La Vie rémoise en 1870

1870

À l’approche des époques tourmentées où l’on entend l’énigmatique Destin frapper à la porte des Nations endormies, un imperceptible frémissement s’empare des âmes. L’heure des augures sonne, et lesmoindres indices précurseurs d’événements tragiques sont la proie des esprits inquiets, et des cerveaux qui vaticinent sans répit aux moindres manifestations naturelles ou artificielles.

L’année qui s’ouvrait au bruit des agitations politiques intérieures et dans le désarroi des chancelleries fut une de celles qui frapperont longtemps les cœurs français de confusion et de terreur. 1870 ! – Année fatale, année terrible, anneau de la chaîne des bouleversements sociaux et des guerres d’enfer qui aboutirent à l’accumulation récente de ruines apocalyptiques, au sacrifice torrentiel du plus pur sang humain !

Quand, au crépuscule, l’horizon s’empourprait des arrière-lueurs du soleil couchant, nos mères, assemblées sur les trottoirs pour des conciliabules puérils, relevaient parfois la tête et, songeuses au spectacle de cette splendeur lumineuse, murmuraient dans un soupir : « Signe de guerre ! » La Nature leur envoyait ainsi ses signaux, les mettait en garde.

D’autres indices avaient frappé auparavant leurs esprits apeurés, parcourus d’un vol de chimères et de dragons aux masques effrayants. Des semaines avant que le premier de l’An neuf eût enterré la Saint-Sylvestre et jeté aux moineaux les miettes de ses «petits-pâtés», – ultimes reliefs du festin nocturne de la veille –, nos rues avaient livré en miniature la vision des luttes meurtrières du lendemain. De quartier en quartier, une longue traînée de combats homériques dressaient les uns contre les autres les poulets à peine nubiles éclos de nos pondeuses artisanes, – ceux du centre face à ceux de la périphérie. Des armes préhistoriques renaissaient, brandies à renfort de cris perçants et d’abois enfantins : la fronde ronflait au poing de ces francs-tireurs de coins de rues, toujours dissimulés, toujours en fuite, toujours en élan offensif ; la fronde, faite d’une ficelle poissée munie à ses extrémités jointes d’une talonnette en cuir, laquelle servait de support et de douille à de sournois projectiles, éclats de pierre meulière ou galets du macadam. Le chassepot qui avait «fait des merveilles à Mentana», suivant une hâblerie officielle, reposait aux râteliers de la caserne Colbert en attendant de s’affronter aux Mauser, mais la fronde courait de rue en rue, gasconnant à sa façon, s’amusant à jeter l’alarme au cœur des mères, briseuse de vitres plutôt que de tibias, éborgneuse de reverbères plutôt que de crânes.

De la ville au village, même ! on se lançait des défis. Ceux de Cernay, – les Cernigots ! – venaient jusqu’à la Saboterie, en bandes à la Poulbot, provoquer les gosses de nos faubourgs de l’Est. La brigade de police était sur les dents pour brûler l’amorce des corps-à-corps. Cette armée de l’ordre pacifique rémois avait alors à sa tête le commissaire central Boutal-Samson, avec ses lieutenants Chauveau, Thubeuf et Favre. «La Sûreté» marchait au doigt et à l’œil sous le brigadier Masson, à l’allure martiale, terreur des chenapans et des filles de joie. Sapé était à ses côtés, avec un corps imposant de 15 sergents de ville et 6 gardes champêtres. Au besoin, on eût fait appel à Desnoyers, gardien de la Halle, qui n’avait même pas le coupe-choux !

En certains quartiers de notre cité pourtant pacifiste et butineuse, il se livra des combats épiques, vers le dernier trimestre de 1869, au moment des longues vacances scolaires et de la démobilisation des «espoirs de nos vieux jours».

Une plume infatigable, au service d’une mémoire encore bien portante sous une tête chenue, s’est distraite à décrire tels ou tels aspects de cette sorte de Fronde enfantine. Citons ces passages extraits des «Souvenirs de la maison d’école» qui firent, en 1911, les délices de notre regretté Boussinesq et de nombreux Rémois amoureux des choses de leur enfance :

«Parlerai-je des combats homériques entre Jards et Libergiers ? Ces batailles n’étaient ni périlleuses, ni sanglantes, ni immorales. Les bonnes gens hochaient pensivement la tête en songeant au fracas de Waterloo. Les rencontres se terminaient invariablement par la fuite éperdue, de part ou d’autre, des tout-petits, des grands aussi, quand débusquait d’une rue le chef réputé d’une des factions en présence.

Au Jard, le général improvisé, imposé par la logique, en raison de son âge, de sa force, de sa taille, de l’ampleur de ses pectoraux, était Joseph Fontaine, sur les talons duquel on marchait avec ardeur et conf iance.

Les «mutuels» de la rue Libergier avaient à leur tête un autre colosse, le massif Felten, héros de quinze ans, armé d’une trique noueuse. «Voilà Felten !» et la lutte, chaude et disputée un instant, se dessinait de suite, soit en victoire, soit en déroute, suivant que l’un des deux capitaines avait fait plus ou moins peur à l’autre. Le Nord a ses Tartarins à tous les degrés de l’âge !

La victoire, c’était la poursuite des fuyards jusqu’aux confins de leur quartier général. La déroute, une dévalade effrénée de la bande des mioches effarés et criards jusque dans les corridors des maisons paternelles, où s’offrait la protection tutélaire des mères en gaieté, – d’une gaieté un peu alarmée.

Notre troupe se recrutait dans les rues limitrophes du Jard : Neuve, Bourg-Saint-Denis, Contrai, Fleur-de-Lys, Brûlée, Marlot, Folle-Peine, avec centre de ralliement aux Loges-Coquault.

Des partisans se détachèrent parfois de l’armée fédérale pour porter la guerre chez les «Culs-Rouges», – élèves de la pension Labbé, au coin de la rue Sainte-Catherine. Ces derniers portaient comme coiffure réglementaire un calot vermillon sur le képi, et leurs dédains semi-aristocratiques avaient blessé de tous temps nos pudeurs plébéiennes. Contre ces adversaires vains et efféminés, nos détachements de combattants habitués à la dure volaient à des triomphes assurés.

Nos plus vaillants champions furent les Fusil, Colson, Alfred Déquet, Hannequin, les frères Dupont, Louis, fils d’Aubry le trieur, dit le Berger, et les Naviaux, poudrederizés au charbon de bois. Parfois, les juges du camp, – entre autres Numa Aubert, de la chaussée du Port –, s’enhardissaient à se lancer dans la mêlée. Incontestablement, notre Napoléon fut Joseph Fontaine.

La police rudimentaire du quartier, représentée par l’agent en tenue Germont et le brigadier de sûreté Hannequin, se bouchait l’oreille, intervenait rarement, toujours paternellement.

Ces escarmouches et ces simulacres de bataille ne se localisaient pas dans le Grand-Jard. Plus d’une fois, émules de ces coloniaux qui portaient en Afrique le «glorieux Tricolore», nous allions offrir le combat dans les quartiers surélevés de la cité, vers la butte Saint-Nicaise, aux rues moyenâgeuses de Bâilla et Sainte-Balsamie, proche des remparts, existants encore. On se contait avec effroi les prouesses de ces terribles hordes des Bâilla, dont on affirmait qu’ils coupaient les boutons de culottes à leurs prisonniers !

Pour aborder ces tribus sauvages, on faisait appel aux ressources d’une réelle stratégie. Comme ces Apaches sortis tout armés du cerveau d’un Fenimore Cooper ou d’un Gustave Aimard, nos «hommes» s’avançaient prudemment, se portant par bonds successifs d’un corridor à l’autre, se couvrant les uns par les autres en bousculade, bâton ou fronde en mains, l’œil aux aguets. Au premier adversaire apparu, on s’élançait en avant, la trique en l’air, la fronde tournoyante... ou... l’on se sauvait à tire-pattes, après un subtil demi-tour. Ah ! ce qu’on «se cavalait !» et les beaux jours ! Quelle fée bienfaisante les ressuscitera de sa baguette magique !»

Nonobstant ces pronostics défavorables, la vie suit son cours. L’hiver a été rude, et, en janvier, les traîneaux de Déquet fonctionnent sur la longue piste argentée et poudrée à frimas du canal. La population se plaint de la conduite des bouchers qui, sans tenir aucun compte de la baisse récente du bétail, allant jusqu’à 40 % des cours de l’hiver précédent, maintiennent le prix du pot-au-feu à un franc la livre. Pourtant, le bourg agricole et voisin de Sainte-Menehould paie cette même viande de 0.45 à 0.50, pour le même poids !

Les affaires du textile entrent dans une période plutôt décroissante. Il y a eu surproduction, hésitation et recul de l’offre. La matière première n’ayant pas subi de dépréciation, c’est sur la main-d’œuvre que la concurrence entre producteurs va s’efforcer de rétablir l’équilibre entre le prix de revient et le prix de vente. La grève montre à nouveau un hideux rictus sur ses lèvres ébisées par le vent du nord, et se frotte les mains : il va y avoir un peu plus de misère dans nos foyers domestiques. L’usine de la rue Jacquart exploitée par Lhoste-Pérard, – le pieux industriel que la «vox populi» désigne sous ce surnom typique, le père Bon-Dieu – est en pleine rumeur. Il y a suspension de travail : les tisseurs se plaignent que leur salaire ne permet plus de vivre ; il varie de 1.75 à 2.50 par jour, parfois descend à 1 fr. – non pas tant à cause des tarifs, mais en raison de la mauvaise qualité de la matière filée. Une polémique creuse et amère s’établit entre patron et ouvriers. Lhoste-Pérard s’efforce d’établir que la statistique ouvrière fait erreur : d’après ses calculs, la moyenne des salaires s’établit à 3 francs par jour, d’aucuns gagnant jusqu’à 4.50. La réplique des ouvriers est péremptoire. Tel tisseur du métier n° 21 a gagné 20 fr. 15 en 19 jours, soit exactement 1 fr. 06 pour 12 heures et demie de travail, ce qui fait 0.08 de l’heure. Tel autre, pour une pièce de tissu ayant nécessité 14 jours de façon, a réalisé un gain quotidien moyen de 0.825 !

Les principes évangéliques qui animaient le cœur du bon patron ne pouvaient hélas ! remédier à ce déplorable état de choses. Il fallait vendre, et pour vendre, lutter contre la concurrence et l’âpreté du négoce, toujours prêt à « tirer la couverture à lui». Le personnel chrétien et discipliné de cet établissement dut se résigner à « serrer d’un nouveau cran la ceinture», sous promesse de jours meilleurs.

Toutefois, ces incidents économiques se localisèrent et, cahin-caha, la situation générale conserva, dans nos usines, une allure assez équilibrée, prometteuse d’une amélioration prochaine. En attendant, propriétaires et boulangers durent se décider à faire crédit aux plus pauvres, en dépit du placard affiché dans les boutiques de ces derniers : « Crédit est mort !» D’aucuns parmi ces clients faméliques, pouffèrent de rire, se promettant de le ressusciter à leur profit.

La Ville s’efforce de pallier ces difficultés en élargissant le cercle de ses travaux d’édilité et de voirie. On continue la démolition des remparts, de la porte Gerbert à Saint-Nicaise. Les maçons démolissent la maison située à l’angle gauche du Bourg-Saint-Denis et de la rue Sainte-Catherine, tout contre l’«Hôtel de l’Arbre-d’Or», tenu par Wilmart. Sur le terrain ainsi déblayé s’installent des baraques en plein vent, bâties sommairement en planches, où s’établiront le bouquiniste Mottant et le friturier Grelle ; celui-ci y débite ses «bugnes lyonnaises» fumantes, dorées et croustillantes. La «bugne» est une couronne de pâte légère passée à la graisse bouillante à l’instar des pommes de terre frites. C’est une friandise qui en vaut une autre. La même pâte servait d’ailleurs à la confection de ces «délicatesses» dont nos estomacs tout neufs firent bombance jadis, sous forme de gaufres rondes ou rectangulaires ou en cœurs, et de rosaces toutes chaudes.

Mottant attirait devant son éventaire une clientèle non moins jeune, sinon d’âge, du moins, de cœur et d’esprit, sous un aspect parfois vieillot. Nombre de citoyens cacochymes, à l’œil abrité sous de larges bésicles, au col de redingote souvent luisant, trempaient leurs mains sèches et fiévreuses, tremblantes et concupiscentes en des boîtes bourrées de livres de tous formats, en tous états et de toutes provenances, avec cet espoir fou des collectionneurs de la trouvaille imaginaire. Parmi tant d’habitués de ce coin poussiéreux, clients fidèles et soigneusement entretenus du fûté bouquiniste, ce Mottant de haute taille, à la barbe noire rasée au plus deux fois par semaine, à la moustache un peu grisonnante et sous une épaisse tignasse de cheveux crépus, on se rappellera, notre vie durant, le bonhomme Delécluse, dont les greniers de la Renfermerie amassaient les poudreuses acquisitions, qu’un jour de liesse des amateurs rivaux et empressés vinrent s’arracher sur le pas de cette demeure antique, lorsque son maniaque habitant en eut quitté les célestes greniers. Le fonds de commerce de Mottant s’alimentait des restes de ces taudis qu’au moins une fois l’an on dégorge de leurs chères inutilités. Des mioches vraiment mal inspirés y venaient bazarder, on peut employer le mot, auprès du bric-à-bracqueur livresque, les volumes de «prix» laborieusement acquis au cours d’une année scolaire. Nous avons connu un méchant gamin, à qui ses parents auraient dû tirer l’oreille, qui «refilait» en cachette des siens, à cet âpre boutiquier, ces beaux livres, à tête dorée, à la reliure artistique, que son «excellence» à l’étude lui avait valus aux jours de distributions de prix scolaires : quelque édition des «Fables de La Fontaine», avec illustrations de Eugène Lambert, superbe in-quarto sur papier glacé, – des in-12 Firmin-Didot, richement vêtus d’or et de pourpre, des «Chroniques de Froissart», des «Œuvres d’Éginhard», et d’autres merveilleux produits de l’imprimerie moderne, revendus ensuite à leur vrai prix, après avoir été payés de quelques piécettes argentées, employées à l’achat de quelque «Musée Universel» à cinq sous le fascicule, ou bien du Mirecourt, en «Confessions de Marion de Lorme» ou de «Ninon de Lenclos...» Ah ! que l’enfance est sotte, et combien peu on s’ingénie à la préserver de ces exploitations dépravées !

À côté de la boucherie Leclère, ainsi démolie, s’alignaient l’échoppe du cordonnier Bourlon, basse-profonde à Notre-Dame, Caurette, le marchand de parapluies, et le charpentier Gontié, dit Languedoc, ex-compagnon du Tour-de-France.

L’«Arbre-d’Or», et ces baraques, et ces immeubles fort vétustes, allaient bientôt disparaître pour faire place à ce vaste caravansérail du «Grand-Hôtel», dont les ruines assombrissent encore, en 1922, ce quartier si vivant de notre ville. Et, pour y faire «pendant», le propriétaire des terrains dénudés d’en face, a autorisé l’installation d’un sordide campement de marchands de vaisselle, dont le moindre inconvénient, en outre de son esthétique vraiment défectueuse et humiliante aux abords de notre belle Cathédrale, est de rétrécir le passage déjà si resserré de ce carrefour dangereux, à grande circulation. Le spectacle de ces inexpressibIes vases au col rabattu, amoncelés derrière un grillage bosselé et qui évoque, avec ses poules gloussantes et picorantes, une basse-cour de bohémiens, n’est pas des plus consolants pour nos «réintégrés», si fiers jadis de l’esthétique de leurs rues. Prendra-t-on un jour note de leurs condoléances pour remettre toutes choses en leur état normal et digne de la grande Ville qui se relève de ses ruines ?

