Notices 1859 à 1868

12/04/2007

Décès de La Vie Rémoise, par Eugène Dupont, de 1859 à 1868.

1859

Honneur aux défunts, d’abord.

Lacatte-Joltrois décède le 22 février 1859, à l’âge de 83 ans, en son domicile de la rue Brûlée, 50. En lui Reims perd un de ses plus vigoureux mémorialistes et de ses fils les plus passionnés.

La Bibliothèque municipale possède de sa plume, en dehors de ses études sur Saint-Remi, la Cathédrale et d’autres monuments, un recueil manuscrit de faits divers locaux, éminemment précieux pour ceux qu’intéresse la popote rémoise, et où l’historien ou le chroniqueur n’ont qu’à puiser à leur soif.

On chercherait en vain le nom de ce vrai Rémois sur une quelconque de nos plaques des rues. L’esprit de parti est féroce !...

Bah ! la queue de notre chien a bien poussé !...

Un autre érudit disparaît, regretté par tous les amateurs de livres : Brissart-Carolet, libraire dans la rue du Cadran-Saint-Pierre, père de son successeur si connu et méritant, Brissart-Binet, éditeur et historiographe de Cazin, et aïeul de notre contemporain, l’avocat Brissart.

Le chapitre des mariages donne de la joie au cœur. Voyez plutôt : tout Reims presque va défiler devant l’œil du vieux Rémois et soulever à ses regards des tourbillons de souvenirs.

1860

On enregistre en 1860, les décès de quelques personnalités importantes de l’époque.

Dans le monde du papier imprimé, c’est Charles Béranger, rédacteur à Paris du journal La Patrie. Ex-ouvrier horloger, issu de la primaire, il s’était essayé dans la typographie et le journalisme. Il avait fondé à Reims, en 1835, l’Industriel de la Champagne, où, après les événements de 1848, et son arrestation pour délit d’opinion, il fut remplacé par Ch. Martin. Sous ce nouveau rédacteur, le journal prit le nom de Courrier de la Champagne.

Actuellement, c’est le Télégramme du Nord-Est. Béranger était un esprit fin, un causeur agréable, un écrivain limpide et concis.

En même temps que lui disparaît l’imprimeur-lithographe de la place d’Erlon, Boudié, associé de Camuset.

Dans les tissus, Senart-Colombier se laisse emporter par la Camarde, mais sa veuve relève le sceptre et le maintiendra, dignement, longtemps encore.

Nicolas Henriot disparaît, mais reste auprès de nous, grâce à la dénomination d’une de nos rues.

Un nom très estimé apparaît au nécrologue : celui d’un Jacques Tortrat, entrepreneur de bâtiments, rue du Bourg-Saint-Denis, 98, décédé le 10 février 1860, à 78 ans. Ancien capitaine des sapeurs-pompiers, il fut conseiller municipal. L’Empire l’avait gratifié de la Légion d’honneur.

Il précède dans la tombe, de quelques mois, la veuve du filateur bien connu, Bertherand-Sutaine, des Longuaux.

1861

Toutes ces existences semi glorieuses, semi heureuses, vont se dérouler en films estompés sous le regard de ceux qui nous escortent dans cette Revue locale, – avec la légion aux cohortes innombrables que l’anonymat respecte, faute de pouvoir lui manquer de respect !

Ah ! ils sont trop nombreux, les morts !

1862

Parmi les disparitions de notables, citons le député Carteret : la Société des Amis du Vieux Reims a édité avant guerre une superbe reproduction en carte-postale de son portrait, en pied.

Le fabricant Aug. Joltrois, qui habitait rue du Jard, 39, et, dans la même rue, au n° 23, – petite maison basse sans étage, avec bâtiments sur cour, peuplée d’artisans tels que les Déquet, charpentiers, les Dupont, trieurs de laine, Alfred Masson, trieur aussi, surnommé les bottes, – ce vieux soldat de l’Empire premier, Nicolas Cart, 86 ans, sous-officier en retraite et chevalier de la Légion d’honneur, beau vieillard à chevelure rase et barbiche d’un blanc de neige, le teint rose, l’allure droite et martiale.

L’antique bâtisse allait tomber, à bref délai, sous les pics des démolisseurs, pour l’agrandissement des bureaux de la Société des Déchets. À sa place devait s’élever le bel immeuble habité actuellement par M. Fernand Renard, directeur de l’établissement.

Les maîtres et élèves de la pension pédagogique Siméon, rue Sainte-Catherine[1], n° 11, perdent leur chef, qui décède à 38 ans. Siméon fut remplacé par Labbé, ex-frère des Écoles chrétiennes, sous la haute direction de Étienne Demogue, maire à Boult-sur-Suippe.

Le prédécesseur de Siméon, et fondateur de l’établissement, se nommait Gombault.

On se rappellera l’uniforme réglementaire de cette maison pédagogique : les jeunes garçons portaient une tunique de drap bleu à col velours-amarante, palmettes d’argent et passe-poil amarante, boutons blancs avec palmes. Le pantalon était blanc avec bande amarante de 0 m. 03 de largeur. Ceinturon de cuir verni avec plaque blanche, palme marquée de l’initiale du directeur.

Fièrement, ces éphèbes portaient gants gris ardoise, faux-col droit et képi à bande de velours amarante, des liserés argent et un macaron. Le dessus en était couleur vermillon, d’où le surnom qu’on leur avait appliqué dans le quartier et parmi les élèves des écoles primaires gratuites : les Culs-Rouges. Ce coquet accoutrement était bien fait pour séduire les parents que leur état de fortune mettait en position de placer leurs fils en écoles payantes, et de les distinguer ainsi de leurs voisins des écoles gratuites.

