La Vie rémoise 1867

1867

L’hiver 1866 se termine dans l’apothéose des frimas : la neige revêt les toits innombrables de notre vieille cité de son manteau d’hermine, qu’aucune reine ni déesse ne saurait porter avec plus de majesté que cette impératrice de nos cœurs. Les gens de la rue se hâtent à leurs affaires, à leurs obligations ou à leurs rendez-vous en frissonnant, et en soufflant la buée de leurs haleines par les narines et la bouche.

Il n’est point de Rémoise, si pauvre soit-elle, qui n’ait un manchon de chaude fourrure pour y nicher ses menottes plus ou moins blanches et lisses ou plus ou moins rougeaudes et crevassées. Parmi notre peuple féminin, s’il y a des filles de bourgeoisie qui ne trempèrent jamais les mains dans les eaux de «relavures», il en est qui sont de simples buandières, et nos «buresses» comme nos repasseuses, barbotent plus que de désir dans l’amidon ou l’eau de savon. Alors viennent les engelures qu’aucun père Guéritout ne saura vaincre de ses vaselines ou de ses glycérines.

Les casquettes à fourrure qui se rabattent sur le nez et les oreilles, les sabots à brides où se blottissent frileusement des pieds gantés d’épais chaussons, les pardessus en ratine à col relevé, ou les vestons de droguet, les rotondes doublées de poil de bique ou les caracos en gros molleton de laine, les foulards de soie blanche ou à l’écossaise et les cache-nez à carreaux gris et verts, sont les carapaces invincibles de l’homme contre l’élément glacé, et, sous cette enveloppe d’Esquimaux, les cœurs battent la chamade et le sang s’affole aux espoirs du printemps à venir.

La rue est amusante, soit qu’on se mêle à ses mouvements, soit que, derrière les vitres de l’appartement chauffé, on se complaise à s’y écraser le nez pour voir le spectacle du dehors : culbutes des passants sur le tapis de cristaux en poussière ; charretiers enrageant et claquant du fouet pour encourager le cheval aux fers emmitouflés de «chaussettes russes», et qui s’efforce d’affermir un pas incertain sur la chaussée traîtresse ; volées de gamins «déglissant» sur les pistes polies du trottoir ou la glace unie des ruisseaux congelés ; batailles de mioches se lançant, avec le geste du discobole, la pelote de neige grosse comme un choucrème, ou une boule-de-liqueur ; poissardes au gloria matinal, avec leur voiturette qui trace péniblement son sillon sur sa droite pendant que, de leur voix la plus éraillée, elles lancent le cri de guerre aux porte-monnaie des ménagères : « A quat'liards, les harengs, quat'liards, ils sont tout frais, tout nouveaux !» Pour être nouveaux, non ! avant que le peuple innombrable des mers aborde le quai de nos ports, il a parfois séjourné des semaines dans le fond du bateau, parmi les cristaux de glace amenuisés qui lui gardent sa rigidité saine et engageante. Mais, comment ne seraient-ils pas frais, – le mot frais étant pris pour froid –, quand le baromètre marque au 1er janvier - 5° et qu’une bise âpre picote les nez futés de tous ces bons gosses rémois qui vont, l’œil allumé de convoitise avertie, souhaiter la bonne année, la bonne santé et «le paradis à la fin de vos jours» aux aïeux à la tête branlante, à l’oncle et la tante, aux cousins et cousines, dans l’espoir non dissimulé d’une riche récolte de pièces blanches ou de jouets de chez Olin et Picherit : boîtes à constructions ou à couture, chevaux de bois mécaniques pour les «riches» et à roulettes pour les «pauvres», poupées et crèches, soldats de plomb et chemins de fer, lanternes magiques et livres d’images, étuis à compas ou à couleurs, arrosés d’une cerise pâle à l’eau-de-vie ou de raisin d’outre-mer confit, ou encore d’une crème de moka déquadruplée ! Grands dieux ! que toutes ces menues délices furent chères à nos tout jeunes ans ! et qu’il fait bon s’en souvenir quand, à son tour, on est devenu l’aïeul larmoyant et au vieux cœur sensible, dont l’aorte n’est plus qu’une chaussette usée et reprisée de partout !

L’année est prometteuse, – angoissante également. On s’excite aux joies promises de la Grande Exposition Universelle annoncée urbi et orbi, qui va montrer au monde la puissance économique de la France, attirer dans sa Capitale tous les porteurs de noms sonores et princiers, tous les «chameaux» charrieurs de richesses et de bijoux des Deux-Mondes, déverser, dans le tintamarre et le brouhaha des musiques et le scintillement des soleils artificiels, les ors et les argents de cette mine de Golconde qu’est le coffre-fort Bauche des nations ! Également l’on s’angoisse au souvenir des actes de piraterie internationale qui se sont accomplis, sous le regard à demi voilé des peuples assoupis, en l’espace d’un lustre à peine écoulé.

Une puissance de proie s’est jetée sur le Danemark, puis sur l’Autriche ; elle occupe le Schleswig-Holstein après avoir pris possession de la Silésie, et ses hommes d’État se mêlent insolemment des intérêts luxembourgeois de la France, pendant que ses chefs de guerre jouent au soldat, dans les casernes, sur les places publiques et les champs de manœuvre.

Du Mexique arrivent les dernières détonations de la guerre civile : c’est le feu de salve qui exécute l’imprudent et infortuné Maximilien de Habsbourg, jeune frère de celui qui sera, un demi-siècle plus tard, l’ «Increvable François-Joseph».

Un coup de pistolet dans les Champs-Elysées fait plus de bruit que de mal ! c’est Berezowski qui veut venger le rapt sanglant de la Pologne. Combien ennuyeux ils sont tous ces agités qui troublent le sommeil des braves gens ! Enfin ! puisqu’on est éveillés, amusons-nous !

C’est Blandin et Bazin qui vont, chez nous, «feu de brout» le plus possible et mener la parade.

Au théâtre de la rue de Talleyrand, la troupe de comédie est excellente : il y a un nommé Maillet, un compatriote, plein de talent et d’entrain, un Tiste rigolard, un Albert traître à souhait, et ce jeune Amédée, – de son nom Eugène Vauthier –, qui a la plus aimable des voix de baryton et de la grâce masculine à revendre, – denrée rare et chère entre toutes ! – et tout contre son cœur, une soubrette délicieuse, déjà à l’automne du jeune âge, puisqu’elle a trente ans révolus, mais qui charme les Rémois comme elle avait jadis charmé les Parisiens, lorsqu’elle créa le rôle de Gimblette dans une revue : les Folies-dramatiques, qui fait ensuite florès à Reims. Soubrette éveillée et chanteuse agréable, avec son tout jeune époux, LéontineGeorgette Toudouze va constituer un de ces jolis couples scéniques qui deviendront la coqueluche des «emballés» du parterre et de l’amphithéâtre : Vauthier-Toudouze seront impayables dans cette revue cocasse, dont le quatrième acte recèle des folies sans excuse et sans nombre, à crever la rate de nos titis rémois. Cet acte a pour sous-titre engageant au superlatif : « Les influences de la Fatalité sur une famille divisée par le malheur », – drame moderne et humanitaire de M. Citrouillard, avec décors de Filasse et Jambon ». Voyez recette ! mais le beau Blandin sanglote et enrage contre l’exiguité de sa salle, et vitupère contre la Municipalité et Alphonse Gosset, qui n’en sont encore qu’à l’abatage des immeubles sacrifiés au futur Temple dramatique et lyrique rémois. Aupetit, dit Bernard le maçon, est vainqueur de l’adjudication pour 385.000 francs ; les frères Reinneville, qui sont les auteurs responsables et fiers de la flèche de Saint-André, crient partout qu’ils seront chargés de la charpente et que «ça ira rondement !» Pas assez au gré de Blandin ! En attendant, comme des rats, les locataires de ce quartier de la Cité déménagent en vitesse, aussitôt le 24 juin, – suivant la coutume locale.

Le Café du Palais sera transféré rue de Vesle, vis-à-vis la façade du Nouveau-Théâtre. C’est Gosset encore qui se chargera de sa réédification, laquelle ne pourra être que réussie ! Au-dessus du soubassement seront dressées quatre colonnes cannelées à chapiteaux, supportant un balcon à jour, à quatre lampadaires.