Remontons la pente de ce demi-siècle écoulé et, puisque nous voici aux abords de la Merveille, pénétrons-y en un de ces après-midi assoupis où le Temple reçoit le plus volontiers ses visiteurs laïques et souvent irrespectueux, pour voir installer, contre la grille du chœur, à hauteur de l’«évangile», l’original trône épiscopal à baldaquin destiné à l’archevêque Jean-François-Anne-Thomas Landriot, primat de la Gaule-Belgique. Et si nous redescendons jusqu’à l’extrémité de la rue nouvelle Libergier, à travers les constructions qui vont recouvrir à jamais la face ridée, moisie du vieux Grand-Jard nous verrons les ouvriers de l’État élargir à coups de pioches, de pelles et de «demoiselles» – au pied large et pesant et à la taille fine –, la «longée» du canal depuis la maison de Barilleau le fils, meunier, jusqu’à hauteur de la chaussée Bocquaine en retour, vers la Vesle. Cette chaussée Bocquaine, ouverte entre les numéros 197 et 199 du faubourg de Vesle, était bordée alors à droite et à gauche, par les lavoirs publics de la veuve Balna et de Camus-Deherque, le lavage de laines de Bressy, la mégisserie Sorin-Taillet et la foulerie Margotin-Compas.

En même temps s’achevait le pavage de la rue Hincmar.

Le programme des travaux édilitaires établi largement pour 1870 devait, malheureusement, être interrompu par le fatal conflit franco-allemand, – première guerre punique des temps modernes.

Le 19 février, un violent incendie met en émoi la rue de Contrai, si peuplée et remuante. Les flammes, alimentées par un matériel et des bâtiments huilés pendant des lustres, et excitées par un zéphyr débridé, dévorent la filature de Victor Guyotin, successeur de Stanislas Vigoureux. Il était 3 heures de l’après-midi, et rien que pour les réserves en laine peignée, les pertes s’élevaient, le soir même, à cent mille francs. Les bouches d’eau muncipales ne suffisaient pas à alimenter les pompes, et le capitaine de Tassigny, avec son lieutenant Vuillième, le chaudronnier voisin du Bourg-Saint-Denis, ne savaient à quel saint se vouer. La pompe de Marquant, l’apprêteur de le rue Neuve, fut la première sur le lieu du sinistre, aux côtés de celles que la Ville remisait en dépôt dans la Cour des Petits-Frères. Un long ruban de «chaîne des feux» s’établit dans tous les sens, et de mains en mains, les seaux de toile, débordants d’un précieux liquide recueilli à toutes les bornes-fontaines du voisinage, contribuèrent à sauver de la contamination des flammes les immeubles environnants. C’eût été autrement un fier désastre !

La première semaine de janvier avait été attristée par la mort subite d’un véritable homme de bien, l’abbé Aubert, curé de Saint-Remi, le meilleur peut-être des collaborateurs du Bureau municipal de Bienfaisance, au service de la population besogneuse de ce quartier excentrique. Il y avait fort à faire par-là, et le concours de tous ceux que leurs fonctions ou leur cœur mobilisent contre les bataillons de la Misère y était des plus urgents.

L’excellent homme avait été foudroyé en pleine chaire. Son sermon se termina par une bénédiction : «Ah ! mes frères et sœurs, la parole me manque... je meurs... que la paix soit avec vous !» Transporté à la sacristie, deux heures après, il n’existait plus.

Plus d’une famille rémoise, en recherchant dans les papiers qu’on a pu sauver du désastre, entre 1914 et 1919, retrouverait un petit carton jauni sur lequel s’effacent les traits du défunt, tels qu’ils avaient été photographiés par Manichon peu de temps auparavant et que les fabriciens de Saint-Remi firent distribuer dans le quartier ou vendre au prix réduit de 0.10 l’exemplaire : sa large face souriante, au nez paterne chevauché de lunettes en métal blanc, et les cheveux bouclés au vent. Le curé Aubert était né à Sévigny-Waleppe en 1801. Il mourait donc avant d’avoir atteint la vieillesse, mais sa vie fut pleine d’œuvres, malgré l’ébranlement des tempêtes du siècle. En 1848, au moment des troubles de peu de durée qui inquiétèrent la population rémoise, on avait inscrit sur la porte de son presbytère, rue Féry, ces mots à la craie : « le bon Pasteur». Ce fut suffisant pour écarter de son seuil les cris et les menaces des manifestants, en majeure partie d’ailleurs ses obligés de la veille. I1 eut des obsèques éclatantes suivies par un cortège nombreux, dont le défilé par la rue Saint-Julien, la place Saint-Timothée, les rues Saint-Sixte, les Salines, le Barbâtre, Normandie avec la traversée de la rue Neuve, le «Rousselet» et la place Saint-Remi, fut des plus respectueux. Les moutards des écoles chrétiennes, les jeunes élèves du pensionnat de Mlle Homo, ceux du Pensionnat de la rue de Venise, et la chorale des Enfants-de-Saint-Remi, étaient encadrés par le clergé de la ville, son premier magistrat, Simon Dauphinot, les adjoints Rome et Victor Rogelet, le sous-préfet Sébastiani, le père Homo, aussi populaire que celui qui était l’objet de ces honneurs funèbres. À la Basilique, les Bilots entonnèrent avec ferveur la page magnifique et lugubre de ce «De Profundis», qui a popularisé depuis la mémoire du chanoine Hardouin.

Peu d’hommes en imposèrent davantage à leurs concitoyens et par des moyens aussi simples. La popularité ne se conquiert réellement qu’en se rapprochant du peuple et se tenant en communion constante avec ses mœurs, ses goûts et ses façons de vivre.

À moins d’être un de ces surhommes dont l’Histoire ne fait qu’une bouchée !...

Le monde religieux qui faisait alors, – comme aujourd’hui et toujours d’ailleurs –, partie intégrante de la famille rémoise, n’eut pas que cette seule perte à déplorer au cours de l’année.

Le «Bulletin du Diocèse», qui est l’écho de ses joies et de ses douleurs, enregistre les mutations par décès ou promotions, en même temps qu’il enveloppe de ses commentaires les menus événements de la vie sacerdotale. Il a comme collaborateurs les membres du Chapitre les plus réputés par leur érudition et leur dignité : les Baye, les Tourneur, les Cerf, les Hannesse, et se sert au besoin de la plume diserte et anonyme de tel ou tel laïque affilié aux œuvres pies. Décèdent :

Marie-Madeleine Guérin, sœur Scholastique, supérieure de la Congrégation Notre-Dame à Reims : elle était née à Saint-Hilaire-le-Grand, en 1837, et n’eut pas le temps de donner sa mesure. Il n’en fut pas de même pour Marie-Anne Boudsocq, sœur Sainte-Marie de la Visitation, née à Rocquigny (Ardennes), le 6 messidor 1799 et qui fut de longues années, assistante, puis supérieure à l’Hôpital-Général, appelé communément «la Charité» par nombre de Rémois à qui ce vocable est resté d’usage courant. Marie-Angélique Lespagnol de Bezannes : au décès de son mari, M. de Beffroy de Marcq, elle était entrée en religion, et, sous le nom de sœur Caroline de Chantal devint la fondatrice et supérieure du couvent de la Divine-Providence, dont la création lui coûta 400.000 francs. Née à Reims en 1810, elle était alliée aux familles Colbert, Sutaine, de La Salle et Moët.

Peu après disparaît à son tour une sœur de feu Thomas Gousset, – de populaire mémoire –, la veuve Gérard, de Montigny-lès-Charlieu (Haute-Saône), âgée de 82 ans. Cette bonne vieille était la mère de l’abbé Gérard, chanoine et aumônier de l’Enfant-Jésus, en lequel les Rémois revoyaient la large face glabre et sympathique du regretté prélat, aux traits épais et vulgaires, mais à l’œil si intelligent et au geste si paternel ; – oncle et neveu véritables colosses qu’on s’étonnait de voir revêtus d’une soutane plutôt que d’une blouse !

Rappelons des faits qui font partie de cette même histoire locale dont on est avide partout où l’amour de la petite patrie marche de pair avec les autres affections du cœur et de l’esprit.

Le 7 février, l’abbé Maille, annonce qu’un concours de chantres doit avoir lieu dans le courant du mois, insiste sur les qualités requises des concurrents. On demande notamment une forte basse-taille descendant naturellement au «fa» pédale, et montant avec facilité au «mi» aigu, – ainsi qu’un baryton ayant une certaine éducation musicale, et qui s’élèverait du «do» d’en-bas jusqu’au «sol» d’en-haut. Les salaires annuels sont ainsi fixés : 800 francs pour la basse, avec augmentation prévue jusqu’à 1.000 francs et un casuel de 300 fr. ; – le baryton, sans le casuel, a 450 francs, mais il n’est pas obligé de coopérer aux offices ordinaires. Et comme le recrutement local est susceptible d’insuffisance, voire de néant, «l’annoncier» fait appel au peuple des campagnes, en des termes touchants de simplicité et de réalité positive : « Il est superflu de faire observer que Reims est une ville de commerce et qu’avec de l’intelligence et l’amour du travail, on est sûr d’y trouver de quoi s’occuper d’une manière lucrative. Ceux qui sont doués d’une forte et belle voix peuvent venir à nous : on leur assurera une position d’avenir. La jeunesse a des possibilités plus assurées, car elle se déplace plus facilement, étant plus libre de toute attache au sol natal que les hommes mûrs ou mariés –, et une voix jeune, plus souple et flexible, se prête mieux à l’éducation musicale ».

On ne saurait insinuer des vérités acquises avec plus d’adresse et d’onction.

Le 12 février, l’abbé Baye, vicaire à Notre-Dame, remplace le défunt Aubert à la cure de Saint-Remi. Les «crafouillats» vont reprendre du poil.

Il est remplacé à la cathédrale par le souriant, rose et pétulant abbé Maire. Tous deux, prêtres bons-vivants, sévères sur la doctrine, mais conciliants sur les mœurs et coutumes de leurs ouailles, et d’une sociabilité exquise, lettrés par-dessus le marché, ce qui ne saurait nuire.

En mars, l’abbé Tourneur est nommé vicaire-général en remplacement de l’abbé Chartier, décédé à Rome, où il se trouvait avec l’archevêque Landriot, au Concile œucuménique. C’est l’époque où les pièces de vingt sous du Pape n’ont plus cours en France. D’aucuns vont de ce fait les transformer en médailles miraculeuses, qu’on portera en sautoir ou qu’on insérera discrètement entre deux revers de gousset comme un porte-bonheur.

La guerre désastreuse dont les péripéties rapides et surprenantes amena les Huns aux portes de la Cité tout ébaubie, et dont la population avait reposé jusque là sous les aigles napoléoniennes, évocatrices de puissance et de victoires, allait obliger le «Bulletin du Diocèse» à interrompre sa publication, dès le 3 septembre, pour ne la reprendre qu’au 15 avril 1871.

La Mort fauche un peu partout, dans tous les quartiers et toutes les classes, jamais rassasiée, prête en outre à s’attabler devant le copieux festin d’une guerre. Autour de l’amas pantagruélique et sanguinaire dont elle va se repaître, elle ramasse des miettes, qui ne seront même pas pour les invités du «pas de porte».

Bien des noms de disparus d’un temps déjà si lointain qu’à peine un peloton de survivants évoqueront au tréfonds de leur mémoire affaiblie, se rattachent néanmoins à des familles existantes de nos jours.

Notre ville perd un centenaire de 106 ans, Gérard, originaire de Chunieux (Belgique) – en même temps qu’un vétéran de la Grande-Armée, Gilles Debaye, né à Thillois en 1783 : il avait été décoré de la main même de Napoléon sur les rives de la Bérésina. Assistèrent à ses obsèques les nombreux médaillés de Sainte-Hélène, survivants de Waterloo et des guerres de l’Empire. Rémois d’hier pourvus de leur diplôme et du ruban en faille verte à rayures ponceau qui supportait l’effigie laurée en bronze de notre César moderne. À leur tête, mais porté le premier sur la liste d’appel des condamnés et tout prêt à « ramasser le croûton» de son compagnon de gloire, Louis Joseph Grandvalet, né à Lyon en 1791. Officier d’état-major en retraite sous les Bourbons, après son «rescapage» de Waterloo, puis, sous l’Orléans, major de la Garde-Nationale rémoise, Grandvalet présidait avec toute l’autorité de l’âge, la «Société des Débris de la Grande-Armée», qui allait se trouver, au bout de quelque survivance, réduite en poussière.

Un autre lutteur en retraite, le lieutenant de pompiers Louis Vuième, chaudronnier des plus bruyants et disciple honorable et discret de Bacchus, se laisse emporter à son tour, ayant goûté à toutes les joies de la popularité et aux honneurs des aubades municipales ; il avait été, dans le Bourg-Saint-Denis, l’un des habitués de Franchecour, limonadier aux Loges-Coquault, et son voisin de face.

La gent auneuse des tissus s’était attachée aux belles façons d’un voyageur de commerce de la maison Senart-Colombier, à laquelle il fut attaché pendant 30 ans. Louis Adolphe Joubert était un célibataire endurci, d’humeur joviale, à l’esprit éveillé et au cœur généreux, qui, dans sa sphère modeste, contribua à aider de sa bourse des confrères moins heureux.

Un personnage bien connu dans le monde rémois des affaires, Claude Lafontaine, décède à Charleville. Il avait été le fondateur en 1830 de la fameuse banque dont il fut tant parlé en ces derniers mois, à la suite d’une déconfiture inattendue et injustifiée. En 1848, Claude Lafontaine para à bien des secousses économiques et des misères ouvrières en ouvrant un «Comptoir National», dont les avances permirent d’éviter l’arrêt des usines ardennaises.

L’un des «Quatorze» du groupe d’hommes nouveaux ainsi baptisé par le satirique bouquiniste de la rue de Vesle, Élie Guillemart, et qui avaient fondé «l’Indépendant Rémois», Harant-Grévin, pharmacien devant le Palais de Justice, venu d’Offroy, dans la Somme, pour aider à régenter notre ville, décède à l’âge de 42 ans.

Dans le parti opposé, voici que disparaissent : Charles Eugène Duhamel de Breuil, ex-lieutenant-colonel de cavalerie, maire de Rosnay depuis 1846. Il était le père du vicomte de Breuil, officier de hussards démissionnaire, qu’un décret venait de mettre à la tête du 3e bataillon des Mobiles de la Marne.

Robillard père, né à Vire (Calvados), vice-président du Tribunal Civil, l’un des fondateurs de l’Académie de Reims et président de la Société des Beaux-Arts. Le défunt, âgé de 73 ans, habitait un vieil immeuble rue Salin, 2, subsistant en partie de nos jours, et vis-à-vis l’Hôtel Cocquebert, où la «Société des Amis du Vieux-Rheims» exposa ses belles collections, – heureusement sauvées du désastre. Dans le voisinage, à l’époque, habitaient le vieux Muzart, pédagogue fort connu, beau-père du spirituel Abel Maurice, et le docteur Gentilhomme.

Un collègue de feu Robillard, Louis Huerne de Pommeuse, décède à 70 ans ; il était Parisien d’origine, mais demeurait à Reims depuis 1830, rue du Bourg-Saint-Denis, 83, entre Mlle Lahaye, commissionnaire du Mont-de-Piété, et Rondu-Tessier, ex-négociant.

Le commissaire Chauveau, né dans l’Yonne en 1808, mais Rémois depuis 1834, notable habitant de la rue de Vesle, au n° 41.

Puis Louis Rœderer, Strasbourgeois de naissance. Rémois d’adoption, qui meurt aux portes de la vieillesse, à 61 ans, en son château de Souilly (Eure), fonctionnaire grand-louvetier. La chasse Olry-Rœderer, l’une des plus réputées de France, près Gisors, est un hommage constant à la mémoire de ce fameux disciple de Saint-Hubert. Son fils Louis venait d’être affecté au cadre d’officiers de la Garde-Mobile, nouvellement créée.