Siméon avait ainsi montré qu’il possédait une psychologie fort avertie. Après Labbé, l’établissement périclita et finit par disparaître.

Ainsi qu’au Lycée, il y avait un aumônier, l’abbé Lamorlette, prêtre charmant et sociable, qui eût, sous la Régence, fait un délicieux abbé de cour.

Siméon professait les sciences, Trochain, l’industrie, et Pilloy, l’agriculture et l’horticulture, pour la clientèle rurale des alentours.

L’artiste verrier Ladam disparaît à son tour : la basilique de Saint-Remi lui devait sa verrière du portail méridional.

1863

Les morts allaient vite aussi, et luttaient avec les vivants.

C’est en 1863 que décèdent Charles Farre , la comtesse de Chevigné, fille de l’immortelle veuve Clicquot ; Louis-Hippolyte Andrès, ex-fabricant, rue de La Salle, 5; Alexandre Henrot, médecin des Pauvres, dont le nom évoque une lignée d’incomparables serviteurs de la cité ; Hippolyte Puyo, directeur de filature au Mont-Dieu, et l’agriculteur urbaniste Charpentier-Courtin ; Jean-Nicolas Ponsin, le vieil artiste peintre rémois, professeur de dessin au Collège, qui meurt à 86 ans, au n° 13 de la rue de Venise, avec une infinité d’autres concitoyens du genre crafouillat et de moindre importance au point de vue œuvres sociales et sonorité des noms propres.

Toutefois, notons le décès de la veuve Détourbay, née Koska, 56 ans, rue Neuve, n° 91, sans doute la mère de cette remarquable femme qui fut la comtesse de Loynes. Le libraire Ernest Renart, Rémois de Maisons-Alfort, insère la notule suivante dans son catalogue d’ouvrages concernant Reims, à propos du livre de A. Meyer : Ce que je peux dire :

"Jeanne Detourbay, née à Reims, de modestes ouvriers, protégée par le prince Napoléon et éduquée par Sainte-Beuve, amie de Jules Lemaître, joua un rôle de premier plan dans l’aventure boulangiste."

En 1863, le prince Napoléon était venu, avec son cousin l’Empereur, inaugurer la ligne ferrée de Reims au Camp de Châlons.

Ch. Gaudier, dans le Progrès de l’Est (1913-14), affirme que la future comtesse de Loynes rinçait les bouteilles, en sa prime jeunesse, dans une maison de champagne de Reims.

Ce nom de Détourbay réapparut ces derniers temps à l’occasion du procès Paul Meunier ; il est porté par la femme de Hans Bossard.

1864

Tirons l’échelle et marmonnons notre prière aux défunts notables de la localité, – ceux que le fatum a désignés pour aller porter outre-tombe les messages des vivants de la famille rémoise. Ainsi décidait et faisait de nos jours, au Dahomey, l’immortel Béhanzin !

Labori, inspecteur à la Compagnie de l’Est.

Maubeuge, ex-conservateur à la Bibliothèque municipale.

Le docteur Hector Landouzy, fameux entre tous, et, en sus, de l’Académie de Reims, né à Épernay en 1812, habitant en notre ville depuis 1839.

L’adjoint au maire Gilbert .

Émile Dérodé, petit-neveu de Dérodé-Géruzez.

Et Maxime Sutaine, un de ces mémorialistes érudits par lesquels la chronique locale sera éternellement alimentée.

Tous morts prématurément, ayant à peine dépassé la cinquantaine.

Une femme remarquable, dont l’existence fut toute de dévouement et charité, la supérieure de Saint-Marcoul, Mme Lecureux, fille de Lecureux de Hédouville. Née à Chéry-lès-Rozoy (Aisne), en 1770, elle fait profession en 1804, devient directrice de l’hospice des Incurables en 1835, et meurt en 1864.

Une autre bienfaitrice des pauvres s’éteint, chargée d’œuvres, Mme Vve Plumet-Folliart.

Et aussi cette autre et distinguée Rémoise, dont la touchante histoire a déjà été contée, Émélie Louise Françoise Lagoille de Courtagnon, veuve du docteur Gilbert de Savigny, qui décède en son ermitage de la rue des Chapelains, 3, à l’âge de 72 ans, emportant ses visions de la Révolution et laissant le souvenir de ses charités et de sa vertu.

La Camarde, cette année-là, avait fait un choix judicieux de ses victimes !

D’autres suivent, dans la charrette de ses condamnés, sous le voile de deuil qui recouvre la vieille ville gallo-romaine.

En octobre ont lieu les obsèques d’un de nos plus éminents concitoyens, Charles Charbonneaux, dont la lignée a perpétué jusqu’à nos jours une équipe d’élite parmi les serviteurs de la cité.

Élève brillant du Lycée de Reims, il entra dans la vie publique aux heures difficiles où naissait la seconde République, de santé si fragile et d’existence si précaire !

En 1848, il est conseiller municipal. Dix ans plus tard, il occupait le poste honorable et délicat d’administrateur des Hospices. Sa mort fut une grande perte pour tous.

Ce même mois voit aussi la fin d’un industriel de valeur, originaire des Ardennes, Pradine, peigneur, filateur et tisseur de laine, beau-père de Simon Dauphinot.

