La Vie rémoise en 1880

1880

Ah ! certes non, Reims n’est pas mort, et dans ce couloir étroit qui sert au passage d’une année à l’autre, réjouissons-nous du mouvement perpétuel des âmes : ascension des unes, par l’hyménée, vers les mirages prometteurs de la vie conjugale ; chute des autres, par la dispersion des corps, vers les attractions compensatrices de l’Au-Delà !

Enchaînons donc, enchaînons !

L’année nouvelle verra se conclure, avec ou sans contrat, par devant MM. les Tabellions engoncés dans leur dignité ou simplement devant le buffet, maintes et tendres unions entre Rémois et Rémoises d’origine autochtone ou, par alluvions, ayant acquis droit de cité, ou pouvoir de l’acquérir.

En tête de ces cortèges familiaux, pompeux et dépourvus du moindre faste, mais ayant droit à l’égale distribution de souhaits et sourires engageants, participants ou rassurants, plaçons, au hasard de nos souvenirs, ces hardis champions du conjungo : Michel Bouchez, d’Heutrégiville, fabricant de tissus au faubourg Cérès, et Pauline Braine, fille de l’ex-boulanger Braine-Thomas et nièce de l’imprimeur Matot.

Vont suivre : cet as du tir au fusil Lebel, œil d’aigle, sang-froid de serpent, calme d’eau croupissante, Ernest Foisy, ex-sergent d’infanterie de marine à Cherbourg, charcutier de profession, originaire de Villers-Allerand où son père était marchand de chevaux, et Maria Dupont, fille unique d’un ficeleur émérite d’andouilles et de boudins en cette séculaire officine du Jard, vis-à-vis l’école des Frères, et à l’angle de la rue Brûlée, où un paterne parrain réservait à son filleul les extrémités de la queue et des oreilles de ses cochons, retour de l’abattoir, après la flambée de leurs soies.

Ce commis du maréchal-ferrant Halewaters, Alcide Lefèvre, natif d’Hauviné (Ardennes), fils de Casimir, décédé à Mourmelon-le-Grand, et Adolphine Berry, fille de feu Élie, dont la veuve, Augustine Papegaye, continuait le commerce de toiles d’emballage, qu’elle céda par la suite à son gendre, établi rue de Belfort.

Jean Gentgès, notre aimable Jean du Café de Paris, né à Merscheid (Luxembourg), garçon de café à la Brasserie de Strasbourg, et Maria Gavet, des Gavet-Moreau, bouchers à Witry-lès-Reims.

Désiré Douillet, de La Neuville-en-Tourne-à-Fuy, comptable, rue de Monsieur (aujourd’hui Courmeaux), chez les Benoist frères des Capucins, et Félicité Navelot, de Bétheny.

Charles Janin, de Bar-le-Duc, des Janin-Bannerot, marchands de bois rue Folle-Peine, et Marie Barroteaux, rue du Bourg-Saint-Denis, 38, dont le père, Barroteaux-Demain, fut charcutier, place du Parvis, en ce vétuste immeuble à l’angle des Fuseliers, dont l’un des versants en craie conserva jusqu’à nos jours l’obus russe qui s’y était incrusté en 1814.

Louis Routhier, architecte, et Marie-Thérèse Perseval, fille de l’huissier Perseval-Beuvart : c’est lui qui construisit le Kursaal de la rue de Vesle, exploité par Classen la jambe de bois, barnum musical, lequel avait fait de la Brasserie Poterlet un café-concert où des générations de Rémois se divertirent aux farces des clodoches de leur époque.

L’un des émules et successeur de ce même Classen, et le premier en date des gérants du Palais-Rémois, Auguste Caussandier, plombier de son état et fils de Caussandier-Bourguignon, épouse Célina Monpert, couturière réputée, rue Nanteuil, 8, une vraie femme de tête.

Le futur créateur des Madeleines-Rousseaux, un garçon boulanger, issu des Rousseaux-Philippot, de Cuiry-lès-Chaudardes, et Marie Laplanche, de Neufchâtel-sur-Aisne, fille de Laplanche-Caurette, menuisier, rue de la Grue et sœur de deux Rémois des plus connus, Gustave et Georges.

John Crossley, insulaire britannique du Yorkshire, employé au peignage Isaac Holden, et Julia Brown, de Marxton, comté d’Oxford-Buckingham, fille d’un peintre-décorateur, rue Houzeau-Muiron, 14.

La Cité anglaise, qui étale ses cottages au pied de la cheminée d’usine dite de « la Potasse », où fonctionna de 1914 à 1918 un observatoire à l’usage des défenseurs de Reims, est en fête, car les cérémonies de ce mariage se couronnent d’un festin pantagruélique en la salle de lecture voisine, ordonnancé par Thomas Crossley et ses contremaîtres : Samuel Lucas, Joseph Hollings et Harry Bolton. Hurrah for prince of Wales and the great Victoria, aux lueurs bleuâtres du rhum enflammé de l’immense polun-pudding nécheunol.

Et si le Consistoire est de service, la Synagogue aura son tour proche et ses champions conjugaux en Salomon Hildenfinger, de Grüssenheim (Alsace), confectionneur rue de l’Étape, 13, et Adèle Bloch, de Grandvilliers-lès-Belfort. Près des époux, devant l’écharpe du maire Diancourt comme sous le voile du rabbin Séligmann, s’alignent, le front serein au-dessus de l’emblème virtuel, charnu et indéfectible de la race : Salomon Bloch, professeur à l’École normale supérieure ; Epmann-Hildenfinger, de la Grosse-Botte, rue du Cadran-Saint-Pierre ; Gédéon Lazard, articles de voyage, rue Colbert, et Jacques Geismar, parapluies, rue des Tapissiers.