Enfin, comme conclusion de ce lugubre nécrologe, un nom retentissant, perpétué par un glorieux artiste : Saint-Marceaux. L’ancien maire de Reims (1835-37 et 1839-45) décède à 80 ans, en son château de Limé (Aisne). Cet Ardennais remifié dès son bas-âge, participa aux Journées de Juillet sous l’uniforme des aides-de-camp de son concitoyen le général Verrier. Par René de Saint-Marceaux, ce nom est à jamais empreint de grandeur et ne périra point !

Déroche ouvre le ban des mariages : il est le fils de la populaire Catherine, reine des Halles, qui le laissa orphelin dès 1864 ; mais le rejeton des Angots rémois, mécanicien à la Compagnie de l’Est, ne consent pas à la disparition de la dynastie : il épouse Olive-Joséphine Roze, blonde épanouie de 18 ans, orgueil de la rue Dorigny, dont la «papinette» bien emmanchée dominera de ses éclats le brouhaha du Marché-Couvert : Catherine Déroche est ressuscitée !

L’émule de Totor Delvincourt et son co-piston-solo à la Municipale, Lambin, qui sera à toutes les batailles, à toutes les victoires sous le grand capitaine d’harmonie Gustave Bazin, abandonne les solitudes du veuvage pour s’adjoindre une compagne dressée à l’école de Paris, laquelle aura pour mission de le bichonner et le cajoler en un «home» coquet de la rue Neuve, n° 56 : pigeon à barbiche pour blanche colombe au fin duvet.

Bazin qui est un bon drille, fort sociable, est de la noce ; c’est lui qui ouvre le bal, au piano, par son endiablé «Premier Pas», quadrillé par Louis Dineur et orchestré d’après son opérette, par le musicien Cazé. Il est de toutes les noces de ses collaborateurs, à celle de son clarinettiste, Just Honoré, peintre en bâtiments ; le beau-père Chemin prête aux danseurs sa grande salle et son jardin à labyrinthe de l’Embarcadère. Le jeune couple vint habiter au n° 31 de la rue du Jard. Non loin de là, rue Brûlée, 66, un tout jeune professeur de piano, Joseph Roger, beau blond frisé, coqueluche du monde féminin artistique, entraîné par l’exemple, s’empresse auprès de sa voisine, la jolie frangère Carrut, et ces deux charmants tourtereaux qui ont à peine 40 ans à eux deux, volent de leurs jeunes ailes à peine emplumées dans l’azur du conjungo. Doux moments ! heureuse époque de la vie, où le passé paraît n’avoir jamais existé et l’avenir plongé dans l’éternité ! Peu après la guerre, Roger tenait le piano d’accompagnement sous les Loges, dans un coquet café-concert où les promeneurs s’arrêtaient volontiers pour prendre un bock et entendre les joyeux refrains d’une chanteuse endiablée, à l’œil fripon, aux mollets finement moulés et à la «façade» avantageuse, du prénom Hortense. Les distractions de ce genre étaient plutôt rares à cette époque : il fallut attendre longtemps encore avant que le Casino et la boîte à Poterlet pénétrassent dans nos mœurs avec leurs concerts-buvette à l’instar de Paris.

Puis, c’est Lartilleux, le pharmacien de la place Saint-Timothée et Mlle Thierrard, insulaire de Dieu-Lumière ; – Paul Legros, chemisier-mercier, place Royale, n° 7, et une Laignier de la rue de Vesle, n° 8; – le déjà poussif Édouard Langrand, d’une vieille famille ouvrière rémoise, qui s’apparente avec les Gellier-Lagarde, jardiniers, rue des Moulins, 5, en épousant leur fille Irma. Édouard était le fils des Langrand-Devaux, tisseur de la fabrique, et pendant de longues années, jusqu’à l’heure d’une retraite bien gagnée, il sera employé à la comptabilité dans la maison de laines Eugène Gosset et Albert Paroissien, aux côtés d’Edmond Villemet et de Adolphe Feller. Un fabricant parisien de chapellerie, Paul Masson, qui a atteint son demi-siècle, se range sous la douce autorité du divin Hymen, fils de Bacchus et de Vénus, et le proconsulat de Mlle Gérard, fille de l’imprimeur de la rue de la Grue.

C’est Gribaumont qui maintenant nous invite aux noces de sa sœur et de son copain le fumiste Nerden, lequel se prépare à quitter la rue de Venise, 46, où le célibat commençait à lui peser, pour transporter ses poêles et ses tuyaux, avec son épousée, au 53 de la rue Neuve, afin de se rapprocher de son beau-frère, menuisier rue de Contrai, 16, et du ferblantier Nerden-Mersenne, au 102 du Bourg-Saint-Denis : il avait l’amour de la famille au cœur. Les deux Nerden sont éteints depuis, mais nous avons revu Gribaumont, solide au poste, rôdant et piétinant, sans cesse revenant à la charge, jamais découragé, – pendant le grisâtre mais passionnant hiver 1918-19, – aux guichets improvisés de la Mairie de Reims, à l’École Professionnelle, arrachant bribe à bribe, aux avares distributeurs municipaux, le carton bitumé et le papier huilé dont il avait, comme mille autres, si grand besoin pour intercepter la pluie et les zéphyrs acharnés contre sa maison dépenaillée de la rue des Augustins. Ah ! cette ténacité de nos vieux Rémois pour arracher à la destruction finale ce qui subsistait de leurs chers foyers, tant tourneboulés et effilochés par les crachats de la ferraille boche ! Quel poète en rimera jamais les strophes épiques ! Et vainqueur du destin contraire, tu triomphes aujourd’hui, cher inusable piéton de nos rues ! et ta face rougeoyante, et ton nez florissant, frémissent à la vue de la nouvelle cité qui sort enfin de terre, souriant à nouveau à ses enfants de la veille et du jour. All right ! Gribaumont : ils ne nous ont pas eus ! Mais, mettons un frein à cet enthousiasme sénile, car d’autres réintégrés et non des moins notables chuchotent à nos oreilles des noms vraiment aimés. Tel celui d’Achille Rohart, fils de cet ancien fabricant de couvertures de la rue Hincmar, 21, Pierre Rohart : il épouse la belle-fille de Théodore Camet, en son vivant professeur au Lycée et chroniqueur au «Courrier de la Champagne».

Un mariage somptueux : Laigniel-Lavastine, de Louviers (Eure), fils de Laigniel-Delangle, conseiller à la Cour d’Appel de Rouen, et Caroline Rauert, des champagnes. Puis, en fabrique, le piquant et sec Charles Desmarest, compétence hors pair, digne rejeton des Desmarest-Benoist, de la rue Legendre, et qui habite rue du Levant, 10, chez le papa Nitzsché (Dieu vous bénisse !), là où seront plus tard les Caille et les Bray, tout contre l’impasse conduisant aux ateliers du Petit-Saint-Pierre, cette filature des Walbaum & Cie, dirigée par Billaudel, dont il sera le successeur indiqué. Le jeune Desmarest épouse Marie-Louise Ponsin, native d’Écordal, habitant rue des Poissonniers.

Il y a aussi des épousailles moins éclatantes mais aussi certaines et valables d’un Wallon d’Athies et d’une Dervin de Beine, – celles de Verdelet le bimbelotier de la rue de l’Étape, qui, contrairement à ce qui se pratique d’habitude, portait ses lunettes, non sur le nez, mais sur le front, sans doute pour que rien ne s’interposât entre l’hésitation de ses clientes et les effluves convaincants de son regard magnétiseur. Piaffèrent également dans la cour de l’Hôtel de Ville les chevaux de sang de Verdelot qui amenaient par-devant M. le délégué Richardot ces couples exubérants, embaumés à l’ylang-ylang et à la fleur d’oranger : Charles Sainmont et Édouard Picart, associés-bouchers rue du Jard, 26, à l’angle de la rue Brûlée, édifice branlant et valétudinaire, rapetassé en 1922, en attendant mieux, par son propriétaire, le fils de Paquot l’apprêteur. Ils épousaient, le premier une demoiselle Moine, de la rue de Vesle, et le second une indigène de La Ferté-Gaucher. Le petit Schneiter, ouvrier horloger, rue de l’Étape, 25, avant d’être à son compte, rue Neuve, 15, serait ainsi qu’Anne-Marie, sa jeune épouse d’alors, bigrement fier de voir s’élever sur l’emplacement de son humble maison meublée les fondations d’un immeuble à destination, paraît-il, d’hôtel, qui serait l’ornement de la rue Gambetta, relevée de ses ruines. Émile Péter, artisan de la laine, – immigré de Mützig, avec ses frères Jean-Baptiste et Michel, Édouard Schüler, trieur de laines comme eux, et un tout jeune Alsacien qui est, à cette heure, à la tête du groupe lainier qui reconstitue le peignage du faubourg Cernay ; Eugène Rousselle, que l’on a connu acheteur de laines dans nos fermes de Champagne et du Soissonnais, pour le compte de feu Alfred Gosme, «père de la laine de France» : Eugène Rousselle pénétrait ainsi et sans effraction illégale, dans la famille d’un Trischler qui fut établi boucher à l’angle des rues de Contrai et de l’Université. Entré comme pensionnaire, avant-guerre, à la Maison de Retraite, il en fut évacué avec ceux de ses collègues qui persistaient à braver les averses de bombes et de schrapnells, en 1916, pour être hospitalisé à Saint-Jean-de-Maurienne. À cette heure, il assiste avec un sentiment de tristesse mêlé de joie, comme nous tous, à la démolition des murailles de nos demeures ébranlées et à leur résurrection sous une forme et un aspect des plus modernes. Maximilien Douillat, employé de commerce, est aussi du plaisant et animé cortège, avec sa blanche Héloïse-Anna Jannet, laquelle porte actuellement 78 ans et son long veuvage avec une verdeur que nous souhaiterions à nos compagnes !

Les deux dernières signatures de l’année furent apposées, sur le registre des mariages, par un jeune professeur du Lycée, Louis-Élie Page, originaire de Puisieulx, habitant rue de Contrai, 40, et une demoiselle Eugénie Démoulin, demeurant place d’Erlon, 28, dans la maison de Leriche-Cadart.

La guerre avait suspendu les ardeurs matrimoniales, et le contingent annuel des mariages diminua énormément. Il n’en fut enregistré que 398, en diminution de 200 sur la moyenne des années précédentes... 1871 cependant attristée encore par des événements tragiques et l’occupation ennemie de notre territoire devait remonter à un niveau plus normal, et le nouvel adjoint au Maire pour ces aimables cérémonies, le docteur Jules Bienfait, assisté occasionnellement par son confrère Henri Henrot, vit défiler sous ses yeux émerillonnés et sa bonne et paterne face rosée 538 de ces jeunes couples à qui le destin confiait la repopulation de notre jeunesse décimée par les batailles, les maladies et les langueurs déprimantes des camps de prisonniers en Allemagne.

Les arrêts du Destin vont s’exécuter ! La chute de l’Empire s’accompagne du tonnerre des canons et de la clameur des désespérés. La France va gravir son Golgotha : elle tombe sous le poids de sa croix à Sedan. Dans Paris, ce que les esprits avertis prévoyaient depuis Sadowa, se révèle aux yeux de tous : le régime impérial s’affaisse et meurt. Ainsi que l’a dit Trochu : «Le 4 septembre n’est pas une révolution : c’est un effondrement, sans émeute, car c’est le public endimanché qui le produit, des femmes, des enfants, tout Paris haletant et fiévreux qui s’est levé !» À Reims, ce changement s’opère sans qu’une foule, aux esprits préoccupés d’autres soucis, y prête une réelle attention. L’événement apparaît normal : on ne saurait garder au pouvoir des hommes néfastes qui ont conduit le pays à la honte, à la défaite, au carnage. Pendant que le canon tonne à Froeschwiller, le 7 août, les électeurs rémois renouvellent leur Conseil municipal. La liste du nouveau journal, «l’Indépendant Rémois», triomphe sur toute la ligne. Ceux qui d’ailleurs, acceptent le fardeau de nos affaires communales en d’aussi pénibles circonstances appartiennent à la bourgeoisie d’affaires et sont d’une honorabilité indiscutable, à l’égal de leurs prédécesseurs. Républicains ils sont, ou s’ils ne l’étaient pas, ils le deviendront sous la pression des faits. Pour l’instant, et comme il convient, ils sont d’abord Français et Rémois : il y aura assez à faire pour sauver la population en péril et l’administrer sagement sans s’abandonner aux regrets superflus et aux chicanes puériles autour de l’«assiette au beurre», qui est le grand excitant de la politique.

Un homme de valeur morale incomparable, de mérite littéraire apprécié, a pris la plume une fois les événements accomplis pour les raconter tels qu’ils s’étaient accomplis sous ses regards attristés : c’est Victor Diancourt. Il devait être, à l’heure des nécessités, notre Maire de la paix d’alors, au départ de l’ennemi.

Son livre : « Les Allemands à Reims», publié en août 1883 par Frédéric Michaud, a tracé les grandes lignes de l’histoire locale de notre ville pendant l’occupation allemande. Tout ce qu’il vit, tout ce qu’il apprit, il le conte, d’une plume alerte et guidé par un esprit droit, pénétré des sucs amers de la vérité. Entre ces hachures du burin, essayons de glisser quelques traits à la plume, avec cet effort de n’alourdir, ni assombrir la clarté de l’œuvre initiale. Diancourt a écrit que les Prussiens, conduisant l’Allemagne tout entière au sac de la belle France, mangeaient énormément. «Ils semblaient n’être venus en notre pays que pour y manger ». À l’instar de frère Jean des Entommeures, ils paraissaient avoir «estomac pavé, creux comme la botte Saint-Benoît, et toujours ouvert comme la gibecière d’un avocat ». Tels les pères furent en 1870, tels leurs dignes rejetons se montrèrent en 1914, plaçant au premier plan de leur randonnée sanglante l’assouvissement de leur goinfrerie !

Évidemment, si les armées de la Confédération germanique purent aller de marches en marches sans arrêt ni répit jusqu’aux portes de Paris, c’est qu’elles furent fort bien nourries, de leur bien propre et du nôtre. Nos soldats, eux, souvent éprouvèrent les affres de la faim : des cerveaux soutenus par un estomac bien garni résistent mieux aux revirements des combats et aux suggestions de la retraite. La ration des Allemands était copieuse, et, à la suite de l’occupation de nos régions de l’Est par ces goulus Ostrogoths, jamais rassasiés, tout ne fut pas perdu pour la France : ce qu’ils avalèrent par le gosier, ils le rendirent à profusion, et cet engrais humain servit à préparer nos moissons futures. Ils passèrent sur nos terres comme un troupeau de moutons transhumants, et nous les nourrîmes pour leur fumier !

Revoyons cette petite maison au n° 79 de la rue du Bourg-Saint-Denis dont la pièce du rez-de-chaussée fut occupée, dès la fin de septembre 1870, par le fourrier d’une compagnie de Bavarois cantonnée aux alentours, avec une section entière logée dans l’immeuble d’en face, au n° 66, où Lheureux abritait la nuit ses allumeurs de réverbères et où l’on vendait le coke des usines à gaz. Là étaient amenés et distribués aux escouades les quartiers de viande sanguinolente, les sacs de café odorant, les chapelets de pain de soupe et de troupe, les larges et épaisses bandes de lard de nos cochons, les haricots traditionnels qui composent le rata des casernes, les patates et tous légumes destinés à la soupe régimentaire, le sucre par pains oblongs et les épices friandes à ces vastes entonnoirs germains ou borusses. Le Brandebourg et la Poméranie n’avaient jamais été à pareille noce, non plus ceux du Sud, pourtant plus proches de notre grasse et confortable Alsace. Vite pourri le plancher de ce modeste salon où le maître de maison, alerte quinquagénaire à l’allure de voltigeur en retraite, aimait, après le déjeuner, siroter son café fumant et bien sucré, sous l’arôme d’une lampée de «Montpellier-vieux», tout en lisant sa feuille locale, – cet antique «Courrier de la Champagne» délaissé, par curiosité frondeuse, pour le pétulant et taquin confrère, «l’Indépendant Rémois». Peu à peu et durant vingt-six mois d’occupation boche, les papiers et tentures s’imprégnèrent d’une odeur fétide, et durent être arrachés et remplacés aussitôt l’évacuation, en novembre 1872.