Quelque jour, un mémorialiste documenté par les soins pieux des familles, écrira le Livre d’Or de cette bourgeoisie rémoise du XIXe siècle, tant décriée parfois mais toujours méritante, dévouée à la fortune et à l’honneur de la cité, – pour les générations à venir, dont l’œuvre si considérable et absorbante qu’elle soit, ne doit pas faire oublier la mémoire des ancêtres, aux efforts si malheureusement anéantis par nos éternels, jaloux et cruels ennemis les Boches. Et ce sera justice !

Enregistrons, pour les têtes chenues qui ont surnagé les eaux encore bougrement agitées de la Grande-Tourmente, et que leur âge rend susceptibles d’avoir été peignées par les soins de cette madame Perron, – avec laquelle rivalisaient la mère Clément de l’Arbaléte et de Libergier, et la mère Frémeaux, des loges de la Couture , et qui tenait sa garderie d’enfantelets au n° 35, rue Neuve, enregistrons le décès de M. Jean Perron, maître-ès-lieux.

Sa femme se dénommait Marie-Joséphine, demoiselle Dérivé. Elle était déjà veuve quand elle épousa Perron, veuf, lui aussi, de Marie-Angélique Péroux, qui lui avait apporté en dot cette petite maison à un étage et pignon pointu de la rue Neuve, 35.

L’héritage passa finalement dans les mains de Mlle Dérivé, après la disparition du premier couple. Quand elle eut décidé en 1874, après dix ans de veuvage, de quitter son asile tutélaire, Mme Perron n° 2, qui avait donné, dès longtemps, la volée à ses oisons d’oiselles, vendit l’immeuble au voisin du n° 28, le peintre en décors Thiérot-Rouy, enfant de Sommepy.

Ce même Thiérot a réintégré, en 1922, avec ses 85 ans bien sonnés, son foyer aux trois-quarts détruit. Il fait partie de cette tenace et résistante équipe rémoise qui préfère vivre une vie de troglodytes que de languir en exil sur une terre qui n’est pas à soi ou qu’on n’a pas piétinée de ses semelles pendant des lustres et des lustres !

Un ex-pensionnaire de la mère Perron au temps qu’il portait la jupe de molleton à carreaux orange et bleu-ciel sur culotte fendue à pagniot flottant, l’a signalée, dans ses Souvenirs de la Maison d’École, sous ces traits sympathiques :... Courtaude femme de bien au visage épanoui, aux bons yeux d’épagneul sous les verres épais de ses bésicles à monture argentée, au front encadré de papillottes et le martinet constamment en mains.

Ce rappel de mémoire était bien dû à la chère créature !

Puis d’autres au curriculum vitae presque insignifiant, – du comogoun –, et dont les noms se rattachent plus ou moins aux souvenirs locaux.

La bonne maman Culoteaux, l’ex-pâtissière-boulangère de la rue de Bétheny , 23, qui laisse à ses concitoyens, pour les consoler de sa perte, une graine de vivant remarquable, dont ceux de 1922 qui parcourent nos rues empoussiérées et encombrées de blocs de pierre et de mortier gâché rencontrent la silhouette désabusée par les heures lamentables vécues en ces dernières années et les vues anticipées d’un avenir glorieux et aimable qui ne sera pas le nôtre, hélas !

C’est la Mandart, mère des compagnons, aux Volets-Verts de la rue Neuve, qui s’en va, toute menue et bougonneuse, à regret, avec ses 72 années bien employées, retrouver les vieilles-barbes de sa jeunesse .

Un Lecrique, enfant de la balle... de laine, qui laisse toutefois de nombreux émules de ce nom.

Jean François Balteau, ex-ouvrier teinturier, et beau-père de Pierre Dubois, l’imprimeur de la Coopérative.

La justice immanente se venge enfin de tant de sacrifices sur la personne bien inoffensive du sacristain de Saint-Maurice, Michel Buard, qui, à force d’enterrer les autres, se croyait devenu immortel.

Tant pis ! fallait pas qu’y aille ! s’écrièrent alors les clients de la mère Guillemard, la marchande de paquets d’images à un et deux sous et de décalcomanie.

1865

La Mort fut miséricordieuse aux existences dont le reflet pouvait contribuer à la gloire et au renom de la Cité : elle abattit cependant ses pattes glacées sur l’épaule de Bernard, le "logeur" de la Place-du-Parvis, que les "mauvais garçons" envoyaient depuis longtemps au diable, parce qu’il avait rempli envers eux tous depuis des lustres, la fonction rébarbative de geôlier impitoyable.

Certaines rancœurs obtenaient ainsi leur part de consolation et de revanche !

1866

Le registre des décès s’ouvre pour recevoir le nom d’un philanthrope dont les œuvres perpétuent leurs bienfaits et ont contribué à développer l’encouragement au bien par l’institution des prix de vertu : Pierre-Marie Buirette, ancien fabricant, qui meurt à l’extrême vieillesse. La Cité rend hommage à son mérite civil et social en débaptisant la rue Large au profit de son nom. Ce vieux vocable "rue Large" allait disparaître sans que les Rémois en eussent trop de regrets, et sans que l’histoire locale en fût trop écornée. Toutefois, les noms des rues sont les pages d’histoire d’une ville, – a dit certain chroniqueur. Ce sont les traits de sa physionomie ; les modifier, c’est atteindre ses habitants dans leur sensibilité et leur patrimoine. Quand le Rémois se promène rue Large, rue d’Oseille, rue de Normandie, dans le Bourg-Saint-Denis ou la rue Folle-Peine, il se trouve en la compagnie de la Légende : elle lui conte ses histoires merveilleuses et fait danser devant ses regards ravis et émus les pimpantes marionnettes du Passé.

Ainsi se serait exprimé George Auriol, s’il eût été Rémois de naissance !

