La Vie rémoise en 1878

1878

Aurore de la Renaissance française, manifestée par les magnificences en stuc et en toc de l’Exposition universelle, où les Rémois de deux générations, –celle de la fin de l’Empire, celle du jour qui voit luire l’aube des temps nouveaux –, se donnent rendez-vous, le cœur et l’esprit rayonnants d’espoir en un avenir de paix et de prospérité !

1867 avait vu luire les éblouissantes lumières d’un régime d’autorité à la veille de son déclin.

1878 ouvrait des oreilles avides aux rumeurs naissantes d’un régime de liberté à ses premiers vagissements. La France s’était rapidement relevée de ses chutes, de ses déboires.

Reims qui, en 1870, à la veille de la guerre franco-allemande, abritait entre ses murs de ronde en croyons soixante mille habitants, huit ans après s’enorgueillissait d’un accroissement de 20.000 âmes, la plupart provenant des alluvions du fleuve Alsacien-Lorrain, détourné pour un temps indéfini de son cours normal. On comptait alors au cheptel cultuel et officiel se composant de 291 israélites, 924 confesseurs de la religion réformée, et un bloc compact de 77.741 catholiques, y compris les âmes indifférentes ou mécréantes, mais ayant été présentées au baptistère romain.

L’industrie des textiles s’accroissait au delà de toutes espérances ; les champagnes inondaient de leur nectar pétillant les peuples et les continents ; le bâtiment travaillait avec profit, et le budget municipal présentait des excédents inconnus jusqu’alors.

La vie était douce en ces temps..., et nous autres, nous avions vingt ans ! !

Ce Reims-là avait encore trois douzaines d’années à vivre. Nos cœurs en porteront le deuil éternel !

À la Saint-Sylvestre précédente, le fastueux Blandin avait clos ses spectacles de l’année par Les Deux Orphelines, du dramaturge à la mode D’Ennery. Pleurez nos yeux ! Sanglotez nos cœurs aux complaintes du vieux temps !

La neige tombe sur les épaules demi-nues et grelottantes de la mendiante de Saint-Sulpice, quit tend la main en soupirant le refrain sentimental de Béranger :

  • O ma tendre musette !

  • Musette des beaux jours,

  • Toi qui chantais Lisette,

  • Lisette et ses amours !

Là-haut, en paradis, des larmes coulent en abondance, silencieuses. Au parterre, le père Ragaut, du bal-musette Neufchâtel, Auvergnat au cœur sensible, sanglote et cache sa douleur dans les plis de son vaste mouchoir à carreaux roses et blancs, en toile de Cholet, piqueté du tabac rejeté de ses larges et charnues fosses nasales.

Tout à l’heure, à l’apparition de la mère Frochard, des poings se crisperont, des mâchoires grinceront. Comment empêcher que ce menu peuple, si naïf et si bon, se laisse aller à bombarder et foudroyer l’horrible mégère d’une bordée d’injures bien tassées ! Ah ! la salope ! la vieille g... Attends un peu ! On va descendre t’arranger les côtes, horrible trumeau !... et l’actrice qui joue de si grand cœur ce rôle ingrat et sensationnel, courbe sa tête grise et son bonnet tuyauté sous cette avalanche de cervelas creux, à l’ail, d’un réconfort alimentaire improbable.

Au premier rang des secondes galeries, à un franc la place, où s’accoudent nos plus reluisantes drousseuses et épinceteuses avec leurs chéris, la blonde Maria, aux chairs roses et savoureuses, à l’œil noyé et un peu louchinat, a oublié son mouchoir. Heureusement l’amoureux est là, qui sort le sien d’une poche de culotte et l’offre gentiment et discrètement. Garde le ! Ça sera pour des « Petits Pâtés » !

Sourires, pleurs, serrements de mains à l’ombre du velours râpé de la rampe. Dieu ! qu’on est donc bien à vingt ans sur les banquettes à Blandin, rembourrées en noyaux de pêche, la veille d’une neuve année !

Et le lendemain, pour terminer les festivités du jour, les noctambules iront soupirer en musique avec Gounod et son immortel nécromant, le docteur Faust, Boche sympathique en ces siècles écoulés où la blonde Germanie n’était encore qu’une bonne fille, gourmande et amoureuse, prête à tous les abandons sentimentaux ! Depuis, quelle acariâtre et sauvage duègne elle est devenue !

Voyez cette délicieuse et captivante Siebel, ce Titien éblouissant, la Riveri, dont tous les cœurs sont épris et les sens bouleversés ! On la disait sensible et peu cruelle, et le baryton Pavot, qui fut son voisin dans la rue des Carmélites, n’arrivait plus à dénombrer les bouquets envoyés à la belle par ses nombreux soupirants.

À côté d’elle, la brune et pimpante Caroline Mezeray est bien la plus aguichante Marguerite qu’un vieil étudiant rhénan ait pu adorer !

Deslouis barytonne en mourant une malédiction dont les résultats deviendront concrets sous la forme de l’exaltant duo : Anges purs, Anges radieux !

Dekégel idéalise le pupille de Méphistophélès, que De Graëve, – alias Degrave ! – s’exténue à faire exécrer sous la pourpre et la plume, épée au côté, escarcelle pleine. Ne donne un baiser, ma belle, que la bague au doigt !

Bref, les pensionnaires lyriques de Blandin nous enchantent à qui mieux mieux, et ses musiciens également, depuis le violoncelliste Stenger dans Le prélude, jusqu’au père Martin, boiteux de grande utilité, et les vaillants soldats aux cuisses de sauterelle sous leurs maillots ignorants de la lessive, plissés en accordéon, lesquels guerriers enflammaient nos cœurs à coups de gueuloir et renfort de trombones et grosse caisse.

O cher et regretté Gounod ! que d’heures divines dues à ton luth et quelle éternité d’hosannas pour ta récompense !

Demain, notre génial Barnum théâtral va ramener dans nos murs la mutine Fille de Madame Angot, avec les fleurs du jardin de Cydalise, et ce Comte de Lara, dont feu le compositeur Aimé Maillart a fait un virtuose digne des parterres les plus exigeants.

La musique, avons-nous dit, est reine en nos salles rémoises ; voire dans les rues, sur les kiosques et les places publiques.

…Dès le 4 janvier, concert au profit des immigrés Alsaciens-Lorrains : l’harmonie du 132e prête son concours en crevant les voûtes de notre coquet théâtre par les éclats du retentissant Fremesberg, de Keennemann, expectoration boche s’il en fut jamais de ce genre.

Mais quittons ces palais enchantés et mêlons-nous aux badauds de la rue.

On est en plein dans la période électorale pour le renouvellement de l’édilité rémoise.

Sur 18.345 électeurs inscrits, – dont un certain nombre ont omis de se faire rayer des listes avant le départ pour l’au-delà –, 10.403 seulement consentent à se déplacer pour accomplir l’ultime devoir civique : ils sont de ces braves cocos, naïfs et bien intentionnés, que rien ne désillusionne ou décourage. Jusqu’à leur dernière heure, ils resteront souverains, et le feront bien voir.

À vrai dire, sans ces lumières de l’illusion, la vie ne serait qu’un four de boulanger mal chauffé... Et du premier jet, 35 municipaux sont élus.

Au ballotage, pour le 36e et dernier, c’est ce gros frisé et pas bileux pour un sou, Léon Grenier, qui décroche l’ultime saucisson de ce mât de cocagne politique.

Le marchand de tissus Henri Warnier, à la belle barbe et à la prestance magique, vient en tête de liste, avec 5.000 voix de plus que le dernier, ce brave et pacifique père Hulot, qui se flattait cependant de posséder les sympathies de tous les Rémois conscients. Hélas ! l’élément immigré l’ignorait encore.

Parmi les nouveaux promus, citons le mélomane Châtelain-Harant, aux cheveux bouclés et aux branches de lunettes vissées sur les tempes ; Anatole Chardonnet, des tissus, mutualiste bardé de bon vouloir philanthropique ; le mystique et bienfaisant Rose-Croix Godbert, mécène éclairé pour débutants de la laine et de la fabrique, dont les mânes aux cheveux blancs reposent au Cimetière du Nord, longtemps après, sous les ailes d’un ange, en marbre, tout comme les Filles de Théodore Barrière ; et Nicolas Collet, dit Fulgence, frère et associé dans la fabrication du mérinos double de Jean-Baptiste Collet-Delarsille, dit Théodore, et Isidore Rigobert, dit Honoré. Un autre Fulgence, le lainier Ponsart, est aussi de la nouvelle équipe municipale.

Un nuage vient soudain assombrir le ciel de notre prospérité commerciale. Le bruit court sous les manteaux de nos cheminées que la situation en Champagne apparaît, à l’inventaire de fin d’année, en déficit pour le négoce des vins mousseux. Les verriers envisagent un chômage proche. On opère peu de tirages dans nos caves rémoises.

Le vin de 1876 s’affirme médiocre, l’exportation paraît se calmer, et le stock est de 70 millions de bouteilles. Heureusement l’Exposition est pour demain, qui aidera à décupler la consommation. Attendons !

En tout cas, l’hiver continue son petit bonhomme de chemin.

Le Père Noël a laissé sur nos toits chenus la neige qu’il y avait semée, le Port du Canal est gelé, et comme on se précipite sur son tapis de grésil crépitant sous les pas d’une foule imprudente, un pénible accident vient réfréner le zèle des patineurs.

Le vaste miroir poudré de blanc a cédé par endroits sous un rassemblement de galopins sans surveillance, et une douzaine d’entre eux glissent sous les traîtresses parois aux verts reflets.

On les repêche tous sauf un, le jeune Canaux de la rue Montlaurent, dont le cadavre rigide est transporté au domicile de ses parents affligés. La population en porte un instant le deuil, mais la leçon a servi aux autorités qui redoublent de vigilance.

Toutefois, le cours des réjouissances populaires n’en est point interrompu : le Cirque s’emplit aux appels du ténor Capoul, chéri des dames, parrain d’un mode de coiffure masculine, du baryton Bouhy, de la blonde et rose Engalli, et de Mme Frank-Duvernoy, pour une audition au piano du gracieux opéra, Paul et Virginie, de Victor Massé.

L’Engalicheff était d’origine russe, et sa partenaire Mme Frank, qui avait débuté, en 1872, dans Galathée, du même compositeur, s’appelait de son nom lévitique : Adèle Cahn.

C’est à cette époque que les Rémois apprennent à apprécier les mérites du téléphone Graham Bell, que le patriarche de la fabrique, Edmond Givelet, a fait installer dans sa propriété de Cormontreuil, pour communiquer avec ses bureaux de la place Belle-Tour.

Nos artistes musiciens rémois qui ne laissent pas que de courir le cachet, s’extériorisent hors nos murs de craie et de ronde : Ernest Duval, pianiste-acrobate, entraîne avec lui, à Witry-lès-Reims, le ténorino-amateur Clovis Maillard, qui en ramènera une fiancée mélomane ; le baryton d’Union Chorale Pavot, au profond larynx, muni d’une pomme d’Adam comme nos vergers n’en produisent guère ; le beau Porthos Gadiot, fin pousseur de romances, et les comiques Squelin et Chalamel, – le passé et l’avenir.

Le Théâtre fait recette à tous coups. La troupe d’opéra-comique est excellente et homogène ; son orchestre ferait pâlir d’autres tant réputés.

Malgré le déboire survenu en cette soirée du 29 décembre 1877, où le ténor périmé Cantin avait déçu, dans Guillaume Tell, une salle d’élite rassemblée au bénéfice du baryton Deslouis, on ne déserte pas notre jolie et confortable salle. Nous entendons avec plaisir le Lalla-Roukh, de Félicien David, dont se souvenaient à peine les macrobites des fauteuils d’orchestre.

La délicieuse Rémoise, Maria Legault, vient tenir son rôle dans Les Trois Bourgeois, de Grangé et Bernard. Un Barbier de Séville, joué et chanté à la perfection, s’accouple avec un vaudeville aquatique, Les Canotiers de la Seine, dont le succès est moindre.

Max Simon nous ramène ses Cloches de Corneville, dont le carillon n’est pas encore démodé.

On goûte avec délices le Philémon et Baucis, de Gounod, chanté par Dekéghel et Caroline Mézeray.

Pour la première fois à Reims, apparition de l’opéra nouveau Carmen, de Georges Bizet, dont ladite Caroline personnifie à demi la cigarière de don José. Le public mélomane est conquis de suite par cette musique si claire et pimpante, si française, aux sonorités nouvelles, aux rythmes renouvelés et entraînants, qui fit jeter les hauts cris aux tenants de la musiquette, gracieuse, légère et mélancolique, mais d’une simplicité par trop ingénue et sans effort vers le mieux, des Auber et des Adam, avec les Italiens de l’ancien mode.

Blandin, – et la rumeur en eut tôt fait le tour de la ville – est sur le point d’abandonner la direction de notre Théâtre, où personne depuis, – sauf peut-être un Villefranck –, ne se montra autant the right man in the right place, pour prendre en compte à demi avec le spécialiste Cantin, celle des Folies Dramatiques.

Reims le possédait depuis avant-guerre, et l’ex-cabot des scènes provinciales avouait 17 années de profession. Toutefois, l’événement ne s’accomplit pas aussi vite qu’on le craignait, et l’hiver suivant revit notre cher impresario à son poste de combat et de triomphes.

La saison 1877-78 se termina d’abord dans les rires, avec Brasseur, dans La Cagnotte ; puis, dans les larmes, avec Marie-Jeanne ou la Femme du Peuple, mélodrame resté cher aux instincts du populo.

La série concertante n’avait pas été moins attrayante que la série théâtrale.

Le fameux violoniste Belge, Jéhin-Prume, se fait entendre au Cirque, dans un concert de la Municipale des Sapeurs-pompiers.

Puis, le 31 mars, les Sociétés de Secours mutuels donnent leur gala musical, avec la même harmonie des Pompiers de l’Union Chorale, où l’on entend, pour la première fois, la Mazurka des Grelots, produit de la muse timide de l’organiste de Saint-Remi, Louis Mailfait, lequel en 1928, tient à Paris les orgues de Saint-Louis-en-l’Isle.

Après que la troupe Ballande nous eut présenté au théâtre Les Fourberies de Scapin, et le conférencier Émile Deschanel, un récit pittoresque et spirituel de la bataille du Tartufe, Bazin fait exécuter au Cirque Le Désert, oratorio descriptif de Félicien David, dont les sons de ténor seront chantés par Clovis Mailland, pour la première fois présenté au grand public.