Les «piliers» ne manqueront pas qui se réjouissent d’avance à la perspective de ce Palais du Billard et du Cent de piquet, dont Reims va se glorifier. Déjà, Courtin avait embelli son «Courtois», où il réinstalle ce fameux orgue somptuaire de Davrainville, qui remplace pour les Rémois musicophiles la meilleure et la plus «juste» des Philharmoniques, et dont la merveilleuse «Ouverture de Guillaume-Tell» fait pâmer les auditeurs de ce concert bachique ! On disait, en secret et dans l’admiration apeurée, que cet orgue, au buffet d’acajou sculpté, avait coûté 30.000 francs de réparations et de mise au point. L’on redoutait surtout l’augmentation du prix des moos de bière Tassigny ! Mais Courtin est un galant homme, et désintéressé, qui se nourrit volontiers des fumées de la gloire locale, et les consommations restèrent fidèles à leur vieux tarif amoureux !

À part le «Courtois», il n’y avait à l’époque, en fait de «cafés de luxe» que ces deux établissements rivaux de la place de l’Hôtel-de-Ville, dont l’un occupait l’angle de la rue de la Prison : il avait été fondé en 1830 par Lagénique, rebâti en 1855 par Tuniot l’architecte, et c’est Gillart-Carangeot, dit Léon, qui l’exploite. Le second se construit en 1867, sous Gosset, qui y développe le style pompéien : il occupe l’emplacement de la maison Templier, entre les rues de Tambour et Colbert. D’abord appelé Café de l’Hôtel-de-Ville, – ce qui suscite de vigoureuses protestations de Léon – il prend le nom de son propriétaire Mouras et s’ornera définitivement jusqu’à l’heure du bûcher sacrificateur, du titre flamboyant que lui prêtera la Banque voisine.

Le café du «Gros Raisin» s’en va, lui, rue des Deux-Anges et s’agrandira de fourneaux réputés et d’une cave princière : il veut rester dans le quartier de ses pères, par esprit à la fois mercantile et sentimental. Picherit mène ses camions et dépose sa bimbeloterie rue des Tapissiers : on aura de la sorte un Bazar parisien tout-à-fait «copurchic».

Rue de Talleyrand, on rit follement et on pleure abondamment par intermittences. Blandin ne ménage pas les nerfs de ses «fidèles».

«La citerne d’Albi ou l’assassin de la Grange-Rouge», «le pauvre Idiot ou vingt ans de captivité» font des recettes épatarouflantes, du samedi au lundi : ce ne sont que sanglots, pleurs et imprécations. «Les Fils de l’Empire» feront vibrer la corde chauvine sous les prosopopées enflammées d’un jeune auteur dramatique du nom de Champagne, qui fait précisément partie de la troupe, et sera le revuiste de l’année avec un : «Reims-fantaisie» plein d’à-propos flatteurs pour nos amours-propres locaux. Mais les rieurs auront leur tour, grâce à Jobin et Nanette, Orphée aux Enfers, où la Toudouze joue Eurydice, et les Brigands, dont Vauthier est le Calchas, la Vie parisienne, Margoton la vivandière et le Pied de mouton, reine des féeries. En semaine, l’auditoire le plus sélect exulte aux prouesses de Déjazet, qui se donne de tout cœur et «bon jeu bon argent» aux Rémois, au moyen d’un répertoire qui ne vieillira jamais et dont ceux du vingtième siècle se pourlècheront quelque jour, quand ils voudront bien chercher à connaître de quoi nous nous amusions avant la catastrophe mondiale, – une fois notre Théâtre ressuscité ! Le vicomte de Létorière, M. Garat, La douairière de Brionne, Le marquis de Lauzun, Gentil-Bernard, La Lisette de Béranger, triomphe de l’amour sous les toits et dans les bosquets aux temps de romantisme, et les premières armes de Richelieu ! Ah ! on en demandera, plus tard ! et on n’en manquera pas, car la mère des Déjazet n’est pas morte, pas plus que la mère des Harengs, et l’esprit français est éternel !

Un nègre garanti bon teint, du nom adéquat de Ira Aldrige, rugit dans l’Othello de Shakespeare et se rend odieux en étouffant Desdémone – qu’un double moos et une tranche de jambon à la moutarde de Montrecul (Côte-d’Or) ravigote et ressuscite toutes les nuits, chez Courtin, brasserie à la mode et harmonique.

Les passionnés vertébrés qui attrapent la danse de Saint-Guy aux sons filés du violoncelle de Nathan ou de Meurger vivront des soirées paradisiaques quand Blandin les saturera des polyphonies grandioses aux titres immortels : l’Africaine, Guillaume Tell, la Juive, qu’un Flachat, rival lunaire de ce soleil qu’était Antoine Renard, exécute en hauteur, avec l’ut dièze à la Duprez, sous le murmure admirateur de nos ancêtres les plus récents.

À côté de ces excessives joies artistiques, des hommes sérieux et graves nous rappellent au monastère et à sa cuisine haricotesque. Mâchons ce met faribolant que nous sert le Coulvier-Gravier qui débaptisa la rue Tout-y-Faut à son profit. Cette rue Tout-y-Faut manquait réellement de tout, si près qu’elle fût du Réservoir ! Tout y Faut : water-closet à l’anglaise, fosses cimentées, eau, gaz, électricité, tout, même le traditionnel conseiller de quartier. De pavés, même en pain d’épices, il ne saurait être question... et le pire est que les habitants de ces régions n’ont jamais su ce qu’était ce Gravier du nom de Coulvier. Eh bien ! Coulvier était un brave Rémois lettré et oisif qui s’occupait d’astronomie et voulut faire profiter ses concitoyens des découvertes qu’il faisait au firmament avec un quart-de-pouce du lunettier Lalouette, pendant ses nuits d’insomnie. Il apprend aux Rémois tout ébaubis que la pluie d’étoiles qui les avait si étonnés en novembre 1866, n’était que le prélude d’autres plus importantes. D’aucuns avaient prétendu que ce phénomène se reproduisait seulement tous les 34 ans. Or, d’après les calculs de ce généreux travailleur, ceux qui vivront l’admireront tous les 33 ans.

Il était urgent qu’on le sût !

Coulvier mourut à Paris, en 1868, directeur de l’Observatoire météorologique au Palais du Sénat.

Un autre amuseur de même valeur, c’est Adolphe Delegorgue, le tueur d’éléphants du centre de l’Afrique, qui fait exposer, rue du Bourg-Saint-Denis, 7, dans l’enceinte évacuée de l’ancienne institution Carlier, des pièces anatomiques représentant les Trichines, – découverte munichoise récente –, une momie de Memphis, et la Vénus Hottentote, âgée de treize ans et demi, qu’avait épousée un chef des Boschiman, cafres noirs du Cap de Bonne-Espérance. Brrr !... À plus d’un demi-siècle de distance, on en a le frisson. Et cet autre, ce «Trouvère du dix-neuvième siècle», Jacques Bornet, pâtre en Franche-Comté qui «lâche» ses brebis pour faire le tour du monde, et après huit ans de «récitals» en France, Belgique et Suisse, vient à Reims pour y déclamer ses poèmes : les Filles de la Terre.

De grâce, n’en jetez plus ! braves gens.

La foire est là pour nous remettre en liesse. Loramus qui s’appelle tout gentiment Dubain, nous découvre les merveilles du panier indien et le contenu de l’armoire des frères Davenport : il est à faire frémir quand il se guillotine lui-même et nous expose sa face exsangue, ronde, à peine chevelue et aux moustaches tombantes, sur une assiette plate fournie par Masson, faïencier aux Deux Lions, place des Marchés.