En général, tous ces hommes revêtus de costumes de guerre et armés jusqu’aux dents, à part ces incendiaires de von der Thann qui venaient de brûler Bazeilles, étaient plutôt sociables et relativement polis. Landwehrs et landsturms notamment se montraient émus et respectueux devant une mère éplorée et regardant de ses regards anxieux sa couvée de jeunes garçons, qui témoignaient parfois, dans leur juvénile ardeur patriotique, d’une horreur invincible à l’égard de ces «brigands» sortis de la Forêt-Noire et des steppes arides de la Prusse orientale, à l’instar des Huns d’ Attila, pour ravager nos campagnes et massacrer nos fils et nos frères.

Quelles étaient les pensées des enfants rémois qui assistèrent à l’envahissement et furent pendant des mois les témoins éveillés, attentifs et curieux de la vie locale et des mœurs de ces Ostrogoths venus de l’est du continent, descendus peut-être de Pamir et des sommets de l’Himalaya ? Ça et là, dans les tiroirs emplis de papiers jaunis où l’on conserve la trace écrite que le Temps recouvrira un jour de ses cendres sournoises, on retrouverait, parmi nos vieilles feuilles rémoises, des clichés sensoriels encore vifs et lisibles. Prenons ce qui nous tombe sous la main : celui qui écrivit ces lignes, peu de jours avant la guerre apocalyptique 1914-1918, avait, en 1870, un peu plus de onze ans d’âge.

«Comment exprimer à quarante ans d’éloignement, les sentiments d’une raison si tendre, en présence d’événements dont la gravité ne m’échappait pas, mais dont les horreurs demeuraient éloignées de nos regards ! Ces envahisseurs armés pour l’assassinat collectif et conscient, stylés pour le pillage et la destruction, outillés et pourvus pour l’incendie, enrégimentés et conduits à coups de cravache, sous les crachats, les soufflets, les injures et la «botte au derrière», comme des brutes moutonnières, les ai-je jamais vus tuer, piller, voler, incendier ? Pourtant que de crimes aussi noirs s’accomplirent sur notre terre française pour la plus grande gloire des diplomates, des guerriers et des princes ! Il me revenait des conversations et des lectures que, toutes ces horreurs, les Teutons déchaînés les accomplissaient avec foi et contre notre peuple, et j’en frémissais ; mais je voulais que ces abominations fussent le fait d’autres hommes que ceux-ci, coudoyés tous les jours, masques changeants sous des uniformes identiques ! Comment aurais-je pu m’imaginer, dans ma candeur enfantine, que ces bonasses et paternes «pandours», rieurs et bâfreurs, pleurnichards ou grossiers, insolents dans l’ivresse distribuée par les bidons ou plats et lâches sous la menace des badines, songeurs ou étourdis, taciturnes ou hâbleurs, criards ou muets, pussent se transformer du soir au matin, ou alternativement, en assassins et en voleurs, devenir de véritables brutes à face humaine aux veines gonflées de rage alcoolique, aux regards fous, jurant, hurlant à leurs frères en humanité, semant par le fer et le feu, l’épouvante et la désolation, la douleur, la mort, les ruines, les deuils inconsolables !

Autour de nous, je voyais ces hommes de tous âges virils, depuis la «recrue» de vingt ans jusqu’au «landsturm» de quarante-cinq, parler aux maîtres de la maison avec une déférence suffisante, s’ingéniant à diminuer les charges et les ennuis de leur présence, réclamant sans rudesse ces services domestiques qui étaient dans les obligations des envahis et des vaincus. Ma tendre âme de fils des Gaules s’affligeait en faveur de ces automates au sang lourd, frappés et injuriés publiquement par des gradés rigides et implacables, – et tout enfant qu’on était alors, comment s’empêcher de ressentir cette honte que tout cœur fier éprouve au spectacle d’un tel abaissement de la race humaine ! Il me semblait, en sentant la rougeur en colorer mon jeune front, qu’aucun soldat français n’eût supporté passivement ces outrages ! La dignité humaine peut se soumettre à la discipline militaire et à l’obéissance passive, pour le salut public, sans s’amoindrir, mais à condition que cette épreuve reste enveloppée de la dignité des raisons qui l’exigent ! Ces vainqueurs abrutis par le poing de leurs dompteurs n’étaient, en somme, que d’infortunées créatures soumises à d’autres, en proie aux misères d’une existence soudain désorbitée, impuissantes victimes de combinaisons politiques d’ordre général étrangères à leur bien-être personnel.

À frôler tant de ces soldats de toutes armes, sous casque à pointe ou plate culotte de drap sombre, frangée de rouge, à circuler au milieu de leurs bottes à relents écœurants et à les voir vivre de cette rude vie de cantonnement, si pittoresque aux regards neufs de l’enfance, leur caractère d’étrangers lointains, ennemis de notre France toujours adorée, et amenés par troupes innombrables pour détruire tout et affliger partout, ce caractère finissait par s’estomper à mes yeux, s’éloigner de ma pensée non encore stabilisée, et peu à peu, comme il advint sans doute aux tout jeunes écoliers de mon âge, je fus passionnément curieux d’eux, de leur existence, de leurs gestes, de leurs costumes, de leurs exercices guerriers à ce pas de l’oie, qui était leur «parade», – et, humainement, à distance, on ne saurait reconnaître s’il existait en mon cœur antipathie ou répulsion, rancune et soif de vengeance, bien qu’il battît violemment au récit de nos luttes pour la délivrance et la liberté ! Ces sentiments ne devaient nous conquérir pour l’éternité de la mémoire qu’avec l’âge et le développement des facultés critiques. On ressentait cependant le désir fou et l’attente de la bonne nouvelle de la défaite pour ces légions de tueurs et de pillards, et l’on rêvait d’un pourchas de fuyards atterrés et «gueulant à 1a déroute» vers le grand-duché, de Bade et les ponts du Rhin !»

Il nous a fallu une patience de quarante-huit ans pour ressentir cette joie !

Le 15 juillet 1870, à la suite d’un échange de notes diplomatiques entre les deux nations voisines et de discussions enflammées à la tribune du Corps législatif, la guerre était déclarée à la Confédération germanique en la personne du roi de Prusse. Et le même jour le 2e bataillon du 15e de ligne en garnison à Reims était consigné. Des manifestations patriotiques avaient lieu dans nos rues et sur nos places publiques, jusque pendant la nuit de ce vendredi fatal. C’est dans l’après-midi qu’on apprend la mauvaise nouvelle. Des groupes parcourent nos artères citadines, avec des cris : « À bas la Prusse ! Vive la guerre ! » Cinq à six cents personnes, drapeau et trompette en tête, vont à la Mairie et à la Sous-Préfecture, en chantant la «Marseillaise», récemment autorisée, et, de là, jusqu’à la rue de Vesle, devant la maison, aux numéros 181-183, de M. Alfred de Tassigny, commandant la compagnie de sapeurs-pompiers. Tassigny était un ardent patriote : bel homme, de haute taille, à la figure martiale et bonne à la fois, aux gros yeux rieurs et une épaisse moustache à la Papa, un teint frais et rose, et le sourire sur de grosses lèvres rouges comme cerise. Aimé au niveau de la sympathie qu’il inspirait à la population, il était superbe et toujours acclamé aux parades des premiers dimanches du mois, quand avait lieu la revue des pompes et le défilé, musique et Bazin en tête, derrière les sapeurs en bonnet à poil et tablier en basane d’un blanc éblouissant. Alfred de Tassigny et ses valeureux Pompiers, astiqués et pommadés, faisaient partie du bien commun et dessinaient l’un des plus précieux emblêmes de la Cité rémoise. Les manifestants tenaient à lui prouver d’autant plus leur estime qu’en tant que capitaine, il avait été fortement critiqué la veille dans le «Courrier de la Champagne» et qu’il avait parlé de démissionner. «Restez notre capitaine !» lui crie-t-on. Quand il l’eut promis, la foule se porta vers la gare. À onze heures, l’éclatante «margoulette» de Napoléon Lasserre, avocat de la veuve et de l’orphelin, retentit. Adossé contre le mur du buffet Geyer, il donna lecture d’une dépêche de Tiburce Sébastiani, sous-préfet, publiant la déclaration du Gouvernement. À une heure du matin, les noctambules de l’époque étaient encore réunis à cet endroit quand le «monsieur renseigné» se mit à lire, un discours du «père Thiers». Protestations, exclamations, injures !

«À bas Thiers ! Vive la guerre !» Une joyeuse bande de serins ! On les excusa cependant quand la quinzaine Lebœuf eut affirmé que l’armée ne manquait pas d’un seul bouton de guêtre ! et quand Ollivier se fut empressé d’appeler les bénédictions divines sur nos troupes ? Les évêques de France avaient reçu de ses services cette exhortation : « Mettez la France et son chef, et le noble enfant qui va combattre avant l’âge, sous la protection de Celui qui tient dans ses mains le sort des batailles et la destinée des peuples ». Cet appel aux forces morales avait eu lieu le 26 juillet. Le 1er septembre, nos forces matérielles étaient vaincues, et le 4, – date fatidique entre toutes –, les Allemands entraient dans Reims, par la Porte-Cérès.

L’excitation patriotique n’avait pas manqué d’échauffer la cervelle aux enfants de nos écoles. Ces pauvres petits ignoraient certes la gravité de la partie meurtrière qui allait se jouer entre deux peuples entraînés au massacre, – d’un côté par d’ambitieux conquérants, de l’autre par de maladroits «bergers». Nous savions, toutefois, – nous étions de ces «petits» ! – que les Prussiens allaient être battus à plate couture et qu’on irait à Berlin châtier Bismarck. Nous chantâmes dans les rues un refrain surgi on ne sait d’où et d’une versification sans éclat :

As-tu vu Bismar...que

Sur la place d’Erlon

Nettoyer son cas ...que

Avec un étron ?

Peppinett

Ma casquette

Peppino

Mon chapeau !

Le 20 juillet eut lieu le départ du 15e de ligne, escorté par les Pompiers, officiers et musique en tête. Le commandant Barrachin habitait dans une des premières maisons surgies de terre, en cette rue Petit-Roland récemment ouverte et non encore baptisée. Les gamins et gamines du Jard étaient pleins de respect pour ce chef à la barbiche fine et à la moustache aux pointes vernies qu’ils voyaient si souvent chevaucher dans le quartier. Avec de tels chefs, rien à craindre.

Nos parents et nous-mêmes étions convaincus que les Prussiens seraient honteusement «roulés», et on battait des mains à l’espoir de la victoire. On ne connaissait l’ennemi que sous le nom de Prussiens, auquel on accolait un génitif francisé en six lettres et qui est le nom d’un animal aux pieds excellents, truffés ou non. Nous croyions savoir de ces êtres-là qu’ils ne mangeaient que du lard cru ! On fut tout surpris par la suite de s’apercevoir que ces Prussiens étaient aussi des Saxons, des Wurtembourgeois, des Hessois, des Bavarois, en casque rond à chenille ou à pique, en capotes vertes ou noires, à courtes bottes puant la graisse rancie, et aux machoires épaisses dégageant une forte odeur de «schnick» ou «schnaps» et de «culot de pipe». Ah ! ces longues pipes en saxophone, au fourneau de faïence coloriée, avec leur «couvet» de cuivre ! ce qu’elles en dégageaient des odeurs de tabac vert du Brandebourg !

Ce mois de juillet fut particulièrement beau et chaud ! Les têtes n’en étaient que plus excitées, et tous les jours, il y avait foule aux abords de la gare, pour y voir glisser les trains panachés de guirlandes vertes et de bouquets de fleurs des champs, d’où sortaiènt des clameurs un peu forcées de nos soldats en képi et culottes rouges, couverts de sueur et le «bidon» en trompette. Quarante-quatre ans plus tard, les Rémois devaient assister aux mêmes scènes, entendre les mêmes saluts, proférer les mêmes acclamations, tout au long de la voie ferrée et du pont de Laon !

On se mit à fabriquer de la charpie partout, dans les maisons, les écoles, les ambulances. Chigny et Saint-Souplet en avaient envoyé des «sachetées» à la Sous-Préfecture. On rivalisa de zèle pour satisfaire à cette méthode surannée et funeste de l’effilochage des vieux draps. La «charpie» fut reconnue plus tard comme nocive, à la suite des travaux d’un savant étranger, au nom peu euphonique : Semmelweis, et lequel, en réalité, fut le véritable créateur de 1’antiseptie.

Dans toutes les classes communales ou supérieures, on supprima la distribution, en fin d’année scolaire, des couronnes de laurier vert et or ou des livres de prix (éditions Mame et Mégard) : les fonds destinés à leur achat furent versés à la caisse de la Croix-Rouge, après référendum des élèves. Au Jard, en «première», un seul écolier mit son veto à cette proposition patriotique : le plus sage, le plus instruit, mais aussi le plus faible de constitution, une sorte de dégénéré intellectuel nommé Arthur Fégers, fort en algèbre et géométrie, un Pic de la Mirandole à l’échelle de Lilliput. Son visage, à ce petit bonhomme de onze ans, était rond, avec des yeux bleus moqueurs, une peau diaphane sous laquelle on voyait les stries des veines, marbrée de violet aux tempes, des cheveux d’un blond cendré affadi, et de larges oreilles décollées du crâne. Au lendemain de Saarbrück, comme on délirait de joie à la nouvelle de cette victoire de pacotille, et que notre vieille rue artisane du Jard avait orné les fenêtres de ses mansardes du gai Tricolore, il eut, ce «sale gosse», un gloussement narquois, haussa l’épaule en grommelant : « Ne rigolez pas tant, grosses bêtes : vous allez bientôt apprendre la tripotée que les Prussiens auront servie aux Français ! »

On l’eût dévoré, pulvérisé !

Renseigné, il l’était. Son père, Allemand d’Aix-la-Chapelle, et sa mère, d’origine vosgienne, habitaient au premier étage, au fond de la cour de la maison du Bourg-Saint-Denis, n° 96, appartenant à Moussard le maréchal-ferrant de la rue de Contrai, et gérée par Vermonet-Legros, maître cordonnier. Dans le même immeuble se logeaient les Sistel, Villemet le savetier, Félix Langlet, des Ponts-et-Chaussées, et A. Langlet-Villain.

Fégers père était coupeur-tailleur chez Bernard, au «Grand-Prophète», rue du Cadran-Saint-Pierre, à l’angle droit de la rue des Telliers, – et faisant sans doute partie de la bande d’espions essaimés dans l’Est avant-guerre. Les quatre uhlans qui pénétrèrent audacieusement dans Reims, par la porte Dieu-Lumière, au matin du 4 septembre, avaient été employés dans des Caves rémoises, et l’un d’eux était un ancien élève de la pension Labbé, rue Sainte-Catherine, 11. Quand, le 4 novembre 1872, les Brandebourgeois du 35e régiment quittèrent Reims, les Fégers, le père et le fils, montèrent sur leurs fourgons, et réintégrèrent la patrie de l’Espionnage. La mère alla cacher sa honte on ne sait où. Ce gamin haineux a-t-il vécu ? Et s’il vécut, a-t-il trépigné d’une joie sauvage en apprenant l’incendie de la Cathédrale où son jeune catholicisme s’imprégnait des encens mystiques ? Grand bien lui ai fait en ce cas !