Le 2 mars, la scène et le rez-de-chaussée du Théâtre sont agencés et munis d’un plancher mobile et tapissé en l’honneur des invités d’un bal de bienfaisance, dont l’orchestre est conduit par De La Chaussée, le buffet étant tenu par Chevet.

Parmi les organisateurs faisant partie du jeune high-life rémois, on reconnaît Launois fils et Charles Desteuque – le futur Vide-Bouteilles de la décadence montmartroise –, chargés de la partie musicale ; E. Brunette, Polliart, Camuset et Collet, attachés à la décoration ; et, à la suite, Alexandre Henriot, Félix Pilton, attaché protocolaire, Marion, et Minet, lieutenant de Pompiers. Au buffet servent le peintre Guéry, Aubert-Loche, A. de Bary, appréciateurs et connaisseurs en la matière. Se mêleront à la police du lieu Rousseau, Botz et Albert Périn.

Un groupe de l’orchestre exécute l’Octuor, de Spohr ; il y a là ces archets expérimentés Kefer-Bécret, E. Jéhin, sous-chef, frère de Jéhin-Prume, Coussette, G. Nérot, Ponce Bonneterre, et le rondin Brié.

Mieux encore, grâce à Jéhin-Prume lui-même, H. Lambert, G. Bazin et Mme Kefer, les dilettantes se régaleront du Prélude de Bach.

Avant que l’ouverture de l’Exposition accapare nos esprits, alimente nos rêves, surexcite nos impatiences, nous goûterons le fin plaisir d’entendre et d’admirer la voix émouvante et les épaules d’albâtre d’Anne de Belloca, fille d’un conseiller d’État à Saint-Pétersbourg, laquelle vient en représentation chanter La Favorite, de Donizetti, œuvre de répertoire courant servant d’habitude aux épreuves d’admission des artistes du chant.

Puis, enfin, l’heure sonnera, l’heure de notre première fête nationale républicaine, avant que le 14 juillet se soit implanté dans nos mœurs.

Le 30 juin a été la date choisie par les chambres et le gouvernement. Le programme des réjouissances rémoises a été établi par la municipalité et servira de modèle pour les anniversaires futurs.

Au matin, revue de la Compagnie des Sapeurs-pompiers, en armes, tambours, clairons, sous les ordres du major Percheron.

Prétexte à la badauderie sans fin, dans nos rues pavoisées, des papas et des gosses, tous sur leur 31, – c’est-à-dire endimanchés –, de toute la jeunesse mâle et femelle qui ne peut rester une minute en place, et les cabarets s’empliront de braillards surexcités par la Marseillaise, – devenue hymne national –, haletants et la langue pendante devant un bock mousseux et fraîchement remonté de la cave au moyen de la pompe Glad, d’usage récent, ou encore devant une chopine de mousseux champenois.

La Brasserie de Strasbourg et les cafés de la place d’Erlon, regorgent d’une clientèle joyeuse et bruyante, toute prête à se livrer sans retenue aux joies publiques et à l’allégresse des foules en liesse.

Ne sent-on pas dans la masse populaire, comme un sentiment de fierté résolue, cette fièvre sourde du combattant qui vient de vaincre pacifiquement dans l’arène politique, sûr de son lendemain républicain ? On l’a enfin pour de vrai cette République au service de laquelle, depuis des mois, on lutte rageusement à coups de bulletin de vote !

Certes, Mac-Mahon en est encore le président grognon et à contrecœur ; mais qui douterait qu’avant peu, tel autre homme politique, plus apte et autorisé par son passé et ses convictions, va prendre la place et se montrer le vrai représentant du régime nouveau ? Alors, soyons patients, et amusons-nous !

Tout est à la joie, au contentement... du moins dans la masse.

Quant aux tenants du passé – formule déjà consacrée ! ou aux aspirants à un rappel des dynasties réprouvées, eux aussi, se calmeront, rongeront leur frein, confiants dans le retour des choses !

La veille, retraite aux flambeaux dans nos rues centrales, avec accompagnement de lanternes vénitiennes et torches de résine fumeuse : l’harmonie du 132e de ligne et celle des pompiers alternent avec La Marche Indienne, de Sellenick, et les refrains alertes de la 23e brigade, communs aux régiments de Reims et Mézières.

Le peuple rémois a toujours raffolé de ce spectacle nocturne, et nos troufions avec nos sapeurs se laissent emporter par la cohue qui les accompagne, au pas rythmé des fantassins, en avant, en arrière et sur les flancs de la colonne bruyante et éclairée de falotes lueurs, branlantes et enfumées.

Aux fenêtres, sur le parcours, des grappes de femmes et enfants poussant des hurrahs et saluant de leurs mouchoirs ces vaillants guerriers et ces enthousiastes civelots, hier encore soldats ou demain conscrits.

Gardons le sourire de l’homme qui en a tant vu depuis un demi-siècle au souvenir de l’invective lancée par un journal royaliste local, La Champagne, où griffonnait notre futur rédacteur en chef de La Revue Rémoise (1882) – Georges Bernard, rousti au poil rare, maigre comme un chat de gouttière –, contre les gosses criards et inconscients, dont nous fûmes alors, qui, à la suite du cortège musical de la retraite aux flambeaux, avaient fait une ovation aux clameurs : Vive la République ! à notre maire d’alors, Victor Diancourt, sous ses fenêtres de la place Godinot. Nous fûmes en conséquence et à plusieurs centaines, baptisés de l’épithète : Pâles voyous !

Le 30 juin, à deux heures de l’après-midi, exercices de gymnastique dans l’allée basse des Promenades par les trois sœurs rémoises : l’Ancienne, la Gauloise, la Fraternelle, dont les rangs sont recrutés parmi tout ce que la jeunesse mâle recèle d’actifs et vigoureux, de beaux et agiles citoyens.

Ça et là, au kiosque coquet de la Patte-d’Oie et sur la place d’Erlon, sérénades musicales par la fanfare des Régates rémoises et l’Harmonie militaire.

À 9 heures du soir, lorsque le crépuscule s’est éteint pour laisser les ombres de la nuit préparer l’apothéose des illuminations, fête vénitienne aux lanternes sur le bassin du Canal, et à 10 heures, grand bal public sous les arbres des Promenades.

L’Orphéon des Enfants de Saint-Remi s’est réservé pour ses gens de Par-en-Haut et chante sur la place Saint-Maurice.

La tignasse épaisse et drue, noire encore, à peine éclairée de quelques fils d’argent, du populaire Ambroise Petit s’ébroue au-dessus d’un vaste front enflammé et de deux yeux noirs brûlant de la flamme de l’enthousiasme et de la foi.

Un religieux silence envahit la place aux cent fenêtres garnies de têtes vieillottes qui sont ce qui reste de vivant parmi les assistés de la Charité, certaines couvertes d’un bonnet de nuit à pomponnette ; le bras énergique, sous drap bleu galonné à triple rang d’argent, et bagué d’une manchette impeccablement ferme et blanche, vernie à l’amidon boriquée, s’est levé, et les têtes des chanteurs se sont dressées, lèvres ouvertes, prêtes à lancer à plein gosier le flot issu des poitrines sonores, l’œil vissé sur le bâton d’ébène à bout de métal argenté... et la vague harmonie s’épand au seuil de la vieille église, dont le curé Lamorlette a soigneusement clos les vantaux des portails, afin que le temple divin soit préservé de ces échos païens.

Puis, quand après le dernier accord se sera éteint le dernier lampion, la ruée de ces travailleurs en fête s’élancera vers les spectacles du centre au long de l’antique voie populaire, cette rue Neuve par où circulèrent des générations sans nombre, coulant vers le fleuve géant de l’Oubli, et qui s’est distinguée en ce jour de kermesse par un arc de triomphe au feuillage touffu et fleuri, dont le front s’éclaire des mots : « Paix et Travail » –, devise favorite d’une population consciente de son devoir social !

Demain, on reprendra le collier, chacun, suivant ses possibilités, se promettant d’économiser sou à sou, sur la paie du samedi, le maigre viatique qui paiera l’aller et retour pour Paris et les frais d’une journée de fatigue dans les couloirs du vaste bazar international. Chacun alors en prendra pour son argent !

La grande affaire qui devait mettre en émoi les cœurs de tous les Rémois, musicophiles ou non, c’était le concours des harmonies de France, qui allait avoir lieu en août dans le jardin des Tuileries et la salle du Trocadéro.

Principalement, la lutte entre les deux sociétés musicales les plus réputées de France : l’Harmonie de Roubaix et celle des Sapeurs-pompiers de Reims.

Ici, on s’y préparait depuis de longs mois et tous ceux, nombreux, qui connaissaient la richesse et les ressources en exécutants de premier ordre de nos sociétés rémoises, notamment de la cohorte remarquable sous les ordres de Gustave Bazin, ne doutaient pas du succès des uns et des autres.

Toutefois, dans le for intérieur, on redoutait les conséquences, pour l’amour-propre local, d’un échec, si honorable fut-il, et on suivit passionnément les répétitions générales des morceaux de choix ou imposés pour le concours international de Paris.

Ces répétitions avaient lieu au Cirque et le public y était admis gratuitement.

Aux dernières heures, la certitude d’un triomphe s’était fortifiée en nos cœurs, malgré certaines rumeurs défaitistes provoquées malicieusement par les rivaux de la cité roubaisienne, que Reims trouva toujours et partout sur les sentiers de sa fortune, en travers comme une bûche équarrie entre les rails d’une voie ferrée.

Et les voix de ces cassandres intéressés à notre défaite allaient partout répétant des propos d’une vraisemblance alarmante, incitant à des réflexions amères.

On ne doit pas ignorer qu’à Roubaix les musiciens des Sociétés locales obtiennent de leurs « patrons », la permission de déserter le bureau ou l’atelier pour participer aux répétitions de détail, en semaine. Chez vous Rémois, il n’en est pas de même : on est pingre et indifférent au delà de toute expression ! Et votre Bazin, si talentueux qu’il soit, n’en est pas moins obligé de se décupler, journée faite, voire au besoin, de faire le garçon de pupitre ! Du vrai là-dedans. Bah ! on verrait bien ! Vous n’aurez pas le premier prix !

Assavoir ! Toujours est-il que, dans la nuit du 24 au 25 août, les Pompiers et les Régates partaient ensemble pour Paris.

Les Enfants de Saint-Remi et la Fanfare Holden allaient, aussi, de leur côté, affronter le combat, non sans qu’auparavant des froissements d’amour-propre eussent failli gâter les rapports de solidarité existants, de toute éternité, entre les chefs de nos sociétés musicales.

Pendant la période de préparation, les esprits s’échauffaient, les nerfs s’excitaient, des paroles irréfléchies traversaient, en flèches empoisonnées, les dialogues et les controverses.

Le 10 août, la chorale des Enfants de Saint-Remi exécutera, en public au Cirque, ses morceaux de concours.

Gustave Bazin, invité à prêter le concours de sa société, se récuse, prétextant que, comme directeur de la société orphéonique rivale, l’Union chorale, il a des devoirs envers elle ; en outre, point de loisirs.

Or, c’était le 5 août, au Café du Palais, en présence de deux moos Tassigny-mousseux, qu’Ambroise Petit avait sollicité de G. Bazin le concours de sa musique.

Bazin avait accepté, en ajoutant toutefois : Pourtant, cette date du 10 est proche ! Soit ! on essaiera.

Le lendemain, démarche du prometteur auprès du solliciteur, et d’accord en commun, on décide une remise au 13, sauf un cas de force majeure.

Patatras ! le 7, le cas de force majeure entre en jeu. Conciliabule animé le 8.

Comment faire ! Je ne puis moi-même être libre ce soir-là. – N’en disons rien et votre sous-chef conduira. – Soit ! à condition que le capitaine Patoux y consente !

Pourquoi Patoux se serait-il refusé à cette combinaison ? Il accepte et tout serait pour le mieux ; mais, entre-temps, les langues ont manœuvré, les esprits se sont aigris et échauffés. Ambroise est pétulant, Gustave orgueilleux...

Des sociétaires, de part et d’autre, se mêlent à la bagarre verbale : on laisse échapper des propos mordants à l’adresse de Bazin. Celui-ci se fâche.

Eh ! quoi, Petit se croit-il mon supérieur ou l’un de mes maîtres !

Tout est rompu, mes bons Bilots... et il faudra remplacer la Municipale par les Régates, lesquelles d’ailleurs se prêtent volontiers aux manifestations publiques et à la parade : leur costume est frais et pimpant, l’effectif est de première jeunesse, on y rencontre plus de fines moustaches que d’épaisses toisons grises.

Certes, on ne sous-estime que trop l’effet du costume sur le recrutement de nos sociétés locales en tous arts et exercices ! La casquette à deux, trois et quatre galons d’argent est un véritable miroir à alouettes. A-t-on jamais mesuré le degré de jalousie suscité en bien des cœurs vaillants par les pattes d’épaulettes, le pantalon à bande rouge et l’épée au côté, de nos artistes de la Municipale ?

Enfin, le 16 août, a lieu ce sacré concert, origine de tant de parlottes.

Antoni et ses Régateux exécutent à la perfection Le Trésor des Aïeux, de Reissiger, et le jeune Labrousse, hautboïste frais éclos de la classe du papa Arnoux, obtient un succès personnel.

Tous ces frères ennemis vont se retrouver à Paris unis dans l’amour de la petite patrie et la fierté de lutter pour sa gloire. Aussi dans le triomphe !

Aux Tuileries, la Fanfare Holden obtient un prix d’encouragement, et elle s’en satisfait modestement : on est né d’hier et on n’a pas encore de prétentions élevées.

Pourtant, la grosse face de Béaslas rougit sous l’épais bourrelet de ses moustaches : il espérait mieux, car on avait recruté les as de plusieurs fanfares des gros bourgs voisins, Pontfaverger et autres, – comme cela se pratique depuis des années un peu partout et pour tous concours.

Les Enfants de Saint-Remi conquièrent un deuxième prix d’exécution, et ont l’honneur d’ouvrir le soir même le concours du Trocadéro.

Ceux qui eurent la chance de se trouver à cette cérémonie s’en rappelleront longtemps : ce fut une apothéose pour les Rémois.