Encore plus avant dans le calendrier des années s’éteint, à 89 ans, la Veuve, la Grande-Veuve, Mme Clicquot-Ponsardin. Une autre Veuve de marque ajoutera à ce nom glorieux cet autre qui s’est répercuté avec non moins d’éclat dans le monde entier : Pommery. Peu de cités au monde auront à s’enorgueillir d’aussi brillantes réputations ! Reims peut se flatter, dans son passé, d’avoir donné le jour à des "as" de toutes conditions et de tous mérites. Aussi la haine et la jalousie n’auront cessé de japper à ses trousses ! Qu’importe, s’il est éternel !

Une perte non moins sérieuse et presque irréparable pour les amis des livres : Brissart-Binet, le fameux libraire, décédé prématurément à 52 ans. La monographie rémoise, qui peut se glorifier du nom de Cazin, se complètera peut-être un jour d’une revue des notabilités du Livre qui ont aidé à maintenir dans notre ville le culte de la décentralisation littéraire et artistique ; le nom des Brissart : Brissart-Person, Brissart-Carolet, Brissart-Binet, y flamboiera de tous ses feux.

La mère de Cazé le musicien à la face de prophète biblique, décède, chez son fils, rue Tronsson-Ducoudray, 16, à 85 ans.

Elle s’appelait Marie-Anne Dupont et était veuve, depuis des ans, de Thomas-Simon Cazé. Dans ce vieil immeuble où Cazé pliait aux commandements du bon violoniste, une kyrielle de moutards pétulants dans le genre d’un Nicque, d’un Trichet, d’un Ponsin, et de quelques autres paganinis en herbe, – tel ce gros gosse aux yeux naïfs que certain Flâneur des ruines a connu de près, – la maman Cazé veillait à ce que les pupitres fussent en place à l’heure de la leçon, et les potiches ou vases de cheminée à l’abri des gestes inconsidérés de la jeune équipe aux vertèbres électriques. Quand elle eut disparu, Cazé dut renoncer à ses méthodes de groupement pour reprendre les leçons particulières, au détriment des résultats excellents de la méthode mutuelle. C’était le temps où la leçon de violon se tarifait à un franc de l’heure. Plus tard, les parents à la bourse maigre trouvèrent encore à meilleur compte le professeur rêvé quand Jullien eut fondé, dans la rue des Fusiliers, son Conservatoire de violonistes, qui connut un succès fou et permit d’inonder Reims d’une flottille d’amateurs dont la majeure partie se noya dans le vaste océan de nos orchestres pseudo-philharmoniques, à l’usage des œuvres post-scolaires et pédagogiques, laissant surnager ça et là des groupes d’as de seconde catégorie qui, après guerre, font nos "choux-gras" en maintes circonstances. Dans l’univers artistique comme dans l’univers physique, rien ne se perd, même parmi les épluchures.

Cazé a laissé deux artistes de talent : Eugène Nicque, un véritable acrobate du violon, dont le père était marchand-tailleur d’habits, rue du Bourg-Saint-Denis, 63 ; ont sut de ce "numéro", plus tard, qu’il était devenu sous-chef de musique militaire à Toulon. Qu’a fait de sa personne et de ses talents le demi-siècle écoulé depuis ? Son co-virtuose est des nôtres à cette heure : Ponsin abandonna, en public, le violon, pour nous charmer des sons de sa flûte et de sa harpe. Il était vraiment d’une famille d’artistes, cet aimable enfant de Reims, aux yeux langoureux et à la peau d’albâtre. Très calé en prestidigitation, avec cela, ce qui ne surprendra personne quand on se rappellera que feu J.-N. Ponsin, ex-professeur de dessin au Lycée de Reims et membre honoraire de l’Académie de l’enseignement primaire (à moi ! ô Intermédiaire des chercheurs !), avait publié en 1854, chez Brissart-Binet, et en deux volumes, un "Traité de prestidigitation" destiné à faire la "pige" aux plus adroits tireurs de cartes et faiseurs de tours qui se soient présentés sur notre champ de Foire, à Pâques. Ponsin l’ancêtre était d’avis que, si l’homme est heureux quand il s’amuse, il l’est aussi parfois quans on l’abuse. Partant de ce principe, son devoir, eût été de garder par-devers lui les secrets de la magie blanche qu’il possédait, afin que ses concitoyens en demeurassent abusés le plus longtemps possible. Les idées et les actes des hommes sont souvent contradictoires. Quoi qu’on pense à ce sujet, il n’en est pas moins resté, de ces divulgations plus ou moins indispensables, que le jeune Ponsin, son héritier, avait pu ajouter à tant d’avantages mondains fournis par sa beauté narcissienne, son luth, sa Boëhm et son Stradivarius S.G.D.G., ces amusants agréments de société que sont les "tours" de cartes et de gobelets.

Louis Duval le père, qui était resté inconsolable de la perte de Louis Duval le fils, va rejoindre ce dernier et s’éteint le 27 décembre. I1 avait occupé, entre autres fonctions musicales, le poste d’organiste à Saint-Jacques et chef de fanfare à la Garde Nationale.

Quelques jours auparavant, les Pauvres de la localité, le clergé du diocèse et l’Académie de Reims perdaient le vénérable Thomas Gousset, cardinal-archevêque, décédé le 22 décembre, à 7 heures du soir, d’une affection pulmonaire. Les obsèques du Prélat dont le souvenir vit encore dans la mémoire de nos concitoyens, eurent lieu le 29 du même mois, à 9 heures du matin, après exposition de son corps à l’Archevêché. Serait-il téméraire d’affirmer que les trois-quarts de la population défilèrent autour du lit funéraire où reposaient les dépouilles de Thomas Gousset ? Celui-là quittait son peuple les poches vides, donnant ainsi l’exemple de la plus haute des vertus enseignées par l’Évangile dont il était le propagandiste.