Le 25 août, le nouveau Conseil municipal et le maire Simon Dauphinot s’installaient à l’Hôtel de Ville, ou l’Administration se tint en permanence. L’armée de Mac-Mahon bivouaquait autour de Reims depuis le 21. II y eut conseil de guerre à la mairie, sous trois képis laurés d’or : le maréchal, Félix Douay et M. de Failly, le bien-nommé. V. Diancourt nous dit ceci : « Les contemporains se rappellent le morne défilé sur nos boulevards de ces troupes retour de la défaite. On saluait de vivats les régiments d’infanterie de marine aux uniformes sévères, aux traits basanés ; le reste s’avançait triste et abattu au milieu de citoyens silencieux et navrés ! »

Napoléon III et son jeune fils avaient été logés dans la villa Senart-Colombier, à Courcelles, et ils y reçurent Rouher et Piétri, avec lesquels fut décidée la marche vers Sedan. Dans sa «Débâcle», Zola n’a que trop assombri les souvenirs de ce piteux et lamentable exode d’une armée découragée et flétrie, mal dirigée, conduite à une lutte impuissante et à la honte de la capitulation. Tristes jours que l’armistice aux fruits avortés du 11 novembre I9I8, effacera difficilement de la mémoire des survivants d’alors !

Ce 21 août est un dimanche. Le soir même, malgré les pronostics fâcheux provoqués par cette débandade des forces françaises, on danse à l’Embarcadère. Chemin et ses musiciens veulent étayer ainsi le moral de leurs «habitués». À six heures, encore en plein jour, cinq cents soldats pillent en gare des wagons d’approvisionnements qu’ils revendent, – sucre et café –, à certain public peu scrupuleux. Deux jours après, Napoléon, avec sa suite panachée et piaffante, mais l’oreille basse, quitte Courcelles pour entraîner l’armée à son déplorable destin. Il dépose son fils Louis à la gare de Reims et tous deux se font leurs adieux dans le bureau du chef Menecier. La voiture impériale longe ensuite la voie qui passe devant les bureaux de la Petite-Vitesse, la porte du cimetière du Nord, et les boulevards extérieurs ; elle traverse le faubourg Cérès à la porte de l’octroi, rejoint la route de Cernay, et prend la direction des Ardennes par les villages de Berru, Époye, Pontfaverger, Bétheniville, Hauviné, Machault. Dans le quartier de Cernay, la foule est dense et bruyante, d’où s’élèvent des clameurs, des exclamations, des cris contradictoires et passionnés. Ordre est donné au trompette d’escorte de sonner la marche accélérée, et il devient alors impossible aux manifestants de suivre le cortège. Le visage de cet empereur qui va déchoir et sombrer dans le sang et la honte, est taciturne, sourit à peine, et par intervalles, comme jadis aux temps glorieux du retour d’Italie et de l’Exposition universelle ; ce chef malade et vaincu, dont le cœur doit souffrir sous les tenailles d’une angoisse réelle, et qui s’efforce en vain de s’anesthésier le cerveau à la fumée d’une éternelle cigarette, salue ça et là, quand ses oreilles sont fouettés des vivats rituels d’une foule, qui est la foule de tous les temps, – à Reims comme aux antipodes –, adoratrice du succès, vocifératrice contre les vaincus, n’ayant à son répertoire que ces deux mots : « Vive...» et : « Mort». La rumeur des acclamations de ceux qui veulent encore se plier sous le prestige d’un nom glorieux et espérer en souvenir des grandes victoires du siècle de la Révolution et de l’Empire domine les sourdes imprécations de ceux qui votèrent : « Non !» au plébiscite de la veille, et qui redoutent tous les malheurs. Au surplus, ce Pouvoir défaillant qui passait n’était pas encore une vessie vide et gonflée, et les foules éprouvent parfois cette diarrhée latente qui les paralyse dans les grandes occasions, – comme si ceux qui les composent avaient l’âme de ces loups qui attendent la chute d’une proie poursuivie pour se précipiter à sa gorge et l’étrangler. Cet ensemble de la symphonie populaire couvrait alors le roulement des équipages lancés au galop !

Quand les sabots des chevaux de la Garde impériale eurent fini d’aveugler de leur poussière les dernières chaumières échelonnées sur la route de Cernay, la rumeur retomba dans le coma dont elle n’eût jamais dû sortir, et, songeurs et attristés, méditant sur les lendemains gonflés de mystère, nos concitoyens rentrèrent en leur logis, s’attendant au pire.

Ce pire était proche. Trois jours plus tard, les premières silhouettes de ceux que nous appelions les Alboches apparaissaient furtives aux environs, à Sillery même, qui est à neuf kilomètres. On était au 26 du mois d’août, en lune de fructidor. Ils s’amenèrent d’abord à 40 dragons de la garde royale prussienne, et furent bientôt 250, devenus sur-le-champ des maîtres insolents, au château-ferme Jacquesson.

Le 27, des coups de feu à l’École de Tir installée au faubourg de Laon, sèment la panique. C’est d’hier que nous revient le souvenir d’une panique identique : le 24 août 1914, un dirigeable français, le «Dupuy-de-Lôme», venant de Maubeuge pour atterrir à l’aérodrome de Bétheny, est abattu par nos soldats et échoue dans la plaine de Courcy. Mêmes prodromes faisant présager les mêmes catastrophes. L’histoire se répète assez souvent. Nous avons, à 44 ans de distance, revu les mêmes enthousiasmes, assisté aux mêmes transports de troupes enrubannées de verdure et de fleurs, entendu les mêmes acclamations, dévoré avidement aux portes des monuments officiels les mêmes dépêches annonciatrices de victoires fictives, et cette fois, pour avoir vu et appris, nous avons tremblé. Nos angoisses devaient être justifiées au-delà même de ce que l’imagination peut dresser devant des esprits réfléchis !

...Les chacals rôdaient donc autour de cette belle proie que devenait Reims, – Capoue entrevue au cœur de la mêlée furibonde ! Le samedi 28, quatre Prussiens sont à Witry-lès-Reims, 250 à Chenay. Les bois de la Pompelle en sont embourbillés. Le 31, on enterre à Reims un capitaine allemand, tué à Cuperly par une reconnaissance du 19e de ligne français, opérée subtilement grâce à l’initiative et sous la direction de Menecier, qui avait mobilisé une locomotive et un wagon pour une pointe d’exploration vers Mourmelon. Quelques jours auparavant, on avait ramené de la ferme impériale du Camp de Châlons 7.500 moutons mérinos d’élevage qui furent vendus par mille à la fois aux cultivateurs et «chevillards» de la région.

Le 1er septembre, sous un ciel rutilant, l’animation est extrême. Au matin, quatre uhlans ont le toupet d’entrer en ville par la porte Dieu-Lumière, mais tournent bride devant l’attitude des enfants de la Louve rémoise, leur chef y perdant son manteau, – comme Joseph chez Putiphar.

Dans la nuit du 3 au 4 septembre, le maire Dauphinot fut mandé à la Sous-Préfecture, où le général d’Exéa lui annonçait Sedan et l’arrivée imminente de l’ennemi...

Une heure après, administrations et troupes quittaient Reims. Au petit jour, des «moblots» isolés circulaient, en quête de leur corps, et on eut tout juste le temps de les faire partir par un train, avant que le pont de Soissons, miné, fût détruit, ainsi que le tunnel de Rilly, Reims se trouvant dès lors isolé de la capitale.

À six heures du matin, le Conseil municipal se réunissait, au complet, à l’Hôtel de Ville, et les mesures qu’imposait la situation furent décidées avec tout le sang-froid possible.

«Le maire, apprenant que l’autorité militaire avait omis de faire enlever les munitions de la poudrière de la Caserne Colbert, en fit charger les caissons sur cinq camions pour les conduire au dernier train. Trois de ces camions arrivèrent à temps ; les deux autres précipitèrent leur chargement dans le Port du canal. Caisses et tonneaux de cartouches et poudre ayant surnagé, des spectateurs les ramenèrent à la rive et leur contenu fut partagé séance tenante...» et pour quelle utilité, grands dieux !

À dix heures du matin, le 4 septembre, furent décrochées les enseignes à l’Aigle impérial des bâtiments d’État : à la Recette des Finances, alors rue de l’Université, 24, vis-à-vis la Poste, et où plus tard se fixa l’étude de Me Paul Douce, – et à l’Hôtel de Ville.

Les pompiers en armes remplacèrent la troupe aux postes de gardes et d’octroi. À la Porte-Bétheny, il restait une tente vide. Albert Marteau et d’autres conseillers s’y rendent, suivis de près par Simon Dauphinot ; ils y reçoivent la visite inopinée et brutale d’une bande de uhlans armés de mousquetons, qui la transpercent de leurs lances, à la façon des gabelous s’assurant du contenu des colis soumis à l’octroi. Le Maire intervient : « La Ville est évacuée : les violences sont inutiles !» Alors, les prudents envahisseurs s’en vont examiner curieusement et ironiquement les inutiles meurtrières que le roquentin de Linières avait fait creuser dans les moellons de nos remparts vétustes. C’est Luzzani qui sert d’interprète, et sur ce rond-point même de la Porte-Bétheny, un badaud, ouvrier de caves, reconnaît, parmi ces uhlans narquois, tel camarade de cellier qui s’était éclipsé des crayères un mois auparavant. L’avant-guerre a toujours fonctionné pour le Boche : c’est ce loup que nos inqualifiables bergers ont laissé de tous temps pénétrer dans nos bergeries, sous la capuche d’un paisible et inoffensif ovin.

Fourrageons dans nos «Glanes rémoises». «C’est le dimanche 4 septembre 1870, par la plus belle journée ensoleillée qui fût, et comme si le Ciel s’associait au triomphe de nos ennemis, que l’avant-garde du corps Tümpling fit son entrée dans Reims. À cette époque, Reims était ceinturé par un mur à épaisseur de moellon de craie recouvert de crépi, et surmonté de tuiles, à hauteur d’environ 2 m 50 ; ce mur, sans résistance au moindre obus, s’entrouvrait au passage des routes par une grille en fer forgé encadrée de pavillons habitables. Logeaient là les receveurs d’octroi et leur famille, avec un bureau attenant au rez-de-chaussée et un lit-de-camp pour les auxiliaires en service de nuit. Le receveur d’alors, à la Porte-Cérès, se nommait Philogène Henry.

L’un de ces pavillons subsiste encore en 1922, abritant les services du Commissariat de police du deuxième canton. Tout près, encore debout et restauré, le massif rectangulaire qui reçoit les livres de la Bibliothèque Holden, sur l’emplacement d’une ancienne bascule publique.

Pour que les enfants rémois ne fussent pas témoins de cet épisode dégradant de l’histoire de la Cité, il aurait fallu les attacher d’une chaîne au bois de leur lit ! Et je fus au premier rang de la foule, place Royale, à trois heures de l’après-midi, minute précise où, de l’Esplanade Cérès, débusquait le peloton de cavalerie d’avant-garde. Suivait une musique militaire, dont on distinguait déjà les flots sonores, le roulement de ses tambourins, l’aigre sifflet de ses fifres et leurs tourou-toutious-toutious-toutious, – rythme cassé et pesant, cadence réglée au métronome, incomparablement éloignée du pas accéléré de nos chasseurs de Vincennes ! Une rumeur alourdie de bottes courtes frappant du pied droit sur nos pavés de la rue Cérès, dans ce défilé au «pas de l’oie», – symbole de l’abaissement d’un peuple qui n’a de comparable au vingtième siècle que le «tutu» imposé aux Écossais ! – accompagnait de sa mélopée les accords bruyants de sarrussophones monstres et à cylindres en serpentin et des trompettes assourdissantes et au cri pointu. À quarante ans dans le passé, je revois la foule dense, agglomérée autour de la grille de Louis XV, et à l’angle des Tapissiers.

La rumeur m’arrive à peine du grave incident survenu sous l’enseigne du café Louis XV, où un musicien ambulant âgé de dix-neuf ans, Charles Piermay, originaire de Lure, se trouvant là par on ne sait quelle ironie du destin, reçoit une charge de plomb en échange d’un coup de pistolet malencontreux décoché du trottoir sur un officier allemand. Le franc-tireur, aussitôt son coup fait, s’engouffre dans le café, grimpe quatre à quatre l’escalier qui mène aux combles de la maison Jacquier, et s’esquive, sur les toits, par l’impasse du Commerce, sans être reconnu ni appréhendé.

C’était là le premier holocauste rémois au Moloch envahisseur, inaugurant la série rouge des crimes commis en notre enceinte. Quelle invincible et inexplicable force morale attirait hors de chez soi ces vaincus civils pour que même cet éphémère, cet infime et infirme chemineau, presque sourd, sans guide, se trouvât en cet instant tragique sur le chemin de la Mort ? Du petit au grand, du plus jeune au plus âgé, nous étions sortis de notre orbite en tant que peuple conscient de ses destins. Trop peu parmi les vivants d’alors avaient assisté, en 1814-15, à la tragédie qui ouvrit aux invasions les routes de France. Certains parmi les vieillards au souvenir vivace, fidèle, rancunier, s’abstinrent d’assister à ce spectacle affligeant : ils n’auraient point risqué un pas au-devant de ces modernes Huns, exécuteurs des haines redoutables d’une génération qui avait dû plier son orgueil sous la botte d’un César francisé ! Mais nous autres, les jeunes pousses, nos pères et nos frères, nos sœurs, voire nos mères ! qui ne savions des hontes et des douleurs de l’invasion que ce que les gazettes ou les écrits livresques nous en avaient murmuré, nous nous laissions aller à cette malsaine curiosité de voir, entendre, fixer à jamais nos visions du moment pour faire sentir aux générations à venir l’amertume de la défaite et ses hontes de tous les instants !

Au surplus, nous avait-on jamais enseigné qu’une défaite française fût un jour possible ? N’avions-nous pas, pour nous épargner cette épreuve, le neveu de ce capitaine devant qui les trônes chancelèrent ? Nos armes ne venaient-elles point récemment encore, de sortir victorieuses des champs de bataille où les avait acheminées l’Empereur des Français ? Nos généraux, nos maréchaux n’étaient-ils pas des guerriers au fanion glorieux, décoré à sa hampe du trophée de la Victoire ? Nos mitrailleuses, nos chassepots, nos turcos et nos zouaves, notre infanterie légère, et ces guides, ces cent-gardes, ces voltigeurs miroitants sous l’or des épaulettes et des galons, sous le luisant des casques et le bariolage des plumets et des pompons, au soleil du Quinze-Août, qui donc oserait les affronter en bataille rangée ? Qui donc espérerait les vaincre ou les détruire ?

Sedan avait répondu à ces trop confiantes apostrophes... O mânes de nos paysans en sabots de 1792 ! Quels purent être vos tressaillements sous la poussière amoncelée des champs de mort ! Oui ! ce peuple si riche de travail, de bonté, d’espoir, d’intelligence, avait trop dormi sous les lauriers, rêvé trop longtemps ses rêves de gloire empanachée ! Et les éclats du tonnerre de Wissembourg, Forbach, Reischoffen, venaient à peine de secouer sa torpeur : les yeux mi-clos, s’étirant et bâillant, allongeant ses membres et prenant lentement conscience du danger imminent, il se dressa soudain. Debout, horrifié, surpris, méfiant autant qu’il avait été confiant, il les vit, yeux hagards, défiler, êtres de chair et d’os, cuirassés et casqués, narquois et cruels, ces fils de la blonde et flatulente Germanie, qu’on lui avait dépeints livrés aux douceurs de la vie intellectuelle et inclinés devant la culture latine. Blücher et Barberousse s’avançaient en tête de ces pesantes phalanges en portant le spectre destiné à un nouvel Imperator !...

