! – Aimé Landragin, fauché par un éclat d’obus, en 1914, devant sa porte, au milieu de la rue David ; Ernest Denoncin, décédé avant guerre à Elbeuf, où il avait, bien à contre-cœur et forcé par le destin, transplanté ses pénates ; Louis Lochet, Charles Coche.

Combien ces noms d’authentiques Rémois évoqueront d’échos dans l’âme de ceux d’entre nos frères qui mon-tent encore la garde sous la guérite des souvenirs d’un Reims anéanti !

Le teinturier Niquet, au nez à la Cyrano et à la moustache de pallikare, met en location le terrain et les bâtiments de son usine « Au Bleu de France », Porte-Paris, où s’installera le peaussier Charvesse.

L’ex-zouave Aimé, professeur municipal de gymnastique, installe une vaste salle d’exercices rue de Thillois, là même où, à cette heure, rutilent les ors du Ciné-Théâtre Joyeux, dénommé pompeusement « Opéra de Reims », et dont la silhouette constructive à son origine ressemblait à un hangar pour dirigeables.

La salle a 43 mètres de profondeur, 9 de largeur, 10 en hauteur, est munie de douches, pourvue d’un salon pour escrimeurs, et d’un trapèze-volant qui sera l’engin des performances des maîtres Pételat et Craff.

L’inspecteur du chant liturgique Vervoitte entend à la cathédrale la fameuse Maîtrise d’Étienne Robert, et ses solistes, le ténor Bourguignon, le baryton Maus, renforcés des violoncellistes Stenger et Brié.

C’est vers ces temps-là que 400 bambins venus des écoles des petits Frères, la Maîtrise elle-même et 20 musiciens du 132e de ligne exécutent une cantate en l’honneur du Rémois J.-B. de La Salle.

La critique sel-et-vinaigre fait remarquer, pour avoir quelque chose à dire là contre, que le vaisseau du bel édifice n’est pas favorable à de telles auditions : l’effet est exécrable, les cris des moutards, le bruit formidable des cuivres, produisent, sous ces voûtes élancées, une désagréable répercussion et une réelle cacophonie. C’est assez croyable !

L’antique et solennel presbytère de Saint-Maurice disparaît sous la pioche des démolisseurs.

Dans ce bâtiment vétuste, J.-B. de La Salle avait installé la première de ses classes primaires pour enfants de familles pauvres.

Il y fit lui-même la classe, se distrayant et se consolant ainsi des tracasseries envieuses et intéressées que lui suscitait alors la corporation des maîtres-écrivains auxquels la masse illettrée avait eu recours jusque-là pour la rédaction salariée de ses épistoles familiales.

Le flot d’instruction dirigé vers le peuple et à son profit par l’un des plus grands bienfaiteurs de l’humanité allait, avec le temps, briser la digue des privilèges de ces lanterniers patentés.

Une plaque commémorative existe encore sur l’emplacement de ce témoin des vieux âges.

Les travaux de consolidation, réfection et embellissement de la cathédrale sont poussés activement.

Gustave Colline, un des champions de la « Vie de Bohème » chère à Murger, devenu ministre de la IIIe République sous son vrai nom : Wallon, inscrit au chapitre de son budget des Beaux-Arts un crédit de 2 millions pour ces travaux.

Ce large et succulent fromage au cœur duquel nos rats de la pierre tendre se sont installés ad vitam æternam, était fortement ébréché en 1914 lorsque les Boches se mirent en devoir d’y mettre une rallonge dont on ne préjuge point de la largeur ni de l’épaisseur à l’heure actuelle.

Un de ces rats, bon dessinateur, crayonne une vue du monument tel qu’il eût apparu au monde, doté de ses sept flèches, et Picard-Latève fils en réussit une épreuve photographique, pour la postérité.

On signale d’Igny-le-Jard, dès février, la résurrection du monastère des Trappistes, où se blottissent 20 religieux austères et travailleurs.

Démolition de la maison Godart, rue des Capucins, 32, où mourut en 1540 un chanoine de ce nom, originaire d’Attigny, et grand chantre à Notre-Dame de Reims. Le mur de façade était orné d’un calvaire dit « La Croix Godard ».

Le corps embaumé de Jean-François Anne Thomas Landriot est transféré, à la cathédrale, sous la chapelle du Sacré-Cœur. Son cœur est pieusement conservé à La Rochelle, dont le prélat avait été évêque avant d’être promu à Reims, en 1867.

Terminée, la chapelle du Pensionnat des Frères, rue de Venise, est inaugurée le 16 juillet. Elle est du style 13e siècle. Principaux artisans de cet édifice religieux : l’architecte Lamy, le maçon Demerlé, le charpentier Charpentier .

L’orgue sera tenu par Grison. Gustave Bazin professe à l’établissement, où le lutrin sera occupé par la basse Thuillart, le ténor Bourguignon et le baryton Lefèvre.

La rue du Jard voit apparaître et s’installer pour des jours sans fin l’équipe de terrassiers Calonne, chargée d’abattre les bâtiments vétustes, entre les n° 23 et 27 inclus, sur l’emplacement desquels on élèvera les bureaux et magasins actuels de la Société des Déchets.

Dans le jardin sur cour qui éclaire et réjouit les appartements du directeur actuel, Arthur Colin, se dresse encore un marronnier faisant partie jadis de la propriété Payard-Poterlot, en arrière des sordides maisonnettes sans étage qui encadraient la cour du n° 23, et dont l’une abrita jusqu’en 1863 une famille d’ouvriers, dont le chef, Louis-Joseph Dupont, était trieur de laines et titulaire d’un groupe de fils solides et gaillards, dont le signataire de ces lignes fut le culot jusqu’en 1867.

En décembre 1867, le 7, le lendemain de la Saint-Nicolas, – jour de fête scolaire chez les Petits-Frères du voisinage –, ce benjaminat lui fut enlevé par le dernier des Dupont-Aumont, Ernest.

La ménagée s’était transportée en 1864 au n° 26 de la même rue, – vis-à-vis la porte de service du Bon-Pasteur –, vieil immeuble acquis au moyen des quelques billets de mille francs économisés par le chef de famille et son épouse, alerte repasseuse de linge, économe et butineuse s’il en fut, confectionnant elle-même les vêtements et la lingerie de ses fils, faisant tout par ses doigts de fée dans la ruche familiale. Chère et regrettée créature, cette Victoire Aumont, qui fut l’adoration de ses enfants et la fierté de son époux !

La Société des Déchets, devenue prospère, se proroge pour 16 ans, et se constitue en société anonyme, dont les bénéfices se répartiront de la sorte : 5/10 aux actionnaires producteur de déchets de fabrication, 3/10 aux œuvres philanthropique rémoises, et 2/10 à la réserve exigée par les statuts.

Le maçon Constant Lohier, venu des rives de la Gartempe, à moins que de celles de la Tourbe, ouvre à Fléchambault, face à l’allée qui mène aux Bains-froids de Napoléon Guinot, un café-restaurant avec jardin où l’on dansera. Pâle résurrection de ce fameux Bal-Besnard qui, expulsé du boulevard du Temple et resurgi à Sainte-Anne, devait installer sa vaste tente en bas de la rue Fléchambault et prendre le nom de Bal-Français, sous le proconsulat de Constant Bellavoine.

Si Lohier débute modestement, il finira en comète discrète. Pour l’instant, son bal dominical est inauguré par un orchestre, à hauteur de la situation : un violon-conducteur, à ses débuts de chef, et qui, de sa profession est trieur de laines ; un piston, qui lui, est donneur de trame à l’usine Lemoine-Brabant ; et une clarinette, du nom de Dudin, dégraisseur au Mont-Dieu, lequel aurait pu se charger d’alimenter honnêtement en canards les étaux et marchés rémois. Un tel ensemble rivaliserait de nos jours malaisément avec les furibonds et monotapeurs jazz-bands nègres et américains, mais ça coûtait moins cher, et c’était plus harmonieux, indubitablement.

D’ailleurs, en ces temps idylliques, les orchestres étaient à bon marché. Relevons les comptes de cette inauguration du Bal-Lohier : les trois musicos recrutés par le maçon, après avoir accepté l’entreprise à leurs risques et périls et ayant établi le bilan de l’affaire, eurent à se partager un reliquat de 0.80 c., exactement, sans la moindre réserve d’amortissement pour le répertoire musical, la colophane, les cordes à boyaux et les anches de clarinette. En revanche, on s’était bien amusés. Ah ! l’heureux temps ! qui ne re-viendra plus !

L’excellent pédagogue sous calotte de drap qui était à la tête de l’école laïque de la rue Libergier, le petit papa Rosset, ayant pris sa retraite, est remplacé par Barrois, de Warmeriville.

À la Bibliothèque municipale, sise au 1er étage sur cour et place de l’Hôtel-de-Ville, on prend le deuil au départ de l’empressé et discret commis à la distribution des livres Verrier, remplacé par le gendarme Parizot.

Ceci ne remplacera pas cela, car les deux types et les deux caractères sont à des pôles opposés.

Verrier, presque septuagénaire, en redingote crasseuse et traînant savate, se glissait amicalement entre les tables, avec son nez fouinard persillé de tabac en poudre, et ses petits yeux fins et clignotants sous un teint coloré au brou de noix. De longues boucles grisonnantes tombant sur la nuque, – des cheveux de petit-frère, rarement rafraîchis, dissimulaient un col luisant et une peau à reflets cirageux.

Sourd comme un pot, serviable à l’excès, avec des allures de sacristain à la Plateaux, collaborateur infime mais ancestral de Loriquet le père, qui le commandait et surveillait d’un œil vert, aux regards en flèche enjambant des besicles à branches argentées. Avec sa voix mâle et assurée, – un ré de son violoncelle –, giclant entre des lèvres rasées, charnues et renflées, son visage à peine rosé encadré d’un collier de barbe blanche, le chef recouvert de boucles plaquées débordant d’une calotte en velours noir amputée de sa pomponnette, le célèbre bibliothécaire apparaissait, en cette crypte académique comme a right man in his right place.

Personne ne se serait imaginé un conservateur d’imprimés, de manuscrits, gravures et dessins sous un aspect différent, et – avouons-le –, les tout jeunes rats de cette bibliothèque, – des musettes plutôt ! – demeuraient parfois cois et pétrifiés sous son regard scrutateur et vérificateur.

Sauf le respect dû à sa personnalité et à sa mémoire, il était le cerbère accompli de cette vaste nécropole livresque, – un dogue bibliographique !

Le Parizot, lui, était un gendarme authentique, de l’équipe à Courteline : haut en couleurs, comme un Titien ou un Vélasquez, caboche carrée tondue aux enfants d’Édouard, en cheveux d’un roux grisonnant ou blanchissant, ainsi que sa moustache grenadière, des yeux ronds et gonflés, verts, fulgurants, à fleur de nez, parole dure et brève : on l’eût admis volontiers sous masque de laquais et à boutons de métal et culottes courtes, mollets au vent, comme sont également les suisses de cathédrale.

Et, avec cela, d’un rigorisme puritain, veilleur au grain des bonnes mœurs, enclin à des refus inexplicables, tel ce veto à la communication des « Contes de Dora », sollicitée par un éphèbe de seize ans dont l’éducation physique n’était déjà plus à faire.