Tout près de là, face au café Pronier, à l’angle de la rue de l’Étape, on montre pour deux sous une vache à quatre cornes, quatre yeux, deux nez et deux bouches. La ménagerie néerlandaise Krensberg parfume les loges des odeurs acidulées de ses pensionnaires grondants et rugissants, en concurrence avec Klatt et ses sept lions, tous anciens sultans africains, bigrement déchus ! La femme-colosse s’exhibe, dont le charcutier voisin Fortelle utiliserait savamment les 150 kilos de saindoux, de jambonneaux et de cartilages à fromage de tête qu’elle expose aux yeux concupiscents des tourlourous du 15e de ligne, nouvellement arrivés dans notre ville, pour y remplacer le 100e, qu’on a envoyé faire une cure à Royat ; ces «bleusards» se plaignent déjà de la portion congrue que le caporal d’ordinaire lance à la nage dans l’aveugle bouillon de viande de leur gamelle.

N’avons-nous pas en outre les petits théâtres et concerts de quartiers ? À la salle Carlier, la société Alexandre Gadiot & Manichon donne à l’aide de complices, des séances de musique vocale. Chez Levieux, rue de l’Équerre, 4, des fileurs et des tisseurs en rupture d’atelier jouent des drames sanguinolents et des vaudevilles à couplets de repas de noces. Comédie et chants dans les ateliers de Gobréau le menuisier de ce 27 de la rue Neuve où Minard père voit peu à peu son ventre s’arrondir et ses yeux déborder leurs orbites. À Sainte-Anne, le théâtre des Folies-Rémoises, commandité par les Houpin-Mongrenier, parque là-bas ceux des amateurs d’émotions scéniques que les lundis de Blandin ne réussissent pas à rassasier. On y joue «la Société du doigt dans l’œil», d’un auteur qui hésite à se faire connaître. Et pour les tout-petits, Hutin, Barbier et les Poix sont là, pour un coup, avec dix autres.

La musique vocale et instrumentale donne de toute la puissance de ses poumons. Cazé, Brié, Bazin, Bouché, Ambroise Petit, Duval, sont les Deus ex machina de ces orgies orphéoniques, harmoniques et fanfaribolesques, dont les échos se répercutent du centre à la périphérie, par-delà les peupliers de la Vesle et les bois de Berru ou de Brimont. Nos temples chrétiens mêmes sentent leurs pierres frémir sous la bourrasque des ondes célestes que d’infatigables souffleurs font glisser sous les doigts d’un Grison, qui, pour 1.200 francs par an, nous écrase sous ses Glorias et ses Offertoires et nous fait pâmer au pied de ses Benedictus et de ses Angelus ! Duval, Lefèvre, Gayet, Rousseau, l’imitent à l’envi, et nos oreilles ne font pas carême.

Du dehors, des «bands» se précipitent sous le zinc de notre Cirque nouveau, à l’acoustique surprenante : la Germanie nous envoie ses saxophonistes et ses tubistes, ses timbaliers et ses contrebassistes, aux pavillons larges comme des portails de cathédrales. Johann Strauss a la gentillesse de faire entendre aux Rémois ses plus entraînantes valses, et captivantes, dont le «Beau Danube bleu», qui nous charme encore, et entraîne à sa suite une troupe de Poméraniens dressés au pas de parade qui, en attendant de venir en maîtres balourds dans nos rues qu’ils polluent, viennent en serviteurs plats et obséquieux, sous le bâton du Prussien à lunettes Bilse, apporter à nos oreilles surprises les bruits étrangement combinés qui constituent l’œuvre de Richard Wagner. Les voûtes du Cirque retentissent pour la première fois de ces accords puissants qui poignent le cœur et bouleversent les sens. Déjà, un mépris instinctif de nos futurs bourreaux paralysait notre libre arbitre. Un cri se fit entendre qui témoignait de nos passions patriotiques. Et c’est la plume du journaliste Charles Martin qui s’efforça de le traduire. I1 est des erreurs qu’on s’honore d’avouer. Les musiciens de tous temps et de toutes races sont comme les abeilles qui butinent les célestes champs pour rapporter aux hommes le miel de leurs fleurs harmoniques. Bénissons leur génie et leurs œuvres en ignorant s’il se peut le nom qu’ils portent et la race dont ils surgissent !

Ainsi, l’Aristarque omnipotent de cette fin d’Empire jugeait du festin musical servi à deux mille convives rémois le 3 avril 1867, par des artistes proboches «nach» l’Exposition Universelle, qui s’ouvrit en mai pour eux comme pour des millions de visiteurs accourus des quatre points cardinaux :

«Exceptons toutefois l’Ouverture du Tannhaüser qui, malgré la perfection de l’orchestre, ne nous a produit d’autre impression que celle d’un bruit confus, tel que celui d’une pluie diluvienne sur le toit d’une grange, où l’on a cherché un refuge momentané, et d’où l’on est impatient de sortir pour retrouver de l’air et du soleil ».

Ah ! plumes rancunières et sournoises ! combien vos revanches sont cruelles contre les impitoyables tyrans qui abreuvèrent d’encre et usèrent sans répit vos «becs» d’acier si dociles aux rugosités du papier à copie !

Le Cirque neuf, inauguré par Loysset, Belge d’origine, vit des luttes épiques provoquées par le fameux Marseille, dit le Paysan de la Palud, émule d’Arpin l’auvergnat et de Lacroix dit Va-de-bon-cœur. Il a ses doublures : Béranger, Vincent et Deligne, qui amusent le tapis en attendant le combat émouvant que ce David du nom de Bazin, accouru de Cernay-lès-Reims, livre contre le Goliath Marseille.

Au premier de l’an 1867, la «Mère Bonta», réinstalla sur nos Loges de la Couture son établissement populaire de pommes de terre frites, unique en son genre. En quelques heures, – c’est Élie Guillemart qui va nous dire ici son admiration pour la joyeuse «banquiste» –, une maison de bois, composée de six cabinets avec portes et fenêtres, le tout confortablement meublé, s’élève comme par enchantement. C’est un véritable kaléidoscope où toutes les classes de la société se coudoient. Ce n’est pas précisément les gaufres ni les «frites» qui attirent le public : c’est la maîtresse de céans, célébrité de la Foire ! Voyez-la lorsque la foule abonde. Quelle action ! quel feu ! c’est un général au cœur de la mêlée, c’est Carême près de ses fourneaux. À sa voix, tout s’agite et chacun se multiplie. Pour attirer le client, elle connaît mille ruses, toutes les ficelles du métier. Nos rêveurs, à la recherche continue du mouvement perpétuel, n’ont qu’à suivre les évolutions de la mère Bonta. Qu’ils l’écoutent seulement pendant quelques minutes ! c’est un feu roulant d’expressions biscornues, excentriques, désopilantes, incompatibles évidemment avec les règles de la grammaire. Ne soyons pas surpris quand un ouvrier, ennuyé à son travail, bâillera en s’écriant : « Ah ! ce que j’aurais besoin des frites de chez Bonta !»

Ce ne fut pas une mince surprise quand, vers ces temps picaresques, tel placier en savonnettes habitué à loger rue de Thillois, à l’Hôtel de la Vierge, put lire, sur une pancarte dressée contre les vitres du Café Belle-Vue, à l’enseigne : « À la renommée des escargots», tenu par Chavalliaud-Crosnier : « Asperges tous les jours ». Des asperges, en janvier ! Quelle blague ! En effet, ces asperges étaient de vulgaires tripes de bœuf en sauce, à la mode de Caen ! Saura-t-on jamais à quelle occasion, pour quel motif, quel fut le «baptiste» de cette étrange confusion entre une «ratatouille» de déchets d’animaux et ce succulent légume qui a fait la réputation d’Argenteuil, de Beaurieux et d’Hermonville ?