Souvenons-nous de cette date : 26 août 1878. Onze ans après, ce miracle devait se renouveler, avec les mêmes protagonistes, et sous les mêmes voûtes sonores !

Henri Dallier, l’enfant de Reims, faisait à cette date l’intérim du poste d’organiste à Saint-Eustache des Halles, vacant depuis la mort de Édouard Baptiste, professeur au Conservatoire. Il est présent avec tout ce que Reims compte de personnalités artistiques ou mondaines immigrées à Paris.

Le morceau choisi par nos pompiers est l’oratorio : Réformation, de Mendelssohn, dont nos oreilles avaient eu la primeur sous les arbres de la Patte-d’Oie.

Le jury se partage et accorde 13 voix à la Municipale de Roubaix contre 11 seulement à la Municipale de Reims.

Stupeur ici, là fol enthousiasme, qui dure peu, car, à vérification, les totaux changent : 16 voix pour Reims, 12 pour Roubaix.

Les tables sont renversées ! On s’embrasse dans les travées où sont rassemblés nos compatriotes parisiens et ceux venus de Reims !

Et c’est l’exaltation quand, sous l’impression enthousiaste du triomphe, nos musiciens, brûlant d’une fierté qui décuple leur talent, exécutent dans l’extase générale, une Symphonie de Beethoven, le Cortège de Bacchus du ballet de Sylvia, et finalement, l’ouverture de Guillaume Tell, où la flûte de Trompette et le hautbois de Charlier font merveille !

Serait-il possible qu’on ne revît jamais entrée plus triomphale dans une ville en rumeur qu’au retour des Pompiers et des Enfants de Saint-Remi en ce soir du 28 août 1878 ? Pourtant 1889 devait voir ce miracle s’accomplir !

Le monde catholique fut endeuillé par la mort du pape Pie IX, de tumultueuse mémoire, père d’un concile œcuménique et du Syllabus, ancien zouave pontifical, batailleur comme le fut notamment son altier et lointain prédécesseur Jules II, et dernier souverain de la Rome du Sacré-Collège. Mastaï Ferretti, décédé le 7 février ; le fin diplomate Pecci, sous le nom de Léon XIII, sera son successeur.

À Reims, les bourdons tintèrent un glas de circonstance.

Le 20 juillet suivant, les Petites Sœurs des Pauvres inauguraient leur chapelle de la cité de Bétheny.

Leur intronisation en ville datait du mois de novembre 1868, date à laquelle leur supérieure, Mme de Beaufort, âgée de 80 ans, fit sa première quête en ville.

Il importait au début de la fondation d’obtenir des fonds de la charité publique. Les premiers 20.000 francs acquis de cette façon servirent à l’achat d’un immeuble, rue Neuve, 93, vis-à-vis la rue de l’Équerre.

Au mois de janvier suivant, le 18, cinq sœurs en prenaient possession, et le lendemain y hospitalisaient leur première pensionnaire, une ancienne bonne, très âgée, qu’on installa dans les embarras d’un maigre butin mobilier, rassemblé de bric et de broc.

Neuf ans plus tard, la congrégation des Petites Sœurs des Pauvres, à la cornette blanche et au frac bleu, affiliée aux Franciscaines, disciples de François d’Assise, le poétique harangueur de nos frères les petits oiseaux, possédait une vaste maison d’œuvres, où elles entretenaient gratuitement et pieusement, du produit alimentaire de leurs quêtes en ville, une centaine de vieillards.

Qui ne s’est senti doucement ému et le cœur fondant en présence de ces humbles mendiantes, sollicitant des ménagères quelques sous, non pas même, mais simplement le superflu de leurs tables ?

La pâtée des pauvres en est devenue presque somptueuse, le cœur de nos Rémoises ayant compris tout ce que présentait d’utile, de méritoire et d’exemplaire, cette institution charitable, à peine distraite de ses fins évangéliques par un zèle confessionnel fort admissible et respectable par sa discrétion réfléchie.

À l’occasion de la bénédiction de cette superbe chapelle, – seule récompense sollicitée et obtenue par ses mendiantes du peuple souverain, servantes du Christ –, Mme Haslaüer envoie de Givet une centaine de pipes de bruyère pour les messieurs de l’asile, munis jusque-là de bouffardes plus ou moins esthétiques et savamment culottées.

On ne dit pas qu’elle ait joint à l’envoi une cargaison de Thomas-Philippe à couverture bleue, manne des braconniers et concupiscence des fumeux rémois.

Ah ! le tabac belge passé en contrebande ! Quel arôme ! et quelle joie d’en nasarder les gabelous à dents de chiens et à l’uniforme gris vert !

La musique et la gymnastique furent en ces temps préraphaélites les deux mamelles de la déesse des réjouissances publiques à Reims.

La Municipale des Sapeurs-pompiers était hors de pair. À ses côtés, non moins fière de ses éléments de succès, la Fanfare des Régates Rémoises, et dominant le Tout-Reims, du haut de la butte Saint-Nicaise, l’Orphéon des Enfants de Saint-Remi.

Bazin, Antoni, Ambroise Petit : trio étincelant et réputé. Sous leur baguette d’ébène à bout ivoiré, une phalange frémissante et docile s’apprête à toutes les audaces, à tous les combats, à toutes les victoires.

Leurs bannières rutilent de palmes et de médailles, l’or, le vermeil, l’argent, scintillent et tintinnabulent aux rayons de l’astre de la vie. Le bronze ? Fi donc ! il est dans nos goussets ou nos porte-monnaie.

En gymnastique, l’aïeule, la doyenne, L’Ancienne, qui portait ce nom même en venant au monde. De ses flancs, la sémillante Gauloise, qui à son tour, enfante La Fraternelle.

Recks et trapèzes font florès et nos fibres patriotiques titillent sous nos peaux au défilé de ces fiers éphèbes de la Gaule-Romaine, espoirs de nos revanches nationales.

Les Enfants de Saint-Remi dataient de 1867.

Leur premier concert public fut donné par 25 exécutants de choix, tous enfants de la fabrique et du vieux bourg, tisseurs, fileurs, trieurs de laine, apprêteurs... et bobineurs !

Leur directeur, Ambroise Petit, nouveau venu en notre ville mais déjà rubicond et chevelu, les tenait en main, par le cœur et le sentiment, l’esprit d’émulation, l’orgueil de leur ascension sociale par la fraternité artistique, et aussi sa charité bien connue et discrète.

Combien de ces pauvres hères du travail manuel s’adressèrent à sa générosité, à l’heure du besoin, quand la fin de semaine n’avait pas apporté le salaire nécessaire à l’acquit des menus crédits consentis par le boulanger ou l’épicier... souvent le cabaretier.

Un chanteur, ça a souvent le gosier sec, et si les rossignols des bois ont à leur service des sources fraîches où se désaltérer, nos bilots se plaisaient à barboter et se mouiller le larynx à la mare au vin rouge d’un Paillotin, d’un Gaspard-Havart ou d’un Bolâtre hospitaliers et confiants.

Alors, le bon Ambroise, en cachette des siens, prenait la pièce de cent sous salutaire dans son porte-monnaie à fermeture mal assurée et s’assurait ainsi de l’exactitude aux répétitions, à la salle de l’école rue Perdue, en plus d’un dévouement sans bornes.

Le président-fondateur avait été l’avocat Henri Paris, avec Leconte aîné, dit le Merdouilleux, et Ernest Houpin, seigneur de Fléchambault, comme assesseurs ou chandeliers.

Le premier concours qui vit leurs premiers succès, en troisième division et deuxième section, eut lieu à Meaux, peu avant cette guerre franco-allemande, aux suites si redoutables et à longue échéance.

Dislocation en l’année terrible 1870-71. On se reforme, en 1873, pour aller en 1874, à Saint-Denis, cité usinière et enfumée.

1875 est l’année triomphale : Meaux, Soissons, Vitry-le-François, Château-Thierry, médaille d’or. La bannière en velours Sienne, don des Dames-Bourgeoises de Par-en-Haut, ressemble déjà à un cadre où la batterie de cuisine serait précieusement astiquée au tripoli. On en est fier.

Puis, l’ombre de Paul de Koch accueille nos héros du gueuloir et des lèvres mi-closes, sans sourdine d’ébène, à Romainville, centre de fritures pour les grisettes d’alors, mères de nos midinettes du XXe siècle.

En 1877, on se présente en deuxième section de la division supérieure à Lagny, – ce Cochons-sur-Marne de Léon Bloy, ennemi des proprios –, et l’on y emporte trois premiers prix, trois médailles. Sept et trois font dix ! La batterie se complète, où Virgile Girardot ni l’Homme-d’Osier n’ont rien à revendiquer.

L’excellence au Cateau. Ah ! mes amis, le retour en fanfare de c’Cateau ! L’Exposition de 1878, les Tuileries, le Trocadéro : apothéose. Ambroise en devient fou !

En division supérieure et première section, lutte de larynx avec la trentenaire chorale Clémence Isaure, de Toulouse.

Ces Toulousains, concitoyens de notre avocat Lasserre, quels galoubets ! Tous graine d’avocats, de ténors, de barytons ! Ceux qui n’ont pas de voix par là seront employés des postes ou voyageurs en cassoulet ou en bordeaux de la Magistère.

Tout beau, Ambroise ! tu n’es pas de taille. Peut-être ta vigilance a-t-elle été en défaut : tes bilots, oui ! tes bilots ne sont pas assez ennemis de la goutte du matin, ni de la chopine de verjus pierre-à-fusil. Ça gratte ! mais ça détériore les cordes vocales. Il faudra veiller au comptoir de zinc, si l’on ne veut pas déchoir.

On ne décroche donc qu’un second prix, mais on surpasse les Parigots de l’Union Musicale, enfants d’Aubervilliers et de Pantin, encore plus goutteux matutinaux que nos ploqueurs et rattacheurs, et qui, cependant avaient remporté le Grand-Prix à Reims, en 1876.

Consolation le soir même de cet échec, sous les voûtes vitrées du Trocadéro, où un chœur international composé de 110 exécutants choisis parmi les meilleurs des sociétés primées, chante à la perfection un hymne de circonstance : Les Voix de la Nature.

La route est belle ! Demain, nous retrouverons les Bilots rémois en tête de la basse-cour française orphéonique !

Les Régates ! En 1853, à peine le Port du Canal est-il empli d’eau et livré aux péniches et aux pirogues, que Paul Houzeau fonde une société nautique avec adjonction de fanfare, sous le musicien falot et pacifique Bouché, fort honoré de l’aventure. Modestement, quelques pupitres rassemblent onze cuivres, plus la petite-caisse.

Si jeune et si petit, que peut-on espérer d’un tel groupement ?

Bah ! ces héros cornéliens ont une valeur intrinsèque qui n’attend pas les années et on va se mesurer sans tarder, en champ-clos, avec des compères à moustaches et au poil grisonnant. C’est la veste prédite, assurée ! Qu’importe ! elle tiendra chaud l’hiver suivant.

Et on la remporte d’emblée, à Meaux. On rentrera à Reims sans tambours ni trompettes, – voilà tout !

En 1862, revanche : la bannière bleue frangée d’argent commence à s’orner d’une brochette rutilante, gagnée à Château-Thierry et Saint-Denis.

Reveste au Pré-Catelan, en 1865. C’est le ténor Renard, cher au cœur des Rémois, qui les avait attirés innocemment et candidement vers ce Waterloo, où il poussait, de sa voix défaillante, la romance et la chanson, avec d’autres bohêmes lyriques, aux instincts populaciers et guinguettoires.

Re-revanche, en 1866, à Laon et à Épernay, où l’on récolte un deuxième prix de soli et un deuxième d’exécution. Les annales inexistantes de la société auraient pu, le cas échéant, recueillir pour la postérité le nom du soliste.

Déplorons de telles négligences, funestes aux annalistes et autres espèces de râcleurs de vieux souvenirs locaux et provinciaux !

Béaslas l’Apathique prend à ce moment la direction, avec un bâton plutôt anémique et languissant, calme et tenace ralentisseur de vivace. Mais, il est un chef sérieux, ne laissant rien au hasard et à la distraction.

Les Régatiers seraient plutôt rigolards et amusards, pas bileux pour un sou, ennemis de tout cafard.

Sous Béaslas aux yeux ronds et à la moustache épaisse, on a fini de rire. On y gagne, et en 1868, les Régates, concourant en division supérieure, triomphent à Château-Thierry.

Les mânes du bon La Fontaine se soulèvent sous le couvercle du tombeau, appelant à la rescousse celles de son copain de jeu, d’amourettes et de joies culinaires et bachiques le chanoine de Reims Maucroix...

1870 ! On fait le voyage de Meaux avec les Bilots, et on se risque avec succès en excellence. On ascensionne à toute allure !

Après la guerre, Jules Martin, des tissus, prend la présidence, et trois ans plus tard, on se remet en lice à Vitry-le-François.

L’an d’après, ce sacré Château-Thierry attire à nouveau nos Rémois. D’où lui viennent donc ces attraits ? Le fabuliste pour un peu, mais l’accueil des habitants pour beaucoup. On fait la fête, à Château, et nos Gaulois sont friands de toutes réjouissances, du bec et du reste.

Béaslas ayant accepté la direction de la Fanfare Holden, est remplacé par ce Caton, le vieil Antoni, soldat sévère à moustache impériale et barbichette royale, aux cheveux ras et blancs, au geste sec et décisif. Il fallut dès lors répondre présent aux appels, ou démissionner. Ce chef connaissait ses troupes, et l’avenir lui donna raison.

Lallemand préside en 1877 et assiste aux triomphes du Trocadéro. Grâce à lui, la société-sœur nautique reprend de la vigueur.

La gymnastique était ignorée en France, en 1863.

Il faudra qu’il surgisse un apôtre et un vulgarisateur pour qu’on y prête attention, de même qu’en cette même année, un Rémois oublié de ses concitoyens, Nicolas David, réussissait à vulgariser les chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, en fondant à Paris sa publication de volumes à 25 centimes, sous le titre de Petite Bibliothèque Nationale.

Le père de la gymnastique devait être, lui aussi, un enfant de Reims.

Il y a 60 ans, au Lycée et à l’École professionnelle supérieure, dirigée par Bourdonné, on avait inscrit la gymnastique au programme des exercices scolaires, sous la direction de Andrau, directeur des Bains-Froids, à Fléchambault, maison Laviarde, et H. Defrançois.