Ah ! on ne badinait pas avec la chasteté de nos oreilles, de nos yeux, de nos cerveaux, en ce temple de l’esprit pétrifié ! La pudeur excessive de Parizot ne l’empêchait cependant pas de se rincer l’œil avec ses anciens copains de la brigade de Villers-devant-le-Thour devant certaines éditions mal cachées où foisonnent les illustrations graveleuses et aphrodisiaques ! Le savoureux tartuffe !

Apparition du chevalier de l’assiette creuse Trentelivres, sosie du Vert-Galant, lequel, recueillant contre espèces sonnantes la succession du fonds de vannerie-faïence Masson-Pinchon, rue de Vesle, 81-83, va donner de l’ampleur, du lustre et de la fraîcheur au populaire « Homme d’Osier » qui fait l’admiration des passants et des morveux du quartier de la Madeleine, du haut de son piédestal au fronton de l’immeuble.

Comme le « Polichinelle » du Barbâtre, ce témoin de nos agitations locales n’a pu résister à la tourmente 1914-18 : 1’un et l’autre ne vivent plus que dans la mémoire des rares diplodocus à deux pattes qui ont survécu à la récente Apocalypse. Qui sait ? Rocambole lui-même ne ressuscita-t-il point à plusieurs reprises !

Les 3.100 mètres superficiels du 20, rue de Contrai, ainsi que les ateliers et leur métiers mécaniques de la filature Guyotin, sont mis aux enchères.

Le voisin Bel, regrattier émérite et crasseux à souhait, en profite pour aviser la clientèle intéressée d’un nouvel arrivage de 2.000 paires de draps à 5 fr. la paire dont, affirme-t-il, la classe laborieuse s’est jusque-là montrée sa-tisfaite.

Au peignage Villeminot, rue Saint-Thierry, on liquide de la même façon un matériel désuet de cardes et peigneuses Schlumberger, ainsi qu’une chaudière usagée et tartrée dite Jumelle de Legavrian, de 200 chevaux-vapeur. Gardez votre vapeur, – s’exclame le jovial hippophage Leroy –, et vendez-moi vos chevaux ! Sans doute eut-il réussi à en attendrir les biftecks !

Est à louer le Bal-Cérès, tenu par Savart, au nº 53 du long et populeux faubourg oriental, avec son vaste enclos à bosquets propices à tous épanchements faciles à rafraîchir par de la limonade gazeuse Guillaume-Roger ou les plates bibines de troisième cuvée de nos brasseurs rémois, ou dépositaires.

Nos principaux distillateurs de houblon, orge, voire feuilles de noyer et autres végétaux inoffensifs, sont en pleine vogue et prospérité : Boulanger, rue Buirette, 56, là même où gémiront plus tard les presses de Lacelle et du Progrès de l’Est, l’un de nos organes journalistiques les mieux présentés d’avant-guerre, grâce aux fafiots du châtelain somptuaire Lüling, des champagnes ; les Tassigny, au boulevard des Promenades ; nos sympathiques Gouverneur, à la « Grosse-Enclume », rue des Créneaux et des Martyrs, et Harth, qui précède Raton en sa fabuleuse brasserie de la Marne, à l’outillage de plus modernes.

La lutte est vive entre concurrents et les contestations tenaces entre partisans de la mousse des uns ou des autres, et de telle ou telle présentation en bouteilles de verre, à bouchons nouveaux en faïence et crochet à ressort, ou en cruchons de grès, – ces derniers disparus depuis, en raison des difficultés de contrôle au rinçage.

Des farceurs introduisaient dans ces récipients opaques toutes sortes de matières plus ou moins congruentes, notamment de la moutarde qui monte parfois désagréablement au nez des gens mal dispos. Pourtant, le grès serait favorable à la blonde liqueur de Gambrinus.

Hélas ! les meilleurs des produits naturels se trouvent constamment dénaturés ou falsifiés par la malice des hommes, dont on ne viendra jamais à bout de corriger les vices, même les plus anodins !

Savart avait une salle de danse des plus rustiques et un salon – s. p. p. – pour noces et festins à base de lapin de tonneau et pâté d’oie, en vue des besoins somptuaires de la Haute-Crafaille. Qui qu’en grogne ne s’en laisse pas moins tenter, et Savart amasse là la rente de sa vieillesse proche, aux pas menus et à la tabatière jamais à sec et toujours garnie d’une fève aromatique.

En se retirant des affaires, il épousera une aimable quadragénaire, déesse de l’aiguille et de la couture, Mélie Déquet, rue du Jard, 28, et tous deux finiront leurs jours, filés en longueur, au 22 de la rue de Châtivesle, héritage qui mijote pour leur neveu, ce bruyant et jovial Alfred Déquet, barbouillat en châssis et coffres-forts, sous Arthur Dagot, et les frères Bauche, rue Boulard, 20.

Alfred Déquet allait être, en ces temps déjà lointains, champion réputé de l’ancien vélo à grand volant de tête et petit volant de queue, dont les premiers parcours s’effectuèrent sur la piste de la place d’Erlon. Il fallait être vraiment hardi et entreprenant pour chevaucher ces hauts cour-siers à jantes de fer et bandes sans caoutchouc, qui ressemblaient à des sauterelles géantes descendues de la planète Mars pour épater nos candides populations.

Que de chemin parcouru depuis par l’industrie pour en arriver à la familière bécane de nos jours, si délicate et fine avec ses muscles d’acier !

La salle Savart servait à l’occasion pour tous meetings politiques ou sociaux.

L’impasse Bailla se laisse perforer pour engendrer, à la suite de cette opération, la rue Guillaume Coquillard, baptisée de ce nom en l’honneur d’un poète rémois, lequel était jadis official à l’Église de Reims.

Combien parmi les tisseurs ou cavistes qui hantèrent ce repaire de notre Belleville rémois ont ignoré à la fois l’homme et ses œuvres ! et qui donc prend souci, dans nos classes primaires, d’enseigner à l’enfance la petite histoire des hommes et des faits de notre ville ?

Qu’en 1926, on questionne sur ces choses du passé la nuée de footballeurs, cracks et boxeurs qui pullule sur nos terrains de sport : on récoltera matière à bouquin humoristique et désolant à la fois.

Nos champs scolaires sont ensemencés d’autres graines et nos successeurs jugeront de leur qualité à la moisson... que chacun d’ailleurs souhaite abondante et profitable à Reims, à la France, à l’humanité. Espérer, c’est vivre !

Après liquidation du « Salon de Lecture » de la rue du Préau, les bâtiments et le terrain sont adjugés pour la somme de 140.000 francs.

Le Salon de ces messieurs du négoce et de l’industrie sera transféré au 1er étage du Café de la Douane, angle place Royale et rue du Cloître. Plus tard, on le verra se déplacer à nouveau et installer ses somptueux pénates rue Noël, sur l’emplacement du Jardin des Plantes qu’avait créé le médecin Caqué.

Ce rendez-vous de noble compagnie fut créé en 1836. Le 29 juillet 1859, on y comptait 500 sociétaires, recrutés parmi la gent commerciale, industrielle et semi-intellectuelle de Reims. Il y était tenu un buffet par un gérant à la solde des administrateurs.

On a souvenir de quelques-uns de ces limonadiers, parmi lesquels Istase, qui fut balancé pour s’être refusé trop longtemps à servir à ses abonnés de la bière fabriquée à Reims. C’était en 1862. Il eut comme successeur immédiat Édouard Darnoux, remplacé en 1866 par son frère Darnoux-Borderie. En 1865, le trésorier Cochinard se démet de ses fonctions. En 1873, le salon littéraire passe en régie sous Floquet, qui donne la gérance de son buffet à Louis Paillet.

Des dissensions intestines provoquent la dissolution le 31 décembre 1875, à la suite de nombreuses démissions ; un nouveau contrat de 20 ans rassemble 204 signatures, et les actions sont portées à 600 francs.

Le Salon fermait ses portes à onze heures du soir. On y servait peu de boissons alcooliques. Le service des journaux officiels et des revues littéraires ou commerciales y fut assuré régulièrement.

Sur un relevé de comptes journaliers datant de 1875 on peut se rendre compte des habitudes bachiques de nos bons bourgeois de l’époque.

Les buveurs de bière s’y montrent en nombre : Chapuis, Copigneaux, Jules Benoist, Guillaume, Trégogli, Godfrin, Guyotin, Marécat, Thibout, Martinet, Adolphe et Simon Dauphinot, A. Auger, Raymond Aubert, Lefert, Fortel, Lamare, Périn, Fromont, Goda, Maire, Contet, Boisseau, Lantiome, Beaujoint, Charbonneaux, Salins, Loche, Charles Martin, Mellier, Roussel.

X..., dépravé soiffard, se fait servir au litre, ci : 60 centimes.

Pérot, Coutelier, Martin Ibry, et surtout Hannesse, se confisent dans le cassis, pur de tout mélange.

Durand-Desaulnois, Moreau, Henri Lefèvre, Burnod, adorent le curaçao.

Lecrique, de la laine brute, boit de la chartreuse et du madère.

Farre et Turba en pincent pour le bitter, mais ne vienne qu’avant le dîner.

Un Charbonneaux, Firmin peut-être, se borne à déguster de pâles sodas.

Tous les autres s’adonnent au café, avec ou sans cognac.

Pourtant les plus sobres boivent de la bonnebonne, tel Martinet, J. Martin, Lantein et Périn. Cette tisane était faite d’eau sucrée avec du réglisse en bois ou du sucre noir en bâtonnets, et acidulée par du jeu de citron, – d’où un liquide mousseux, agréable et piquant à boire si on l’a agité avant de s’en servir –, suivant la formule.

On ne fume que des londrès et des médianitos, auxquels font honneur Henri Paris, Bouquet et Beaujoint.

Les frais de consommation non payés pour la soirée du 1er juillet 1875, se décomposent ainsi : boissons, 17.25 ; tabac, 0.15 ; cartes en location, 0.50 et billard : 2.25. Au total 21.15.

On aime à payer ces petites dépenses rubis sur l’ongle ; on se rattrapera sur les factures des fournisseurs, qu’on a pris l’habitude, en général, de régler en fin d’année, parfois avec des réductions impitoyables.

Ah ! il est dur de travailler pour nos bourgeois ! soupirent les marchands et les entrepreneurs. Ces mâtins-là n’attachent pas leurs chiens avec des saucisses !

N’empêche que les uns et les autres y font leur beurre ! En y mettant le temps

Le 4 et 5 juin, concours international de musique présidé par le sombre Ambroise Thomas, au regard sondeur d’un Hamlet quinquagénaire, futur 1er prix de laideur gaie au concours du « Chat Noir » (1882), et le Belge harmonique Gevaërt, homme de chœurs. À cette occasion, Blandin fait représenter « Le Tour du Monde en 80 jours » de J. Verne, drame-féerie qui enflamme les cœurs et exalte les esprits.

Le 3 juin, grand bal.

Les concours s’exécutent un peu partout : kiosque du Jardin-Holden, sur le boulevard Cérès ; au Lycée, à l’Embarcadère, dans la cour du Bureau de conditionnement des laines et mesurage des tissus ; au Bal-Français ; au Bal-Ragaut, rue de Neufchâtel ; au Cirque et dans la cour du Palais de Justice.