On ne saurait consacrer plus bel éloge à une telle mémoire.

1867

Et c’est par un obituaire de choix que nous terminerons cette revue d’une année brillante entre toutes, – si proche, hélas ! de l’année terrible !

Décédèrent en 1867 : Gabriel-Armand Neuville, apprêteur, rue de la Renfermerie, 9; J.-B. Marguet, ancien notaire ; le jeune Géraud Sarret, marchand de fers, associé de Chandon, rue Hincmar, 5 et rue Cérès, 24 ; Alfred Gérault, artiste peintre, élève de Baudart, et devenu praticien dans l’atelier de Wendling, sculpteur de Notre-Dame : on lui dut plusieurs chapiteaux à l’église Saint-André et à la Chapelle du Lycée ; Philippot-Bouchard, le «défourneur» de dariolles, rue de l’Étape ; Arthur Arnould, père de Charles, et agronome puis conseiller général à Alger, et Edmond Andrès, 31 ans, fabricant de tissus, rue des Trois-Raisinets, 11, 13 et 15.

1868

Et d’abord, pour une fois, savez-vous ! honneur aux défunts de l’année nouvelle : c’est une politesse filiale qui leur est due.

Pierre-Rose-François-Éloi Lecointre décède le 13 janvier, à l’âge de 79 ans. Né à Coucy-lès-Eppes, il était fils de ce Jean Lecointre qu’on connut, au début du dernier siècle, marchand épicier dans la rue de la Tirelire.

À l’âge de dix ans, il entre au collège Saint-Denis, sous l’abbé Legros, et s’y trouve le condisciple de J.-B. Henrot, dont il deviendra l’ami fidèle à jamais. Son père étant mort avant qu’il eût terminé ses études, il fait métier de scribe chez un banquier de la place, en devient le caissier ; finalement, il entre dans les affaires. En 1823, il est négociant en denrées coloniales et indigènes, – les huiles et savons –, en cette rue de Gueux qui va bientôt s’appeler Talleyrand. Nommé à cette époque juge au Tribunal de Commerce, il en devient le président, à diverses reprises, de 1834 à 1854. Entre temps, il avait épousé Angélique Coutier, nièce de Coutier-Marion ; il en eut quatre enfants : Jules Lecointre-Arlot, aïeul maternel du Dr H. Saint-Aubin, – Louis, aux multiples avatars, – Constance, qui fut l’éducatrice des enfants de sa benjamine, la mère de Paul Douce.

Pierre-Rose avait été décoré de la Légion d’honneur sous Charles X. Le Dr Saint-Aubin est le fier possesseur de cet emblème, à l’effigie de Henri IV. Le second Empire promut Lecointre au grade d’officier de la Légion : il était conseiller municipal depuis 1834.

Maille-Leblanc dépeint ce brave citoyen rémois en trois coups de pinceau mœurs antiques, régime simple et sévère, sérénité de caractère.

Ayons l’ambition d’être dignes d’une telle épitaphe !

Au pôle opposé, du point de vue social, c’est Poule-Poule qui s’en va. Une «sainte», issue de la plèbe la plus infime, mais fort proche de la perfection morale !

Poule-Poule était le surnom ironique que la marmaille morveuse et dépenaillée des courées de la paroisse Saint-Maurice avait infligée à Jeanne-Louise Bartault, ménagère et ravaudeuse de bas et chaussettes, une de ces «bêtes à bon Dieu» dont le cœur est de beurre et fond au soleil de la moindre affection, et l’esprit fait de candeur et de simplicité enfantines. On n’imagine ces êtres évangéliques qu’avec une figure poupine toute rose, un nez mutin et quêteur au retroussis à peine ébauché, un front d’albâtre et sans rides, bombé sous le poids de l’idée fixe, et aux lèvres le sourire de l’Ange de la Merveille !

Ceux qui, pieusement, déposèrent Poule-Poule dans son cercueil de bois blanc, aux parois si minces ! se figurèrent sans doute que ce corps décharné, à la face ridée et aux yeux d’émail sans vie ni pensée, sortait de l’étalage des Olin ou des Picherit, qui vendaient alors, sous les Loges et rue des Tapissiers, leurs poupées taillées au couteau et fanfreluchées de linon blanc. Un spectre, un fantôme, un esprit, pas même un ectoplasme ! Ah ! les croque-morts n’eurent pas à plier sous le fardeau et Poule-Poule n’a pas laissé une grosse bosse sur le sol dévorant de notre Cimetière du Sud !

Jeune fille, Jeanne-Louise avait eu la vocation monastique, et charitablement, mais non sans soupçonner l’inutilité de cet essai, la Supérieure des Carmélites lui ouvrit les portes de son cloître. On était aux heures de Wagram. L’épreuve fut courte : au lieu de se livrer aux rigueurs de l’ascétisme et de sanctifier les heures à la prière, Jeanne-Louise, qui n’avait pu se détacher de ses habitudes de Lisette en chambre, – arroseuse des fleurs de sa mansarde, «fouffeteuse» appliquée parmi des rubans décolorés, et des rognures de couture, ne songeait qu’à tout maintenir en ordre dans son étroite cellule, voire à orner sa fenêtre de rideaux de mousseline blanche comme l’hermine. Son panégyriste anonyme, – qu’on soupçonne peut-être à raison d’être le poète-philanthrope Gonzalle –, dit qu’on la jugea en haut lieu trop mondaine (!) pour le milieu ascétique où on l’avait accueillie, et on la mit amicalement dehors.