C’est uniquement à Reims que cette anomalie se fixa et dura des années, jusque vers la fin du siècle dernier. On mangea des portions d’asperges dans tous les cabarets de notre ville, aussi bien au Cheval-Blanc, chez Vassart, dans le faubourg de Laon, chez Frossard, à la Porte-Paris, où on les arrosait de «Villedommange et d’Écueil» qu’à Fléchambault, au Vieux-Sergent dirigé par la mère Gobeaut et au Point du Jour, chez Mme Truchon. Le ginglet blanc de nos coteaux voisins accompagnait cette étrange mixture renforcée de moutarde, si goûtée des estomacs blasés par l’éternel pot-au-feu de nos mères. Enjambons des lustres comme Wells, explorons le temps. Il y eut des «asperges» réputées ; on se querella sur l’excellence de telle ou telle marque, surtout dans les dernières années du siècle : les noms de Léon Marsal, Pingot, la mère Huet, au coin de la rue des Carmes ; Mme Aubert-Delahaye, rue Houzeau-Muiron, furent au pavois à tour de rôle ; mais un seul nom, glorieux entre tous, a survécu dans toutes les mémoires d’après-guerre, et n’aura peut-être jamais de rival dans l’éternité des temps : Truchon. Son auberge se situait à l’angle des rues de Cernay et de l’Écu, sur un carrefour éclairé par les feux du soleil-levant. Truchon le tenancier, maître maçon de son état, qui mourut jeune, en avait confié les fourneaux et le comptoir à sa femme, superbe personne, aimable et avenante, cordon-bleu émérite, laquelle y débita sereinement et royalement les crûs secondaires, en rouge et en blanc, de la montagne de Reims, faisant appel rarement, et seulement aux années de disette, au pichenet de Royat ou autres lieux d’Auvergne, friand mais dur au «palais» et ravageur d’estomacs champenois. Mme Truchon était originaire de Ludes, où elle conserva des accointances utiles avec ses amis les vignerons de la côte-nord rémoise : Rilly, Chigny, Mailly, Verzenay, Verzy, Trépail, Villers-Marmery, – ces gloires médianes de la Champagne. On accourait de partout sous l’allèche de ces crûs divins. Elle soignait sa cave elle-même, avec le concours de quelques nez rosés et faces rubicondes de la paroisse, experts en nectars et buveurs d’ambroisie. Son eau-de-vie d’aînes du crû Ludois était réputée à vingt lieues à la ronde. Laissée en fût pour être «nourrie» au fur et à mesure de son débit, la blonde liqueur sortait de la futaille en ayant conquis une jolie nuance de pitchpin nature, aussi agréable à l’œil que son cordon de globules dans le verre de cristal. Son arôme était enivrant. Douce au palais, caressante aux narines, cette «dédaîne» était, au fond, d’un caractère sournois, et il fallait s’en approcher et la caresser avec toutes les précautions d’un «entraîneur» auprès d’une pouliche au dressage. En vins blancs, Mme Truchon détint longtemps le record au moyen de son «blanc de blanc» de Villers-Marmery, qu’elle débitait à 0 fr. 80 le litre, – les treize à la douzaine. Avec un biscuit de chez nos artistes rémois, quelles délices ! Ah ! vaniteux Bacchus, tu ne connus jamais ces saveurs de notre temps !

Hélas ! que de regrets jusqu’à nos jours désolés ! Le monde entier s’est précipité au goulot de nos bouteilles champenoises. Tout le jus de nos vignes a été, pendant un quart de siècle, dirigé vers les celliers et les caves crayeuses pour y subir une transformation radicale, et les indigènes furent réduits à s’abreuver de vins de Corbières ou d’Afrique. Triste et cruelle vengeance des dieux jaloux.

Encore à cette veille de 1a vendange de 1922, qui promet une inondation bénie, à l’encontre de celles de la Vesle, pourtant si chimériques, est-on à peine assuré de goûter, sous les bosquets ou dans nos vide-bouteilles de la banlieue rémoise, ces picolos extraordinaires qui portent des noms ronflants et excitants : Sermiers, Chamery, Écueil, Pargny, Sacy, et ceux non moins appréciés de Cauroy, Hermonville, Villers-Franqueux, Pouillon, Trigny, Merfy, Thil, Saint-Thierry, Marzilly-la-Merveille, ceux aussi de la vallée de la Marne : Damery-Boursault, Fleury-la-Rivière, Binson-Orquigny, et les Faverolles et Clairizet-Sainte-Euphraise et Courmelois, et encore Courmas, si l’on veut, avec tant d’autres, trop modestes, également recommandables.

Disparue comme ces nectars, la recette «Asperges Truchon», à 0 fr. 30 la portion, servies brûlantes, préparées jalousement au moment de servir. Carrés fondants de gras-double, discrètement accolés de feuilleté et de jarret de bœuf gélatineux et souple comme anguille au sortit de l’onde, verdoyaient sous un persil frais finement découpé et mêlé d’ail odorant. Pour éviter à ces «délikatessen» d’être grillées, et à la sauce d’en être brunie maladroitement, le cordon-bleu recouvrait la «potée» de feuilles de laurier, brins de thym, vert-de-poireau et rondelles de carottes, puis le vase de terre ventru, au couvercle soudé par une bandelette de pâte, passait la nuit dans le four le plus proche, chez Alexandre Floquet, et le lendemain à première heure, on le gardait au chaud sur la large cuisinière en fonte du «Point-du-Jour». Au moment de servir la portion fumante, l’artiste façonnait un roux blond qu’elle mélangeait aux appétissants «carrés» d’asperges, et présentait le tout discrètement poudré de persil fraîchement haché ou de cerfeuil aromatisé. La sauce en était grasse et blanchâtre, fondante au palais et docile au coup d’éponge d’un pain d’albâtre tendre comme de l’échaudé. La «demie» de blanc de blanc, le moka à la «dédaine de Ludes», une fine cigarette là-dessus, ah ! gourmands et gourmets, que d’heures euthanasiennes vous vécûtes en cet acceuillant cabaret du faubourg ! Nous avons clamé depuis : Adieu, vendanges ! les raisins ne sauront plus jamais mûrir pour nous... à moins que ?...

On peut lire, chez le restaurant-débitant de boissons et charcuterie de la rue du Jard, 24, l’étonnante affiche suivante, en forme d’image coloriée d’Épinal, à l’usage des «poivrots» du quartier :

Thermomètre des divers degrés de saoûlographie et de leur prix de revient aux cours du jour :

Légèrement ému 1.95

Une pointe 2.25

Pompette 3.35

Gris 3.90

Une charge 4.45

Rond 4.70

Une cuite 5.40

Raide 5.85

Ivre-mort 7.25

Cette curieuse échelle de prix permettra, aux experts et dégustateurs en chambre, de numéroter le degré d’alcool de nos vins de pays pour la vendange de 1867. Cette vendange avait été favorisée d’un soleil généreux et compatissant, et les prix du négoce s’en ressentirent. Bouzy vend son raisin un franc le kilo ; Verzenay et Mailly obtiennent 50 francs de la caque de 60 kilos. Cramant est à 0.90, le Mesnil à 0.75. Ay fait

500 de la pièce. Rilly-la-Montagne descend jusqu’à 38 francs la caque.

Pour l’époque, ces cours apparaissent satisfaisants.

L’hiver avait été assez rigoureux pour que les eaux du canal fussent congelées sur une épaisseur de 6 centimètres, à la grande joie des patineurs, «déglisseurs» et loueurs de traîneaux. La Ville en profita pour ravitailler sa nouvelle Glacière, instaurée en arrière et en contre-bas de la butte de l’ancien Calvaire de 1821, proche le Cimetière du Nord. Ce caveau réfrigérant était entouré d’une enveloppe cylindrique en grosse maçonnerie de 6 m 50 de diamètre sur 12 mètres de haut, avec puisard pour l’écoulement des eaux de fonte. Un couloir enveloppait d’autre part ce réduit conique dans sa partie supérieure, où l’air gardait une température moyenne entre celle des caves et la glace. Les portes furent à double fermeture, et en sens contrariés pour éviter le contact direct avec l’air extérieur. Le déchet de fonte est de 20 %. La voûte, gazonnée au dehors, et plantée d’arbustes et de buissons, fut entourée cette glacière par la cour du cimetière.

Au surplus, d’importants travaux de voirie et de construction avaient été réalisés au cours des derniers mois. Les noms des rues avaient, comme leur tracé, subi des transformations. La rue Marlot, de la rue Brûlée au Canal, a pris le nom du général d’artillerie Boulard. Ce vétéran, qui fut volontaire en I792, comme son concitoyen Drouet, s’était particulièrement distingué à la bataille de Reims, en 1814. On l’avait remarqué à l’armée du Rhin, aux batailles de Novi, Iéna, Friedland, Bilbao, Essling, Wagram, Smolensk, La Moskowa et Dresde. Boulard était né en 1776, d’un simple et modeste chantre au lutrin de Notre-Dame.