Le compositeur de « Mignon », Ambroise Thomas, est hébergé par Victor Diancourt, dans son Mont-Vernon de la place Godinot.

Parmi les meilleures sociétés accourues à ce splendide festival, citons la Chorale de Bruxelles et celle de Flammeries.

La fanfare du Mesnil-sur-Oger, tous cuivres astiqués, a l’audace de s’attaquer aux Pâturages de Belgique et s’embourbe dans ses hautes herbes. On a prétendu que nos imprudents vignerons avaient perdu le meilleur de leurs moyens au fond des bouteilles du nectar apporté dans leur cantine ; mais, la rumeur publique prend trop souvent plaisir à chercher des tares là où il n’y en a pas et il paraît que cette manie constitue une de ces distractions collectives dont le piment est des plus excitants.

Dans le tohu-bohu des harmonies, c’est la Philharmonique de Lodelinsart qui emporte la palme internationale.

La seconde fête fédérale française de gymnastique se fait à Reims sur le terrain clos de la propriété des Anglais, vis-à-vis la caserne Colbert.

En ce temps-là, les eaux grasses de dessuintage, en provenance du peignage de la rue des Moissons, s’écoulaient à ciel ouvert le long des ruisseaux, charriant aux égouts leurs détritus aux odeurs malséantes, flots laineux échappés des cuves ou bassines, et que des enfants, des femmes, s’occupaient à glaner à leur passage pour les re-vendre, asséchés, à la Société des Déchets.

Depuis, ces cuves de lavage ont été munies de grillages aux mailles serrées, et les eaux sont évacuées souterrainement jusqu’à l’égout.

Trente-six sociétés avec leurs six cents gymnastes s’étaient donné rendez-vous en ce vaste champ clos de 6.000 mètres superficiels, dont 240 avaient été réservés pour une piste d’exercices, outillée de portiques, racks et barres parallèles.

Tribunes et estrades sont dressées çà et là. Le public payant reste debout sur les parterres gazonnés. Les invités, eux, ont des sièges, et des vélums les protègent contre les ardeurs du soleil.

Ce sont là menus profits pour officiels et fonctionnaires, avec leur nichée. La masse amorphe des contribuables a été de tous temps tenue, même en démocratie, à l’écart des spectacles et des festins nationaux ou régionaux : on est trop, hein ?

Et ce fut sur ces terrains alors en friche que l’usine des Vieux-Anglais établit ses ramifications sous forme de magasins à laines, chantiers de triage, caves à blousses et à peignés.

La rafale boche a incendié tous ces bâtiments modernes ; à leur place s’élèvent des immeubles particuliers et industriels, et la rue Fernand Labori y a amorcé sa piste.

Le concours régional d’Agriculture avait été prétexte à ces festivités.

Ses boxes, stalles, parcs à bestiaux, et ses étalages divers s’étendaient entre la Gare, le square Colbert et le Canal, sous les arbres de nos magnifiques Promenades.

L’allée centrale est décorée d’oriflammes, des rampes frétillantes de gaz l’illuminent le soir, à l’heure des bals, dont une foule réjouie vient écouter les harmonieux échos... car on prenait alors plaisir à entendre les orchestres si bien composés et homogènes de notre ville exécuter avec goût et savoir ces airs gracieux, berceurs ou excitants, que nos compositeurs de valses, polkas et mazurkas confectionnaient sans relâche pour la dilection de nos oreilles.

Remisées dans les cartons, ces délicieuses compositions attendent, dans un calme repos et la certitude du re-tour à la saine raison, que s’éteignent les échos discordants de la musique nègre qu’importa chez nous tout le déchet de l’esprit humain, venu des forêts vierges du Colorado ou des bamboulas de l’Afrique centrale. En attendant, laissons passer la vague barbare !

Les constructions sont l’œuvre du personnel technique admirable réuni par les Triaud et les Reinneville, et Girod, de la Grande Brasserie, exploite la buvette et son buffet.

Le Manège abrite les engins agricoles. Un gymnase modèle est présenté par l’ex-zouave Aimé, aux yeux égayés et à la barbiche conquérante.

D’autres manifestations éclosent çà et là :

Concours de tir au Stand de la route de Witry.

La société d’amateurs, « Les Amis des Arts », groupe son exposition dans la salle des mariages, à l’Hôtel de Ville, avec entrée et sortie sur la rue de la Grosse-Écritoire.

La salle du Tau, à l’Archevêché, reçoit la Rétrospective des arts industriels et décoratifs. Alfred Dauphinot y a réuni des armures et ornements de tous âges, bijoux, bronze, céramique et émaux, coffrets, cristaux, dentelles, faïences, tableaux, tapisseries, empruntés aux collections particulières de MM. Gerbault, le marchand de laine ; Kock, professeur d’allemand ; Bordéria, Alexandre Henrot, Victor Diancourt, Ernest Irroy, tous les Fassin et tous les Boisseau, Dérodé, Contant, le sculpteur Bulteau, Loupeigne de Toussicourt, prédécesseur de Hugues Krafft (auquel Reims va devoir la reconstitution de cette curiosité historique : le château Le Vergeur, confiée à l’artiste-architecte Adolphe Prost, enfant de Dijon) ; Duquénelle le médailliste et ce Mathusalem rémois, Goulet-Leclercq, mort depuis comme il le méritait, mais que cinquante ans plus tard, a ressuscité le conteur exquis et prosateur érudit Ernest Kalas, dans un curieux bouquin : « La Vie Rémoise à travers les Âges ».

À l’hippodrome occasionnel de Bétheny, courses équestres où caracole la fine fleur de notre cavalerie locale.

Jours d’allégresse et d’enthousiasme, précurseurs des jours de deuil !

Nombreuses mutations, suppressions ou créations d’emplois dans la fabrique rémoise et le commerce indigène.

C’est, en première ligne, ce patriarche à barbe et chevelure touffues et blanches, dignes d’un pope joyeux viveur, Édouard Nonnon, que les vicissitudes des cours du textile ont obligé de fermer les portes de son tissage de la rue de Courcelles, de ses bureaux et magasins de la rue de la Grue, de sa ferme de Milan.

Les affaires étaient cependant actives sur place, mais ça ne suffit pas là ou font défaut, sinon la compétence et le bon vouloir, mais le sens de l’ordre et les pratiques de la bonne administration. On paie mal ou peu son personnel ; dans ces conditions on ne saurait le choisir et il serait puéril d’espérer de bons résultats.

Grand’pitié pour ce dégustateur émérite qui va assister à la déroute de ses troupes, à la vente sur le pas de porte de tant de flacons gorgés de vins fins provenant des meilleurs crus et des meilleures vendanges, arrachés aux ombres mystérieuses et bonificatrices de sa cave en l’impasse du K-rouge, 2 !

Ces trésors bachiques révélaient une prévoyance illimitée tout autant qu’une connaissance approfondie de l’art vinicole et des résultats qu’accumule le temps ; il y avait dans ces profondeurs du vieux sol gallo-romain soixante (!) hectolitres de vin blanc d’Avize, – le même, l’identique à celui que le sommelier de la Grande Brasserie cote 20 francs la bouteille en 1926 ! – encore vert et à peine pressuré et sorti de la cuve, suc merveilleux dérobé à la ruche solaire d’il y a 50 ans, et payé pas cher, oh ! non !

Vous autres, nouveaux possesseurs du sol rémois, qui n’avez su ou voulu reconstituer nos caves en bonnes et dures craies de Dieu-Lumière, ces caves où il faut que la terre respire, où le vin a besoin d’être caressé et chauffé par l’haleine de la terre, et que vos entrepreneurs généraux (pourquoi pas maréchaux !) de bâtisse, accourus ici en quatrième vitesse pour tendre leurs paniers à la manne céleste et nationale, ont, à fond de train et à coups de truelle, au meilleur compte, murées et plafonnées d’un ciment pétrifié qui fait de ces divines bibliothèques des fosses à vidange ! (pouah ! les vilains !)

Oui ! vous autres, nouveaux citoyens de Reims qui ne connaissiez que par ouï-dire le nectar de nos vignes champenoises, – aurez-vous au moins le mérite de renouveler ce culte de nos Rémois d’hier, cette intelligence, accrue de ces possibilités qu’on espère toujours, surtout cette volonté de rassembler dans vos cellules souterraines des soixante hectolitres à la fois d’un blanc d’Avize, voir du Mesnil, au pis-aller de Nogent-l’Abbesse, lequel tombe souvent jaune-paille ! N’en faites rien, ce sera justice, car vos temples sont indignes de telles idoles !

Ce serait de l’argent perdu. Or, la France en a besoin !

C’est en 1876 que Belleville renonce à auner la flanelle et le bolivard chez Auguste Walbaum et Charles Desmarest, rue des Marmouzets, pour s’infiltrer dans la corporation des professeurs de piano et toucher les orgues à Saint-André, sous le protectorat affable et séduisant d’un curé mélomane et généreux, l’abbé Delahaye, et du maître de chapelle et violoncelliste rempli de bon vouloir plus que de savoir technique, mais sachant payer de sa personne, Abel Lajoye, rentier débonnaire et Rémois de vieille souche, amateur de tous arts, érudit superficiel mais étendu, touriste mondial impénitent, botaniste à sec et minéralogiste patient, photographe audacieux, l’un des premiers, et avant Trompette, à réaliser l’album le plus complet qui soit des douze cents têtes sculptées autour des pinacles, des contreforts et des galeries de la Merveille, et dont le quatuor à cordes faisait parler, parfois sourire de lui, dans les milieux musicaux de Reims.

Quelque mémorialiste avisé fera-t-il revivre un jour les traits sympathiques à la Johann Strauss de cet ami des arts, dont la salle de billard offrait ses échos discrets à tant de débutants chevrotants dans la musique d’ensemble ?

Abel Lajoye avait su attirer dans son orbe ronflante et chantante quelques violonistes et pianistes amateurs, renforcés de professionnels, des Paul Dazy, des François, maîtres du clavier et de la corde en boyau, et pendant qu’un Charles Destable et un Allart se renforçaient au violoncelle et au violon, tel autre que nous connaissons intimement se dévouait à l’emploi de bouche-trou, en s’exerçant à jouer l’alto sans même avoir eu le courage d’apprendre à lire la clé d’UT.

Le procédé lui avait été enseigné par Abel Lajoye, et consistait à jouer la partie d’alto comme écrite pour le violon mais en transposant l’écriture, notes et accidents à la clé, d’une tierce en dessous. Travail de grimaud, parsemé des difficultés, et où la justesse n’était pas de rigueur, où les fausses touches se perdaient heureusement dans le brouhaha des camarades en bois.

Bah ! ça marchait quand même, et Beethoven, Mendelssohn, Schumann et d’autres moins éclatants, des Boisdeffre ou des Reissiger, n’étaient pas là pour protester et gémir. Seul, quelque auditeur bénévole, plein de mansuétude, un abbé Crucem, par exemple, ex-zouave qui en avait enduré d’autres, sursautait par moments sur le divan où il ronflait parfois avec autant d’ardeur que les violoncelles de Lajoye, de François, de Ponce Bonneterre, voire la contrebasse de Surmont père.

Temps idylliques, mœurs patriarcales à jamais enfouies dans le recul des ans !