À cette date, les Allemands venaient de créer à Mayence une société de gymnastique, dite La Germania. L’éveil était donné, et l’année suivante, en 1866, Defrançois, aidé de moniteurs, fondait à Reims une association dite Philotechnique, ayant pour but l’éducation gymnaste et hygiénique de la jeunesse.

La municipalité, sous le Mayençais Werlé, inspirateur et mécène de l’affaire, prête son concours à ces apôtres d’un évangile nouveau et rationnel.

Une société purement sportive se crée en 1867, est en pleine prospérité l’an d’après, et, en 1869, va essayer ses forces à Strasbourg, sous le drapeau de L’Ancienne. Peu à peu se détachera un rameau de cet arbre aux fruits remarquables : La Gauloise.

En 1872 intervint un essai de fusion. En vain ! Puis, La Fraternelle recueille les pupilles de ses sœurs aînées. Arthur Dagot et le docteur Arthur Decès en sont les principaux agents actifs.

Une autre version des origines de la gymnastique à Reims, à laquelle nous attachons la plus haute importance, a été donnée par une voix autorisée, celle d’Edmond Ries, ex-moniteur à L’Ancienne, et décédé récemment à la Maison de Retraite, après avoir été de longues années attaché à la firme de tissus Balourdet & Radière, successeurs : Lucien Soussillon, puis Duval, Hayem et Nottelet, rue d’Anjou, 16.

Quelques pensionnaires du gargotier Rolin, rue de Monsieur, originaires de la Suisse ou de la Germanie, gagistes dans nos maisons de champagne et de la laine, – dont plusieurs furent reconnus le 3 septembre 1870, parmi les uhlans en reconnaissance dans les rues de notre ville, la veille même de l’entrée des troupes pesantes du Bavarois von Tümpling –, ayant décidé de créer, pour leur éducation personnelle, un groupement de gymnastes, réussirent à obtenir de leur voisin de table, Henri Defrançois, qu’il leur prêtât, avec son concours professionnel, sa salle d’exercices de la rue Hincmar.

L’opération fut menée brillamment, grâce aux efforts du plus ardent d’entre eux, un nommé Tobler.

Quelques jeunes Rémois s’affilièrent à l’association, entre autres Charinet et le tout jeune étudiant en médecine Edmond Seuvre, qui habitait alors rue du Jard, 21. Cet embryon de société prit le nom de Germania. Toutefois, ses éléments purement locaux et rémois se détachèrent pour fonder un autre groupe qui prit le nom de Société Philotechnique, ainsi qu’il a été dit plus haut. Le nom d’Ancienne ne lui fut appliqué qu’après la création de La Gauloise.

Et quand La Fraternelle, à son tour, eut recueilli les pupilles de ses deux aînées, les trois sociétés, purgées de tout élément disparate, participèrent aux fêtes fédérales données dans notre ville.

Déjà, en 1875, Eugène Paz et Ziégler, de Paris, avaient organisé ici, avec leur concours, une réunion de gymnastes nationaux. En 1876, fête fédérale dans le clos Holden. En 1877, concours à Épinal, et finalement, en juin 1878, fête internationale et fédérale à Paris, qui réunit 700 sociétés dans l’allée des Tuileries.

Le trophée de La Gauloise est un coq, avec la devise : Gare à qui s’y frotte ! Son professeur est alors Galley. Son conseil d’administration a pour président l’avocat Lasserre, et les vice-présidents : Coquillart, intéressé à la maison de champagnes Gibert ; Jules Saint-Aubin, courtier en laines, ex-sous-officier de moblots en 1870-71, futur capitaine au 46e territorial, avec Ernest Arlot, et Jean Holden, neveu de Jonathan, peigneur de laines.

Olive Durieux succède à son frère Edmond à la direction de ses ateliers de peinture sur verre, menuiserie et sculpture religieuse, boulevard du Chemin-de-Fer, 38, boulevard qui prit plus tard le nom de Louis-Rœderer. Au n° 40 se trouve le jardin de l’Embarcadère. Le photographe Trompette, caisse claire, frère de la flûte au Théâtre, et De La Chaussée, chef d’orchestre, habitent au n° 34. Le beau Polliart est marchand de laines au n° 22.

C’est en 1856 qu’Edmond Durieux avait ouvert là ses ateliers, aidé alors par l’abbé Poquet, archéologue et curé-doyen de Berry-au-Bac. Ses élèves Marquant-Vogel et Bulteau s’établirent à leur compte, le premier en 1862, et le second, entré chez Durieux en 1864, huit ans après. Albert Vermonet fut le digne successeur de son maître, Marquant-Vogel, rue de Châtivesle.

Cette industrie artistique prit jour en 1836, dans le modeste atelier du peintre en bâtiments Ladam, dont les premiers essais avaient été négligeables. Le curé de Saint-Remi lui ayant confié quelques travaux de vitrail au porche sud de la basilique, il fit beaucoup mieux. La mort vint le surprendre avant qu’il ait réalisé l’objet de ses études ; il laissait deux fils pour continuer son œuvre, dont l’un lui survécut à peine, l’autre quitta Reims pour se fixer à Paris.

Les dernières lueurs de l’Exposition universelle s’éteignirent à l’automne, marquant la minute même où devait prendre fin la présidence de Mac-Mahon.

La République allait enfin montrer au monde son visage réel, et l’esprit de restauration monarchique s’assoupir jusqu’à l’éclosion du boulangisme, commandité, a-t-on dit, en l’honneur du prince Napoléon, par les écus d’une Rémoise, la comtesse de Loynes, que le prétendant avait aimée, protégée jadis.

Le Théâtre a laissé ses portes entr’ouvertes pendant l’été. En juillet, bien qu’il fit chaud sous le lustre, la Comédie-Française attire quelque monde, grâce à la notoriété de ses ambassadeurs, les Coquelin, Prudhon, Barré, Mmes Barette et Provost, avec le Gringoire, de Banville.

La troupe lyrique et dramatique pour la saison 1878-79 subit peu de mutations. Larose, Gribonval, Rodolphe, les vedettes Dekéghel, Caroline Mézeray et Riveri restent à demeure. Mme Kéfer sera au piano, De La Chaussée, au pupitre de chef, Coussette, répétiteur, et Collas, souffleur.

Le programme des représentations à venir est peu sensationnel. Avec les débuts, on atteint généralement Noël au moyen du répertoire courant. Les nouveautés apparaissent plutôt dès janvier.

L’Association des Artistes Musiciens fournit dix concerts à la salle Besnard, alternés de musique de chambre, et d’orchestre, avec 60 exécutants, sous le bâton de Gustave Bazin. Ernest Lefèvre est au piano.

On commence à apprécier le talent remarquable du violoncelliste François, promu tout récemment maître de chapelle à Notre-Dame de Reims : ce virtuose se montre l’égal des maîtres, sans chercher le moins du monde à éclipser leur renommée.

Grand et fort, alerte malgré ses cinquante ans, sa réputation artistique ou son entreprenante galanterie, que l’âge n’a pas désarmée, lui conquièrent de jeunes cœurs, entr’autres celui d’une brune Rémoise à l’œil andalou et à l’impeccable pureté de visage et de lignes, qu’on appelle familièrement la Grande-Margot, laquelle deviendra pour quelques lustres l’une des plus lumineuses étoiles de ce demi-monde qui déambule entre les boulevards de Paris et les hôtels particuliers, aux relents de vin mousseux, de notre ville.

Le ténor Richard, de l’Opéra, enfant de Reims, vient chanter à la salle Besnard, devenue salle Péria, le Noël d’Adam, à l’occasion de la Sainte-Cécile. Richard, en réalité, n’est qu’un pâle reflet d’Antoine Renard.

Au Cirque le 17 novembre, concert de la Municipale avec la chanteuse Rose Bünzli, notre jolie concitoyenne, dans la Valse du Pardon de Ploërmel.

Elle était la fille aînée de cet artiste brillant et classique à la fois, virtuose de l’archet, que les échos de 1848 avaient attiré de la Suisse, son pays natal, vers nos régions à terre favorable à la plantation des arbres de la liberté.

Né à Enge, dans le canton de Neuchâtel, en 1820, il adopta la France seconde patrie et Reims comme siège de ses exploits et de son enseignement. Son professeur avait été le célèbre Molique, de Zurich, violoniste à la cour du roi mélomane Maximilien de Bavière, à Munich.

À son tour, Bünzli devait faire éclore de nombreux artistes, entr’autres le Rémois Henri Marteau, son élève dès l’âge de quatre ans, et celle qui fut Mme Blouet-Bastin, tous deux premiers prix de violon au Conservatoire de Paris.

Nous l’avons vu, en 1878, alors qu’il habitait rue de l’Échauderie, 4, arpenter de son pas alerte les rues de notre ville, se rendant à domicile chez ses élèves ou aux cours chez Laplanche et Mennesson.

De taille au-dessus de la moyenne, le dos légèrement voûté, toujours vêtu de redingote noire et du couvre-chef de haute forme, à la soie quelque peu roussie, il avait le teint rose foncé, de gros yeux à fleur de tête aux sourcils épais, la moustache tombante abondamment fournie, et le visage rond et glabre encadré de longs cheveux plats, légèrement bouclés à leur chute sur la nuque. Aspect un peu revêche, qui ne laissait point pressentir la patience infinie déployée autour de ses élèves. Ce fut un brave homme et un modeste et réel artiste, que Reims et l’art perdirent en 1901.

Au Casino, devenu théâtre des bouffes, les désopilants Clodoches.

À la Sainte-Barbe, bal et banquet des Sapeurs-pompiers : il tombe sur nos toits et dans nos rues des rafales de neige. Les marchands de marrons, Ferrari et ses émules, ont ouvert leurs auvents et allumé leurs fourneaux.

Ferrari s’installe au seuil de l’impasse du Comte- d’Artois, rue du Bourg-Saint-Denis, non loin de Naviaux le charbonnier. Les voitures à bras de ses confrères stationnent à l’angle de la rue de Vesle, près du Théâtre, et aux environs de Saint-Jacques, dans l’impasse de ce nom.

Un Alsacien immigré, J. A. Wiernsberger, aîné des trois fils du violoniste de ce nom, venu à Reims dès 1875, se fait entendre pour la première fois en public, le 15 décembre, à la salle Péria ; c’est un pianiste au talent sobre, appelé à un bel avenir.

Reims lui fait bon accueil ; plus tard, il aura sa place à la tête des chœurs de la Philharmonique reconstituée par son père et Ernest Lefèvre.

Comme compositeur, il fera exécuter à notre Théâtre un drame lyrique, Rioval. C’est un admirateur de Wagner, de ses méthodes et, au physique comme à l’intellect, il dégage un aspect des plus rébarbatifs. Nerveux et justement féru de sa personnalité musicale, peut-être perdra-t-il des sympathies dans certains milieux ? Mais, en 1878, ceci reste encore le secret de l’avenir.

Il nous abreuve de musique allemande : du Mendelssohn complété par un choix de Valses de S. Haller. Nous le suivrons avec intérêt, d’année en année.

Salle Péria, curieuse exhibition des Pupazzi de Lemercier de Neuville, exhibés à Reims, pour la première fois, en 1868.

Dès 1863, cet original illusionniste fabriquait des marionnettes en carton pour distraire ses enfants, en imitant les charges photographiques d’Étienne Carjat, publiées dans la gazette Le Boulevard. Une légende explicative à la Gavarni complétait simplement l’illustration.

Les cartonnages découpés se transformèrent peu à peu : ses pantins ont maintenant la tête et les doigts en bois ; le corps est en étoffe sous laquelle on glisse le bras, et, tandis que le pouce et le médium stimulent les bras, l’index remue la tête : combinaison fort ingénieuse dont les effets sont surprenants.

Et c’est de ces éléments distractifs plutôt restreints que les jeunes couples nouveaux de l’année vont se gargariser aux lendemains éblouis de leur union, alors que la lune de miel éclaire de ses pâles reflets les sentiers remplis d’ivresse de leur aurore conjugale.

Parmi ces heureux à qui l’avenir mystérieux et souvent décevant ouvre les portes de ses mystérieux arcanes, on peut sans risquer d’écorner la vraisemblance, citer tels et tels dont les papas sont venus au monde avant eux et qui trouveront à glaner dans leurs bourses de voyage nuptial les petites sommes nécessaires à chacun pour payer sa place au théâtre de la vie rémoise, – notamment ceux-ci aux noms bien connus :

Ce bon gros Fleury, vermillon et réjoui, à la tignasse blonde frisée, Étienne pour les dames, Alexandre pour les messieurs, pharmacien au 91 du Bourg-Saint-Denis. Né en 1849, comme Albert Dazy, comme Gustave de Bohan, comme Henri Dallier e tutti quanti, à Corbeny, du chapelier Fleury-Bocahut, il épouse une brunette sémillante et intelligente : Henriette Élise Deborre, fille aînée de Jean Henri Deborre-Sens, ex-fabricant de chapeaux de paille.

Président à la cérémonie nuptiale : un oncle, Jean Pascal Deborre, dans les paillons également, place des Marchés, 34 ; Nicolas Martin, cabouletier de 4e zone au faubourg de Laon, et, côté médicaments et aliments de chauffage pour faire bouillir la marmite conjugale, le vieux Camille Dubourg-Maldan, directeur de l’École de médecine, rue des Capucins, 25, et le confrère Goubaux, rue de Tambour, 16.

Quand Deborre père eut marié sa cadette au pâtissier Dalit, À la Renommée des Brioches sans vaseline (affirmait-on !) il se retira de la vie bruyante du centre pour terminer ses jours là-haut, à la Haubette en une véritable thébaïde.

Saluons un nom voué aux destins les plus honorifiques (qui l’eût cru ?) : Roche (Eugène et Casimir), fabricant de bascules, rue du Bastion, 5, né à Braine en 1851, de Léon Roche-Labarre, marchand de nouveautés, prend pour épouse Augustine Louise Froment, native du faubourg de la Chapelle, à Paris, en 1857, de Charles Toussaint Froment-Coutte, fondeur.

Leur fils Charles Roche, devait être le premier maire de Reims d’après-guerre en 1919. Roche père fut mêlé longtemps aux luttes politiques locales, étant l’une des personnalités les plus agissantes du parti radical à Reims.