Les rescapés de Waterloo, les revenants d’Espagne, les «briscards» d’Afrique, et les «riz-pain-sel» de Louis-Philippe, et les vieilles «classes» retour d’Italie, de Crimée, de Chine et du Mexique, ceux mêmes qui avaient fait le coup de feu à la Ricamarie, et ces trop jeunes encore pour l’uniforme pour lesquels tant de Français avaient vaincu, – coureurs de rues et spectateurs du Cirque, ils purent, pendant des jours, s’en emplir le regard de ses silhouettes orgueilleuses d’un Guillaume aux yeux gris, au teint couperosé entre les favoris blancs d’une face plate et ronde, égayée et bonasse, – de ce reître brutal et impulsif, Bismarck, à la poitrine caparaçonnée d’argent sur la capote en «blanchet» de ses cuirassiers, large d’épaules, qu’ils virent descendre en trombe les degrés de la cathédrale où Jeanne d’Arc avait arboré son étendard, – et ce géant rabougri, cette momie pharaonique au nom de Moltke, ce renégat de la patrie danoise, glabre et coiffé d’une casquette verte à bouton blanc de mandarin et filet rouge, du sang répandu par lui, sortant de l’archevêché où rongeait son frein et le nôtre Jean-François-Anne-Thomas Landriot, fin latin et gaulois éloquent : il allait d’un pas qu’il esquissait martial de ses longues «guibolles» à pantalon flottant, tête chenue collant son menton bleu sur le «crachat» en poussière diamantée d’un collet de sa sempiternelle lévite verdâtre, au flanc gauche de laquelle battait le fourreau jamais vidé de son épée à poignée dorée ».

Le tocsin de 1914 a suspendu la course de la plume qui s’essayait à ce récit. L’histoire locale de demain, quand nos jeunes Rémois auront atteint l’heure où l’on regarde en arrière et où le Passé reprend ses droits, contera pour les lointaines générations ce long martyre de la Grande-Guerre qui laisse bien loin derrière lui les quelques sombres mois de l’Année Terrible. Ce qu’on sait du siècle écoulé n’en mérite pas moins d’échapper à la prescription au bénéfice de la «Vie rémoise» !

De l’autre côté de la barricade, comment voyait-on les choses d’un Reims devenu quartier-général des États-majors ennemis ? Le courtisan de Bismarck qui fut aussi son mémorialiste flatteur, Moritz Büsch, a accompagné son maître pendant la campagne de France. C’est lui faire certes, trop d’honneur, que de donner à sa prose fielleuse et lécheuse de bottes l’hospitalité de ces pages rémoises, mais on en retire des aveux précieux et de curieuses confidences, d’une véracité sans doute sujette à caution, quelques aperçus pittoresques, des appréciations verbeuses et intéressées, toujours bonnes à passer au crible, des touches de pinceau aux tons parfois réussis, et de la menue histoire. Parmi ce fatras nous promènerons nos esprits aguichés par ce drame vécu au milieu des nôtres avec des péripéties parfois comiques.

«5 septembre. – Nous apercevons au loin les flèches de la Cathédrale et au-delà de la ville des collines bleuâtres qui ensuite nous paraissent vertes et portent en leurs flancs de blancs villages. Après avoir traversé des rues pauvres (Cérès) et une place (Royale) avec un monument, nous trouvons logement dans la maison imposante de M. Dauphinot, rue du Cloître, 15. Le Chef (Bismarck) demeurait ici, dans l’aile située à droite de l’entrée, au premier étage. Le bureau était installé au-dessous de sa chambre. La pièce voisine de ce bureau fut transformée en salle à manger. J’établis mon logis dans l’aile gauche, auprès d’Abeken. Le bâtiment est richement meublé, et mon lit a des rideaux de soie ; j’ai une commode en acajou, recouverte d’un marbre, une table de toilette, une table de nuit, une cheminée en marbre. Mes chaises (ses chaises à ce délicieux pandour !) sont rembourrées.

Les rues fourmillaient de Prussiens et de Wurtembourgeois. Le roi Guillaume fit à l’Archevêque l’honneur de descendre en son palais (!). Notre hôte est le maire de Reims, – ce qui explique peut-être la richesse et l’élégance du mobilier (Ah !). Je me suis rendu à la Cathédrale dont le carillon fort mélodieux m’a réveillé plusieurs fois pendant la nuit. C’est un édifice imposant de la merveilleuse époque gothique. Sa façade est admirable. Les trois portails sont richement ornés de sculptures. Dans l’intérieur, une lueur magique baigne le sol et les colonnes, après avoir traversé les vitraux peints (Un bon point, à ce Büsch !). Dans la nef, le maître-autel, qui a vu couronner les Rois de France, est recouvert d’une plaque de cuivre doré. On dit la messe dans une chapelle voisine. Dans l’église sont agenouillés des Françaises, le chapelet à la main, et leur coreligionnaires, cuirassiers et fantassins polonais et silésiens. Aux abords du Parvis, des mendiants demandent l’aumône, plusieurs en chantant (?).

Le comte Bohlen fait au chef un rapport sur l’affaire du cabaretier de la rue Cérès, au Café Louis XV, d’où l’on a tiré sur nos cavaliers. Cet homme est un sieur Jacquier. Les cavaliers appartiennent aux hussards de Westphalie, sous le capitaine de Vaërst, fils du député de ce nom. Grâce aux instantes prières de Jacquier, innocent, la maison ne sera pas brûlée ni démolie, d’autant plus que le coup n’a pas porté (En 1914, il n’en fut pas de même, rue de Vesle, aux abords du pont d’Épernay, où, pour le même motif, deux maisons furent incendiées sur-le-champ). On s’est contenté d’obliger le limonadier à distribuer 250 bouteilles de champagne à l’escadron ».

Le 7 septembre, ce jusque-là paterne Moritz, s’offre un tour de ville, badine en main et monocle à l’œil. Rasé et ciré de frais, hautes bottes reluisantes, fines chaussures guêtrées, corset sous la tunique, sabre étincelant au ceinturon, et, naturellement, un succulent londrès sous le nez et la visière du casque orgueilleusement pitonné de cuivre astiqué. «C’est moi que j’suis le secrétaire de Bismarck !»

«La ville paraît assez riche. Les boutiques sont toutes ouvertes, et certaines me paraissent conclure d’excellentes affaires avec nos officiers et soldats. Sur la Place de notre rue s’élève un beau monument représentant Louis XV. Au milieu d’une large rue, qui semble destinée à un marché et qui a des deux côtés des arcades avec magasins et cafés (la Couture), s’élève la statue du maréchal Drouet, de médiocre valeur artistique (Ouais !).

En revenant, je rencontre auprès de la Cathédrale des mendiants à l’aspect original (Tant que cela !). Un petit garçon portant sur le dos un enfant plus petit que lui, galope auprès de moi, en balbutiant : « Je meurs de faim ! donnez-moi un petit sou !» Un homme sans pieds rampe sur le pavé ; son compagnon joue de l’accordéon et recueille les aumônes. Une femme, portant un enfant sur les bras, demande l’aumône pour acheter du pain. Un grand et fort gaillard chante, d’une voix de basse, une chanson dont le refrain est : « Oh ! c’est terrible, de mourir de faim !» Cinq ou six petits voyous (à quoi le Boche devine-t-il que ce sont des voyous ?) infiniment sales, rôdent autour d’un soldat qui porte un pain, et ils se battent en poussant des cris féroces (! Tu vas fort, ô cher doktor !) pour qu’il leur en jette un morceau. Il paraît qu’il y a une grande misère à Reims, à cause de la fermeture des fabriques, et les personnages de la ville craignent de voir éclater une émeute après notre départ (L’historiographe bismarckien a trouvé cela sous son casque, en se décoiffant). Nous nous mettons à la chasse des curiosités de la Ville. Elle paraît fort étendue pour ses 60.000 habitants. L’Arc-de-Triomphe ne peut se recommander que de sa haute antiquité (Evidemment !). Sur le Port, des péniches amarrées. Sur l’une d’elles, on lit : « pêche interdite». Mais, «inter arma silent leges» (il latinise, le boche !), car, ici, trois gaillards s’en donnent à cœur-joie de ce paisible plaisir. Plus loin, une trentaine au moins jettent leur ligne dans l’eau verte... Le style de la basilique Saint-Remi appartient à l’époque de transition du roman au germain (Aïe ! aïe ! mon cor !). Elle fait une impression profonde par sa noble simplicité, ses colonnes gigantesques et sa longueur. Le tombeau du Saint, derrière le chœur, rappelle celui du Christ à Jérusalem. Il est de marbre blanc avec colonnes veinées de rouge, et de style Renaissance. À côté, on voit une chapelle sur l’autel de laquelle on découvre une rareté peut-être unique dans l’histoire de l’Art. C’est un christ portant une couronne d’or et qui n’est pas nu, mais revêtu d’un manteau de pourpre, à étoiles d’or. L’expression du visage et le genre du vêtement révèlent une origine fort antique...» Il est parfois intéressant, ce touriste botté et casqué.

Voulez-vous encore l’entendre ? Oui ! alors rentrons chez Simon Dauphinot.

On bafre, et on tient entre-bouchées des propos de ce genre, pour justifier l’incendie de Bazeilles : « On a le droit d’être cruel quand il s’agit de raisons politiques. La véritable stratégie consiste à frapper vigoureusement l’ennemi, mais surtout à faire aux habitants le plus de mal possible pour les engager à se dégoûter de la lutte et à exercer une pression sur le gouvernement. Il ne faut laisser aux gens que les yeux pour pleurer...»

Les petits-neveux de ces brutes tinrent à honneur de mettre ces aimables théories en pratique, de 1914 à 1918.

Au Temple, maintenant, où s’exerce le culte de ces bons Messieurs.

«Le service se fait dans une salle élevée, pourvue d’une chaire et d’un harmonium. Nul clocher sur le bâtiment. L’office est servi par le pasteur de campagne Frommel. Le Roi, le prince Charles, le grand-duc de Weimar, celui de Mecklembourg, Bismarck, Roon, ministre de la guerre, et des officiers prussiens y assistent. Le sermon débute par un chant joué sur l’orgue, accompagné par la musique militaire, l’hymne : «Louez le Seigneur, le Roi puissant est honoré ». Tous les soldats chantaient en suivant sur leurs livres ».

Après le Temple, la Cathédrale.

«Les cloches furent tout le jour en branle. Le chœur était rempli d’ecclésiastiques de toutes sortes, violets, noirs, blancs, blancs-et-noirs. Nous voyons défiler des soutanes rouges, violettes, en soie, en drap, en cotonnade. Enfin l’archevêque avec sa longue traîne passe entre deux vicaires-généraux ; derrière lui, deux desservants et des enfants de chœur en blanc et rouge, et, à la sortie, j’eus ma part de ses bénédictions ». On sent au travers des lignes de ce rustaud des pensées ironiques, à l’aune de sa culture. Il est en veine de causticité, sans doute grâce à une absorption raisonnée de ce clicquot qui l’amène à « faire le beau» devant le mufle de son maître pour avoir un morceau de sucre. Et c’est Édouard Werlé qu’il va s’efforcer de dauber, indirectement.

«C’est un vieillard maigre, au chef branlant. Naturellement, il porte à la boutonnière ce ruban rouge qui semble faire partie intégrante du costume de tout Français bien habillé (Que d’esprit ! le dogue en relève ses babines pour essayer un sourire humain...) ». Et le secrétaire doktor continue à faire le «bêta». «Il paraît qu’il est membre du Corps législatif et associé à la firme Veuve Clicquot. Il désirait entretenir le ministre des moyens à prendre pour mettre fin à la misère qui régnait dans la ville, et par là, éviter une émeute des pauvres contre les riches. Ces derniers craignaient que les ouvriers nombreux et agités, ne vinssent à se déclarer partisans de la République rouge. Comme on compte 10 à 12.000 ouvriers à Reims, le danger pourrait devenir réel au cas où nos soldats quitteraient la ville. M. Werlé parle allemand, ce qui est fréquent parmi les commerçants en vin de Champagne ».

Propos oiseux de viveurs situés dans l’état de demi-ivresse qui précède l’effondrement sous les tables !...

Le scribe de Bismarck quitte enfin notre ville le 14 septembre, avec son maître.

«Nous continuâmes longtemps encore à apercevoir le Cathédrale...»

Bon voyage ! M. de la Trogne. Ce vilain coco, lèche-bottes émérite et insulteur de Français, dit des paysans aperçus entre Dormans et Château-Thierry : «Ils avaient des mines stupides ; cet air timide et endormi leur venait peut-être de leurs bonnets de coton, et, s’ils avaient les mains en poche, ce n’était point apathie, mais moyen de crisper les poings sans en rien faire paraître... (Pour une fois, tu tombes juste, ballot !) Plus tard, à Meaux, il écrit : « On dit que Reims sera le centre d’administration des provinces françaises et que le Grand-Duc de Mecklembourg en sera le gouverneur-général...» Merci bien de l’honneur, mon bon Monsieur ! et qu’on ne vous revoie plus, hein ?

Du «Livre de Raison» d’un ex-moblot du 3e bataillon de la Marne, nous détachons le récit suivant :

«Nous voici en 1870. Je tirai au sort le n° 83. À cette époque, on pouvait se faire remplacer. Un «remplaçant» se payait 3.000 francs ; mais avant le tirage, on en trouvait «à forfait» pour 1.500 seulement. Mon père voulait m’assurer ; je m’y refusai, en lui faisant observer qu’il pouvait aussi bien risquer de gagner 1.500 francs que d’en perdre 3.000. Mon numéro fut parmi les bons. Généralement, sur 130 conscrits du canton de Bourgogne, on allait jusqu’au n° 100 pour former le contingent. Cette année-là, on ne réforma personne, et le dernier «pris» fut le n° 63.

Trois mois plus tard, c’était la guerre, – aussitôt le plébiscite.

Il ne nous manquait pas un bouton de guêtre.

La classe 1870 fut appelée pour faire partie de la mobile, et le 15 août, j’étais à Reims. La caserne Colbert était complètement occupée, je dus coucher ailleurs. Notre équipement était sommaire : pantalon gris-bleu, sarrau de toile blanche avec pattelettes rouges sur les épaules, ceinturon et képi, fusil à tabatière. Quant au sac, chacun avait celui qu’il avait apporté. On voulut me réformer comme myope ; je m’y refusai, et je fus presque le seul soldat de la garnison à porter lunettes. Mon ami Henri Dallier le musicien fut réformé pour complexion délicate.

Au pays, tout le monde criait : « à la trahison !» On n’a pas l’idée exacte des incroyables imaginations dont on reput le peuple alors.

Nous vîmes défiler dans Reims l’armée de Mac-Mahon, se dirigeant vers Sedan. Quel spectacle ! quel désordre ! Lorsqu’elle fut disparue on retrouva le calme pour quelques jours.

Le 3 septembre au soir, nous avions discuté, avant d’aller coucher, sur les événements ; vers 3 heures du matin, un camarade vint me réveiller en me disant : «L’empereur est prisonnier à Sedan avec son armée !»

Il fallut partir de suite pour Fismes : la cavalerie allemande était aux portes de Reims. On y arriva vers midi. Un train nous conduisit à Soissons le même jour, et deux jours plus tard à Paris, où nous devions rester. Notre commandant, le vicomte de Breuil, ne s’en souciait point, et il obtint d’être envoyé dans le Nord. Notre train repartit pour Creil, où un déjeuner nous attendait en gare, et de là, à Abbeville, où nous restâmes quinze jours.

La guerre allait commencer pour nous.

Vers la fin de septembre, nous reçumes le baptême du feu, à Clermont-de-l’Oise, auprès du Château Larochefoucauld-Liancourt. Puis, ce furent des marches incessantes dans la région de l’Artois et du Pas-de-Calais, depuis Grandvillers, Épleniers, Poix, Arras, Amiens, Bapaume, Lens, Albert, Péronne et Saint-Quentin. En octobre, nous fûmes quinze jours à Amiens. Après la bataille d’Amiens, où fut tué le sergent Mirambeau, de Reims, vers le 15 novembre, la véritable campagne commença.