Le barbichu Niquet, sec et vert, abandonne son « Bleu de France » pour la gérance de l’usine Wagner & Marsan, du boulevard Saint-Marceaux, que reprendront sous peu Collet-Delarsille et ses frères, acheteurs de l’affaire sur une mise à prix de 400.000 francs.

Georges Bellot et Charles Douine installent un épaillage chimique à Courlancy, pour laines et tissus.

Fouque prospère en son usine du chemin Passe-Demoiselles, à la Porte-Paris. On s’y rend de préférence par la chaussée Bocquaine et un sentier de raccourci où s’alignent des maisonnettes et des châteaux de Rase-Terre pour capitaines Fracasse de la vie rémoise, on enjambe un jacassant bras de Vesle, tout verdoyant et peuplé de goujons malins et d’ablettes vicieuses, dénommée rivière Brûlée.

Grâce à ses cinq appareils mécaniques à raser la peau de lapin, Fouque fait un chiffre d’affaires s’élevant annuellement à deux millions de francs. Tant de Janots y sont dépouillés de leur poil qui, leur chair tendre et rosée devenue ragougniasse ou rôti, aideront encore à alimenter la feutrerie mondiale de leur précieux épilage, sous le nom mystérieux de secret pâle ou pur blanc, pur noir, et autres termes fatidiques ignorés du commun des chiffortons de la besace locale.

Parlons de ces trois fameux lapins du tissu de laine, – en temps de pénurie, modeste coton ou vaine renaissance –, qui forment une association décennale pleine de promesses et d’avenir : le hautissime Nicolas Jacquet, son neveu le trottinant et copieusement chauve Jules Poullot, mais doué de quelle intelligence des affaires ! et le placide, bedonnant et souriant Auguste Nouvion, nouveau-venu dans cette famille.

La Société des Déchets – en abrégé S.D.D. –, créée le 11 mars 1834, retapée le 26 mars 1845 et le 21 avril 1856, se transforme en société anonyme, aux 2.000 actions portées de 200 à 1.000 francs, et prolongée de 3 ans.

Le conseil d’administration est peuplé d’experts en laines, tous, ou presque, Rémois de pur jus : Eugène Desteuque, Adolphe Dauphinot, Félix Benoist, Jules Hourlier, Lambert, Leclerc-Bourguet, Marcel Ohl, Jean-Marie Philippot dit Farina, le Rose-Croix Godbert dit le Jeune, blanc avant l’âge ; Jules Demaison, Ernest Clignet, ce peuplier Aimé Grandjean, et ce chêne Frédéric Lelarge.

Dans un immeuble vétuste et funéraire prenant air et lumière sur les rues d’Anjou et des Fusiliers, occupé précédemment par Guimbert, puis Roland & Bureau, Ernest Petibon et le chimiste Ernest Kanengieser exploitent un atelier d’apprêts, teinture et épaillage, avec bureaux rue d’Anjou, 14.

Un troisième Ernest démolira ces murs camoussis et ces crépis poisseux, non pour en faire des choux et des raves, mais, – après avoir salué les mânes errantes en ces lieux du musicien Guillaume de Machault, qui jouait là de l’orgue et y chantait des hymnes au temps de Charles le Sage –, pour construire des immeubles dits de rapport destinés à retentir à nouveau des sons de la harpe, du clavecin et de la viole d’amour quand le notaire Lefort, mélomane indomptable, y aura rassemblé sa chambrée classique.

C’était préparer de la belle ouvrage aux Borusses venus en 1914 des steppes du Brandebourg. Mais l’araignée française n’a pas été écrasée et elle a filé sa toile à nouveau : beaux logements neufs à louer, en 1926 !

Une liquidation entre braves gens malchanceux et qui chagrine le monde industriel rémois : la firme Laignier & H. Odelin, tannerie et mégisserie, rue des Capucins, 21. La peau verte est à des prix élevés, mais le cuirot à bon marché. Antithèse ruineuse ! et comment concilier ces contraires ? Vont disparaître à jamais ces étuves enfumées et malodorantes à auvents et persiennes élargies par où s’évaporent les arômes vert-de-grisâtre et acétiques de l’orpin et du tannin. Reims n’est pas outillé ni dressé à concurrencer des riverains de la Bièvre parisienne, et notre éminemment vieille Vesle, qui se souvient de l’ancienne fraîcheur de ses ondes et de leur limpidité miroitante au soleil, ne s’en est jamais souciée. L’hygiène publique ne s’en portera pas plus mal.

Dans les tissus, flux et reflux de personnalités connues et bigrement sympathiques. Fut-il jamais corporation mercantile plus sociable, plus vivante, plus délicatement familière, avec une légère dose d’ironie bienveillante ?

L’octogénaire d’après grand’guerre, Démoulin, rue du Bourg-Saint-Denis, 80, rompt avec son associé Couture, de la rue des Cordeliers, 5. La couture avait été mal faite ; toutefois, on se sépare à l’amiable et bons amis, grâce aux bons comptes.

Le luthier Émile Mennesson, des Tapissiers, prône à tous échos l’excellence de son Guarini à 80 francs, y compris boîte, archet, colophane, sourdine et boyaux de re-change, du sol à la chanterelle, en passant par le ré et le la. On y joindra, si nécessaire, avec un léger supplément, un diapason d’acier, une pince et un chevalet, voire une mentonnière. La nuance de ces violons de Mirecourt, d’un vermillon vif, n’est pas des plus appréciée par les amateurs d’une patine terre de Sienne, spécialisée par les luthiers de Crémone.

Aubert & Minelle s’arrachent à des effusions ancillaires pour essaimer aux alentours. Ernest Houpin et Édouard Leleu ont limogé le père Houpin et le cousin Au-guste, s’estimant assez grands et forts pour conquérir, sans ces ancêtres, le voile de Tanit.

Un Émile Duval, parisien à gros-bec, rassemble sous son disque, en une phalange décidée et ferme d’espérances, ces vaillants du Quart-de-Pouce, chercheurs de tares et dénombreurs de duites : Demartreux, le caissier-comptable Arthur Person, bel Aramis à peau mate et cheveux noirs bouclés, et Désiré Génin.

Combien de lustres ou de simples décadis durera cette quadruplice ?

Le docteur Maillard, esculape à Fismes, apporte le concours, non de son expérience, mais de ses écus à Louis Alfred Potier, peu pécunier de sa nature, et on continuera de filer la laine à Chazelles. Sauvés, mon Dieu !

Dissolution de la firme Louis Lochet et Paul Émile Scipion Deligny, ces gallo-romains aux patronymes éclatants.

D’autre part, resserrement des liens qui unissent le Bon Père à ses filiaux Harmel, de Warmeriville : les Jules, Ernest et Albert. Qu’a-t-on fait de Félix ?

Encore une extraction sans douleur d’une dent cariée dans le gueuloir amusant de la fabrique : molaire et gencive ne veulent pas couper la poire des bénéfices en deux, si savoureuse et Petit s’arrache à Masson, tous deux restant fidèles à leur rue Saint-Symphorien, que nos fils n’auront jamais connue. Et bien malin ceux d’entre nous qui, à ce jour, en retrouveraient la ligne entre l’Université et les Trois-Raisinets !

D’autres unions persisteront : Paul Osouf et Léon Francart, et celle-ci notamment : Gillet frères, commissionnaires en tissus mérinos écru et fils de laine peignée, espla-nade Cérès, 2, avec Edmond Sarazin, rue Tronsson-Ducoudray, – pour remplacer la firme Veuve Gillet-Pannet.

Que si nous descendons dans les caves à champagne où s’affairent tant d’abeilles embouteilleuses, au parfum surexcitant des péteuses déchues en couleuses, faisons oraison à l’évocation de ces doges du mousseux qui associent leurs mères Gigognes en or avec leurs relations internationales (La première Internationale, mes frères !). Madame la Veuve Heidsieck-Walbaum et Madame Goulden-Heidsieck, Auguste Lüling, – pensons au boxeur Carpentier, chasseur de fauves et de renards, hôte acclamé d’un Lüling de Sapicourt, en 1925 ! – Florens Walbaum, et Henri-Louis, qui vont devenir, ainsi accouplés, la firme Heidsieck & Cie .

Passons maintenant chez les morts, sans frissons ni chagrin : La Mort, – écrira un poète –, est le point de maturité où la Vie éclate !

Nombreux et divers sont les clients du funèbre nocher. Soit que leur décès fût annoncé par voie de la presse, soit que le billet de faire-part, imprimé sur un in-8° et feuille double bordée de noir, vînt en avertir la parenté, les amis, les relations, la rumeur publique s’intéresse ou s’indiffère selon le degré de valeur morale ou puissance matérielle du de cujus, et chacun, dans les débats extérieurs ou les colloques internes, y va de son jugement, de ses réflexions, de ses regrets ou de ses critiques.

L’éloge est, humainement mesuré au compte-gouttes : il semblerait qu’en élevant le voisin, on s’abaissât soi-même. Simple effet de perspective pour les esprits à courte trajecture. Une fois passée devant cet aréopage redoutable, l’âme du défunt pourra s’élever, rassérénée, vers le Tribunal suprême, qui lui rendra pleine et entière justice.

Il apparaît normal, pour la consolation des bons, qu’il en soit ainsi ; mais lequel, pour nous, de ce monde est le bon ? Lequel est le mauvais ? On ne le saura qu’au Jugement dernier.

L’important, c’est qu’à l’heure de la reddition des comptes au Terrestre comme au Divin, l’agonisant puisse, en ses dernières lueurs de raison, se rendre ce témoignage qu’il a agi de son mieux, en restant dans le sillon ou peinent les hommes de bonne volonté.

Saluons donc, au passage, les noms et les titres de certains qui comptèrent dans les fastes ou les ombres de la cité rémoise, – qu’ils appartinssent à d’humbles serviteurs de la collectivité ou aux superbes qui en furent les arbitres, les dirigeants... et souvent, les profiteurs.

D’Alexis Dubois, 47 ans, marchand de bois et charbons, rue de Venise, 10, que restera-t-il à dire lorsqu’on aura signalé que ses yeux noirs et son gros nez se perdaient dans les broussailles de noirs sourcils et d’une épaisse barbe déjà grisonnante, que son stère officiel jaugeait exactement un mètre cube, que ses sacs à charbon pesaient exactement, à l’état de plénitude, leurs 50 kilos net ? Et ce ne sera pas un mince éloge !

Ce n’est pas à cause des coutumes de ce brave homme ou de ses pareils, que la municipalité se vit contrainte, certain jour, d’exiger que les livreurs de charbon eussent avec eux une bascule de contrôle sur leur camion. Comme il est indubitable que le commerce local rémois est foncièrement honnête, cet arrêté n’est plus en fonctions, depuis des ans.

Mme Clément-Reinneville, de Chambrecy, 50 ans, épouse du charpentier de la route de Cernay.

Cette longue voie suburbaine se peuple d’immeubles neufs, destinés au petit commerce et à la classe ouvrière, mais on rencontre beaucoup de trous çà et là, la chaussée reste bosselée et boueuse, les trottoirs font défaut, et ce chemin en destination des bois de Cernay, Berru et Époye, n’est pas encore digne de porter le nom de rue, même point de celui de faubourg.