La rue des Poissonniers, prolongée jusqu’à la rue Boulard, s’est honorée du nom de Chabaud, médecin des Hospices, victime du choléra en I839.

Au faubourg Cérès, on avait achevé le prolongement de la rue Jacquart et Ruinart de Brimont en était devenu le parrain. Ruinart fut député et maire de Reims, et sa vicomté datait de Charles X.

La rue percée au long de Saint-André est affectée au cardinal Gousset, qui n’en sera pas plus fier pour cela, et la rue des Dimanches s’appelle maintenant Favart d’Herbigny. Nicolas Favart, né à Reims en 1735, avait été un des compagnons de Lafayette dans la guerre pour l’indépendance des États-Unis. Général du génie, il mit en état de défense les places fortes de l’Alsace et construisit le fort Château-Neuf, à SaintMâlo. Les modestes maisons de cette rue furent construites en carreaux de terre par des artisans du quartier, tous ouvriers de fabrique ou des caves, qui consacrèrent à ces travaux leurs dimanches, les jours fériés et les semaines de chômage. Les parcelles de terrain leur avaient été vendues à crédit, mais sous gage hypothécaire, par le père d’Amélie Doublié, propriétaire, rue Cotta, 5, qui préludait ainsi aux œuvres philanthropiques devant illustrer parmi nous ce nom et celui du docteur Doyen.

La rue dite du Chemin-de-Ronde, entre la rue de Bétheny et le chemin de ceinture au nord de la ville, avait pris le nom des Dorigny, serviteurs honorés de la Cité.

La rue Carteret était précédemment un chemin de ronde intérieur, conduisant de la Porte-Cérès à la Porte-Gerbert. On l’a scindée au faubourg Cernay pour en faire le boulevard Saint-Marceaux.

Pendant longtemps, Reims avait été sillonné de voies tortueuses et sombres, à angles rapprochés, afin d’amortir ou annihiler, pendant les troubles civils ou les assauts de l’étranger, la portée des arquebuses.

Quand on eut achevé la démolition du rempart en face l’usine des Anglais, pour tracer le boulevard Cérès, le terrain inculte situé entre la nouvelle Caserne et ce Lavoir public avec bains que la Municipalité avait fait ouvrir en 1852, fut recouvert de baraquements en planches servant d’écuries pour la cavalerie de passage, qui campait précédemment au bas de la rue Large, dans un lieu destiné au percement de la rue d’Amour. Cette dernière perdit son nom pour adopter celui de Clovis, roi des Francs ; la percée nouvelle fut consacrée à Jeanne d’Arc.

Ainsi s’opérait lentement, mais avec continuité et prévoyance, la transformation du plan de Reims, et l’élargissement de sa ceinture, en tous sens, afin que l’air et la lumière vinssent plus aisément rendre visite à nos concitoyens, longtemps calfeutrés et séparés du monde extérieur. Le Reims de 1914, pas plus que Paris, ne s’était fait en un jour : il fallut d’ailleurs aux hordes sauvages de la Germanie plus d’un jour pour détruire et annihiler les efforts de tant de siècles !

L’année 1867 vit encore le prolongement de la grille de l’Archevêché jusqu’au contrefort sud de la Cathédrale. La fontaine Godinot disparaît pour toujours : il sera l’an d’après question de la réédifier rue du Barbâtre, à l’angle de la rue Saint-Maurice et des bâtiments de l’Hôpital Général, sur l’emplacement de la vieille auberge lézardée de la Croix-Verte, achetée par la Ville. En attendant, ses pierres furent remisées dans la cour de l’hospice en question.

La Municipalité exproprie et fait commencer l’abatage des maisons du docteur Desprez, rue Vauthier-leNoir et de Moussard, et Labassé, rue de Contrai, pour l’agrandissement du Lycée.

En mai, l’usine des coffres-forts Bauche, installée si modestement à Gueux, vient prendre possession de ses ateliers de la rue Boulard.

On construit à Fléchambault une salle de concert et de danse avec les charpentes du Jardin-Besnard. Cet établissement prendra le nom de «Bal-Français», et Bellavoine en sera le tenancier.

L’Almanach Matot-Braine de 1913 donne des renseignements précis sur ce «Jardin-Besnard» qui devait abandonner le quartier aristocratique pour finir ses jours dans un faubourg populacier.

«Le Jardin-Besnard était situé en bordure du boulevard du Temple, sur l’emplacement actuel de l’immeuble Lüling, habité par M. Pierre Lelarge. De la rue des Templiers, on aperçoit encore les sommets orgueilleux de quelques marronniers qui faisaient jadis l’ornement de ce lieu de plaisirs. Son fondateur, Olympe Besnard, y avait fait construire en 1857 une scène de dimensions assez restreintes, avec l’intention d’y faire représenter, si possible, la comédie de genre ou le vaudeville et l’opérette, mais surtout, d’y faire exécuter, en cas de mauvais temps, ses concerts tant suivis. Une tente abritait à la fois acteurs, chanteurs, musiciens et spectateurs. Autour de la tente, c’était le jardin... Qu’on s’imagine le Jardin de l’Embarcadère en plus étendu ! On y pénétrait, sous un arc de globes opaques éclairés au gaz, par une large allée, avec guichet et vestiaire, à gauche. À droite se dressait la vaste salle de concert, meublée de chaises. Sa charpente en avait été solidement construite : lorsqu’en 1860, le Jardin-Besnard ferma ses portes après vingt ans d’existence, les bois de cette tente furent transportés à Sainte-Anne, où, sur l’emplacement actuel des écoles, ils servirent à dresser une salle de danse pour l’été. Plus tard, en 1866, ces bois furent déménagés de nouveau et employés à la construction du Bal-Français.

Ajoutons que la salle de danse estivale de Sainte-Anne fut montée sur un terrain qui avait longtemps servi de pâture au bétail des cultivateurs du quartier, d’où ce surnom qui lui resta de : « Bal des vaches».

La rue des Templiers fut longtemps impasse du Petit-Temple. En 1852, on commença à vendre les terrains provenant de la démolition des remparts, entre la rue des Écoles et le boulingrin de Porte-Mars, afin d’y terminer le percement des rues Saint-Hilaire et Linguet. Les lots situés entre les Écoles et Saint-Hilaire furent adjugés à Max Sutaine, Delarsille-Fassin, roulage, Cochet le maître-maçon et Goffinet-Salle, filateur. Ceux situés entre Saint-Hilaire et Linguet, à Eugène Rœderer, et du Linguet au Boulingrin, à Louis Rœderer, Veuve Clicquot-Ponsardin et G.-H. Mumm. Le montant des adjudications s’était élevé à 153.000 fr.

Signalons l’accident du Moulin-de-la-Housse. Sous l’influences de pluies diluviennes et continues, une crayère s’effondre en engloutissant la maison dite la Somnambule, habitée par les Grison. Tout Reims monte là-haut pour constater les dégâts. On était d’ailleurs fort intrigué alors par la découverte récente de nos futures grandes caves à champagne. Le négociant Lelégard fut le premier à les utiliser, après avoir opéré le déblaiement de l’une d’elles. Ces crayères sont des pyramides creuses à base carrée de 15 à 20 mètres, ayant 6 à 8 mètres de côté à la base, et se terminant en pointe à fleur du sol, où débouche le puits d’extraction. Les couloirs de communication sont en voûte de craie. La température, qui reste constante de + 8° à + 9°, y est excellente pour la conservation des vins de Champagne. La brasserie Tassigny s’était empressée d’y entreposer sa bière en bouteilles ou en cruchons de grès ficelés.

Le pic du démolisseur met à bas la maison du Croc-en-Fer, à l’angle de la place du Palais-de-Justice, – véritable réduit du moyen-âge, sans air ni soleil, aux murs balafrés et épais, dans une rue étroite et non pavée.