Les témoins à ces noces furent le frère aîné Léonor Émile, l’oncle Alexandre Coutte, cheminot de l’Ouest, au Havre ; Julien Lefebvre, marchand de vins à Vanves-Malakoff et Ernest Bailly, des Bascules et Balances, avec série de poids, à Paris, 4, rue de la Ferronnerie.

La laine s’empresse dans les sacristies paroissiales pour serrer les mains à ces jeunes tendrons que nos curés ont arrosés de leurs bénédictions : d’abord, le bel et rose Endymion aux cheveux d’or, Olivier Zhendre, veuf de Blanche Collet († 1875), lequel prend en secondes noces Alix Constance Varin, fille de Varin-Cellier et belle-sœur de Stéphane Ducancel. Zhendre est associé au poussah Barbier, rue de l’Avant-Garde .

À la suite, le pétulant et sympathique placier de la maison Wenz, Moyen, 23 ans, fils de ce JEAN-BAPTISTE Moyen, impasse du Parvis-Notre-Dame, 7, qui servait sous Henri Gavroy et Joseph Hubert, au Lion-d’Or ; sa femme sera une demoiselle Marie Génin, fille de feu Louis Génin et Marie Pellier, ourdisseuse.

L’oncle Génin, savonnier, rue de Venise, 63, fournira au lavabo. Quant à Émile, frappé de veuvage, il s’en guérira en épousant la pimpante soubrette Simonnot, fille d’une ouvreuse à notre Théâtre et tenancière du bureau de location des spectacles, rue Tronsson-Ducoudray.

Dans les laines également, la souche Payard avait donné naissance à celui qui porta aux nues la réputation des cristalleries de Baccarat, Charles Émile Payard, qui, veuf de Marie Bichelberger, décédée à Étival (Vosges), se remarie avec Louise Guyotin, rémoise pur sang, fille de Victor Guyotin-Ragot, ex-fabricant de couvertures, rue du Cardinal-de-Lorraine, 17.

Témoins : le préposé en chef aux octrois, Coutier, le teinturier Georges Bellot, le docteur Edmond Seuvre et Garnot, fabricant de cardes, rue de la Peirière, 8.

La fabrique rémoise fournit ses inscrits à la conscription conjugale de 1878.

Au premier rang, un futur maire de Reims, Maurice Noirot, rue des Filles-Dieu, 10, et Marie Amélie Hennegrave, de Bétheniville.

Noirot était originaire de Brelan-sur-Ource (Côte-d’Or) où son père exerçait le commerce de laines brutes en qualité d’acheteur à commission pour la firme Ad. Prévost & Gosset. Adolphe Prévost attira le jeune homme à Reims pour en faire un placier en blousses et peignés. Les débuts furent assez pénibles et le père La Perruque, en l’espèce Adolphe Prévost lui-même, mauvais juge, alla jusqu’à dire de ce néophyte qu’on n’en ferait jamais rien.

Motif de cette appréciation sévère : le jeune attrape-science n’avait pu, du premier coup, acquérir le tour de bras indispensable au fonctionnement parfait et régulier de la corde sans fin ajustée à la calande, et au moyen de laquelle les trieurs ou garçons de magasin font parvenir aux étages les balles de laine. On était dur aux jeunes en ces temps-là !

La preuve de sa valeur devait être fournie par l’alerte et avisé Bourguignon, qui fut l’un des plus notables fabricants de tissus à Reims, en coopération avec Frédéric Lelarge, et devint maire de notre ville.

Avant son mariage, Maurice Noirot fréquentait la pension alimentaire de la mère Gélu, rue Nanteuil, fameux restaurant où, de son temps, la table était présidée par le fastueux et irrésistible Christian, de la maison Goulden, assisté et entouré de ses collègues sympathiques : Benjamin David, de la firme Marteau frères, ex-1er prix de violoncelle au Conservatoire de Strasbourg, sa ville natale, – Félix Pilton, dit Tonton, amateur d’art éclairé et boute-en-train des Jeunes-Reims mondains, – Joseph Rémond, bourguignon de Bussy-le-Grand, – et ce musicien renommé Ernest Lefèvre, – Charles Stenger y apparut plus tard –, ainsi que d’autres lapins des plus fameux, qui tous firent honneur au clapier rémois. Bartès le bouchonnier en était aussi.

C’est vers cette époque que le juge suppléant à Rethel, Henri Jadart, nommé en cette même qualité au siège de Reims, vint fixer ses pénates dans notre ville et y épouser Mlle Marie Givelet : il y finit ses jours studieux et loyalement remplis, en 1922, au poste de conservateur de la Bibliothèque municipale.

Également à cette heure poussait ses premiers vagissements un enfant du IIIe canton qui, de nos jours, est à la tête du plus important organe de publicité de notre ville et directeur-propriétaire de l’Imprimerie Centrale, rue du Clou-dans-le-Fer, 11. Ce self man était d’origine des plus modestes, et s’en glorifie justement.

Son aïeul, Vincent Philippe, était habitant de Villers-sous-Châtillon, où, avant la Révolution, il épousa une jeune paysanne attachée à la domesticité du marquis Philippe de Villers. Le premier fils issu de cette union, Simon Gabriel, fut, de nos jours, boulanger rue des Créneaux, où le populaire l’appelait familièrement marquis, sans doute en souvenir de l’aïeul de Villers.

Son épouse s’appelait Alice Léontine Rogé ; elle fut la mère de Eugène Philippe, ancien boulanger, actuellement vice-président du Bureau de bienfaisance, à Reims, et du cadet de la famille, ce Rémois de premier jus, né précisément en 1878.

Jean-Baptiste Cavarrot, 26 ans, contremaître de peignage à l’usine Victor Rogelet, rue Saint-Thierry, né à Souillac (Lot) de feu Pierre Cavarrot, des chemins de fer de l’Est (mort accidentellement en 1876) et Théola (Pianola-Ocarina) Marie Hermenge, 18 ans, née à Lorient, pays de la sardine, d’un musicien à l’oreille dure, Auguste Hermenge, sous-chef de musique militaire en retraite, directeur de la remarquable Harmonie des Petits-Frères de la rue du Jard, et de Julie Guillaume. La mariée a pour cousin Claude Guérin, cultivateur et maire à Saint-Morel (Ardennes).

Camille Rousselle, employé des tissus, rue de Pouilly, 4, 26 ans, né à Auménancourt-le-Petit, – et la cadette des demoiselles Poissinger-Charpentier, Blanche Louise, 20 ans, rue Cérès, 36. Tous deux ont l’heur d’être des reconstituants de Reims et habitent en 1927, leur confortable immeuble à l’angle rues des Murs et Ponsardin.

Mlle Poissinger l’aînée, avait épousé Alexis Baudet, violoniste et commissionnaire en tissus.

Aux noces de Camille assistent Ernest Boucton, épicier à Pontgivart ; Narcisse Farre, des champagnes, de la gymnastique et des Sauveteurs ; Prosper Bourbon, bouchonnier à Reims, et surtout Clovis Rousselle, maître tisseur à Auménancourt qui faisait le messager entre ce village et les fabriques de Reims, notamment chez Charles Godet, où on lui remettait, en échange des pièces faites, les canettes de trame et les chaînes collées pour tissage.

Ce trafic dura des siècles, aussi bien pour les peigneurs à la main de la laine que pour les trameurs, fileurs et tisseurs de la banlieue de Reims, centre industriel de premier ordre.

Avec les progrès de la force électrique, peut-être reverrons-nous cette industrie pastorale et villageoise renaître dans nos régions, grâce au travail mécanique à la maison, si hygiénique et salutaire !

Un jeune auneur de tissus, Louis Protin, fils de Protin-Chardon, épicier-buvetier, rue des Trois-Raisinets, à l’angle de la rue de l’Isle, devient gendre du chanteur populaire Gadiot-de-Saint-Martin, en épousant Marie Éveline, de la rue des Cordeliers, 13.

À la barre de l’état civil comparaissent les oncles et frères Chardon, maçons en Dieu-Lumière ; cet autre Chardon, mâle superbe pourvu d’une barbe de fleuve blonde comme les blés, haut de 1 m. 80, sapeur porte-hache, aux Pompiers sous bonnet à poil et tablier de basane blanche dont l’épouse exploite, rue du Jard (angle rue Marlot), le fonds, jadis tenu par la veuve Protin, de mercerie, jouets, pièces d’artifices pour moutards, pourvoyeuse attitrée des gamins du quartier en fusées vessantes et pétantes, soleils, crapauds, romaines, flammes de Bengale et bougies de Noël, et autres éléments d’allégresse aux jours de premières communions ou fêtes publiques, impériales ou nationales.

Les Esteva continuent à faire souche de bons et indéfectibles Rémois. La majeure partie de notre meilleure citoyenneté est faite de ces alluvions.

Pierre est né à Épernay en 1853 de François-de-Paul Esteva-Menuet, lequel vint installer, vers 1860, ses pénates dans la rue du Barbâtre, 93, avec son outillage de bouchonnier. Il épouse Héloïse Collin, 22 ans, fille de Hubert Collin-Millet, marchand de laines dont les affaires ont prospéré aussitôt la guerre 1870-71 terminée, et qui a ses bureaux et magasins de blousses rue de l’Écu, 16.

Collin-Millet, qui a pour associé son frère Julien Collin, beau-père d’un lieutenant aux 132e de ligne, Bléger, eut la fantaisie de créer à Cernay une propriété comportant maison d’habitation et vaste jardin à fleurs et légumes. Comme l’eau potable était difficile à se procurer dans le village, il fit construire un élévateur hydraulique avec roue à ailettes fonctionnant sous le vent. Le coût de l’entreprise se révéla comme devant dépasser les devis prévus, et Collin ne put se retenir d’avouer soudain à ses amis qu’il avait fait une folie, – d’où ce surnom de Folie-Collin que l’on donna dès lors à ladite propriété.

Pierre Esteva est décédé pendant la guerre, mais sa veuve et ses enfants sont venus après le grand exode réhabiter leur immeuble reconstruit, avenue de la Suippe, à proximité des ateliers de bouchonnerie qu’ils exploitent rue de Chevigné.

Des parents et amis qui signèrent à l’état civil à l’occasion de ce mariage, il ne reste plus que des noms et des souvenirs, s’effaçant peu à peu de la mémoire des survivants pour disparaître en dernier ressort à l’extinction de la race.

Ils étaient quatre, comme dans la chanson : l’oncle Julien Collin, chevalier de Thélème, dégustateur émérite de nos crus champenois devant l’Éternel et le comptoir de Rolin, rue Rogier ; âgé alors de 50 ans, il habitait rue de l’Avant-Garde, 2 ; un autre oncle paternel, Jean-Louis Collin, meunier à Vouziers ; le bel et imposant Noblesse, orgueil de la Chambre des huissiers, et M. Barbier, fabricant de poudrette, priseur émérite, habitant boulevard des Promenades, 71.

Eh ! eh ! voici qu’apparaissent les silhouettes bien vivantes et bien rémoises, chéries des musiciens et des bouquineurs : Péria et Grandvalet !

Alfred Péria a 27 ans et professe le piano au n° 46 rue du Bourg-Saint-Denis. C’est lui qui vient de reprendre la salle Besnard à son compte.

Il est de petite taille, replet, teint frais et coloré, vif d’allures, le verbe jeune et pétulant, les gestes amicaux, joli de figure. Le bon petit type, et combien sympathique !

Il avait servi pendant la guerre, sous Faidherbe, à l’armée du Nord, en qualité d’engagé volontaire au 20e chasseurs à pied, avec les lainiers Jules Toussaint, Jules Dupont, Charbeaux, Émile Vermonet le peintre, d’autres encore.

Son père, Gérard Péria-Gillet était raccommodeur et marchand de souliers rue de l’Écrevisse, 13.

Veuf depuis peu de Marie Évrard, le jeune Alfred ne peut supporter l’isolement et prend une seconde femme qui sera la brune et accorte Marie Félicie Draveny, 19 ans, fille de Draveny le cultivateur en Dieu-Lumière, et qui a le sac, ce qui ne nuit jamais, surtout quand on prend de l’ambition et qu’on va se lancer dans une affaire chargée d’aléas, comme l’entreprise de bals de noces et sociétés, concerts, conférences et autres machines compliquées.

Son frère Jean-Baptiste, dépositaire de machines à coudre, rue de la Peirière, 19, et l’oncle Liénard Alexandre Draveny, garde champêtre au moulin d’Huon, lui prêteront leur concours le cas échéant, l’un en faisant le service d’ordre rue Buirette, à la salle Péria, aux jours espérés d’affluence, l’autre en faisant de la réclame-double. Pourtant, l’affaire devait péricliter, afin de faciliter les voies à ce nemrod, Jény, de Beine, à la jambe de bois, qui devait lui rendre toute sa vigueur.

Quant à Grandvalet, Victor dit Virgile, ou réciproquement, qui ne l’a connu à Reims, jusqu’aux heures mêmes de la guerre et du retour au foyer ?

Qui ne s’est arrêté de longs instants, longs et courts à la fois, devant ses éventaires de la rue du Bourg-Saint-Denis, 41, puis à l’angle du Théâtre, dans la boutique où on avait vu Villat le chemisier et où on devait voir à son tour le tailleur Bocquillon, dont le fils est actuellement installé à Cannes, rue d’Antibes ? Éditions rares et coûteuses, dont nous nous contentions d’admirer le grain du papier, le florilège des titres et faux-titres en couleurs, et les réclames tapageuses. À l’intérieur, les livres pour bibliothèques privées, ces petits bouquins graveleux qu’on ne met pas dans les mains des jeunes filles, et que tout amateur qui se respecte doit placer dans le tabernacle de sa librairie.

Vous rappelez-vous, acheteurs discrets, la coquette et minuscule édition du Gamiani dû à la plume fraternelle et associée de George Sand et Alfred de Musset, – œuvre délicate auprès de laquelle le grossier et vulgairement aphrodisiaque Portier des Chartreux avec gravures de renfort, n’est qu’un appât disgusting and shocking, oh ! yes ! aux concupiscences de gamins vicieux.

En concurrence chaude avec Michaud, le père Grandvalet, érudit et fouilleur avisé, fut la providence de nos collectionneurs rémois, fins lettrés à la tête desquels on peut sans flatterie classer le sénateur Victor Diancourt, donateur généreux à notre Bibliothèque municipale d’une des plus richissimes et précieuses collections d’œuvres modernes et de reliures, avec gravures et dessins coloriés sortis des doigts de nos meilleurs illustrateurs, dont Eugène Auger.