Un Messin, le mécanicien Jules Glad, meurt à 52 ans d’un éclatement de tuyauterie à l’usine Lemoine-Brabant, brûlé vif par un jet de vapeur. L’assistèrent à son dernier voyage son intime ami Charles Doucet, alors âgé de 47 ans et collaborateur des sculpteurs Wendling et Xavier Mathieu, restaurateurs de la cathédrale ; puis le bureaucrate Napoléon Lafolez, dit François-Joseph : le souvenir du mariage de Marie-Louise avec l’Empereur Ier avait quelque peu tourneboulé les méninges du parrain de ce dernier.

Jean Glad laisse deux fils, Charles et Arthur, qui s’établiront plombiers rue de Mars, où, de leur vivant, ils exploitèrent le brevet d’une pompe à bière dite pompe Glad, utilisée à Reims jusqu’en ces dernières années.

L’octogénaire Bouchard, maître maçon, originaire de Mont-Saint-Jean (Côte-d’Or), décédé rue Marlot, 38. Ainsi que son émule Charles Héry, il fut l’un des plus actifs boucheurs de trous de souris de notre vieille ville, toujours en travaux de réparation ou de consolidation.

L’ex-négociant en tissus Jules Martin, célibataire endurci, s’en va à 72 ans.

À 20 ans de moins, c’est le tour du lainier François-Joseph Faupin, veuf, à mi-chemin de la vie, d’Émilie Blanchin.

Claude César Paupe, ex-banquier, originaire de Pontarlier, et administrateur de nos hospices, où on lui confia la mission d’établir le tarif des inhumations, fixé ainsi qu’il suit : 1ère classe, 50 francs ; 2ème classe, 33.50 ; 3ème, 24.50 ; 4ème, 18.50 et 5ème, – classe dite des pouilleux et des crafouillats, 12.75.

C’était pour rien, comparativement aux cours du XXe siècle, dont l’extension exorbitante apparaît due aux mérites administratifs d’un pince-sans-rire, calculateur blême et impitoyable, qui profita de son proconsulat municipal à terme pour confier ses concitoyens devenus macchabées aux bons soins, bigrement intéressés, d’une Société anonyme de croque-morts, chargée d’assurer notre retour à la terre. Pour 30 deniers, le Christ avait été livré aux sbires de Pontius Pilatus. Nous tous, ce fut pour 30.000 francs !

Le 14 février, s’éteint dans la maison seigneuriale de Lagoille de Courtagnon, rue du Bourg-Saint-Denis, 71, la veuve septuagénaire de Payard-Menu, qui avait été marchand de laines rue du Jard, 19. Mme Payard-Menu était la mère de cet excellent homme, violoniste de talent et lainier comme son ascendant, Payard-Poterlot, mêlé un temps aux mouvements électoraux bonapartistes dans Reims, comme il le fut, aux œuvres philanthropiques et artistiques.

En 1870-71, il s’était montré, à Sedan, d’un dévouement remarquable à l’égard de nos soldats vaincus : c’était un Français, un patriote et un Rémois de haute valeur. Son fils aîné fut directeur de la cristallerie de Baccarat.

Eugène Rœderer, du champagne, maire de Gueux, décède à Reims, ayant à peine dépassé la soixantaine. Du protestantisme il était passé au catholicisme, et c’est à sa veuve que Reims est redevable de cette munificence : l’Hospice Rœderer-Boisseau.

Né à Strasbourg le 6 octobre 1815, le défunt était fils de Geoffroy Louis et de Godefroide Louise Ernst. À ses noces et celles de Marie-Louise Boisseau sont témoins officiels le cousin Charles Félix Boisseau, rue Andrieux, 14, et le neveu Louis Rœderer, impasse des Deux-Anges.

Une étoile du firmament littéraire rémois, Félix Pinon, l’un des plus jovials versificateurs qui eussent éclos dans nos murs salpétrés, meurt en octobre, à 72 ans, rue des Romains, 32. Il fut en butte, à l’époque de sa splendeur, aux brocarts des jeunes rédacteurs de la « Revue de Reims » (1845), lesquels se plaignaient de son mépris injustifié à leur égard et de ses calomnies auprès de l’élite intellectuelle.

L’un d’eux écrit au sujet de Félix Pinon et certains de ses collègues à l’Académie royale de Reims : Ces gens-là parlent de fraternité, écrivent de fades articles sur le bien-être du peuple, après avoir caressé leur ventre auprès d’un succulent dîner qu’ils osent aller mendier partout. Tel ce parasite dont les ongles crochus se rattrapent perpétuellement à la table de l’imprimeur Louis Jacquet, chantant à gorge déployée :

Vaut mieux vingt trous à ma culotte

Qu’à mon ventre un seul pli !

De ce poétereau, les gazettes jaunies de 1848 ont conservé quelques pétales de satire versifiée dont l’arôme s’est évaporé depuis. Approchons-les des narines contemporaines :

La liberté de mourir de faim,

L’égalité de la misère,

La fraternité de Cain :

Voilà toute la circulaire

Du citoyen Ledru-Lequin !

Et, sur les principaux de nos candidats locaux à la députation (1848) :

Nous sommes Maldan ce moment

À David peut-on croire encore ?

En Utopie, il Mennesson pays

Et Dérodé sans doute ignore

Le Butot quel il tend !

En ces temps où le fin esprit de Thomas Gousset inspirait nos cénacles, voilà pourtant par quels bouts-rimés on devenait titulaires à l’Académie !

Au 67 rue du Bourg-Saint-Denis s’était retiré et meurt l’ex-boulanger d’en face, Jacques Antoine Strapart-Haizet, fils de Strapart-Drouet.

La mère du citoyen rémois qui devait être le maire de Reims en 1914, Mme Langlet-Bouchette, fille de Bouchette-Viellart, née à Reims le 30 mai 1813, et épouse de J.-B. Ni-colas Timothée Langlet, courtier en laines, décède rue du Bourg-Saint-Denis, 115, la même où naquit en 1841 leur fils Jean-Baptiste, décédé le 7 mars 1927.

Un humble ouvrier de la fabrique rémoise, mais qui porte un nom destiné par l’un de ses neveux à l’illumination de la gloire artistique, Nicolas Forain, décède le 10 novembre rue des Créneaux, 16. Il était parent du peintre-dessinateur, membre de l’Académie des beaux-arts, Jean-Louis Forain, natif de Reims. Le défunt était originaire d’Aubérive.

Les Dugras furent de toute éternité auneurs d’étoffes patentés. L’un des plus connus et qui épousa les deux sœurs Louise et Suzanne Alavoine, décède à 64 ans, rue de l’Écu, 1. Fils de Dugras-Godfrin, les témoins à l’état civil son Jean Esteulle, employé au peignage Isaac Holden et Gustave Adolphe Dugras, fils de l’impétrant.

Un musicien s’en va qui n’avait pas fait grand bruit en ce monde, car il exerçait ses humbles talents sur des instruments de bois plutôt que de cuivre : Pierre Bouché, 64 ans, à Clairmarais, fils de Bouché-Dervin : il fut directeur sans relief ni illustration de sociétés musicales de même renommée, et les uns et les autres furent heureux, car ils n’ont point eu d’histoire.

L’un des plus connus et appréciés parmi les fabricants rémois, le vénéré Isidore Benoist-Petizon, allait attein-dre ses 80 ans quand la mort le faucha. Il était fils de Benoist-Gaillot, père de Charles Benoist-Fréminet, son successeur à la tête de l’usine du Mont-Dieu, et aïeul de Albert Benoist-Vincent et Paul Benoist-de Bary, de Georges Benoist et deux charmantes Rémoises. Ses débuts dans l’industrie avaient été modestes et, avec un capital initial de 30.000 francs, il réussit à faire de son établissement une des plus importantes filatures de la région.

Le Mont-Dieu eut, sous Charles Benoist, une filature en cardé et en peigné, – en gras et en maigre, comme disent les renvideurs –, un peignage Schlumberger, dit épuré, et un tissage de mérinos. On y triait la laine qui alimentait le peignage.

À nouveau, la famille Boisseau est éprouvée. Peu de jours après Eugène Rœderer, quitte notre horizon champenois, – si propice aux toits d’ardoise en opposition aux toits de tuiles –, pour aborder les Éthers mystérieux, une femme de bien, née à Reims en 1815, Louise Émélie, fille de Louis Boisseau-Jeunehomme, épouse de Mathieu Édouard Werlé, ex-bourgmestre d’origine rhénane, maire et député de Reims, chef de la firme Clicquot-Ponsardin.

Le brillant hôtel de la rue du Marc, 18, devant lequel piaffèrent tant de chevaux de maîtres, portera longtemps le deuil de celle qui l’animait par sa grâce et ses bontés. Son frère, Louis Félix Boisseau, habitait Chenay, dont il fut maire et bienfaiteur.

Disparition du Suippat Auguste Varennes, fils de Varennes-Aubert, et président de tribunal civil depuis l’an 1859. Il habitait place Godinot, 3.

Le célèbre avocat et politicien Chaix-d’Est-Ange décède à Paris.

Il naquit à Reims le 11 février 1800. À 19 ans, le jeune homme débute au barreau de Reims et son père le procureur-général Chaix, venant à mourir, courageusement il va habiter Paris avec sa sœur, tous deux sans un sou vaillant. Le courage, l’intelligence, la ténacité, et aussi bien des appuis sérieux lui mettent le pied à l’étrier, et voici qu’il monte... monte... si haut qu’il put monter.

De 1831 à 1846, il est député de Reims. En 1857, on le nomme procureur-général à Paris ; en 1858, conseiller d’État, puis sénateur, président de ce même Conseil d’État, et à nouveau, sénateur, jusqu’à la chute de l’Empire.

Chaix-d’Est-Ange se plaisait à prendre ses vacances dans sa ville natale, où longtemps un ami de la première heure se fit une joie et une gloire de lui réserver un asile discret dans son modeste immeuble de la rue du Bourg-Saint-Denis, contigu à la maison où s’ouvrit le passage Marlier, qui conduisait à la rue des Fusiliers.

Nos souvenirs du vieux Bourg-Saint-Denis, cette voie antique et solennelle où défilèrent des cortèges royaux, aux heures du Sacre, amènent devant l’objectif l’aimable et paterne face réjouie d’un des plus humbles fils du peuple, et des plus ignorés, une de ces poussières d’humanité dont seul le caprice d’une plume amusée marquera pour un temps infiniment court le passage sur ce globe : un bel homme, dont la fonction était des plus infimes puisqu’il occupait le double emploi peu reluisant ni rémunéré de concierge-magasinier à la maison Charbonneaux, Delautel, Kauffeinsen & Diancourt, au 95, de cette rue.

Si parfois le Roi ne fut pas notre cousin, ce brave garçon l’était, du moins par alliance. On l’appelait Louis Pinot, et le village ardennais Hauviné, en bordure de Bétheniville, lui avait donné le jour, sans toutefois en tirer vanité.

Né en 1818, d’un cultivateur, Pinot-Lamblot, il épousa à 20 ans une Liégeois, ardennaise pur-sang de Liry, près Monthois, lieu d’origine de la famille des Henrot et des Langlet.

Notre défunt maire J.-B. Langlet se souvenait des visites aux ancêtres qu’il fit jadis dans ce modeste village, enfoui comme dans une cuvette sous le clocher de l’église Saint-Sulpice, et qui fut l’ultime réduit des Allemands avant leur recul définitif devant l’armée victorieuse de Gouraud en octobre 1918.