Pendant deux mois, jusqu’au 20 janvier, nous ne couchâmes pas une seule fois dans un lit. La nuit de Noël se passa dans les champs, sur la neige, sans aucuns feux. Quelle nuit ! Le lendemain, un lignard nettoyant son fusil chargé auprès de moi, le coup parti, m’effleurant la jambe, trouant mon pantalon qui fut roussi. Ce fut le plus grand danger que j’aie couru pendant la durée de la guerre !

Il faut rendre hommage au commandant de Breuil. Nous étions armés de mauvais fusils ; il fit le possible pour éviter de nous exposer aux coups d’un ennemi mieux outillé, auquel il était impossible de répondre utilement. En réalité, sauf à Saint-Quentin, le 3e bataillon de la Marne ne fut engagé dans aucun combat. Les mobilisés qui gardaient les villes avaient des chassepots ; nous autres, des «tabatières» qui portaient souvent à moins de 100 mètres, et devenaient inutilisables au troisième coup de fusil. Je ne dirai rien de notre organisation ni de notre équipement. Tout était sur ce pied, et nos effets d’habillement ne duraient pas toujours la semaine. À Saint-Quentin, j’avais des souliers à semelles de carton, et j’arrivai à Cambrai nu-pieds, ou à peu près.

Ce qui fut vraiment dur, ce furent les huit jours qui précédèrent la bataille de Saint-Quentin. Rester sous les obus quatorze heures par jour, circuler dans la boue, la neige, l’obscurité, s’étendre tout mouillé et transi sur la terre dure, sans soupe ni cuisine pour se réchauffer, sans pouvoir trouver de vivres dans des villages traversés déjà dix fois par des troupes !

Enfin arriva la bataille. Nous étions à Clastres, l’ennemi en face de nous, campés en dernière ligne. Le soir, vers trois heures et demie, les canons nous envoyèrent des obus, et nous étions sans artillerie pour y répondre ! Il fallut reculer vers Saint-Quentin, sous le bombardement et au milieu de la fusillade.

Un incident. Notre compagnie était allongée à terre, notre capitaine, d’Aubilly, debout. Un obus éclata à ses pieds. L... de B... ex-marin, crie : « Sauvons-nous ! le capitaine est tué !» D’Aubilly n’avait pas bougé, il saisit son revolver et, menaçant, s’écrie : « Le premier qui se sauve recevra une balle dans la peau !» Il n’avait pas été touché !

Nous rentrâmes dans Saint-Quentin à 5 heures. C’était la déroute, et le plus complet désordre. Des obus tombaient sur la ville. À vingt mètres devant moi, l’un de ces engins éclate au milieu de la cohue. On passe sans un regard : un des nôtres avait les deux jambes coupées. Notre commandant nous dit : « Marchons en rangs serrés, afin de pouvoir traverser la déroute ». Nous étions, nous, encore groupés. «Tous ceux qui resteront en arrière seront faits prisonniers !» En effet, plus de 600 hommes furent ainsi cueillis par l’ennemi.

En route pour Cambrai, à travers l’encombrement et la débâcle. Vers minuit, nous dépassions le train des équipages. On fut alors tranquilles, et à six heures du matin, nous arrivions aux portes de Cambrai, fermées aussitôt l’entrée de Faidherbe. De notre bataillon, nous étions là à peine 80. On nous refoula dans les faubourgs, en une ferme où l’on nous réchauffa avec une tasse de café noir, et nous pûmes nous étendre sur la paille, dans une écurie à chevaux. À une heure de l’après-midi, il fallut partir pour Ecaudœuvres, autre faubourg de Cambrai, à trois kilomètres de là. Jamais je n’ai autant souffert : il nous fallut deux heures pour gagner ce nouvel abri. Nous faisions vraiment pitié avec nos chaussures trouées, nos vêtements en lambeaux. On nous logea à quatre chez un charron. Je n’oublierai jamais l’accueil de ces braves gens : on nous fit déshabiller et coucher. Il était trois ou quatre heures. Toute la maisonnée se mit à laver nos habits et notre linge, puis le faire sécher. À neuf heures, on apporta la soupe, et douze heures après, ce fut le réveil. Notre fourbi était sec, ces bonnes gens ayant passé la nuit à s’en occuper.

En quittant Reims, la compagnie avait pour chefs : le capitaine d’Aubilly, le lieutenant Petitfils, tous deux fort aimés de la troupe.

Après Saint-Quentin, on nous cantonna pour un mois à Lesdin, près Cambrai, chez un cordonnier. Lesdin était le plus pauvre village de la région, mais les bourgs riches du voisinage, – Crèvecoeur, par exemple –, n’eurent point de soldats à loger. Nous couchions sur une botte de paille dans une chambre où reposaient le père, la mère et leurs huit enfants. Une nuit, il en vint au monde un neuvième sans qu’il nous eût réveillés. Passé le mois, on nous enwagonna à destination de Cherbourg. On devait aller en Afrique, où les Arabes s’étaient révoltés contre le décret Crémieux. Mais, on nous fit descendre à la Hague ; de là, à Bayeux et Arromanches, où nous fûmes aussi bien que coqs en pâte. Fin mars, on eut sa feuille de route. Et ce fut le départ.

Le lendemain, j’étais à Reims, toute guerre finie pour moi !»

En fourrageant dans les papiers de famille échappés en 1914 et depuis, aux risques de l’exode en vitesse, du bombardement et de l’incendie, on recueillerait çà et là tels récits pittoresques des vicissitudes et des aventures survenues à la plupart de nos concitoyens mobilisés en 1870. Ces récits évidemment apparaissent bien pâles et dénués d’intérêt passionnel auprès des confidences qu’auraient à nous faire les «rescapés» de la Grande-Guerre. Incrustés dans ces tablettes de souvenirs rémois, ils auraient cependant le mérite de soulever, en tourbillons à l’arôme un peu vieillot, l’amas des réminiscences caché au tréfonds des mémoires. Un aimable septuagénaire qui fit partie des mobiles de la Marne a conté la manière peu banale dont il fut appelé à rejoindre son bataillon. Le héros de notre anecdote est Rémois et fils d’un vétérinaire de la ville. Appelons-le Dieudonné Tontaine[1]. La guerre s’en empara en septembre 1870 pour en faire un sergent-fourrier de la 5e du 3e des «Mobiles de la Marne». Il avait entre dix-neuf et vingt ans, tout en paraissant à peine âgé de dix-sept, grâce à sa juvénilité. Un jour qu’il attendait une distribution de «pain de troupe» pour sa compagnie, à l’angle de l’Esplanade Cérès, quelques maisons en deça de l’auberge «Àla Providence», il eut une insolation. On le transporta rue ... mettons rue Pluche, chez son père. La fièvre cérébrale l’avait assommé pour plusieurs jours et son bataillon avait quitté Reims sans lui. Son capitaine, Pompéani, signa le certificat d’absence légale, ainsi que le docteur Luton, médecin du bataillon.

Le 4 septembre au matin, la servante de la maison, ayant appris qu’on allait faire sauter le pont de Soissons, vint ouvrir à grand fracas, pour obéir aux injonctions de la police, les fenêtres de la chambre où reposait le «comateux» Dieudonné. À ce vacarme, Tontaine sort de léthargie, sursaute ahuri et les cheveux en broussaille, et attend les explications. «Voilà les Prussiens !»

La réaction causée par cette nouvelle brutalement annoncée eut pour résultat immédiat de guérir à fait l’insolé.

Aussitôt l’arrivée des Prussiens avait commencé le déluge des réquisitions. Ordre au père Tontaine, le vétérinaire, de trouver et rassembler à bref délai mille quintaux d’avoine. Soit ! on fera le possible, à condition toutefois de fournir aux réquisitionnaires deux laissez-passer, un pour le patron, un pour le commis. En l’espèce, ce commis fut Dieudonné, qui voyait ce seul moyen pratique de rejoindre son bataillon. La nouvelle s’en répandit secrètement parmi les familles des mobiles partis en campagne : ce fut à qui des pères ou des mères vint lui confier lettres, provisions et argent à remettre à ses camarades. Dieudonné part, muni de ces précieux dépôts et des permis de circulation dans la zone d’armées ennemies. Jusqu’à Isles-sur-Suippe, puis Rethel, dans la voiture du vétérinaire, tout va bien. À Rethel, on change de véhicule chez Brédy, de Sault. En route, à nouveau ! Jusqu’à Launois, la route est sillonnée de convois en marche, troupes et caissons, et encombrée à ce point que nos pseudo-ravitailleurs se voient obligés de circuler sur le versant gauche de la chaussée. À Launois, sur le plateau, arrêt forcé : on ne passe pas ! Dieudonné exhibe son laissez-passer. Vain espoir ! on le boucle au poste pendant une heure. Assailli de transes multiples. Si on le fouille, que va-t-il se passer ? Les Prussiens ont creusé des tranchées d’où ils observent à l’aise et impunément les abords de la place-forte voisine, Mézières. Dieu soit béni ! La fouille n’a pas eu lieu, et la colique est passée. On le laisse continuer son chemin. À Mézières, transes et difficultés nouvelles. Le pont-levis est relevé. Notre héros se voit obligé d’attendre sur le glacis pendant une heure avant d’entrer en ville. Une fois en présence des autorités militaires, on ne veut rien accepter de ses explications et on le conduit à la Place, devant le Commandant. Il fait part de sa mission, et on en profite pour le questionner sur la situation des assaillants ennemis. Enfin, il repart, en direction de Bruxelles. La curiosité l’entraîne à Sedan : il veut visiter le champ de bataille, – en véritable garçon-pâtissier qui porte en ville quelque «saint-honoré» et s’arrête devant les étalages : on a toujours le temps d’arriver ! – Bernique et sansonnet ! demi-tour, jeune blanc-bec ! Le voici revenu à Charleville, où il prend un train pour la capitale belge. De là, il bifurque sur Lille. C’est le vrai chemin des écoliers : il muse, il muse, – c’est assez dans ses cordes. La «campagne» sera sans doute assez longue encore ! pas ? Là, personne ne connaît ou n’a entendu parler du 3e bataillon des Mobiles de la Marne ; on n’y connaît ni de Breuil, ni Pompéani, ni Charles Marteau, ni Saint-Aubin, aucun de nos vaillants Rémois. On l’expédie enfin à Amiens, et la première personne de rencontre se trouve être Lecocq, de la maison Brémont & Lecocq, rue de Talleyrand. O joie ! tempérée par des «nouvelles» plutôt réfrigérantes. Lecocq, futur rentier à Saint-Brice, était fourrier à l’une des compagnies du bataillon, en cantonnement à Breteuil. Dieudonné y court... et là, enfin, retrouve tous ses camarades. Il n’est au bout que de ces récentes épreuves, car on l’enrégimente de suite, et il participera aux prouesses dont on a lu le récit d’autre part. Dorénavant, il sera attaché à la personne du lieutenant Louis Rœderer, en qualité de secrétaire : filon d’espèce particulière. C’est à cet officier qu’il remet les plis et l’argent confiés à l’adresse de Jules Petit, du gros Roland, de Jules Toussaint, vingt autres, dont Lévy, intéressé de commerce à la maison Rœderer, pour lequel il avait reçu en dépôt une «Bible» lilliputienne, épaisse comme un scapulaire et porte-bonheur maternel.

Un destin miséricordieux devait rendre, en fin de campagne, le héros plein d’imagination et de hardiesse de cette aventure, à la «famille rémoise», à ses proches et à notre ville, par ailleurs tant éprouvée !

Nombre de concitoyens qui avaient entendu les récits de leurs pères, témoins des ruées ennemies de 1814 et 1815, se rappelant la façon dont chacun alors s’ingénia à cacher son numéraire, ses bibelots précieux ou ses bijoux dans les caves et les jardins, se mirent en mesure de procéder à cette opération aussitôt que l’approche des Allemands fut signalée. Le menuisier Simon-Gardan nous a indiqué, dans l’intéressant opuscule : « Souvenirs de la guerre» qu’il fit imprimer à «l’Indépendant Rémois» en 1913, les diverses péripéties des mesures qu’il eut à prendre pour son propre compte et celui de nombreux amis.

«Chacun s’étant mis à cacher son argent et ses valeurs, je fis comme les autres, et plusieurs de mes clients me demandèrent de pratiquer dans leurs propriétés des cachettes sûres et bien confectionnées. Je citerai notamment les familles Tourneur, Saingery et Givelet, les communautés de l’Enfant-Jésus et de la Congrégation. Comme je prenais ma garde de pompier à l’Hôtel de Ville tous les deux jours, vers minuit, je partais de chez moi à neuf heures du soir, en costume et le fusil sur l’épaule, et m’arrêtais chez mes clients pour creuser des cachettes en cave ou tout autre endroit favorable. Je maçonnais souvent avec mes mains et avais les ongles brûlés par la chaux. Avec de grosses tarières, je faisais des trous dans le sol où j’introduisais des tuyaux remplis de pièces d’or ; ces tuyaux étaient bouchés par un tampon ou bouchon en bois surmonté d’un piton qui devait permettre de les retirer avec un crochet en fer. Je recouvrais le tout avec de la terre que je balayais. On ne pouvait retrouver l’endroit que par un plan tracé sur papier. Souvent, je démontais les pavés de cheminée, quelquefois les foyers en marbre où j’ensevelissais des objets précieux, et après avoir remis tout en place, on faisait du feu comme à l’ordinaire. Chez moi, rue du Barbâtre, je creusai dans mon sous-sol en construction un trou où je déposai une grande caisse qui avait servi au temps de mon compagnonnage, de Paris à Lyon. On y cacha des draps, des serviettes, des robes, voire un accordéon !... Et les Prussiens avançaient toujours. De tous côtés, on établissait des ambulances. Les magasins de laines Henri Goulet, rue du Barbâtre, 38, furent transformés en service ambulancier, placé sous la surveillance de M. Adolphe Dauphinot. La cheffesse-garde-malade fut ma belle-sœur, Mme Legros...»

Le 20 août, Simon-Gardan va visiter le cantonnement des approches de Saint-Thierry. Le faubourg de Laon est encombré de soldats fatigués, accablés par la chaleur. À hauteur de la maison de son ami Jacta, notre brave concitoyen fait placer, un bassin de cuivre rempli d’eau fraîche, mélangée de café chaud pour l’attiédir, et nos troupiers puisent à même la boisson salutaire avec leur «quart», d’autres y remplissent leur bidon. À la ronde, tous se mirent en devoir d’imiter ce geste opportun.

La plaine de Saint-Thierry était couverte par un bivouac de 20.000 soldats. Les feux s’allumaient et la chasse aux lièvres commençait, avec ses péripéties amusantes. À Courcelles, Simon-Gardan, avec les Vermonet, le père, Louis et Mathilde, s’intéressait aux allées et venues des estafettes ; ils virent Mac-Mahon donnant des ordres à son état-major. «J’ai retenu de cette vision, – dit-il –, que l’Empereur voyageait avec sa cave personnelle, et que plus de 300 bouteilles, gravées à ses initiales, ont été vidées en cette journée, et j’eus la chance de me procurer deux de ces bouteilles, qui me restent en souvenir ». Paul Simon-Concé, son fils, ce sympathique champion du «Retour à la Terre» auquel nous confierons le plus tard possible notre dépouille charnelle, est peut-être en ce jour l’heureux possesseur d’au moins un de ces souvenirs de son vénéré et regretté père.