On achève la rue Houzeau, en y accrochant ses réverbères. La rue Dorigny est macadamisée, pavée au passage des ruisseaux, et ses trottoirs bordés en pierre de Givet. Il en est de même pour la place d’Erlon, aux approches de Saint-Jacques. La chaussée du milieu reste en contrebas des allées latérales au niveau du trottoir des loges ; ces allées constitueront le terre-plein où se montent les baraques foraines.

Tout au long du boulevard Saint-Marceaux, les usines s’achèvent. Wagner & Marsan installent leurs moteurs et leurs métiers à filer de mille broches, – dernier cri du progrès industriel. La cheminée Lelarge atteint à son couronnement. Et sur la route de Cernay, maçons et charpentiers s’activent à construire des maisons ouvrières pour le peuple des tisseurs, fileurs et peigneurs que la laine appelle à son service sur le terrain des Coutures.

L’affluence des étrangers en France à l’occasion de l’Exposition universelle contribue étrangement à l’augmentation du prix de la vie. Heureusement, Reims échappera en partie à ce fléau grâce à l’ouverture des Établissements économiques, installés rue du Barbâtre, 43, dans l’immeuble réparé de nos jours appartenant à Lallement fils, du Gros-Raisin, et occupé par les Commissions cantonales de dommages de guerre des 1er et 3e cantons. Le pain se vend dans leurs succursales 2 fr. 70 les 6 kilos, 0 fr. 20 moins cher qu’en boulangerie. La pomme de terre est à 0.10 au kilo ; le lard et le porc frais, à 1.60 et 1.70 ; le saucisson, à 2 fr. ; le sucre, 1.40 ; le riz, de 0.60 à 1 fr. ; l’huile à brûler, – on se sert des lampes Carcel –, à 1.20, et l’huile douce à salade, 2.40 ; le paquet de chandelles «des six moulées», 1.40 ; le café grillé, à 3.50 ; le vermicelle, à 0.90 ; le tapioca, à 3 fr., et haricots, pois et lentilles secs, 0.30 à 0.50 le litre. La houille est livrée en cave à 34 fr. 25 les 1.000 kilos, et le charbon de ménage, 12 fr. 50 les 500 kilos.

À la filature de Saint-Brice, les ouvriers paient le pain 2 fr. 50 les 12 livres à leur directeur, Henri Lefèvre, meunier à Évergnicourt.

Les Frères Provençaux, de Marseille et Clairac, ouvrent boutique, rue de Vesle, 20. Au 3 de la rue de la Grue, Péguchet-François, monte une Pension alimentaire, à l’instar de Paris, et il y vend des victuailles et de la boisson à emporter.

Ah ! il y a, dans Reims, à cette époque, 60.000 bouches à nourrir, et ce n’est pas une petite affaire. Tout le monde s’ingénie à ravitailler la ville, même ce vieux Vassal, rue de l’Étape, 4, qui fait amener ici des wagons de tous les produits du Midi tarasconnais : oranges, citrons, figues, raisins, amandes et avelines, avec des châtaignes limousines et des marrons de Lucques et de Lyon.

Il y a émulation partout. De Paris, on annonce que certains restaurants, aux alentours du Panthéon, maintiennent la vie à bon marché, et donnent les trois repas du jour pour 4 francs ! Le mot «donner» n’est pas déplacé en l’occurrence.

Tout contre Laplanche-Deforge, le luthier, un «comptoir parisien» prévient les passants, que Millot vend ses «prunes» 0.15 et ses «chinois» 0.25. Reims a sa «mère Moreau» à barbe, en culottes et veston. Nos négociants en vins de Champagne ne savent où donner de la tête : les expéditions à Paris sont drues et consistantes, et pour éviter le gaspillage de nos crûs excelsior, on s’ingénie à des «coupages» savants au moyen d’un petit vin blanc des plaines de l’Hérault, qu’on appelle le terret-bourret et qui possède une certaine finesse et une couleur limpide lui donnant un faux air de champagne. On fait partout de son mieux pour satisfaire à la demande et «sauver la caisse».

Wilmart, de l’Arbre d’Or, fait battre le tambour au coin des rues en l’honneur de son «restaurant». Pêcheur, rue des Élus, 18, brûle ses fourneaux !

Jacquier, de la rue Cérès, prend feu à son tour et fait annoncer à trompes de héraut, sa fameuse Liqueur de l’Impératrice, cordial européen, sa graine de moutarde blanche de Hollande, de Didier, et l’excellence de ses cafés.

On va atteindre l’âge d’or, sans se bousculer !

Matot-Braine a voulu faire du journalisme local, et il s’y brûle les doigts. Voilà-t-il pas que sa feuille hebdomadaire, – trop éphémère, hélas ! – la Semaine rémoise, s’avise de critiquer l’installation hygiénique des ateliers Isaac Holden. Gardien sévère de la réputation de l’établissement où, dans un confort à faire envie aux négresses du Congo, les «peigneuses» et «drousseuses» gagnent en douze heures un salaire de 1 fr. 25, Jonathan Holden, le directeur, fait appliquer à l’indiscret, par un émule des Grimprel du Goulot ou des Gargoteux de Laprairie, une amende sans sursis de 100 francs. Attrape, Gros-Bavard !

La Société Industrielle ouvre des cours d’enseignement pratique dans la rue des Anglais, 5, à l’École professionnelle du «père Ogée» ; rue Hincmar, 7, au Gymnase Defrançois ; rue Vauthier-le-Noir, 12, à l’anciennne école Bourdonné.

Les professeurs sont Gauzentes pour la chimie et la mécanique dans leurs applications industrielles, Désiré Lambert pour la fabrication, les docteurs Henri Henrot, Brébant et Doyen pour l’hygiène, Rève pour le dessin, Félix Cadet et Postansque, du Lycée, pour l’histoire : ce dernier décède en décembre, à l’âge de 46 ans.

On ouvre des cours d’adultes dans quantité d’écoles primaires.

La future rue Thiers est enfin percée ; on l’appelle provisoirement rue Neuve-de-la-Gare, et les maçons fichent leur drapeau tricolore sur les cheminées qui couronnent les trois premières maisons de la nouvelle voie publique, – proche le Square Colbert.

On se plaint beaucoup de la «Criée des Halles», représentée tous les matins par une paire de tréteaux sur lesquels est allongée une planche, lavée après chaque opération, à coup de balai vert. Sous la pluie et par tous les vents, un public plein d’abnégation s’y approvisionne de poisson de mer et d’eau douce, que nos commissaires-priseurs d’alors, – véritables amis et bienfaiteurs des Rémois –, font venir de Boulogne par les voies les plus rapides et les moyens les plus frigorifiants, à profusion. Le brochet s’y débite à 1 fr. le kilo, la raie à 0.50, ô mes chères petites commères de 1922 ! et le hareng y foisonne et empoisonne à 0.04 pièce. Et il y avait des grincheux alors pour se plaindre de la cherté de la vie !

Et l’Exposition Universelle met au cœur des Français un certain orgueil qui fait évanouir leurs angoisses du lendemain, dont les aspects s’assombrissent depuis le coup de tonnerre de Sadowa. La France va achever de manger le trognon de pain blanc qui lui reste en mains avant de se résoudre au pain noir.

En bandes joyeuses, les Rémois envahissent la gare et les trains de plaisir en partance vers la capitale. Le palais de l’Industrie va remplacer, pour les couples nouvellement unis devant M. le Maire, Rome, la mer ou la montagne.

Depuis Pâques, l’empressement à se marier se manifeste encore plus vif qu’auparavant ; nos scribes de l’état civil sont sur les dents. Ludinart ne sait où donner de la tête, et le gros Ballossier, qui enregistre les naissances quand son trombonne lui en laisse les loisirs, est obligé de se porter en renfort vers son chef de service pour les mariages.

Ils sont nombreux, les volontaires de l’hyménée ; il y a affluence devant les tableaux affichés à l’Hôtel de Ville, et les commentaires vont bon train. Les langues féminines sont bien affûtées, et Dieu seul enregistrera les balivernes et les jugements téméraires qui s’échangeront là ! Qui de nous n’a pas reçu, à un moment donné, les échos de ces «parlottes» ? Les plus grands comme les plus petits vont passer à la toise : c’est surtout ceux-là qu’on remarque et «débine», ceux de la classe moyenne sont tellement ternes qu’on y prête peu d’attention. Chez les Grands, on peut s’offrir de jolies «pièces» :

Ernest Charbonneaux le savonnier, qui devient le gendre de Simon Dauphinot, futur maire de Reims.