Les dévastateurs en laissèrent debout le moins qu’ils purent, tout comme à Gratreuil et villages circonvoisins de cette voie douloureuse, où ils abattirent, maisons, arbres, temples et écoles, comblèrent les puits et ne laissèrent rien debout. Nous ne vous laisserons que la terre et le ciel, et vos yeux pour pleurer ! Avaient-ils déclaré en 1914. Ils tinrent parole !

En descendant encore un échelon dans la fosse so-ciale, relevons le nom de Hubert Décoré, un vieillard de 83 ans, qui fut au service de Mlle Lahaye, commissaire d’un petit Mont-de-Piété, rue du Bourg-Saint-Denis, 81.

Né à Brienne-sur-Aisne (Ardennes), il finit ses jours, voués au travail, à la Charité. Pendant des années, on le vit s’atteler tous les matins à une longue brouette à ridelles sur laquelle il accumulait les ballots de linge expertisés la veille et qu’il lui fallait transporter au Grand-Mont de la rue Sainte-Marguerite (Eugène-Desteuque).

Certain écolier de notre connaissance fut employé, pendant ses vacances scolaires de 1871-72, à de monotones écritures en cet office de la pauvreté. Disons qu’il assistait là, le cœur serré, au cruel défilé de la misère et du paupérisme le plus accablant et décourageant.

Certes, en majeure partie, les clients étaient dignes d’intérêt qu’une nécessité pressante forçait à faire appel à cet office de prêts sur gages mobiliers. En revanche, que d’ivrognesses ou femmes de mauvaise vie à la trogne luisante, aux yeux fous ou abattus, à la voix pâteuse, aux cheveux en désordre et le nez bourré d’un tabac qui se distillait en gouttelettes empuanties, s’amenaient titubantes ou goguenardes pour engager quelque maigre butin de nippes rapiécées, dont on leur donnait trois francs, – taux fatidique et régulier ! – infime viaticum pour voyage aux lieux consacrés à la soûlographie.

Le minimum de retenue au bénéfice du commissionnaire-juré était de 0.05 c. par article en ballot. Au-dessus de trois francs, la commission s’élevait à 1 %.

On engageait souvent le lundi matin pour dégager le samedi soir, après la paie des salaires. Ainsi, on supprimait la nécessité d’une armoire de garde pour les nippes du dimanche ; mais c’était payer cher location, car, quand l’enveloppe du ballot présenté à l’expertise apparaissait défectueuse, – elle le paraissait souvent ! – l’expert en fournissait le duplicata, sous forme d’un carré d’étoffe enfarinée de nuance crème estimé valoir les 0.50 c. défalqués sur la somme prêtée. Abus vexatoire et criant contre lequel aucun de ces misérables déchus n’aurait osé protester.

Pourtant, Mlle Lahaye était considérée comme une âme juste, honnête et charitable ; mais son coadjuteur et neveu, le bossu Victor Doré, avait acheté sa bosse dans le commerce et s’en servait suivant les principes économiques les plus classiques, enseignés urbi et orbi par les pontifes du chacun pour soi, Dieu pour tous !

L’un des plus dévoués serviteurs de la cité disparaît sous les coups redoublés d’un destin cruel et impitoyable. Quelle masse de labeur et de dévouement à la communauté représente l’existence adulte d’un Albert Marteau, qui meurt à Ivry (Seine), le 9 novembre, à 58 ans. Il avait épousé Eugénie Vanier. Négociant en laines rue Cérès, 50, il fut adjoint au maire et président du Tribunal de commerce.

Son voisin de l’esplanade Cérès, Pierre Victor Gillet, célibataire de 42 ans, le suit dans la tombe : il est le fils de ce Gillet-Pannet, commissionnaire en tissu, chez lequel Albert Marteau avait fait ses débuts dans le négoce, après être entré, au sortir de l’école communale, en qualité de bistot chez un banquier.

Le plombier réputé et pompier-volontaire à la compagnie de Tassigny, Honoré Paul-Batier, rue de l’Arbalète, 6, meurt à 58 ans. Fils de Paul-Hibert, beau-père de Hallier-Paul, fabricant de tissus, rue du Barbâtre, 6, et oncle de son ouvrier Victor Paul, rue Buirette, 11.

Louis Augustin Bocquet, décédé le 28 décembre. Il était le père du peintre impressionniste Paul Bocquet, né le 17 octobre 1868, et par sa femme, Julie Élisabeth Langlet, le beau-frère du futur maire de Reims.

J. L. Albeau, d’une dynastie de plafonneurs persévérants, décède à 60 ans, rue de Thillois, 60, et, à la même date et au même âge, le marchand de laine Louis Gay, dont les bureaux se situaient rue de l’Écu.

Suivent de près : Un Corneille-Brion, 49 ans, place du Chapitre.

Le tanneur Gabriel Laignier-Villain, qui ne survit pas à la ruine de son entreprise.

Encore un des plus hauts parmi les notables dont Reims s’enorgueillit : le comte Louis Marie Joseph de Chevigné, décédé le 20 novembre, à 84 ans.

Il était le poète charmant de ces délicieux « Contes Rémois », et pasticheur adroit de l’inimitable La Fontaine. Son œuvre aura-t-elle la durée de celle de son modèle ?

Né en Vendée d’un père tué à l’armée de Charette et dont les enfants furent emprisonnés avec leur mère à Angers, le jeune Chevigné devint, en 1815, garde du corps sous le comte de Gramont, et fit partie de l’escorte de Louis XVIII, à son retour de Gand.

De 1830 à 1849, il assuma le commandement de la Garde nationale rémoise, habitant tantôt en son hôtel de la rue Cérès, où ont été construits les bâtiments actuels de la Poste et de la Chambre de commerce, tantôt son magnifique et gracieux château de Boursault, propriété des Mortemart et de la fille qu’il eut de Mlle Clicquot-Ponsardin, son épouse.

Si Mathusalem était des nôtres et paroissien de notre excellent rabbin Hermann, il nous conterait ce qu’il a vu de cette cohorte pacifique de moutons parfois enragés, dès qu’on veut leur arracher la laine sur le dos.

À défaut, réveillons une voix forte de l’au-delà, qui, au moyen d’un haut-parleur de la plus récente invention, va nous dire ce qu’il vit, de son vivant, alors qu’il portait encore culottes courtes :

« Quand en 1830 fut organisée à Reims la Garde nationale, tous les musiciens, artistes ou amateurs, furent heureux de se soustraire aux ennuis de la faction et de la patrouille, en s’enrôlant dans les rangs de la musique de la Garde nationale. Bientôt l’engouement s’en mêla : chaque corps spécial voulu avoir sa musique. On fit de la musique à pied et à cheval. Tel de nos grosses légumes d’aujourd’hui frappa sur la grosse caisse, tel autre agitait le chapeau chinois (chinatois en langage de Par-en-Haut ) ou jouait à cheval de l’ophicléide. Aux beaux jours de revue, par un brillant soleil, paradait la légion rémoise, avec ses trois bataillons, sa cavalerie et son artillerie. C’était l’âge d’or du schapska et du bonnet d’ourson : les vieux remparts tressaillaient aux pacifiques détonations des canons groupés derrière le boulingrin (P. A. Ogée) ».

Ces preux des temps modernes closent dignement le nécrologe restreint de l’an 1876, au cours duquel se produisirent des vides fort regrettables dans le cheptel rémois.

Heureusement, dès le printemps, de nombreux mariages rendront l’espoir aux statisticiens de la repopulation, et on assistera à de gaies fiançailles, prétexte à de plantureux festins.

Dans les chaumières comme sous les toits de nos confortables homes bourgeois, les cœurs battent à l’unisson, lors même que les esprits divergeraient en des sens divers et plus ou moins classifiés.

Et le plus modeste des marieux comme la plus mutine des jeunes épouses, dont l’avenir aura ses épreuves, ses aléas, ses joies et ses certitudes, entraînera dans le sillon de son cortège pédestre autant de regards admiratifs et de murmures louangeurs que les grands de ce monde, à qui la vie semble promettre des délices inoubliables et sans fin !

À tout seigneur tout honneur !

Le Rémois le plus populaire de nos quartiers excentriques et, en temps de foire pascale, sur la place d’Erlon, où il avait un éventaire et une lyre à crochets nickelés qui lui servait à fabriquer sa pâte de guimauve et ses berlingots : Fréminet, l’immortel Fréminet. Éléonor Victor pour les dames, confiseur-ambulant, ayant pénates dans une courée, rue Saint-Sixte, 6.

D’où venait-t-il ? Quels étaient ses auteurs responsables ? Qui donc commandita cette gloire locale, surgie entre nos murs à l’improviste, comme d’une cour des Miracles ignorée de nos fouineurs et rôdeurs de ruelles imprécises ?

De taille moyenne, maigre comme un chat de gouttière, le museau imberbe et pointu d’une musette, des yeux en anus de pic-pic, des chicots en guise de dents. Une peau de cabillaud, déferloqué des pieds à la tête, il apparut un matin portant, sur sa poitrine, comme un saint sacrement ou une boîte de facteur, une sorte d’éventaire lilliputien, suspendu à une ficelle passée derrière sa nuque, où s’agglutinaient des bâtonnets de pâte sucrée à la mélasse, qu’il offrait aux passants sous le nom de berlingots, à un sou pièce.

Incontinent, ce fut le succès ! Des bandes de ferlampiers s’accrochèrent à ses talons cagneux et eurent tôt fait de mettre à sac ses provisions. Fallait voir et entendre cette marmaille plus ou moins morveuse criant à la chienlit entre deux sucées de cassonade gluante !

Trop de clients d’un coup, Fréminet prit peur, et, pleurnichant, peut-être de joie et d’orgueil, se calfeutra en son sanctuaire de Dieu-Lumière. Après mûre réflexion, il se dit que, sans doute, ses concitoyens s’habitueraient peu à peu à sa silhouette mal contournée et disgracieuse, et, en présence de l’empressement de la clientèle, il lui sembla sage de se fortifier dans sa résolution de vaincre en intensifiant sa production.

Pendant les mois d’hiver et en attendant le soleil de Pâques, il parcourut nos rues tapissées de boue et de neige, se garant de la pluie dans les corridors ou sous les chartils ouverts, ne rentrant au laboratoire qu’à la nuit complète.

La recette quotidienne, dépouillée des débours de fabrication et de matière première, achetée dans les « sicqirsales », ouvrait des horizons alléchants.

En avril 1875, il s’installa, en véritable commerçant et banquiste patenté, sur le champ-de-foire, vis-à-vis le Café des Arcades, à l’angle de la place d’Erlon et tout contre la baraque somptueuse des Fantoches-Holden.

Dès lors, on ne le blaguerait plus, on ne le chinerait plus ! Une large table à croisillons montée sur roues, où s’adaptait une plaque de marbre et une lyre à crochets furent les engins de son industrie.

Il fallait le voir, étirant à longues brassées la pâte moelleuse, argentée, aromatisée à la menthe, pétrie d’abord de ses maigres doigts jaune-asiatique soigneusement lavés, ongles ratissés et désendeuillés. Le pauvre diable, à l’instar des femmes-phénomènes qui exhibent au public leurs énormes mollets, avec invitation à tâter, montrait ses mains au scepticisme injurieux de gouaille populacière qui ne le lâchait pas d’un lazzi !