Jeanne-Louise se retrouve sur le pavé rémois, où un passant, cordonnier de son état et ivrogne en ses loisirs, du nom basse-courier de Picoin, lui passe la «bague au doigt». L’infortunée ! la voici femme de «saoûlot» et mère de chétives et pâles créatures marquées, au seuil de la vie, du sceau de la mort. Quelques années de ce martyre muet, et elle se retrouvera seule au monde.

Alors, de son métier de pseudo-couturière, tout au plus apte aux «rempiéçages» et au «ravaudage», elle subvient, sans aide, à sa propre subsistance. Pendant vingt-quatre ans de son âge mûr, elle vit, isolée, dans un réduit à 20 francs par an, de la rue de Normandie, 19. Son mobilier se compose de : un lit, un bon lit de bois, chaud, muni d’une «paillasse», d’un matelas de varech et d’un matelas de laine, – seul épicurisme de cette recluse –, deux malles qui remplacent l’armoire trop coûteuse, une chaise, – elle reçoit si peu, et ses «five-o'clock» ont à peine vécu à l’état de projet éphémère ! – et, collées au mur ou y épinglées, des images religieuses et un «christ» à bénitier, verdi de buis, et d’une «pomme des Rameaux». Un livre relié, le paroissien de l’Église de Reims ; une brochure, l’almanach de Mathieu de la Drôme. Dans un coin, un croûton de méteil pour les souris. Et, là-dedans, la paix du cœur !

Gonzalle, – enrichissons sa mémoire de ces dires –, la dépeint, – elle a dépassé alors la cinquantaine et apparaît toute menue et trottinante au marché de Saint-Maurice et devant les étalages de ferraille, chiffons et bouquins –, « vêtue d’une robe d’indienne à fleurs, un mouchoir de couleur sur le cou, et coiffée d’un bonnet noir à bavolet. Le dimanche, mieux attifée, mais toujours proprement, elle couvre sa robe d’un châle à fleurs sur fond noir, et ses cheveux grisonnants d’un bonnet blanc démodé, en mousseline. La chère, douce, sainte et pitoyable créature ! À peine dehors, elle est saluée, accompagnée, ironisée du cri : « Poule-Poule !». En vain essaie-t-elle de s’expliquer les raisons de ce sobriquet. Les gosses, cruels, l’en ont affublée soudain ! leurs parents, lâches, ont fait chorus. Pourquoi ? Peut-être cet air, en marche, d’une poule maigriotte et agitée qui sautille vers un tas de fumier ou parmi les gravats d’une basse-cour pour y picorer un grain substantiel !

Ceux de Par-en-Haut, les morveux des classes primaires, avaient eu, à côté de cette Poule-Poule, un «Doudou», sorte d’ahuri baveux au ventre bedonnant et aux joues bouffies, un «Ratapatte» qui avait une jambe plus courte que l’autre, et un «Tape-à-l’œil » dont les yeux sanguinolents crachaient des fureurs de coq ; une «Marie-la-Fumeuse» qui embuait l’air des fumées de sa bouffarde hygiénique, une «Cressonnière» enguirlandée de hardes et chaussée de «claquettes» béantes, entraînant à sa suite, une fille de ses amours du «marché aux puces», qu’elle appelait de ce doux vocable : « chameau des Indes» ! Ce quatuor excentrique ne leur avait pas suffi, il leur fallut que Poule-Poule en devint la harpiste céleste et complémentaire !

Jeanne-Louise éprouva un jour de réelles joies. Un sien neveu qui habitait Paris, l’invite, une veille de Pâques, à venir visiter son aimable famille, «jouquée» dans un «garni» au faubourg du Temple. Sans hésitation, elle part, munie d’un viatique de dix francs, montant de ses économies depuis le 1er de l’an. En route, elle se fera héberger par des cœurs compatissants. Déjà septuagénaire, elle trottine vaillamment, un bâton de houx à la main, et «abat» ses quarante lieues en six jours. Une «Marche à l’Étoile» ! Un soir, à huit heures, elle passe «au rapport» à la barrière de la Villette, et là, d’agent en agent, elle est ballottée et déposée, sans accidents, deux heures après, au seuil du logis familial. Ce furent des heures paradisiaques ! Le voisinage s’était intéressé à cette bonne vieille, rieuse et jaseuse, toute proprette, et pas plus grosse que «deux liards de beurre», qui s’offrait à tous pour de menus services. Elle gagna, à des besognes puériles, quelques sous et des piécettes blanches, transformées vite en friandises et jouets pour les petits-neveux. Elle fut adorée, choyée, dorlotée : la vie, certes, lui apparut bonne, quoi qu’on en dise ! Elle visita les monuments glorieux et les somptueux temples de la coquetterie féminine. Ciel ! que de lumineux «attifiaux» ! Y en avait-il de ces «princesses» et de ces beaux «messieurs dorés» dans ce grand Paris ! Elle assista aux obsèques de Béranger, et en elle chantèrent à nouveau les refrains de sa jeunesse en grisaille lointaine. Mais son Reims, son quartier l’attirait ! Trois semaines de cette existence d’odalisque lui furent suffisantes, et nos moutards retrouvèrent leur Poule-Poule, qu’ils croyaient ascensionnée au Ciel à jamais ! Fête populaire entre toutes !