Louis Mahin, fabricant à Sedan, épouse Émélie Payard, fille de Payard-Poterlot, marchand de laines, rue du Jard, n° 19. En 1870, Payard était à Sedan chez son gendre au moment de la bataille. On a de lui l’historique de l’ambulance qu’il avait créée pour un adoucissement immédiat aux souffrances infligées à nos soldats blessés.

Celui que nous connaîtrons plus tard au poste d’Aristarque du Courrier de la Champagne, et qui, en 1867, était chef d’institution pédagogique rue Vauthier-le-Noir, 12, prend femme à Paris. Nous le retrouverons certainement plus tard dans nos visites de famille.

Benjamin Mennesson, des tissus, qui habitait alors rue de la Clef, 6, épouse une fille de Richon, de Châtillon-sur-Marne, acheteur de laines en plaine, de la firme Seydoux, au Cateau.

Arthur Barbat, propriétaire au château de Bignicourt, et Marthe Tassin de Montaigu, rue de la Belle-Image. Tassin était alors un des plus importants négociants en laines de la place.

Le Messin Périn, cuisinier à Paris, se marie avant de venir à Reims installer, à l’angle de la rue des Chapelains, ses rôtissoires et ses fourneaux réputés.

Ephrem Aubert, employé à Sains-du-Nord, épouse une de ses cousines du même nom, domiciliée à Neuville-sur-Orne (Meuse) : c’est là qu’époux et épouse sont morts, Ephrem avant la guerre et sa veuve en 1921.

La liste des noms connus encore de nos jours s’allonge :

Anselme Amouroux et demoiselle Vivès, rue Clovis, 44.

Arsène Ballet, le couvreur, rue du Jard, 48.

Mlle Monnot des Angles, rue de Monsieur, 26, qui épouse un imprimeur de la rue Chanoinesse, à Paris, Le Baron.

Nicolas-Marie Regrény, des toiles et cotonnades, dont l’étalage sera bientôt à l’angle de la rue et de la place Royale.

Le peintre Cuillier, qui épouse Julie Gardan, sœur de ce menuisier de la rue du Barbâtre, dont on recherche à cette heure la curieuse plaquette de «Souvenirs de l’invasion, 1870». Cuillier, vers la cinquantaine, était un petit homme au teint vermillon, barbichu et moustachu à l’impériale. Sa maison de la rue du Barbâtre, 4, s’effondra un jour à la suite d’inondation de caves provoquée par la crevaison de conduites d’eau. Il y a plus de quinze ans de cela, et l’excavation reste toujours béante : qui donc en fournira le motif aux curieux ?

Et puis voici le Dr Victor Lemoine, qui va se marier à Vitry-le-François.

Larangot, le commissaire-priseur, ramène de Montmirail Mlle Palle.

Le violoncelliste et luthier Meurger, rue Colbert, 24, et Mlle Caroline Mennesson, place Royale, 6.

Émile Gosset, pharmacien à l’angle des rues Cérès et Nanteuil, qui lèguera à notre cité l’un de ses plus érudits historiographes.

Lesturgie, armurier, rue Saint-Jacques, 2.

Eenfin, – car il faut clore ce long palmarès conjugal –, Louis-Augustin Bocquet, principal clerc de notaire, rue Colbert, 13, devient le beau-frère du jeune médecin J.-B. Langlet, en la demeure paternelle de la rue de Venise, 67.

Cueillons toutefois, parmi les Tout-Petits, – qui ne sont pas les moins épluchés –, Pierre Bel, chiffonnier «morvandiau» dans la rue de Contrai, qui se console dans le mariage des déboires suscités par une insignifiante et méchante histoire de faux poids, laquelle lui vaut les honneurs de l’insertion judiciaire dans la presse locale, avec cent francs d’amende.

L’industrie de la laine rémoise avait été brillamnrrtit représentée dans les galeries de cette Exposition. Tous les noms du nobiliaire régional brillaient au fronton des stands : les peigneurs Holden, Fortel et Villeminot, Pierrard-Parpaite ; tous les filateurs en peigné et cardé, les Harmel, Théodore Croutelle neveu, Émile Anceaux, Henri Lefèvre, la firme Charles Rogelet, Gand, Grandjean et Ibry, qui expose un spécimen à peu près complet des divers articles de notre fabrique rémoise : mérinos, popelines, bolivars, mousselines, casimirs, molletons flanelles et confections. Simon et Adolphe Dauphinot, Auguste Walbaum, Benoist père & fils et César Poulain, Edmond et Auguste Givelet, avec leurs manteaux et tartanelles, – Edmond Lucas, qui vendait ses mérinos depuis 2.60 jusqu’à 5.25 le mètre, – Lochet frères, qui font des étoffes pour pantalons, cache-nez, châles et Panama ; Jean-Marie Philippot, dit Farina, qui ne craint pas d’annoncer son mérinos extra à 25 fr. le mètre et son reps à 29 francs, et qui trouve acheteur, – Fassin jeune, Gilbert & Ohl, Benoist & Grévin, –flanelles imprimées, – A. Lacambre, toile et laine, – Machet-Marotte & Paroissien, J. Auger, E. Massé & Clignet, fantaisies pour dames, sultanes, ratinés-velours, – L. Godart, un peu de «camelote», – Lantein, Quenoble & Marquant, Lelarge & Auger, hermines, peaux de vigogne, velours gaufrés, piqués, joncs et côtelines, – Pinon frères, draperie, – Appert-Tatat, satin de laine et nouveautés, – E. Desteuque, qui travaille surtout pour les dames, à des prix raisonnables, variant de 7.50 à 9.50 le mètre, – L. Guyotin, qui vend ses couvertures au poids, de 6 à 20 francs le kilo, – la populaire S.D.D. (Société des Déchets) expose ses produits en vieux-neuf, rapetasseuse émérite de sous-produits sauvés de l’égout, – et tous ceux de la Suippe, non moins nombreux et méritants.

Charles Rogelet et Pierrard-Parpaite décrochent au mât la croix d’argent, au ruban rouge, les autres n’ont que des médailles. Pierrard avait été ouvrier serrurier. En 1849, il construit des métiers à filer, et en 1852, monte un peignage de laine système Heilmann, avec 20 peigneuses. Son tissage, en 1867, possède 100 métiers.

Les travailleurs de nos usines sont aussi à l’honneur, comme ils avaient été à la peine. Le bossu Bachelard, directeur du tissage Benoist & Grévin, des tisseurs, un monteur de chaînes, nommé Lepeigneur, même une ourdisseuse, la «petite mère» Labruyère. Tagnion, le chef de fabrication chez Lelarge & Auger, empoche une médaille d’argent, et Châtillon, dégraisseur à l’usine Rogelet, a la médaille de 30 ans de service, – que des jaloux, mauvais ironistes et médiocres ouvriers sans doute, appellent la «médaille de l’échine». Ah ! la gouaille de nos titis, qui ne saurait «fermer son bec», en dépit des sentiments !

Dans d’autres spécialités, les récompenses abondent. L’huile et le savon honorent les Houzeau, les Baudesson et Victor Rogelet.

Notre grand chimiste J.-B. Grandval, est fier de ses produits pharmaceutiques. Les apprêteurs sont représentés au palmarès par Delamotte & Faille. Quant au champagne, – classé comme boisson fermentée –, les petits seuls ont exposé, pour se faire connaître on leur a donné à tous des médailles de chocolat : n’ont survécu à cette honte que Pierlot de Bouzy et Roussillon d’Épernay, avec le père Fagot, de Rilly, qui eut une mention en honneur de son vin rouge. À défaut du jury, les Rémois qui montaient sous bois le dimanche la lui auraient accordée.

Fassent les dieux que nous «bussions» à notre tour, en 1923, de ces fameux vins rouges de nos coteaux champenois !