À dater de ce glorieux jour, ce fut le triomphe. L’apothéose eut lieu le jour de ses noces, auxquelles assistèrent 3.000 personnes de tous sexes, âges et professions, accourues de Sainte-Anne, de la cour Bailla, de la cour Pilaire, du Rousselet et des Créneaux, de la rue d’Oseille et de la place Suzanne, de tout ce haut pays rémois où grouille depuis des siècles la descendance gauloise.

La basilique de Saint-Remi ne fut pas assez vaste pour cet auditoire irrespectueux, et des chapelets d’êtres humains s’égrenèrent sur les degrés du temple, sur la place et jusque dans les fonds de Fléchambault ! Un feu d’artifice, le délire d’une foule en liesse qui se termina par l’envoi de pois chiches, de côtas de chicon, de croûtons de choux, et de trognons de pommes sur la robe immaculée de la vestale sacrifiée !

Quel était donc le cœur désabusé, désintéressé, dévoué ou privé de toute consolation ou d’espoir qui consentait ainsi à faire le bonheur de ce martyr de nos rues ? Fréminet avait 37 ans, et une gracieuse jeunesse lui faisait don de la chair fraîche de ses 20 ans, de son amour novice... et de la malice de ses yeux ! Miracle du cœur et des sens abusés !

On appelait cette héroïne du jour Zoé Legrand, et elle faisait des ménages à Hermonville, centre de bons vins rouges et de tartes au lait remarquables. Ah ! combien autre était apparu aux foules le berlingotier, depuis ses fiançailles ! Fallait-il l’admirer glorieux de sa veste blanche propre comme un sou neuf, de sa calotte de coutil blanc immaculé et à ponts, repassée au borax et à l’amidon cuit, – une vraie casquette plate de mitron de palace –, de son pantalon gris et sans pli –, car Fréminet n’est point un Brummel ni un prince de Galles ! – de ses souliers à clous cirés, lacés proprement !

De la mairie à l’église, un cortège bruyant et vibrant de clameurs accompagne les époux par les rues animées du centre, le Bourg-Saint-Denis, la rue Neuve, le Grand-Cerf et la rue Saint-Julien, dite de la Bonne-Femme. Le flot populaire n’abandonnera sa proie qu’au seuil même du nid conjugal, où l’aubade se prolongera jusqu’à l’extinction des feux.

Et soudain, du parvis de la basilique un chant grave s’élève, sur l’air martial de la Sonnerie aux Champs !

V’là Fréminet qui passe,

Tout bossu, tout tortu, tout malfichu,

Sa culotte est décousue,

On voit le trou de son c… !

Que nul n’en ignore ! la véritable popularité, c’est cela, pas autre chose !

Le lendemain, tout Reims glosait de cette cérémonie, unique dans les fastes locaux depuis le sacre de Charles X.

La guimauve avait lassé la mode, ou des concurrents nombreux vinrent détacher du confiseur ambulant sa clientèle capricieuse.

Le peuple brise ses idoles... ou les compisse ! et on vit Fréminet devenir camelot de presse, criant les journaux dans les rues. Puis, soudain, et ce fut une rumeur de vingt-quatre heures ! on apprit que le corps livide de ce triomphateur d’un jour, venait d’être repêché dans le canal, vis-à-vis l’auberge aquatique du « Martin-Pêcheur », au bas du Mont-de-la-Reine.

Que sa mort fût accidentelle, criminelle ou volontaire, le public rémois ne savait qu’une chose : c’est que ce type si local disparaissait à jamais de nos rues pour rester néanmoins dans la mémoire des survivants d’alors.

Que le paradis des humbles lui soit une récompense et une compensation aux misères de sa vie terrestre !

Emboîtant le pas à Fréminet et ses frères en villonnie de renommée mois élargie, mais curieux à plus d’un titre, voici le tapissier Adolphe Grévisseaux, de la rue du Châtelet, fils de Grévisseaux-Petitfrère : ce Rémois a 20 ans, toutes ses dents, une tignasse frisée à toute épreuve, une voix de baryton agréable, mise au service des orphéons locaux.

Grévisseaux sera chantre paroissial, fera sa partie avec le ténor Sagnier dans le quatuor funèbre fourni par le « De Profundis » de Hardouin, et nous fera pleurer sur nos morts et sur nous-mêmes.

De son alliance avec la toute jeune Élise Duval, fille de Duval-Laporte, issira certain reporter actuel des plus sympathiques au service du « Nord-Est », après l’avoir été du « Courrier de la Champagne », ce légendaire aïeul, mort en donnant la vie, – combien précaire ! – au « Télégramme du Nord-Est ».

Saluons ce vétéran des armées de 1870-71, Arthur Dagot, né en 1852 dans la rue du Cimetière-de-la-Madeleine (en l’ex-demeure du bourreau Samson, il y a un siècle et quart !)

Serrurier de profession, bientôt après contremaître aux coffres-forts Bauche, fabricant lui-même avant de prendre sa retraite, rue de Venise, 72, il épouse Berthe Eléonore Véron, de Courcelles. Un Véron de cette filiale sera directeur, avec Villain, de l’usine des Longuaux.

Dagot est trop vivant, et bien vivant certes ! pour qu’on puisse prendre sur soi de dire tout le bien qu’on pense de cette longue carrière de travail, de droiture, de dévouement civique : il ne le permettrait pas, mais ça se dira et s’écrira quelque jour, lointain encore, mais certain !

Étienne Tuot, gringalet s’il en fut, mais musclé et nerveux, dont le sosie serait, si on veut, Louis Vincent, de la rue de Contrai (décédé en juillet 1925) était tonnelier rue Ponsardin, 28, quand il épousa une vieille demoiselle du nom de Fourneaux, laquelle n’a cependant que deux printemps sur la tête de plus que lui : ce ménage assorti ne devait perdre de sa pondération que par les préoccupations inhérentes à une entreprise de vin mousseux champenois, dont la prospérité dura autant qu’un feu de paille.

Et, que si nous gravissons maintenant d’un échelon l’échelle sociale, nous saisirons par un des pans de leur habit à queue un certain nombre de Rémois de la classe bourgeoise moyenne.

Il y a en ces milieux de surface calme, aux fonds parfois agités, surabondance de candidats au conjungo : l’église et le notariat vont absorber des bouchées doubles.

Plaçons en tête du cortège ce fringant Théophile Miel, originaire de Pernant (Aisne) qui, après avoir épousé Rose Eugénie, fille de Jacquier-Jayet, prendra, tablier blanc sur le bras, la gérance de ce restaurant des mieux achalandés : « Le Chat-Friand », de la rue Nanteuil. Témoigneront du plaisir qu’ils prennent à cet hyménée le comptable Adolphe Tuniot et le frère de la mariée, Adolphe Isaïe Jacquier, rue Cérès, 7.

Le futur commandant du génie Étienne Cavarrot, de Souillac (Lot), tout comme le manilleur Marcillac était de Châlon-sur-Saône, vient d’Arras, où il est garnisonné, épouser à 30 ans la toute jeune Vicogne, orné de ses seize printemps.

Le violoniste Eugène Mathiot, bel Antinoüs à l’ample tignasse brune rejetée sur l’arrière-front, né à Robert-Espagne (Meuse) en 1843, se fait unir par l’adjoint Raymond Aubert à la fille du musicien Maurice Arnoux, patriarche à cheveux blancs au 72, rue de Talleyrand. Mlle Marie Arnoux a 31 ans, est de Bar-le-Duc et professe le piano. Mathiot, lui, habitait rue de Vesle, 59.

L’union fut de courte durée, l’Antinoüs étant coureur. Trop beau, Puijoly ! Deux artistes de renommée différente signent au livre du destin ; papa Antony (Aloys par romantisme exagéré), chef de nos Régatiers rémois, partie concertante, et ce grand homme de conservatoire, le violoniste Maurin (J.-B.).

Les chiffons et métaux fournissent au contingent nuptial Jean-Marie Sarret (mort en 1925), d’origine auvergnate, ayant magasins de ferraille à vendre rue Hincmar, 5, et fils de feu Géraud Sarret-Gimel. Il épouse sa cousine Marie Mélanie Chandon, née à Reilhac-lès-Aurillac. Clic-clac ! enlevez le sac, fouchtra !

Le tout petit père Boulogne, des bains et lavoirs pu-blics, au 80 de la rue Neuve, marie l’une de ses jolies filles, Jeanne Florentine, 17 ans, avec un interne à l’Hôtel-Dieu, le carabin Autain.

Leur très élégante et héraldique descendante directe fera de vains efforts, depuis 1920, pour relever de terre, sur leur dernier emplacement, rue Neuve, 51, les Bains-Boulogne, étant donné d’une part que les dommages de guerre n’apportent pas le pécule indispensable, d’autre part qu’une rue nouvelle va se creuser là, venant de la rue de Venise, en direction de la rue Gerbert.

Par suite de ce concours regrettable de circonstances, notre population rémoise du 3ème canton se voit privée, pour jusques à quand ? d’un de ces indispensables établissements où, la semaine de travail terminée, elle allait se reposer à bon marché de ses fatigues et sacrifier aux dieux de l’hygiène.

En tout et pour tout, le Reims d’après-guerre, qui ne manque ni de bistrots ni de maisons à gros numéros, n’a plus à sa disposition que le lavoir de la rue de Vesle et la maison municipale de douches, rue de Bétheny, installée par la municipalité sur l’emplacement de l’usine Ohl. Ceux qui ont dans leurs somptueuses demeures à la mode, une salle de bains dernier genre, trouveront sans doute que la douche est suffisante aux petites gens. Tout le monde n’est pas de cet avis !

Des Vieux de la Vieille font des comparaisons qui ne sont pas à l’honneur de notre République démocratique et sociale, – section de Reims.

Sous l’Empire, il y a trois quarts de siècle, Édouard Werlé et ses chérifs avaient créé à Reims un lavoir public, agrémenté de salles de bains, où, pour 0.20 c. la population ouvrière et les petits employés pouvaient à bon compte s’offrir à discrétion, un bain chaud salutaire.

Cet établissement fut détruit par les Boches, mais l’État remboursa à la Ville les dommages de guerre qui y étaient afférents, pour le remploi. On a remployé par des douches, et le reliquat a servi, en partie, à reconstruire un manège d’équitation. Ceci équivaut-il à cela au point de vue démocratique et social ?

Une cité industrielle voisine de Reims, Sedan, a la bonne fortune, elle, de posséder un établissement de bains publics à bon marché, construit sur un terrain municipal avec les fonds de la Caisse d’épargne. Sedan n’a pas de prétention à devenir capital régionale : c’est peut-être à cette modestie que ses habitants de la classe pauvre doivent cette supériorité hygiénique. Notre tour viendra sans doute, tout comme a poussé la queue de notre chat !

Faisant le tour de la fabrique et du négoce. Galas sans fin, équipages reluisants et panachés, riches cadeaux, astragales et festons ; tout le petit commerce est sur ses boulets.

Henri Rogelet, fils de Charles, rue Ponsardin, 7, épouse Émilie Barbe, de Trigny. Le jardinier de ces châtelains sera le père, en ce délicieux village vinicole, du futur évêque de Dijon, Mgr Landrieux, né, lui, à Cormontreuil, et décédé récemment.