Jeanne-Louise, ayant trempé une fois ses lèvres exsangues à la coupe enchanteresse, voulut y boire à nouveau. Et la voici encore une fois déambulant de la Haubette aux portes de la Capitale. Mais l’accueil fut moins exubérant. Les petits-neveux, devenus grands, avaient quitté le foyer paternel, et la vie était devenue dure à ses amphytrions. Le lendemain même de son arrivée, elle reprenait le chemin de Reims.

Cette fois, la fatigue d’une telle existence l’accable. Elle a soixante-dix-neuf ans et le droit au repos. La «Charité» la recueille, où elle se fera encore l’assistante des sœurs infirmières.

Elle a, enfin ! bien gagné sa part de Paradis.

Le 22 février, elle quitte ce monde, à 82 ans de vie terrestre, dans l’espoir d’une éternité de bonheur.

Vive à jamais Poule-Poule dans les ondes et parmi les vibrations de l’Éther céleste !

Peu de semaines après sonnait l’heure du départ de l’un de ses bienfaiteurs, homme au cœur droit et aussi haut placé que sa renommée : Jean-Baptiste Henrot, médecin, s’en va, après une vie remplie d’œuvres.

J.-B. Henrot était né à Liry (Ardennes), le 19 janvier 1791. Son père, cultivateur et maire de la commune, l’envoya, en 1798, à l’école primaire de la rue Perdue. Liry n’avait ni école ni instituteur, comme la plupart de nos villages ardennais. À Reims, l’enfant fut accueilli au n° 73 de la rue Neuve, où habitait son beau-frère, le docteur Langlet. En 1801, il entre au Collège dirigé par l’abbé Legros. Enfin, à la mort de son père, survenue en 1804, il retourne à Liry pour reprendre les travaux de culture et aider aux siens. Deux ans plus tard, il revenait à Reims pour y étudier la médecine auprès des maîtres d’alors, Langlet, Noël, Maillet. La conscription l’appelle en 1809, et on le nomme chirurgien au 6e dragons. Il séjourne un an en Bavière, fait la campagne d’Espagne, au 8e d’artillerie, et, le 14 août 1812, prisonnier des Anglais à Madrid, il est jeté sur les pontons pour être ensuite interné dans le pays de Galles. En 1814, libéré, il rentre à Liry, où il exerce la médecine. En 1818, il se marie à Reims et s’y établit définitivement. Dix ans après, il obtenait son brevet de doctorat. Le Bureau de Bienfaisance lui confie alors sa clientèle pauvre, si nombreuse en ce quartier de Saint-Maurice et Saint-Remi, peuplé d’artisans de la laine. Aide-major dans l’artillerie de la garde nationale, conseiller municipal en 1830 et suppléant de la justice de paix, il quitte toutes fonctions publiques en 1848, pour se livrer entièrement à son magistère bienfaisant et diriger dans les mêmes voies d’honneur et de dévouement qu’il a suivies ses cinq fils, Alexandre, Jules, Émile, Adolphe et Henri, et ses

filles, Élisa, morte en 1838, et Émélie, encore bien vivante en 1922.

Parmi les personnalités remarquables de la Famille Rémoise qui quittent, à regret, ce monde où, malgré tant de déboires et de désillusions, on peut apprécier par moments la «joie de vivre», citons Étienne Lesage, homme de bien, ex-ouvrier tisseur devenu représentant d’une usine de papeterie, mutualiste convaincu et averti, apôtre de cette philanthropie pratique et usuelle qui ne sait larmoyer, mais agit. Puis, c’est Félix-Désiré Soullié, ex-représentant du peuple sans éclat, en 1848, qui décède rue de Thillois, 23, à l’âge de 73 ans.

Un modeste parmi les meilleurs de nos concitoyens, Pierre Dubois, imprimeur-gérant de la Coopérative, rue Pluche, 24, s’éteint, à 45 ans, vaincu par le travail. Enfant du peuple ouvrier de Reims, il en avait chanté, en poète inspiré, les allégresses et les peines, et sa plume, dressée à l’école des maîtres du Lycée de Reims, où il avait été boursier, a laissé des œuvres charmantes et émues qu’un pieux biographe a analysées ou reproduites en partie dans un livre couronné en 1911 par l’Académie de Reims : Pierre Dubois, – l’homme et l’œuvre.

L’enseignement primaire est frappé vigoureusement et cruellement en la personne revêtue de bure de Rieul-Joseph Gosset, directeur des Frères des Écoles chrétiennes, rue du Jard, 11. Le F. Rieul était originaire de l’Oise, et né en 1822. À quinze ans, il entrait en congrégation. On l’eut comme maître aux classes d’école de Saint-Remi, Sainte-Anne, Hôpital Général et Jard. Directeur à Épernay, en 1856, deux ans après, il est nommé à ce poste en notre ville. Le 26 novembre 1868, on l’enterrait en grande pompe, au milieu du respect de tous : il venait de succomber, avec des centaines d’autres habitants de Reims, sous les attaques de l’épidémie de fièvre typhoide qui décima pendant six mois, nos faubourgs et quartiers populaires. Les eaux de la Vesle, qui servaient alors à toute la ville, furent accusées de ces innombrables méfaits ; l’attention de la Municipalité se fixa davantage sur la nécessité de pourvoir à la distribution d’une eau potable, saine et digestive. Quelques années plus tard, Reims se trouvait pourvu, comme par miracle et enchantement, du liquide limpide issu des collines voisines.