Si tous les grands bourgeois que le champagne, la laine et cent autres industries ont enrichis dans Reims s’étaient constitués les mécènes de nos collections et de nos établissements philanthropiques municipaux, notre ville eût pu se flatter d’être l’une des plus huppées en œuvres d’art et revenus hospitaliers. Il y eut malheureusement trop d’abstention !

Lors, Grandvalet a 25 ans, il habite une maison toute basse, avec un seul étage et mansarde avec grenier, sous les tuiles, vis-à-vis la demeure de la Gazette du Bourg-Saint-Denis, alias Mme Andrieux-Appert.

Sa future est une mince et fluette Rémoise ; un visage au teint pétri de lys et de roses, aux yeux candides, un Gainsborough échappé de son cadre, la belle demoiselle Amanda Berthe Labassée, âgée de 23 ans, fille de feu Labassée-Savoye, rue des Capucins, 113.

Grandvalet aura deux beaux-frères : Arthur, rue Cérès, 61, et Édouard, rue des Carmes, 6, celui-ci comptable, l’autre, Labassée-Fleury, lamier et marchand de colle de gélatine.

Le petit père Grandvalet-Morlet, pas plus haut qu’une botte de garde national à cheval et ex-officier supérieur de ladite arme mobile, en 1848, avait été libraire et se retira des affaires en un petit local, bien à sa taille, jadis habité par Lacatte-Joltrois .

On se rappellera cette tête rasée, au menton en galoche et au nez de perroquet, plantée sur un long buste raide comme un piquet de tente supporté par deux petites jambes en cerceau, entre lesquelles un gosse du Jard aurait pu passer sans encombre.

Lui, Victor, était également de petite taille, et son sommet aux cheveux plaqués atteignait à peine aux aisselles de sa dulcinée. La loi des contrastes a ses exigences auxquelles Virgile Victor se soumettait sans rechigner.

Un temps, Grandvalet tint le haut du pavé comme lanceur de journaux à un sou dans nos rues : il avait assuré à Reims la fortune et la popularité du Petit Parisien. Lorsque le lancement fut terminé, on le remercia poliment de ses services, en le remplaçant, sans indemnité. Et allez donc ! Ce lui fut un coup dont sa santé se trouva un moment compromise !

Il quitta la prospère boutique accolée au Théâtre et s’installa rue de Vesle, dans une partie de cette propriété des Lévesque de Pouilly, d’aspect si nouveau en 1928 !

Grandvalet se confina en ce lieu dans le commerce des livres rares, et sa boutique vit défiler tout ce que Reims abritait en son sein de rats de bibliothèque et d’amateurs d’éditions de luxe.

Ses rayonnages avaient pris là la place d’une rôtisserie où jamais la Reine Pédauque ne risqua ses costumes ni son chapeau pointu, mais devant laquelle plus d’un pauvre hère affamé et concupiscent venait, aux heures propices, manger sa trique de pain bis en humant les parfums grassouillets de la rôtissoire rougeoyante.

Cet établissement alimentaire était en avance sur les temps, et comme certains enfants précoces, mourut jeune. Pourtant, on pouvait se procurer là, à un prix qui serait de nos jours une aubaine consolatrice, telle ou telle volaille de Bresse ou du Mans dont nos badigoinces auraient volontiers constitué leur pitance ordinaire et hebdomadaire.

Hélas ! les heures bénies de la poule au pot se sont évanouies dans l’immensité des horizons stellaires, que nos ailes ne sauraient franchir ! Grandvalet avait un oncle, Jean-Baptiste de Larne, qui était bourrelier au faubourg de Laon, nº 6, aussitôt le pont du chemin de fer et la nouvelle rue Lesage.

Une délicieuse voix de baryton d’opéra-comique sortait du larynx de ce bilot de Saint-Remi qu’on appelait Jules Fort, apprêteur de son métier et qui, au jour de ses noces, habitait rue des Créneaux, 23.

Soyons reconnaissant à cet utile orphéoniste du concours gracieux, – comme disent les affiches et les communiqués de presse –, qu’il nous prêta un jour qu’étant, – tout arrive dans la vie d’un chercheur d’aventures en route vers la trentaine ! – chef d’orchestre au funambulesque Théâtre des Variétés, rue du Barbâtre, nº 255, nous avions eu le toupet d’occuper de nos talents personnels, tant littéraires qu’artistiques, la majeure partie du programme de la représentation donnée sur cette scène de faubourg par une société d’amateurs des deux sexes dénommée : Arts lyrique et dramatique.

Oui ! avouons-le. Nous avions écrit, – s’il vous plaît ! – une saynète en prose et en un acte, intitulée : « On demande un mari », que la troupe en question représenta en 1885.

Ayant jadis rimé, dans une fantaisie dialoguée : « Les Savetiers », certains couplets mis en musique par un croque-sol de nos amis, Paul Dazy, nous en avions extrait une cavatine qu’interpréta ce même soir le chanteur Jules Fort, devant un aréopage d’aristarques tels qu’Abel Maurice, de L’Indépendant Rémois, et Ernest Lefèvre, chef d’orchestre à cette Philharmonique dont nous étions l’un des plus fidèles et utiles seconds violons.

Aux Variétés, ce violon minores avait été promu, par ses pairs, chef d’orchestre et il y maniait l’archet de façon magistrale.

On s’amusait à peu de frais et bien innocemment en ces temps virgiliens ! Ah ! oui ! Restons-en confus !

Et donnons un souvenir ému et reconnaissant au promoteur de ces joies spéciales, ce brave épicier de la rue Tournebonneau, 22, Edmond Lefebvre, qui, en 1878, une demi-douzaine d’années avant qu’il lui prit fantaisie d’instaurer un café-concert qui devait se transformer en salle de spectacle, se lance dans la carrière conjugale en épousant Eugénie Jeanne Viville, 19 ans, originaire d’Époye et fille de l’instituteur de Caurel.

Son oncle, Louis Étienne Lefebvre, était alors tenancier du cabaret populaire que lui-même allait transformer en Théâtre du Peuple.

Paul Georges Séré de Rivières, 29 ans, né à Toulon et fils du général directeur du Génie, épouse Eugénie Petit, des Petit-Moreau de Champlieux, rue du Marc, 9.

Parmi les notables qui assistent à ces agapes somptueuses et mondaines, citons Vincent de Gentili, directeur de la Banque de France à Bastia, oncle du marié, et son cousin le maire de Rivières, près Gaillac ; Étienne de Champlieux (Moreau ayant disparu du nobiliaire, comme entaché de roture), inspecteur des Douanes à Caen. Enfin, ce petit bonhomme si vivant, si causeur, si blagueur, si pétulant, à la face pleine ornée d’un nez grassement aquilin et des plus visibles, le marchand de laines Ernest Assy, cousin des Petit et septuagénaire depuis deux ans.

Victor Robinet, âgé de 30 ans, fils de Robinet-Massonnet, bonnetier, rue Libergier, 43, épouse Estelle Léonie Delhorbe, fille de Delhorbe-Rochet, de Guignicourt, et nièce du restaurateur, le bon gros Delhorbe, de la rue Trudaine, gargotier émérite où les chopinards les plus distingués de la laine comme du marché alimentaire voisin se succèdent, avant d’aller prendre la demie apéritive chez Charles Barbelet, l’écailleur d’huîtres et le rôtisseur d’escargots d’en face.

Chez Delhorbe, on ne stationne guère : on siffle et on part, et toujours le vin provient de nos crus secondaires les mieux choisis.

D’une autre union de cette fructueuse année 1878 allait surgir, ou du moins germer ce domaine d’utilité publique qui sera plus tard le vignoble de Sainte-Geneviève et reconstituera le cru de Reims proprement dit, déraciné depuis un demi-siècle.

Il y a belle lurette que Cormontreuil et Saint-Éloi n’ont plus de ceps sur leurs pentes crayeuses et sablonneuses !

Auguste Walfard, 24 ans, fils de Walfard-Galien, rue de l’Arquebuse, 3, lie sa destinée à celle de Berthe Émilie Thérèse Binet, 17 ans, fille de Binet-Copigneaux, rue de la Justice, 36. Témoins : l’oncle Copigneaux, courtier en vins rue Ponsardin, 18, et l’avocat Brissart, fils du célèbre libraire rémois Brissart-Binet.

L’ex-rédacteur en chef du journal légitimiste de Reims, La Champagne, qui s’édite dans la rue du Préau, à Reims, Henri Arsac, 27 ans, né à Largentière et rédacteur à La Gazette de l’Est, à Nancy, s’allie à une famille anglaise, dont le chef George Whitley-Hache, venu d’Amiens, professe la langue de Shakespeare et de Lloyd-George, ce vieil et macabre farceur ! dans nos écoles secondaires, et habite rue de la Belle-Image, 6.

La jeune Annette a le même âge que son époux, et naquit à Boulogne-sur-Mer, plage franco-anglaise, que les insulaires d’Outre-Manche, en leur candide et concupiscent for intérieur, considèrent comme une dépendance de la Grande-Bretagne et de l’Empire britannique, à peine séparée, et on se demande à quoi la nature a pensé ce jour-là ! – par the Channel, ce petit canal à peine assez large pour laisser circuler l’un ou l’autre des gros bateaux de la flotte de nos chers amis et alliés les Goddem.

À côté de deux noms ronflants de notre colonie champagnisante, les Goulet et les Paris, se glissent les humbles patronymes de François, appartenant au petit père Carrière, ancien perruquier retiré des rasoirs et des ciseaux rue Linguet, 4, et Félix Arthur, qui est propriété d’un Romagny de la rue des Telliers, 14, employé de commerce, élève au cours d’anglais du papa Whitley.

Et voyez la longue et maigre, blafarde et enredingotée de noir, silhouette de l’ex-pharmacien châlonnais, Félix Alexandre Soullié, sexagénaire rentier au 27 de la rue des Fusiliers, fils de Soullié-Folliet, de Cumières, lequel épousa sa nièce, Antoinette Augustine Romagny, 25 ans, fille de Romagny-Daneau, rue des Tournelles, 7.

Témoins à cette union de la jeunesse en fleur et de la vieillesse en herbe : le distingué professeur de rhétorique Prosper Soullié, propre frère de cet apprêteur de potions et marchand d’herbages purgatifs, et le cousin Biébuyck, Aloys pour nos châtelaines des environs.

Les teinturiers se mettent en branle avec le jeune Léon Détré et Mlle Bénard, d’Épernay. Détré a 24 ans, est châtelain rue de Vesle, nº 127, où il vient de passer les plus belles heures de sa prime jeunesse derrière ces murailles antiques et solennelles, revêtues d’une épaisse patine noire qui rend l’abord de cette demeure pseudo seigneuriale presque rébarbatif.

Quand donc, ont murmuré des générations de passants, les services publics feront-ils abattre ces pierres qui ressemblent à des tumuli de nécropole et ne sont pas à l’alignement ? Des lustres se sont éteints, une lutte atroce a mis aux prises des millions d’hommes armés, des milliers de tonnes de sang vermeil ont coulé et arrosé des provinces et des royaumes, des cités entières, des bourgs, des hameaux ont été incendiés et détruits sous l’avalanche monstrueuse des masses de fer forgé par les démons de Vulcain, mais le mur bosselé et craquelé et la porte désuète aux ferrures désossées a résisté et tenu bon !

Voici presque une décade que le canon a cessé de cracher sa mitraille sur le corps pantelant de la malheureuse ville, rançon du salut de la France et du Monde, et muraille et porte cochère, étage branlant et voûte prête à choir, témoignent à la face des touristes de Thomas Cook que la vieille maison des Détré est encore là pour un coup... et que les malins ne l’auront pas !

Fière et heureuse comme le diable de pouvoir faire la nique à la cambuse dégauchie et lépreuse du père Laplanche-Fortin, dont la panse inesthétique rompit si malencontreusement et si longtemps l’alignement du Bourg-Saint-Denis, et qu’un obus moins aveugle que ses petits et grands frères abattit enfin, en compensation pour la perte des façades somptueuses et rectilignes qui faisaient la gloire et l’ornement de Reims, – partant de la France –, comme les blandices du fabuliste La Fontaine !

Il n’est si grands maux qui ne s’adoucissent par un peu de bien. Toutefois, ne nous leurrons pas, et que les Détré ne se réjouissent qu’à titre bénévole : n’avaient-ils pas juré, ces exécrables Boches, suppôts d’enfer, de ne laisser pierre sur pierre de nos demeures ancestrales et de nous écarter à jamais de ce sol massacré, si cher à nos cœurs rémois !

Les Grandremy, dynastie de courtiers en laines, délèguent un des leurs, Jules, – un grand sec au nez en pierre à aiguiser les faux, au teint clair et rose de blond –, à Brimont, village pacifiquement abrité sous les sapins des collines voisines et qui ne se doute guère des échos terrifiants que son nom évoquera plus tard en nos esprits saturés d’horreur, – pour y mêler le sang urbain, un peu décoloré par une existence sédentaire et renfermée, au sang actif et bouillonnant des ruraux, et nous aurons les Grandremy-Lallemant, tête de ligne de braves gens, pieuses ouailles de nos confesseurs paroissiaux.

Les sociétés de gymnastique vont fêter les épousailles d’un de leurs moniteurs les plus réputés : Alfred Alvin, dit Alby, comme on aurait pu dire Montauban, si le hasard des naissances avait placé dans cette ville où naquit Cladel l’aïeul qui devait faire souche dans nos murs, au lieu de le faire naître à Albi.

Alfred Alvin, enfant du Jard où son père raccommodait les chaussures à la minute ! fut l’un des premiers élèves de Defrançois, dont il devint le sous-maître et l’adjoint.

Petit, râblé, vif et agile, le geste prompt et la parole brève et rare, un vrai chasseur à pied et portant le bouc en conséquence, il allait être choisi par la municipalité lilloise pour diriger un conservatoire de gymnastique dans la grande cité flamande. Il n’en est jamais revenu.

En 1878, Alfred Alvin avait 22 ans et sa future, Mlle Menu, était une jolie modiste de vingt printemps, de la rue Neuve, 112.