Félix Godbert, fils de Godbert-Bourgeois, rue des Marmouzets, 5, épouse une Saumuroise, Louise Amélie Morin, rue du Cadran-Saint-Pierre, attachée à un comptoir de vente aux rouenneries et tissus Verdelet-Lamare. Le marié a 31 ans, la mariée 22. Signent à la mairie le marchand de blousses Louis Paris et l’oncle Alexandre Auguste Godbert.

Auguste Nouvion, large face réjouie et malins yeux sous le binocle à monture dorée, met tout le négoce rémois en rumeur par son mariage avec Mlle Jacquet, fille de Nicolas Jacquet-Gabreau. Il est fils de Nouvion-Louis, maire et industriel à Pontfaverger. Les témoins sont le cousin Jules Gabreau et l’oncle Jean-Baptiste Poullot, d’une part ; et d’autre part, Alexandre Nouvion, de Bétheniville et l’ex-architecte Godfrin, – le père Godfrin, l’homme aux cadenettes rival de Bauche senior ; tout deux longs comme un jour sans pain et maigres comme des chacals, à profil mazarinesque, portant beau et consolidé sous perruque et collets noirs.

On peut adjoindre Victor Besnard, lieutenant des Pompiers, à ce duo typique, pour la sveltesse et l’élancé des jambes, minces fûts gothiques comme on en admire d’en-bas au sommet de nos tours de cathédrale, comparables plutôt à des flûtes de boulangerie.

Mariage de Michel Bouchez, d’Heutrégiville, et d’Émilie Bouché, fille de Bouché-Gagnereaux, défunt depuis 1870. Témoins : l’oncle Eugène Bouchez, directeur de fabrication, rue Jacquart, 15 et Philibert Gagnereaux, lainier, esplanade Cérès, 13.

Le patriarche Edmond Givelet, fabricant de tissus place Belle-Tour, marie sa cadette Louise Augustine à Édouard Binet, de Rocroi, avocat nancéien, ami de Raymond Blondel, professeur de droit, et neveu, par cette alliance, de Charles Prosper et Auguste Givelet.

Non loin de là, cet autre fabricant de la rue des Trois-Raisinets, Frédéric Lelarge, associe ses efforts à tant d’autres de nos concitoyens que préoccupe la repopulation de Reims et conjugue sa benjamine Marthe Marie avec le confrère roubaisien François Roussel, d’Amboix-lès-Lille, fils des Roussel-Destombes ! Les deux grandes cités de la laine sont représentées à la cérémonie nuptiale par Alfred Auger, ex-associé de Frédéric, assisté d’un Parisien, Pierre Ernest Brioud, et les deux oncles du Nord Screpel et Roussel

Le Carlier de Veslud, intéressé de commerce, entre dans la danse avec une enfant de Cormontreuil, Mlle Bracq.

Paul Berthe, rue Clovis, 60, avec Mlle Manceaux, même rue, 13.

Et Jules Hourlier, quinquagénaire encore verdoyant, fabricant rue Sainte-Marguerite avec une maîtresse de pension pédagogique, Mlle Fournaise, de Neufchâtel-sur-Aisne.

Et nous nous enfonçons de plus en plus dans la laine et le tissu avec l’éternel jouvenceau que sera Henry Mennesson, né à Reims, le 4 février 1840, des œuvres de Jules Mennesson-Dupont, ancêtre décédé aux Mesneux dès 1874, laissant derrière et à côté de lui un arbre généalogique des plus remarquables où s’inscrivent les noms de 358 descendants et ascendants, – témoignage le plus curieux des puissances de reproduction de certaines familles chrétiennes aux mœurs patriarcales, dont la devise est celle du Christ : Croissez et multipliez !

Le tronc de cet arbre porte le nom de Louis Dupont, époux de Cécile Duquesne, né en 1795, mort en 1872.

Mais c’est du coton pour fournir à la miche d’une telle postérité ! Le nouvel adhérent à cette propagation de la race des honnêtes gens ne faillira pas lui-même aux traditions, et nombreuse et belle sera sa postérité.

Veuf de Louise Adrienne Cécile Duchâtaux, et père de famille déjà adoré, le bel Henry, au teint de lys, aux yeux d’azur, à la barbe d’un blond vénitien, et aux lèvres sensuelles, passionné et agissant, homme de foi et d’œuvres, plein d’optimisme et de hardiesse, sachant retomber sur pieds aux jours d’épreuves, Henri épouse sa belle-sœur dont il fera une mère touchante dévouée, Marie Joséphine Duchâtaux, fleur printanière poussée dans les jardins de Merfy où résident l’été Victor Émile Donat, son père, et sa mère, une Dupont, rameau de ce fameux arbre généalogique unique en notre ville.

L’hiver, la maisonnée se réfugie au 36 rue Hincmar. Henry Mennesson, qui avait quitté Reims devant l’invasion (1914-1918), y rentre en 1921, pour habiter – en sa verte vieillesse privée de ses consolations familiales par la mort de son épouse et d’un Gonzague, fils patriote mort pour la France sous la robe sacerdotale –, un immeuble personnel de la rue Coquebert, 85. Henry Mennesson est décédé en 1925.

Un autre lainier, adapté plutôt aux œuvres mécaniques de la fabrication, l’ingénieur Victor Marteau, décédé à Reims, en 1924, fils cadet de feu Marteau-Vanier, et industriel à l’usine des Romains (rue Ernest-Renan), épouse Marguerite Blanche Jacquemart, des Jacquemart-Ponsin, place Godinot, 4.

Musicien accompli et fin lettré, Victor Marteau fut un violoniste remarquable et dévoué aux œuvres locales. La bibliothèque municipale de Reims, reconstituée, s’est enrichie d’une partie de sa collection de livres.

Témoins à l’état civil : Narcisse Brunette, architecte de la Ville, l’oncle Henri Paul Jacquemart, négociant en laines, rue du Barbâtre, 22, et ces indéfectibles Rémois rémoisants : le luthier des Guarini, Émile Mennesson ; le juge suppléant et futur doyen du barreau, Louis Mennesson ; et l’ex-fabricant Louis Joly, rue Libergier, 20.

Le berrichon Nicolas Bigot, apôtre de la laine de France, né à Dun-le-Roi (Cher), commis-voyageur en laines, qui rivalisera plus tard, sur notre place avec les Gosme, les Favart, les Pauporté, les Thuillier, les Leget, les Goulet, les Hippolyte Picard e tutti quanti, épouse l’une des plus jolies reinettes de notre 3ème et sympathique canton, un somptueux Titien aux cheveux flamboyants et à la chair d’une Danaé, mûrie par un soleil trente-quatre fois apparu à notre zénith, la belle et imposante Léonie Adélaïde Allognier, fille de ce luron Joseph, établi serrurier-mécanicien rue Neuve, 95, non loin de l’officine du pharmacien Henrot, habitué des aîtres paternels.

Beau couple, admirable entre tous par une plastique digne de la statuaire ! Nicolas avait 43 ans, mesurait 1 m. 75 de haut et possédait une musculature d’athlète, sous un teint brun et chaud. Léonie était pleine de charmes, enrichie d’une carnation à la Montespan, et virile à souhait.

Certain matin, rue de l’Esplanade, où Nicolas Bigot avait établi ses bureaux et magasins, dans une sordide bagnole qui tenait debout par miracle, où il faisait empiler sous des plafonds vétustes un monticule de toisons enrobées et liées, le maître de céans, descendu en cave vers l’heure de midi, pour en remonter la boisson du déjeuner, – une bouteille d’un Fleury-la-Rivière que lui avait fourni, en barrique, son confrère Legros, dégustateur émérite de nos vins champenois –, tarde à réapparaître à la lumière du jour.

La matrone s’inquiète, puis descend à son tour, dans le sombre et humide caveau. Que voit-elle ? Son mari étendu à terre, devant le fût au robinet ouvert et laissant échap-per sur le terri son nectar inappréciable : l’homme ne donnait presque plus signe de vie.

Point d’hésitation, ni d’horreur, ni de cris, ni d’appels ! Léonie Allognier s’empare d’un ciseau qui ne quittait jamais le tablier attaché à sa ceinture et d’un geste rapide, fend l’oreille, au lobe même, du moribond. Un jet de sang, la vie renaît avec le souffle, les yeux s’ouvrent : Nicolas est sauvé.

Le vin du fût également, car, pendant que la main droite de l’héroïne coupait la chair encore palpitante, sa main gauche fermait le robinet trop prodigue de son nectar rouge et aromatisé !

À cette union assortie assistèrent, des premiers, le fabricant de molletons Ernest Pochonet ; Charles Catala, lainier qui sera peu de temps après l’associé du beauceron Alfred Gosme, rue Legendre, 4, et l’huissier Delozanne.

La belle Allognier décéda longtemps avant la guerre, dans le faubourg Cérès, là où fut longtemps l’auberge de la Providence, non loin de l’Esplanade ; elle faisait partie des ambulancières de la Croix-Rouge.

Nicolas, resté seul, cessa peu à peu de s’occuper d’affaires et décéda en 1914, quelques jours avant la néfaste guerre.

Il était réputé l’un des plus honnêtes parmi les honnêtes négociants de la place, et l’un des plus compétents. D’une petite fortune péniblement et lentement acquise, il ne lui restait que des bribes échappées aux mains du syndic d’une faillite locale.

Glanons encore quelques souvenirs sur les traces qui vont s’effacer de cette phalange de hardis champions de la famille rémoise : ce solide et trapu Henri Halbardier, 32 ans, d’origine belge, alors commis-quincaillier à l’enseigne Au coin de Saint-Jacques, rue de Vesle, 44, avant d’en devenir le gérant, et qui épouse une demoiselle Barré, veuve Chapellier.

Halbardier sera plus tard, et encore en 1914, direc-teur du lavoir de laines Lelarge & Cie, rue de Courlancy, avec Menu pour contremaître. Pendant la Grande-Guerre, on le connut président de la Commission de ravitaillement du 1er canton de Reims. Sportif, gymnaste et pirogueur de va-leur.

Le capitaine du génie Caruel, d’Albertville (Savoie), épouse Cécile Givelet, sœur de Marie et Louise Augustine, déjà mariées.

Le beau-frère de Henry Mennesson, Paul Duchâtaux, filateur qui créera l’usine de soie et coton au Petit-Bétheny, épouse Mlle Oudin, fille de l’industriel de Bétheniville.

Edmond Rachel, des tissus, rue Cérès, 16, va se marier à Saint-Masmes, avec une demoiselle Cornet.

Et avant d’abaisser le rideau sur ce panorama en réduction des cortèges nuptiaux de l’année, jetons un regard hâtif sur ces silhouettes prises au vol : Emmanuel Petit, 41 ans, fabricant, rue Sainte-Marguerite et Mlle Ponsinet, dont le père est doreur et encadreur au Carrouge ; puis sur cette étoile filante de notre firmament, le méridional Bernard Cistac, artiste-photographe, rue Saint-Jacques, 37, épousant une demoiselle Carrère, de Montréjean (Haute-Garonne).

Et maintenant, préparons-nous aux splendides performances de la troisième Exposition universelle de Paris, dont on va commencer, dès janvier 1877, les travaux d’appropriation.