Le 4 septembre, le capitaine de Tassigny avait fait remettre 25 cartouches à chacun de ses pompiers, en vue d’une résistance possible à l’envahisseur. On se fera une idée de l’état d’esprit qui animait nos fières populations d’alors par ces lignes de notre mémorialiste : « J’étais bien décidé à faire mon devoir et me faire tuer s’il le fallait pour défendre l’entrée de la Ville ». Cette ardeur n’eut pas à s’employer. À 10 heures du matin, costume et fusil avec cartouches étaient remisés dans une soupente de grenier, abri des plus pacifiques... «De tous côtés, on badigeonnait les façades et les enseignes pour qu’on ne reconnaisse ni le nom ni le genre de commerce. Dans le haut du Barbâtre, des femmes échevelées descendaient la côte en courant, revenant de la rue des Créneaux, et criant : «Les voilà ! les voilà qui arrivent !» Chacun rentrait chez soi et fermait ses volets, d’autres fuyaient au loin. On entendit soudain le galop de deux cavaliers et la détonation d’un pistolet en face de la Cour-Bâilla». Deux uhlans avaient poussé leur reconnaissance jusque-là, qui firent demi-tour en entendant ce coup de feu, tiré par un Bâilla ou un Sainte-Balsamie, et disparurent par Dieu-Lumière. Puis, voici que du Barbâtre on voit une masse noire débusquer de la rue de l’Université. C’était un régiment de Bavarois, arme chargée sur l’épaule gauche, guidé par le conseiller municipal Leconte aîné. Et l’enfournement des Boches dans nos maisons du vieux faubourg rémois commença. Aux Établissements économiques, on récolta 60 hommes et 30 chevaux. Au n° 35, chez M. Faupin, père, qui avait auprès de lui six petits-enfants, Mme Faupin malade, et sa belle-mère, Mme Blanchin avec sa bonne, seules pour diriger la maison, on en fourra 42.

Heureusement, Simon-Gardan se servit d’un de ses ouvriers menuisiers, Allemand d’origine et nommé Zimmer, pour faire entendre raison dans leur langage aux brutes qui malmenaient le maître de céans. M. Firmin Charbonneaux, voisin et locataire des «Établissements économiques», logea 10 Bavarois pour son compte. À cette occasion, pour la première fois de sa vie, notre aimable concitoyen, Paul Simon, alors grand garçon de quatre ans, portant culottes courtes, eut le plaisir, vivace et fort nouveau de monter à califourchon sur le cheval d’un officier boche que Zimmer conduisait à l’écurie, rue des Moulins. Les Simon eurent la chance d’être exemptés de garnison pendant plusieurs jours, mais un voisin du n° 73, le cordonnier Debant, se chargea de mettre fin à ce privilège inespéré, et le cinquième jour de l’occupation, le commandant de place envoya trois soldats à loger. Debant eut le sourire, mais pour peu de temps. Le lendemain même, à deux heures du matin, la sonnette de l’huis tinte. C’est un feldwerbel qui crie aux hommes, en allemand : «Fourt ! Fourt pour Paris, tout de suite !» Le «Nach Paris» traditionnel ! Et, à nouveau, le n° 75 fut sans garnison. Debant reprit sa figure grimaçante et son indignation, allant empirant, on pouvait redouter une catastrophe, quand enfin, le voisinage apprit le motif pour lequel les Simon-Gardan avaient été privilégiés à ce point. «Vous n’avez pas eu de soldats, – donna-t-on pour raison –, parce que le tableau d’enseigne de votre demeure patriarcale a une forme et une inscription gothiques, qui lui donne au premier abord l’aspect d’un seuil de couvent, et les communautés étant libérées de tout logement militaire, vous avez bénéficié de la circonstance ».

Et c’est pour ces motifs que votre fille est muette, monsieur !

Un deuil jeta la consternation dans la maison : la toute jeune Berthe Simon décéda à la suite de convulsions provoquées par les émotions de ces heures agitées et incertaines, malgré les soins du docteur Desprez. L’enfant, une fois inhumée, on eut dès lors de la troupe à loger jusqu’en 1872. En compensation, le 10 février 1871, naissait Albert Simon, dont le peintre Émile Vermonet, soldat au 26e bataillon de chasseurs à pied (armée Faidherbe), devait être le parrain : en son absence, ce parrainat fut adjugé à son frère Albert, le futur vitrailleur de si grand talent, élève et successeur de Marquant-Vogel.

Il avait été formé par le docteur Maldan une association secrète pour favoriser l’évasion de Reims aux soldats français blessés ou malades en traitement à l’Hôtel-Dieu. Simon-Gardan fut un de ses meilleurs auxiliaires. Sous prétexte de travaux de menuiserie à faire dans l’établissement hospitalier, l’ingénieux Rémois s’y rendait muni de deux tabliers de menuisier, deux marteaux et deux scies. Le convalescent s’armait des outils et se revêtait du tablier pour donner son aide au tâcheron. L’ouvrage terminé, maître et serviteur quittaient l’Hôpital et se rendaient rue du Barbâtre, 75, où hébergé pendant quatre jours, le soldat redevenu civil s’en allait et quittait Reims, pour laisser la place à un autre. Un comité de dames de Bienfaisance, sous la direction de Mme Charles Charbonneaux, 56, même rue, garnissait le vestiaire et donnait de l’argent pour le viatique du libéré. Des fabricants de tissus fournissaient à leur tour des livrets d’ouvriers pouvant servir de passeport, en les choisissant parmi les livrets abandonnés de jeunes ouvriers mobilisés dont le signalement correspondait le plus avec celui du bénéficiaire. Parfois, les évasions se faisaient par couple. Simon-Gardan conduisait les deux hommes jusqu’au bois Soulain, d’où ils partaient pour Amifontaine ; où le maire Tourlouroux leur donnait la soupe et les dirigeait vers Hirson et Cambrai. Ce stratagème ingénieux méritait d’être porté à la connaissance des générations nouvelles, ainsi que le nom de l’homme de bien, le chaud Rémois, le parfait citoyen français qui en avait été sinon, le promoteur, du moins l’obligeant et dévoué exécutant.

Pendant que Bismarck se gobergeait au chaud dans les coquets appartements du Maire, le vieux stratège Moltke dressait ses plans de carnage au Lion d’Or, puis chez Harmel : on eût mieux fait de l’occuper à bobiner des échées pour la fabrique rémoise ! Nos édiles étaient alors invités à fournir aux sbires de ces charmants Cocos 44.000 kilos de pain, – les «marolles», délices de ces Caraïbes ! restant à la charge des «logeurs» de troupe. Et pendant vingt-six mois, l’étranger vainqueur, entassé à notre foyer, allait – ainsi que l’écrivit si bien Eugène Courmeaux – « respirer l’air dans notre bouche !»

Le Maire de Reims avait été obligé, à titre d’otage, ainsi que plusieurs de ses amis, de marcher dans les rangs ennemis pour guider l’envahisseur jusqu’aux portes de l’Hôtel de Ville ; mais, au détour de la rue Nanteuil, il put s’évader et gagner de vitesse pour devancer leur arrivée sur la Place municipale. L’aimable Von Tümpling fit afficher sans délai une proclamation invitant les habitants à déposer leurs armes de tout acabit dans la cour de la Mairie. Beaucoup de nos concitoyens dissimulèrent les leurs ; le reste, surtout les «hors classe» d’active qu’on avait essayé ridiculement de former en cohortes de garde nationale, s’empressèrent de se débarrasser des risibles et inoffensifs fusils à pierre et à piston dont nos arsenaux s’étaient vidés à leur profit.

Le second geste des vainqueurs fut de saisir l’argent déposé à la Banque de France pour la paie des ouvriers communaux, et le troisième, de défendre, sous peine de mort, aux «mobiles» et généralement, à tout citoyen rémois, de rejoindre un des corps quelconques des armées françaises.

Le 5 septembre, les laitières n’osèrent entrer en ville, avec leurs charrettes et leurs cruches en étain. Le beurre atteignit le prix de cinq francs la livre, pendant que traversait Reims un second corps de 60.000 hommes, ayant à sa tête le prince royal de Prusse, – celui-là qui devait être l’éphémère Frédéric III et le père du gracieux épousé de Doorn, en 1922, auquel les peuples de la Terre sont redevables des félicités présentes : Frédéric amenait «Papa» avec lui et le trio de superboches : Bismarck, Moltke et Roon, – bâtisseurs sur le sable sans s’en douter ! Leurs ombres durent faire la grimace, à certaine aurore du 11 novembre 1918, dans la clairière de Rethondes. Juste retour des choses d’ici-bas ! Puisse cette leçon sanglante servir à jamais d’exemple à leurs émules, – s’il en reste !

La vie reprit son cours après tant de bouleversements. Il fallait boire, manger, travailler et se chauffer, car l’hiver fut, ô calamité supplémentaire ! terriblement cruel. Le diable avait mal aux dents et s’acharnait sur les hommes, – comme un troupier embêté par son caporal sur sa «boule de son».

Au n° 75 de la rue du Bourg-Saint-Denis, où habitait le baron de Dion de Ricquebourg, s’installa en grande pompe et au son des polyphonies de Wagner le grand-duc de Mecklembourg-Schwerin, à la barbe blonde et soyeuse, et son état-major piaffant et corseté. De là partirent les ordres de réquisition. La Ville eut à pourvoir immédiatement aux fournitures militaires. La ration de chacun de ces goinfres enrégimentés fut fixée journellement à 750 grammes de pain, 500 grammes de viande, du lard, naturellement ! 250 grammes, le café par 30 grammes et le tabac par 60 grammes, plus un demi-litre de vin ou un litre de bière, ou encore un dixième de litre d’eau-de-vie. Tout cela pouvait se monnayer à deux francs. Avec cela, «ils» purent aller se coucher l’estomac repu !

Le 29 septembre furent créés les «Bons de la Solidarité rémoise» en remplacement de ceux émis par les industriels pour la paie des ouvriers. Ces petits rectangles de carton colorié rendirent de fameux services. À comparaison avec les infects et crasseux bouts de papier qui se replient encore de nos jours dans le porte-monnaie des ménagères et qui font endéver la population actuelle, on serait tenté de regretter ces cartons de la préhistoire. Il y en avait des «violets» de 0.50 centimes ; des «verts» de 1 franc, des «bleus» de 2 francs, et des «roses» de 5 francs. Beaucoup furent détériorés, cassés, perdus, et la Société d’émission en récolta un joli profit : il en sera de même pour nos «fafiots» actuels.

Le lundi 26 septembre, rentrée des classes aux écoles communales. Les journaux du dehors, tolérés par la Kommandatur, sous le comte Yrset, secrétaire de la légation de Bavière, sont : le «Journal d’Amiens», le «Courrier de Saint-Quentin», le «Moniteur officiel du Gouvernement allemand», qui se vendait 0.20 centimes chez Parent-Gérard, rue Cérès.

Mais la curiosité et l’ardent besoin de savoir les nouvelles de l’autre côté de la barricade s’ingénièrent à contourner le décret prohibitoire. De hardis «camelots» s’y prêtèrent, surtout parmi de tout jeunes Rémois qui, après s’être abouchés avec des contrebandiers de presse, se glissaient auprès des promeneurs en leur offrant soit le «Figaro», soit le «Journal de Vervins», soit encore la «Lanterne de Boquillon», à des prix de luxe qui trouvaient toujours amateur. C’était jouer gros jeu ! mais en ces temps anormaux, l’audace croît dans le jardin des âmes avec autant de précocité que la peur !

Le 10 octobre, la Municipalité ouvrit ses «Fourneaux économiques» : rue du Couchant, 3, à « Saint-Vincent-de-Paul», ex-couvent des Jacobins ; place Suzanne ; rue Jovin, derrière l’Hôtel de Ville ; rue du Cimetière-de-la-Madeleine, et rue de Bétheny.

Des cantines scolaires fonctionnaient dans les différents quartiers : les plus forts parmi les écoliers allaient chercher dans de vastes marmites en tôle étamée pouvant contenir cent rations, les soupes aux légumes préparées dans les «Fourneaux» et les rapportaient toutes fumantes dans les classes, où les plus pauvres parmi les mioches aux doigts gonflés d’engelures et au nez morveux se réchauffaient le sang par de larges cuillerées de l’abondante victuaille. Chers petits enfants d’alors, qui deviez revoir cinquante ans plus tard les horreurs renouvelées de l’invasion, prendre le chemin de l’exode aux quatre coins de la France, et piétiner, au retour, le cœur gros et les yeux trempés de larmes, devant les cendres fumantes encore de vos foyers, que la vie vous soit consolante aux heures du déclin et que le saut dans l’Éternité vous soit adouci, le plus tard possible, par les espoirs de cet Au-Delà que la foi fait entrevoir aux heureux qui la possèdent !

À vous, ce souhait particulier, où à vos ombres, grands enfants du Jard ! et à Charles Buirette, – habitant des sombres lieux –, à Edmond Dupont, à Jules Machuel, à Lefeuvre, privé depuis de longues années de la vision extérieure, à vous tous qui portiez si allègrement et joyeusement les lourdes marmites de rata à ces tout jeunes frères déshérités d’un quartier tant aimé !

Le ravitaillement en charbons fut assuré par les soins de la Municipalité et des professionnels de la houille et du bois, les Raymond Aubert, Janin et Patoux, Wattiez-Francisse, Auguste Colin, A. Dubois, Hannier, les Maclier et d’autres moins fournis, pour le bois de chauffage ; Émile Druart, Destable, Hannier, Leteneur, E. Rohart, au 67 de la rue du Jard, représentant les Maulaz & Cie, pour la houille. La gailleterie et la tête de moineau valaient 45 francs la tonne, et la grosse houille, 50 francs. Le stère de «rondins» se payait 13 fr. On avait des «dosses» de chêne au prix de 9 fr. 50 le mètre cube.

Chacun s’ingénia, animé par le profit ou la solidarité et la charité, à épargner à la population les rigueurs qui suivent de telles catastrophes, quand l’hiver les escorte de ses frimas. Si nos cheminées ont de quoi fumer, les «mâchonneurs» de tabac n’auront rien à leur envier. Et, pour y aider, un Berlinois à lunettes et pansu, à la barbe épaisse sans doute habitée, du nom de Seligmann, s’installe près du Marché, à l’antique auberge du «Grand-Cerf», avec une cargaison de cigares de la Havane, de 2 à 6 thalers le cent – à raison de 3 fr. 75 l’un. Ces thalers ont remplacé provisoirement l’effigie à barbichon par une autre à favoris : nous sommes, hélas ! aussi mal servis au beurre qu’à l’huile. Certaines péripatéticiennes nocturnes et habituéess de dessous-les-ponts, paraissent assez friandes de cette monnaie étrangère : l’une d’elles y conquiert rapidement le gracieux surnom de «Mam’zelle Thaler !»

Verrues de tous les temps !

Bisset, le charcutier de la rue Neuve, fait mieux et distribue gratuitement à la Saint-Nicolas, 200 kilos de viande d’âne. Hihan ! hihan !

Quinze jours auparavant, passage de 80.000 sauterelles dans le désert de nos rues, avec le podagre Manteuffel ! On avait déjà reçu, avec combien d’enthousiasme ! celles que la capitulation de Metz avait rendues au vol libre.

Tous spectacles s’évanouissent d’eux-mêmes. Ce n’est pas à l’heure tragique où l’oreille appliquée sur le pavé de nos places publiques, le Rémois angoissé guettait l’écho assourdi du canon de Saint-Quentin, qu’on aurait détourné ses regards ou pensées vers l’attrait des plaisirs du Cirque ou du Forum ! Pendant que les Boches d’alors s’alcoolisaient à bon marché, autour des comptoirs volants des mercantis accourus des forêts du Walpurgis, avec leurs voitures chargées de tonneaux de «schnaps» de pomme de terre, à un sou la verrée, sur notre place Royale – les gens allaient tête basse et l’esprit songeur, soupirant après la fin des combats et la libération du territoire sacré de la Patrie !

Ainsi lentement, longuement – trop longuement –, les mois d’hiver s’écoulaient en nos rues désertes, où certain major de Bredow avait interdit tout colloque en réunion de plus de trois personnes. Saint Sylvestre, après Saint Nicolas et le bonhomme Noël, nous faisaient signe, le doigt sur la bouche, de prendre patience et d’espérer, à charge toutefois d’être privés, en hommage à ceux qui peinaient sur les champs de bataille, y mouraient loin de tout ce qu’ils avaient aimé jusqu’à leur dernier souffle, – du «petit pâté tout chaud» qui renferme les espoirs de l’année à venir. 1871 verrait la fin de ces douleurs !