La rue de Contrai est en rumeur : Édouard Poix, 28 ans, boutiquier en nouveautés et rouennerie, au n° 3, épouse une rurale de Festieux, Mlle Lapersonne. Son locataire et successeur, le peintre Champrigaud, devait trouver la mort à deux pas de là, en septembre 1914.

Louis Napoléon Vély, maréchal-ferrant, rue de Vesle, 101, va fonder un ménage modèle et uni avec sa voisine du 117, Mlle Moreau. On retrouvera ce couple aimable, que les ans ni les rigueurs de l’exil n’ont point privé de leurs charmes, établis en baraque de bois, vis-à-vis le square Colbert, en 1920, et vendant aux touristes qui viennent voir comment les Boches nous ont arrangés, des devants de gilet en pain d’épice, des biscuits roses et des massepains aux amandes sortant de nos premiers fours reconstruits.

Les collectionneurs n’auront pas manqué de se procurer la carte postale illustrée représentant ces échantillons parfaits des types rémois pur sang dont il reste quelques exemplaires en notre ville cosmopolitisée : il faudra des générations pour les remplacer.

Côte à côte devant leur étalage primitif, ils sourient en fouillant du regard la foule qui passe pour y décrocher quelque visage ami d’avant-guerre. Et c’est alors des exclamations, des gestes et des racontars à n’en plus finir ! Ah ! vous voilà revenus ! nous aussi ! où étiez-vous ? avez-vous perdu des vôtres ? et votre maison ! – Notre maison, dame ! comme la vôtre, mes vieux ! en poussière. – Bah ! ILS nous les rebâtiront ? – Assavoir ! On se quitte, et au tour d’un autre.

Guerbette, successeur de Moreau-Bertèche, à l’épicerie des Loges-Coquault, prend pour épouse, devant Dieu et devant les hommes, c’est-à-dire devant le curé Deglaire et le papa Desteuque, tous deux bedonnants et joviaux à souhait et se tenant fort bien à table, – la fille à Lamiraux, le marchand de grains et sons de la rue Neuve, 54, lequel habitait en 1878 au nº 6, place Saint-Timothée.

Eugène Grassière, peintre décorateur et flûtiste à la Municipale, 25 ans, rue de Vesle, 16, se marie avec Mlle Loth, de la rue des Boucheries, 5, et reprendra bientôt le café-buvette qui se trouvait rue Chanzy, là même où se dressera plus tard la maison du docteur Seuvre.

Pierre Paul Simon, peintre entrepreneur, rue de l’Université, 9, épouse Clémence Robinet, d’Ay .

Émilie Caroline Walbaum, rue du Marc, 11, sera la femme d’un immigré, Ch.-H.-J. Noirberg, imprimeur-éditeur à Paris.

Le tailleur Édouard Charles Webert, 31, rue de Bétheny, et Robertine Lecomte, rue du Jard, 8, fille aînée d’un vieil habitant du Jard, bouddha de la couture également, papa Lecomte, dont la cadette Adèle est encore existante et bien vivante dans son Reims revigoré.

Le peintre Maussant (Arthur Désiré), 24 ans, un beau grand garçon à l’œil intelligent, à l’allure franche et sympathique, rue Neuve, 29, et Adèle Petit, 18 ans, rentrayeuse, au 55, rue du Jard, divorceront par la suite pour cause d’incompatibilité d’humeur et autres petits impedimenta de l’existence en commun.

Maussant se remariera avec Marie Delphine Lambert et s’établira rue Chanzy, 58, dans la boutique où furent jadis exposées par le gros Doyen et son successeur Gillis, les premières machines à coudre Elias Howe. Décédé vers 1900, on retrouve sa veuve rue des Fusiliers, 24, et elle décède en 1925 au 29 reconstruit de la même rue, à l’âge de 72 ans.

De la même fournée conjugale, on signalera les couples suivants, dont les noms ne sont pas tout à fait inconnus aux macrobites de notre époque si agitée :

Louis Mennesson, 31 ans, encore de ce monde et bien d’adresse, comme disent les bonnes gens, juge au Tribunal civil, et Mlle Dupont, de Douai.

Clovis Maillard, dont nous avons déjà entretenu nos concitoyens, et qui, âgé de 22 ans, épouse Mlle Marcq, de Witry-lès-Reims, séduite par sa jolie voix, sa fine moustache, sa belle petite frimousse éveillée et son rire de toute jeunesse.

Gustin, 29 ans, contremaître de plomberie, place d’Erlon, 31, à la tignasse frisée, aux yeux noirs comme une nuit du Pôle, qui sera Gustin de Bonnay, sans trait d’union, par son mariage avec Mlle de Bonnay, veuve Favier, de Château-Porcien.

Louis Dagot, 26 ans, ajusteur-mécanicien, rue Macquart, 30, et Basilide Félicie Aubry, 33 ans, sa voisine, au n° 20, même rue.

Edmond Mauduit, 23 ans, enfant de la rue Brûlée, où son père était maître maçon, élève de l’école de dessin du Frère Hector, rue du Jard, 15, et demeurant rue David, 6, époux de Mlle Maupinot, de Lavannes.

Le greffier de commerce Louis Boullaire, rue Caqué, 18, et Mlle Louise Leclerc, rue de Monsieur, 36.

Pour clore ce brillant palmarès, deux types rémois qui firent nos délices en leur temps : le commissionnaire public Gobréau, dit la France aux Français, 30 ans, rue de l’Étape, 4, patriote intransigeant que ronge la vermine étrangère et qui proteste dans la cour de la Gare contre l’intrusion de concurrents à la voix rauque et aux intonations barbares, auxquels une municipalité consciente de ses devoirs devrait refuser la plaque officielle et le stationnement sur nos voies publiques.

Et enfin le placide Jean Fageol, tambour-major au 132e de ligne, virevolteur adroit de sa canne comme un cochon de sa queue, qui fait la joie et l’admiration de nos gosses rémois les jours de revue militaire, à la tête de sa clique retentissante et disciplinée, et qui se laissa tenter par les charmes déjà mûrs et l’aiguille adroite et butinière de Mlle Zola, couturière, 44 ans, au 144, rue Neuve.

Fageol, un ban en l’honneur de vos confrères de la promotion qui prendra le nom de l’Exposition universelle 1878 ! et un roulement sourd de tambours pour l’appel des morts.

Puis, une minute de silence. C’est la mode après la Grande Guerre !

Le sinistre nautonier qui dirige la caravane des défunts par la voie fluviale vers la barre du Grand-Juge règle ses départs sur l’affluence des mornes touristes.

L’entreprise de ces transports macabres est plutôt prospère dans une région où la vie des humbles est dépourvue des principales règles et méthodes d’hygiène prescrites en vain par le bon sens et le souci du bien-être de l’humanité.

Ses proies sont nombreuses en notre ville, non pas seulement parmi la population ouvrière des faubourgs, mais jusque dans les rues du centre, où le plus confortable des intérieurs affronte ironiquement le manque d’air extérieur et les odeurs dégagées tous les matins, avant le passage du boueur, par les ordures amoncelées devant les portes, et que les vents de bourrasque dispersent avec leurs miasmes malfaisants entre les allées et venues des passants matutinaux.

Il nous faudra attendre encore un lustre, deux, plus encore pour voir surgir de l’assemblée communale, routinière encore, le podestat assez osé pour rompre avec les désastreuses habitudes des siècles passés.

Patience ! car ce n’est pas encore demain que les règlements de police imposeront aux ménagères jusque-là insoucieuses de ce qui se passe hors leurs foyers la poubelle purificatrice.

La clameur réprobatrice de cet attentat à l’indiscipline publique sera bruyante et tenace, mais le dictateur à l’hygiène, qu’il s’appelle Doyen ou Henrot, tiendra bon et vaincra.

Toutefois, tous ne se soumettent pas : la dépense paraît improductive aux bourses serrées de nos thésauriseurs, et d’aucuns s’essaieront à en être libérés. En vain ! les procès tomberont dru çà et là, et il faudra se soumettre.

Même après cette catastrophe où les lois parurent prêtes à sombrer, encore plus les faibles règlements de police, tous dans un Reims qui se repeuple consentent à reprendre le collier de la discipline, et chacun a sa poubelle, dont le modèle est resté facultatif : seaux, caisses, cuves, panier, etc.

Le boueur a crié : ouoh ! puis hue ! à son apathique cheval de tombereau, et de bonne heure, nos rues sont dégagées de leur hottées d’ordures aux relents rebutants. Or, on le sait, ceci n’est plus que le passé !

Le corbillard à pompons n’est pas encore apparu dans le cortège funéraire, mais c’est pour demain !

Les corps de nos de cujus sont transportés à bras par des polichinelles en chapeau de cuir noir, redingote crasseuse, pantalon sombre à soufflet sur jambes cagneuses ou aux jointures mal graissées, et en brodequins à clous.

Le cheval noir caparaçonné est toutefois venu au monde, et il sera bientôt assez valide et grand pour être mis à notre disposition à tous, en attendant que nos descendants plus chançards accomplissent leur dernier voyage en limousine somptueuse !

À brassées recueillerons-nous les feuilles mortes qui tombent de l’arbre généalogique rémois ?

Non ! il y faudrait un tombereau. Bornons-nous à quelques vestiges volants d’aspect plus vivant encore parmi nos souvenirs personnels : la récolte est encore assez importante pour terminer la revue d’appel de 1878.

Les humbles à l’honneur, suivant une juste règle, ceux qui n’ont point d’histoire, faute d’éléments, ceux pour lesquels il y aura la plus belle place auprès du Père, car ils auront été les pauvres qui suivaient le cortège famélique de l’Homme-Dieu !

En premier, le sacristain de Saint-Maurice, Jean Remi Gaillot, 53 ans, que conduiront à sa dernière demeure, aux sons du carillon grêle de la populaire paroisse, son gendre Nourrisson, scribe à la Compagnie de l’Est, et le père Bâton, Amable Marcellin pour les dames, gélatineux relieur de 55 ans, son cousin, lequel ronge et rogne dare-dare des rames de papier, suce de la colle farineuse et arrondit son propre dos sur le dos de ses livres sous presse en son sombre et poussiéreux atelier de la rue de l’Université, 33.

La Veuve Hannikenne-Gautier, 63 ans, logeuse à la corde pour chemineaux dans l’impasse Saint-Jacques.

Ce sonneur à Notre-Dame, Étienne Sorlet, 80 ans, mort à l’Hôtel-Dieu et qui n’entendra pas sonner les grêles cloches du pauvre à la basilique Saint-Remi, après avoir tant direlingué le carillon de la gamme à la tour nord de la Merveille, sous la direction du père Génin.

Le teinturier Bellancourt, 67 ans, rue de Contrai, 8, et sa sœur, célibataire de 56 ans, qui fut sa garde-malade.

L’épicier Nicolas Thys, immigré de Metz, 57 ans, rue des Augustins, 16. C’est sa dépouille de si peu de poids qui inaugure le corbillard, enfin entré dans nos mœurs.

Cette curieuse expérience amasse sur le parcours de ce cortège funèbre, si modeste en ses apprêts, une ribambelle d’oisifs circulant dans nos rues et de commères surgit des huis familiaux, au long du Barbâtre et du Grand-Cerf ; les gosses suivront jusqu’au cimetière, puisque c’est jeudi, jour de congé scolaire.

Le règlement de l’administration des pompes funèbres établit six classes à des prix correspondant avec la situation sociale qu’occupait le défunt ou les moyens et la bonne volonté de ses héritiers, et ce classement apparaît conforme aux réalités. C’est René Moussard, directeur des omnibus et voitures de place qui a l’entreprise du corbillard.

Six classes, six groupements d’enfants de Reims aux costumes différant par l’élégance ou la propreté et par les modes de vivre et de paraître.

La fraternité n’exclut pas ce cloisonnage des morts, nous assure Candide, ultime bourreur de crânes ! N’y allons pas voir ! mais l’égalité naturelle y trouve-t-elle son compte ? Problème à résoudre en pays d’Utopie, pour d’autres.

Le corbillard de 1ère classe à gros pompons et tenture à larges galons d’argent, somptueuse, coûtera 80 francs par inhumation, et de degré en degré, 50, 35, 25, 12 et 8.

Il y aura le corbillard des indigents, ceux qui n’ont rien, et ne laisseront rien que leurs ossements sous une chair maigre vite épurée ! Une fois le cercueil, – chêne ou sapin, avec ou sans ferrures argentées, croix de bois ou croix de bronze –, descendu en terre, l’Égalité lève son brandon d’union et dit : Me voilà ! et vous ne me trouverez qu’ici même !

Voici maintenant le défilé des ex-heureux de ce monde qui, tous ou à peu près, espéraient hier en une survie encore plus heureuse. Le Juge Suprême établira leurs comptes et l’inventaire ne sera pas faussé.

Élisabeth Anne Heidsieck, 35 ans, née à Reims, mais demeurant à Sedan, où son mari Charles Auguste Goulden était pasteur protestant, décède le 29 juin, à Badonviller. Elle était la fille de Guillaume Heidsieck et de Amélie Louise Victoire Walbaum.

Jobart-David mourut le 26 juillet, à 9 heures du matin, en son vieux logis de la rue de Talleyrand, 5. Il avait vécu 82 ans d’une vie commerciale passablement agitée, ayant subi les variations atmosphériques du baromètre des affaires en vins, – cerclés ou en bouteilles.

Né à Hermonville le 21 novembre 1795, il était venu à Reims fort jeune et y épousa Nicolle Remiette David, sœur de David-Lacaille, entrepreneur de bâtiments et ex-capitaine des Pompiers rémois en 1814, dont on trouvera l’histoire locale dans certain manuscrit primé en 1921 par l’Académie de Reims, portant le titre : Un Gallo-Romain de Reims, Nicolas David (1822-1874).

Jobart était l’oncle par alliance de ce Nicolas David, ancien élève des Bons-Enfants, prote d’imprimerie à Paris chez les Dubuisson, rue Coq-Héron, 5, après avoir été apprenti typo en sa ville natale chez Luton l’imprimeur de la rue Royale.

Ce David fut l’inspirateur et l’éditeur de la collection de livres dite : « La Petite Bibliothèque Nationale », in-16 à 0.25 fr. sous couverture bleue.

Ces petits volumes ont été le vade-mecum de la jeunesse studieuse entre 1863 et 1900, et nos potaches y trouvèrent à foison et à bon marché les éléments de leurs versions grecques ou latines.