Nos mères aiment à porter, sur leurs robes, un long châle rouge des moins esthétiques. Nos «troufions», eux, porteront dorénavant la tunique à deux rangs de boutons. Quant aux «gabelous», leur casquette plate au calot de toile cirée sera remplacée par un képi à visière carrée, en drap vert foncé, cocarde tricolore et avec ganse en torsade vert-argent.

Le mercredi 8 mai, on intronise en notre merveilleuse cathédrale le successeur de Thomas Gousset sur le siège archiépiscopal de Reims. Jean-François Landriot, originaire de Conches-les-Mines, arrivait de La Rochelle précédé d’une réputation oratoire qu’il devait justifier auprès de ses nouveaux diocésains. La chaire rémoise, et nos rues populaires, retentirent par la suite des plus belles homélies qui pussent tomber des lèvres d’un Apôtre du Christ. Reims lui fit un accueil flatteur et nos maisons se pavoisèrent en son honneur. Les deux bourdons à l’envi l’acclamèrent de leurs voix tant harmonieuses et sonores, et les discours de réception louangeurs et bénisseurs ne lui firent point défaut. Sa beauté physique, la distinction particulière de ses traits et de ses gestes, le fluide pénétrant qui glissait de ses paupières abaissées vers les cœurs enflammés de ses disciples endimanchés et formant la haie sur le passage de son carrosse, – réhaussés par l’entourage officiel –, lui attirèrent de suite les avantages d’une sympathie populaire dont avait bénéficié de longues années son prédécesseur. Thomas Landriot, qui signait Jean-François par condescendance envers le Thomas de Gousset, eut des admirateurs passionnés dans toutes les classes de la Famille rémoise. Quand seront disparus les derniers parmi ceux qui le croisèrent en se repaissant de ses traits, il ne manquera pas de témoignages écrits pour redire aux générations à venir, amoureuses à leur tour du Passé, ce que fut le remarquable Pasteur évangélique.

Le premier numéro du Bulletin du Diocèse paraît le 17 août. Cette revue des œuvres pies des hommes attachés à l’apostolat religieux en Champagne, est placée sous la haute direction du nouvel archevêque de Reims, Jean-François-Anne Landriot, et rédigée par des prêtres érudits tels que l’abbé Cerf et l’abbé Deglaire : c’est ce dernier qui en assume la rédaction en chef. L’organe diocésain sort des presses de l’Imprimerie Coopérative, rue Pluche, 24, récemment fondée par Huet, au capital de 40.000 francs, représenté par 80 actions. Huet a remis ses fonctions et confié ses ateliers aux mains expertes de son ancien prote, Pierre Dubois, successeur de Régnier, rue de l’Arbalète, et qui est lui-même un écrivain et poète distingué, féru des choses rémoises. Grâce à des collaborateurs tels que l’aumônier du Lycée et l’historien de la Cathédrale de Reims, cet organe semi-laïque, semi-ecclésiastique, est appelé à une longue vie, et deviendra l’un des plus riches fonds d’histoire locale où ceux qui aiment à se retremper au sein de la famille rémoise pourront fouiller à même dans les pieux souvenirs du passé. Glanons donc sans vergogne en ces pages, à l’ «œil» typographique impeccable, et que l’âge a déjà teintes de la nuance des feuilles mortes, au bénéfice des lecteurs de la «Vie Rémoise».

L’œuvre des Fourneaux économiques fait florès, – malheureusement ! – Le chiffre élevé des rations fournies du 11 novembre 1867 au 19 avril 1868, et qui s’élève pour le réfectoire de la rue Brûlée à I42.000, et celui de la place Suzanne à 110.000, témoigne amplement de l’état précaire où se trouve plongée la population ouvrière rémoise, malgré la prospérité superficielle de la Nation tout entière, comme de l’industrie textile à Reims.

Les vivres ne sont pas excessivement chers, les loyers non plus ; on est donc forcé d’en conclure que les salaires ne sont pas assez élevés. Se trouve-t-on en présence de ce dilemme : ou l’industrie périclitera, ou la main-d’œuvre sera à bon marché ? Les économistes et l’altruisme doivent trouver une solution à ce problème : c’est peut-être le XXe siècle qui résoudra la difficulté !

Sur un total de 270.000 rations servies en trois «fourneaux», il en fut payé 50.000 par les consommateurs. Le reste avait été distribué à titre purement charitable et gratuit. Les promoteurs de cette œuvre philanthropique ont vraiment mérité de nos concitoyens. Le mécanisme de l’opération est fort ingénieux. Le service est fait par les membres de l’œuvre de Saint Vincent de Paul, dont six ou huit sont attachés à chacun des «fourneaux». Ils endossent le tablier à poche et présentent eux-mêmes l’assiette de soupe ou de légumes en échange d’un «bon» ou de « 0.05 centimes». Chaque consommateur s’est assis à table en attendant son tour. Pour ceux qui «emportent à domicile», un «servant» distribue les rations par un guichet.

Tous les jours, il y a service, de midi à une heure. Entre les heures de classes, qui ne concordent en aucune façon avec les heures de repas pour les ouvriers d’usine, – laissant ainsi, en beaucoup de cas, les enfiants abandonnés à eux-mêmes ou aux soins des voisins, – les élèves des écoles peuvent prendre place aux «fourneaux». C’est une facilité de plus pour ceux qui habitent les faubourgs. Le menu varie peu : il se compose de soupe grasse, au lait ou à l’oignon, ou encore de soupe aux légumes, de pommes de terre, haricots, pois et lentilles. Le prix des rations est fixé invariablement à 0.05 c. l’une. Le pain n’est distribué, par morceaux de 130 grammes, qu’aux ouvriers ou enfants des écoles qui consomment sur place. Les «bons» sont à prendre chez MM. Leseur, avoué, rue de Talleyrand ; Élambert, ex-notaire, rue du Marc ; Defforge-Aubry, rue des Fusiliers, 6 ; Creutzer, boulanger, rue des Poissonniers, 39 ; Henry Mennesson, esplanade Cérès, 4, et Gérard, notaire, rue Saint-Étienne, 17. La Ville donne une subvention à l’œuvre. Le troisième fourneau fut installé dans un terrain du boulevard du Temple, vis-à-vis la maison Alfred Werlé, et appartenant à M. Krug.

Ceux qui assistèrent à la séance de l’Académie de Reims, le vendredi 8 novembre, au lendemain de la bénédiction par l’archevêque Landriot de la Chapelle du Lycée, se rappelleront sans doute avec un doux émoi certaine «récréation poétique» fournie par un acrobate de la rime, un éphèbe de dix-neuf ans, Lyonnais d’origine et du nom de Delarzes, lequel joue de la mesure et des consonnances comme les frères Price, gymnasiarques réputés d’alors, jouaient de la corde et du trapèze. On soumet à son adresse une série de rimes bizarres sur lesquelles il improvise des vers où elles se retrouveront à leur place. D’autre part, on lui dicte un sujet à traiter pour lequel il trouve le moyen d’assaisonner son poème d’allusions et de lui donner un coloris de circonstance. Alfred Delarzes est, en 1867, le seul poète improvisateur existant en France. Eugène de Pradel l’avait devancé. «Cependant, – ajoute le Bulletin –, à Reims, MM. Collin et Glatigny écrivent instantanément des vers sur les sujets les plus disparates ».

Et c’est par un obituaire de choix que nous terminerons cette revue d’une année brillante entre toutes, – si proche, hélas ! de l’année terrible !

Décédèrent en 1867 : Gabriel-Armand Neuville, apprêteur, rue de la Renfermerie, 9; J.-B. Marguet, ancien notaire ; le jeune Géraud Sarret, marchand de fers, associé de Chandon, rue Hincmar, 5 et rue Cérès, 24 ; Alfred Gérault, artiste peintre, élève de Baudart, et devenu praticien dans l’atelier de Wendling, sculpteur de Notre-Dame : on lui dut plusieurs chapiteaux à l’église Saint-André et à la Chapelle du Lycée ; Philippot-Bouchard, le «défourneur» de dariolles, rue de l’Étape ; Arthur Arnould, père de Charles, et agronome puis conseiller général à Alger, et Edmond Andrès, 31 ans, fabricant de tissus, rue des Trois-Raisinets, 11, 13 et 15.