...Un vieux rentier de la rue du Jard, 25, Pierre-Louis Tibon, généreux distributeur de «soleils» aux gamins et gamines du quartier, disparaît. Son vaste jardin, doré de tournesols géants et d’une superficie de 1.350 mètres carrés, situé entre Jard et Venise, fut acheté l’an d’après à sa succession, pour l’agrandissement de l’usine des Déchets, au prix de 25.000 francs, ce qui ramenait le mètre à 18 francs. Sur rue, on le paya jusqu’à 30 francs. La Société des Déchets établit là de nouveaux ateliers de lavage, essorage, séchage, et dirigea ses eaux glaiseuses vers l’égout du Jard, pour donner satisfaction aux riverains de la rue de Venise, qui se lamentaient en raison du ruisseau vaseux qui dégoulinait parfois en torrent devant leurs maisons, rendant le pavé glissant et dangereux pour les piétons.

D’autres morts encore viennent endeuiller des familles bien connues : J.-B. Burnod, 55 ans, rue des Deux-Anges, 19 ; – le docteur Leconte, 58 ans, qui habitait à la Charonnerie, sur la route de Cormontreuil ; – Joseph-Quentin Favart, lainier, rue du Levant, 13, qui décède à 79 ans ; – le comte Ruinart de Brimont, ancien gentilhomme de la cour de Charles X, qui meurt le 3 septembre, au château de Brimont ; – un modeste médecin, à la vie remplie d’œuvres, Théodore Petit, rue des Élus, 19, âgé de 74 ans ; – Jean-Claude Morizet, 72 ans, rue de Sedan, 9, directeur de la Caisse d’Epargne. Natif du Mesnil-sur-Oger, Morizet était venu apprendre le commerce chez un de ses oncles, négociant en vins ; en 1821, il épouse Émilie Huet. On le salua militairement, au temps des «mangeurs de veau froid», sous Louis-Philippe, en qualité d’officier de la Garde nationale, à la 1ère du 2ème ; il fut juge au Tribunal de Commerce, de 1850 à 1857.

Un fabricant très aimé et populaire, Théodore Baudet, disparaît à 51 ans, et l’Économe de l’Hôpital-Général, J.-B. Rousseaux, à 58 ans. Et ce bonhomme plein d’abnégation et d’amour pour les enfants du peuple, l’abbé Charlier, fondateur de l’hospice de Bethléem ! Quelle perte pour la collectivité ! Né à Flaignes-les-Oliviers (Ardennes), en 1804, il fut curé de Bétheny et aumônier à l’Hôtel-Dieu de Reims. En 1837, il créait son œuvre de protection et d’enseignement des orphelins. Avant que cet établissement occupât une partie de la rue Jacquart, l’abbé Charlier l’avait installé dans un endroit des plus modestes. Mais, dès 1840, le cardinal Gousset s’intéressa à l’œuvre, avec d’autant plus d’empressement, qu’un nombre trop grand des souscripteurs de la première heure s’était éclipsé devant le relevé impressionnant des charges qu’elle allait créer, au fur et à mesure de son agrandissement. Le terrain de la rue Jacquart, longtemps impayé, fut réglé aux vendeurs et, les bâtiments commencés puis interrompus faute de fonds, terminés complètement. Une souscription publique, sous forme d’actions, fut ouverte dans la presse, en 1841 et 1843, qui produisit 450.000 francs. L’épidémie de typhoïde de 1843, atteignit 70 pensionnaires sur 80, dont 15 moururent. En 1857, le gouvernement impérial fournit de nouveaux subsides par la création des «bourses Napoléon». L’abbé Charlier fut décoré. La parole de l’apôtre s’était réalisée ; il avait dit à ses pupilles : « Et maintenant, vous n’êtes plus sans famille, vous avez un nom : on vous appellera les enfants Charlier» ! Pour un père «radieux et prospère», on peut dire que cet excellent homme le fut jusqu’à l’extrême limite des jouissances paternell:es. Celui-là dut regretter la vie ! Or, à de tels citoyens, on ne saurait marchander les parfums consolants du Souvenir !

La religieuse Sainte-Sophie, sœur du cardinal Gousset, – dont la famille se composait de treize membres –, décède à son tour. Elle était souvent en visite au palais archiépiscopal, où elle passait régulièrement ses vacances d’institutrice à Noroy-lès-Jussey, près du pays natal. Le Bulletin du Diocèse qui est un véritable filon pour les annalistes rémois, dit, à son sujet, qu’elle avait exactement les traits du Cardinal, et comme lui, «pleine de sens, bonne, hardie au besoin, et populaire : un autre lui-même» !

En langage irrespectueux de lutrin, tous ces défunts de «haute Coulpe» sont baptisés «saumons». Mais, dans notre mer intérieure rémoise, nos filets ne ramèneront pas que des «saumons» : il y a aussi du hareng et de la merluche, représentés au réel par ces infiniment petits de la plèbe dont les noms et les existences simplistes laissent à peine une trace dans la mémoire de quelques vivants.

De ce nombre, ces deux respectables et virginales célibataires à papillottes et sous globe, à tirer de l’éternel oubli pour un instant : Marguerite-Catherine Aumont, dite Victoire, originaire de Vienne-le-Château, laquelle décède à 72 ans, rue Salin, 2, sous le toit historique des Robillard, au service desquels elle était passée à la mort du magistrat Baron, son premier «maître», – et Louise-Pérette Protin, 66 ans, mercière-bimbelotière à l’angle droit des rues du Jard et Marlot, laquelle était grande pourvoyeuse en bougies et chandelles de Noël et en pétards, fusées vessantes, crapauds, soleils, romaines, bengales et autres artifices pour écoliers turbulents du quartier.