Jobart était un grand gaillard, vivant et gai, léger de caractère comme un vrai fils de la Gaule, et, courtier en vins de Champagne, passa par des hauts et des bas qui ne modifièrent en rien sa bonne humeur et sa vision optimiste des choses.

En rôdant çà et là entre les tumulis de notre Cimetière du Nord, dirigez-vous vers le large champ funéraire, canton 8, – réservé à la sépulture des Payard ; vous y trouverez adossée contre un sapin à demi-mort, une pierre tombale ébréchée où vous retrouverez gravés les noms de ces David, de ces Jobart et de ces Lacaille, anciennes familles rémoises désormais éteintes, ou sur le point de l’être, car le dernier des David, habitant à Neuilly-sur-Seine est, quoique encore vert, déjà plié sous le fardeau du septuagénat, et dame ! on n’est pas immortel à Neuilly plus qu’à Reims.

Jobart-David était le fils de Jobart-Lefèvre. Témoignent de son décès à l’état civil : son neveu, Simon Augustin Jobart, meunier à Hermonville et Émile Degand, représentant en épiceries et comestibles, rue de Talleyrand, 5, son locataire.

Un Landais originaire de Dax, monté en graine et venu à Reims peut-être sur échasses, Hippolyte Puys, 63 ans, hier encore directeur à la Maison de Retraite, où l’on possède son portrait à l’huile retrouvé intact après les bombardements, et qui orna la chambre servant d’asile à notre respecté maire, Jean-Baptiste Langlet et à son épouse Louise Marie Lévêque vénérés octogénaires, hier encore des nôtres.

Jean Victor Allognier, lansquenet de Vulcain, septuagénaire, et qui pendant soixante ans souleva le marteau du forgeron sur une enclume aussi solide qu’un crâne de diplodocus, se laisse abattre à son tour. C’était un fier luron, aux muscles invincibles, qui finit ses jours au foyer de son gendre Nicolas Bigot, marchand de laines.

Ce nom nous rappelle celui de Léonce Samien Camus, comptable, âgé de 35 ans, en 1878, et habitant rue Saint-Étienne, 18. Au service de Nicolas Bigot, il devait passer deux ans après à celui d’Henri Picard-Goulet fils, rue Cérès, 61.

Une femme de bien, mais maîtresse-femme, à notre goût trop germanisée puisqu’elle était native de Landsberg en Bavière, Élisabeth Henriette, baronne de Peckmann, fille de Jean Népocumène et d’Henriette de Ehrenmelchtal (un temps, pour respirer !), décède au Bon-Pasteur, dont elle était la supérieure... au pas de parade sans doute ?

Que vient faire en cette affaire Jacques Mériadec Langlois, secrétaire à la Banque de France, rue de Pouilly, 16 ?... Probablement chargé des affaires particulières de la baronne bavaroise ? Dieu ait leurs âmes ! malgré von Tümpling et von Plattenberg, bourreaux de Reims en 1870 et 1914...

Une autre Élisabeth, mais bien française celle-là ! s’en va aussi, comblée d’années : demoiselle Cordier, veuve de Louis Étienne Cerf et mère de l’abbé Cerf, qui s’éteint à 82 ans chez son fils, rue du Cardinal-de-Lorraine, dans ce bel immeuble à porte cochère situé à l’angle de la rue d’Anjou, en alignement de la rue des Tournelles, et où logea plus tard le notaire Peltereau-Villeneuve.

De service ce jour-là le beau Noblesse, déjà âgé de 68 ans et dont les bureaux d’huisserie sont au 24 du Bourg-Saint-Denis, et le graveur Charles Wéry, rue de Pouilly, 8, tous deux amis intimes de notre prêtre-sacristain à Notre-Dame et célèbre annaliste rémois.

Armand Louis Gerbault, ex-marchand de laines, et non des moindres, un grand gaillard sec et net, 76 ans, rue de la Peirière, 27, à l’Hôtel des Postes. Né à Sapicourt de Clément Gerbault-Coutier et époux de Félicie Sibire.

À Nice meurt de la poitrine, à 38 ans, Léon Bley-Dardouillet, fils de Bley-Bourgeois.

La célibataire Virginie Cullotteau, rue de Contrai, 19, née à Cauroy-lès-Hermonville des Cullotteau-Lacourt. C’est son héritier Élie Cullotteau, 27 ans, rue de Bétheny, 12, clerc de notaire, qui se charge des honneurs de son inhumation, et tient encore en 1927 la promesse faite d’entretenir soigneusement le tombeau de famille au Cimetière du Nord.

Élie en a vu des vertes, comme on dit, pendant la Grande Guerre, car il s’était bien malencontreusement fourré dans un guêpier en allant séjourner à Bruxelles à la veille de l’invasion.

Revenu à Reims, il contribue avec nous autres à prolonger les visions d’un passé qui commence, hélas ! à s’embuer des brouillards de l’oubli, – gaz des plus toxiques qui sert à point nommé l’égoïste indifférence des générations nouvelles.

Une autre vieille bonne femme, octogénaire elle aussi, comme il est de règle chez ce sexe auquel nous devons nos chères mamans et qui, n’ayant abusé ni du tabac ni des liqueurs fortes et de bien d’autres éléments de désagrégation, jouissent jusqu’à la dernière goutte du fluide vital, et ne s’en vont réclamer leur part de paradis qu’avec résistance et regret : Jeanne Claude Louise Strapart, veuve de Liénart Arlot et fille de Strapart-Dailly, rue de Pouilly, 5.

Son notaire et parent J. Perseval , place Drouet-d’Erlon, 86, se chargera de la liquidation de cette importante succession, fort curieuse et intéressante pour ses vieux meubles, vieux portraits et vieux papiers.

On rencontre çà et là un octogénaire parmi nos concitoyens du sexe fort, tel cet Alexandre Martin Geoffroy-Troyon, rue de la Tirelire, 19, fils de Geoffroy-Marlemont.

Ses deux fils sont bien connus à Reims : l’aîné, Jacques, âgé de 52 ans, fut libraire, et c’est chez lui que le père Geoffroy termine ses jours ; le cadet, Victor, 31 ans, a repris la librairie familiale place Royale, 5, après avoir succédé à Pierre Dubois, en 1868, comme gérant de l’Imprimerie Coopérative, rue Pluche, 24.

Notre jeune ténor d’opérette, étoile aux Folies Dramatiques, Max Simon, perd l’auteur de ses jours, Augustin Nicolas Simon-Guérin, 61 ans, né à Juniville (Ardennes), d’Étienne Simon-Tandard. Le brave homme était marchand de charbons en détail, – à Paris, on l’eut étiqueté bougnat (de charbognat, dérivé de charbonnier) – rue Neuve, 107, où sa femme vendait fruits et légumes. Sont témoins ses copains des beaux jours : l’agent de police Pérotin et l’apprêteur de la rue Saint-Julien, Nicolas Baillard.

Un petit effort et Alice Delamotte décrochait ses 80 ans au cadran de la vie ! Son vieux, qui a 82 ans, François Henriot, rue de la Peirière, 2, se résoudra difficilement à accepter la tristesse d’une telle séparation, après tant d’heureux jours écoulés côte à côte, la main dans la main, les yeux dans les yeux.

Qui soupèsera à sa juste densité le chagrin des vieillards à l’heure où la mort brise des liens aussi solides ? Ah ! cet arrachement des vieux cœurs aimants ! Combien de ces couples exemplaires préféreraient disparaître ensemble pour n’avoir pas à gémir et se consumer en regrets inutiles dans une survivance vide de tous espoirs, presque de toutes consolations ! La défunte était fille de Delamotte-Barrachin et mère de Louis et Ernest Henriot, – famille des plus considérables et considérées de la cité rémoise.

Le fils de Houzeau-Muiron, et son successeur à l’usine de produits chimiques, impasse des Romains, 2, Jules Houzeau, veuf de Mlle Besnard du Val, décède à 48 ans, laissant une lourde succession à son frère Paul.

Et puis c’est le tour de départ pour ce vaillant serviteur de la laine, Jules Picard, frère de Paul Picard-Goulet, que la mort a pointé de son auriculaire décharné avant qu’il eût atteint ses 60 ans. On ne le verra plus arpenter nos rues de son pas alerte et vigoureux, nanti d’une copieuse marmotte à échantillons sous enveloppe de papier bleu, – les petits paquets de chicorée ! – toujours souriant, toujours ayant aux lèvres un mot amical pour ses collègues, ses concurrents et ses clients. Jules Picard était originaire de Sampigny (Meuse), fils de Joseph Saintin Picard-Dalle, et époux de Louise Leblanc.

Une femme dont le souvenir ne périra pas à Reims par l’occlusion de ses œuvres philanthropiques, de ses liens familiaux et de l’hommage que la cité lui rendit en donnant son nom à une place publique du 4e canton : Joséphine Amélie Doublié, 42 ans, née à Bétheny de Joseph Doublié-Navelot, lequel s’était enrichi en spéculant sur les terrains rendus libres par la démolition de nos remparts. Cette femme remarquable, à l’intelligence supérieure, au cœur d’or, était l’épouse du docteur Octave Doyen, maire de Reims et la mère du célèbre chirurgien, Eugène Doyen, dont la renommée fut universelle.

Le sculpteur-figuriste, disons médaillonniste à la Pottier, Eugène Bertozzi, place des Marchés, 40, qui avait modelé le plâtre de Mme Doyen-Doublié, est témoin du décès, à l’état civil, avec Henri Théodore Soullié, rue du Petit-Four, 21.

Prennent place à leur tour dans la ronde macabre et en cette farandole lugubre des trépassés qui s’en vont en emportant une parcelle de nos âmes et de nos pensées :

Jean-Marie Philippot-Mélin, surnommé dans la laine : Jean-Marie Farina, par un rapprochement fantaisiste de ses prénoms avec ceux des distillateurs de Cologne dont les produits pharmaceutiques et capillaires faisaient fureur en France il y a un demi-siècle, à peine déclassés et dégommés de nos jours par un heureux rival, Pivert.

J.-M. Farina II était natif de Fresne, près de Reims, pays d’origine d’une personnalité fort connue des Rémois et encore bien vivante de nos jours, Gustave de Bohan : il habitait au tout neuf boulevard Gerbert, dont les bâtisses sortaient à peine du sol de nos remparts abattus dès avant 1870. Son fils, Charles Victor, rue du Barbâtre, 53, et son gendre Jean Arnould Millet, rue Ponsardin, étaient fabricants de tissus.

Le menuisier Jacques Puce, un de nos cent kilos de la génération du second Empire, qui devait engendrer d’autres cent kilos, fils et petite-fille, meurt d’une mort naturelle, et sans qu’intervienne la moindre congestion cérébrale, à l’âge de 66 ans.

Il était fils de Puce-Sibille, et veuf d’Émilie Notaire. Son fiston Désiré, menuisier comme lui, habitait rue de Contrai, 36, auparavant même rue, 6.

C’est à ces deux gaillards que la modeste voie pavée qui fut aux temps mérovingiens le fossé de circumvallation de l’ancien Durocort, dut le surnom de Rue aux Puces qu’un chroniqueur facétieux lui appliqua en 1921.

À la suite d’une opération chirurgicale, – bien réussie comme toujours, mais avec suites fort souvent mortelles –, succombe la jeune Mme Charles Laval, dont le mari est maître teinturier rues Brûlée et du Couchant. Elle était demoiselle Houlon (Marie Zélie), sœur de Jules Houlon, marchand de fers et quincaillerie, rue des Tapissiers, 24, et nièce de Félix Houlon, même profession, rue Bertin, 4.

L’Orléanais naturalisé Rémois, Paul Fortuné Tassin de Montaigu, marchand de laines rue de Vesle, 154, et époux de Aline Gillotin, décède à 79 ans.

Le fabricant François Vaucois, 51 ans, originaire de Vienne-le-Château, associé de Paul Hallier, décède rue Saint-Symphorien, 22, dans l’immeuble en briques récemment construit à l’angle de la rue des Cordeliers, où plus tard s’installeront des ateliers de confection de drap de troupe, grâce aux efforts du député Mirman.

Sous la trombe de fer et de feu qui a détruit quatre hectares d’habitations et d’usines dans le quartier rémois dit des tissus, il ne resta plus trace de cette bâtisse à étages dont l’effort de conception n’avait pas infligé méningite à l’architecte qui en fut chargé.

Enfin, gardons-nous de négliger le passage de vie à trépas d’une industrielle rémoise très estimée, Henriette Célina Hourlier, associée au fabricant de ce nom, rue Sainte-Marguerite, dans l’ancien hôtel seigneurial des Thiret, laquelle célibataire et sexagénaire, originaire de Neufchâtel (Aisne) était issue des époux Hourlier-Leuzière.

Saluons à cette occasion, Adolphe Sacy, que les Rémois ont encore le plaisir de rencontrer dans nos rues et qui avait ses 42 ans bien sonnés en 1878, alors qu’il était au service de la défunte, et demeurait dans l’étroite rue de la Gabelle, au n° 7. À ses côtés témoignent de ce décès, Ambroise Varlet, son collègue, 41 ans, rue de Vesle, 14. Tous deux compteront au nobiliaire industriel de Reims, à la fortune et à l’industrie duquel ils furent appelés à contribuer pour leur bonne part, après avoir gravi les durs échelons qui élèvent les salariés au patronat.

Au titre mortuaire, les registres communaux insèrent, à la date du 27 décembre, le nom de dame Lhote-Favréaux, rue de Contrai, 24, – dernière victime de la Camarde dont le nom ait pu être porté, en l’an 1878, au tableau de chasse de cette horrible commère, dont ni la science humaine réelle, ni les sciences occultes fantasmagoriques ne viendront à bout.

Seule, la fin des mondes est susceptible de provoquer la fin de la mort...

Quand les dieux seront morts, que les globes ne seront plus que poussière inanimée voltigeant dans les immensités vides et que l’éther lui-même se sera évanoui dans l’absolu néant, alors, il faudra bien que tu te résignes toi-même, ô cynique et cruelle, parfois bienfaisant bourreau des êtres, à mettre un point final à la tragédie des mondes. Alors toi aussi, mort, tu mourras... comme le plus minuscule de nous tous, brin d’herbe ou poussière humaine !

Eugène Dupont.