Voici l’ami Hupin (Émile Benoît), Sedanais de 1847, fils de Hupin-Gosset, de Pont-Maugis, et Marie Félicie, 23 ans, née à Reims d’Abel Kalas, retordeur, et de Marthe Félicité Van Damme, rue des Murs, 5. Témoins : ces jumeaux du tissu, Arthur Pierson et Désiré Génin, du côté Hupin et du côté Kalas : le grand-oncle Nicolas Bahuet, vigneron à Sillery.

Hupin reprendra le fonds de fumisterie-lampisterie à l’enseigne : À la Fontaine Godinot, rue de l’Université, exploité jusque-là par l’aquarelliste Eugène Auger.

Le haut et noble et imposant huissier à la Chambre de commerce, Me Noblesse, accorde sa nièce Marie-Louise, native de Rorhbach, près Sarreguemines, à Jules Émile Baudrillart : apparaissent aux épousailles deux voisins de Noblesse, au 20, rue du Bourg-Saint-Denis, les frères Ronsin, Émile l’architecte, et Victor, déjà âgé de 75 ans et qui atteindra la centaine, ex-entrepreneur de chemins vicinaux.

Gustave Dupont, de Champfleury, comptable, fils de Adolphe, paveur, rue de la Fleur-de-Lys, et Julie Faupin, née occasionnellement à Saint-Denis de Faupin-Merlin, trieur de laines, rue David, 18 ; son oncle Louis Oscar Dupont, dirige le tissage Lelarge à Boult-sur-Suippe.

Tout discrètement s’annonce à la barre devant l’adjoint Albert Jolly, un petit, tout petit voyageur en tissus de feutre marque Haas, Alfred Pépin, Normand d’origine, dont une tante a épousé le pharmacien Croisier qui vient de céder son officine de la rue Neuve, 5, à Bonhomme, de Liry, pour aller exercer ses talents de médicastre rue d’Alsace-Lorraine, 57, non loin du buraliste Camille Lenoir, aux destins mystérieux alors et si prospères depuis ; sa modeste fiancée, Marie Lucie Pierlot, est de Saint-Étienne-à-Arnes.

Le coutelier Charles Lescot, enfant de la rue de Contrai, et l’eugénique et callypige Julie Léonard, une des premières sportwomen rémoises de la bicyclette, à une époque où il ne fallait pas manquer d’un certain culot pour braver les répugnances de l’opinion à l’égard de cette participation du sexe féminin à ces sortes d’exercices. Sa sœur Marie épouse, elle, un professeur de gymnastique, Demaire, rue Henri-IV, 22.

Et voici encore d’autres marieux du comogoun : Chaussart, de Tagnon, et Isabelle Hézette, des boulangers Hézette-Richon, rue Tronsson-Ducoudray, 24 ; on les retrouvera mitronnant rue des Poissonniers.

Charles Ternois, de Saint-Pol (Pas-de-Calais), et Marie Gobe, tisseuse dans le Rousselet.

Mon Dieu ! qu’ils sont menus, menus ! mais vigoureux quand même, enclins à faire souche de bons citadins, comme les autres ! Ces autres, eux, représentent ce que la bourgeoisie industrielle et commerçante offre de mieux en fait de rejetons appelés à des destinées pharamineuses. Les noms propres ayant leur éloquence, laissons-les parler :

Louis Paul Henriot, ingénieur des mines, issu des Henriot-Lucet, et Thérèse, fille de l’ancien notaire Marguet-Lucas. À leurs côtés, Edmond Lucas, ex-fabricant, président du Tribunal de commerce, et l’oncle Edmond Forest, des champagnes. Que de bouchons de liège frémissent à l’avance, prêts à bombarder lustres et plafonds !

Robert Anatole Paroissien, de la laine, né à Reims, le 13 mars 1848, de Florimond Guillaume Paroissien-Hachez : il épouse à Metz, Claire, fille de Mathias Saur-Durutte et nièce du compositeur de musique Camille Durutte, dont les œuvres n’éclipsèrent point celles de Berlioz, voire celles de Paul Burani.

De la laine également, ce grand garçon au teint mat et à la barbe noire, quelque peu délicat de tempérament mais tout entrain et initiative : Charles Blanchin, fils de Blanchin-Niclot, lequel, en épousant Eugénie Lucie Brunette, fille de Narcisse, architecte de la Ville, devient le beau-frère de Charles Brunette, son associé par la suite. Cueillons cette grappe de notabilités de la mousse et du peigné : Paul Stéphane Blanchin, un cousin septuagénaire, rue Caqué, 6 ; Jean-Baptiste Thuillier, patron de l’impétrant, place Godinot et Adolphe Jacquemart.

Émile Demorgny, 33 ans, de Wignehies (Nord), marchand de laines rue de Bétheny, 6, et Lydie Marguerite Gilbert, née à Malicorne (Sarthe), 24 ans, fille d’un receveur d’enregistrement à Reims. L’aïeul de l’épouse est J. Gérard Lambert, ex-fabricant, place d’Erlon, 87 ; Émile Gosset, pharmacien, est oncle par alliance ; le notaire Mandron ; Augustin Demorgny, 30 ans, clerc de notaire à Avesnes, frère de l’époux.

Les tissus nous présentent Adolphe Warnier, 29 ans, rue Andrieux, 16, fils de Warnier-David, et Berthe Alice Guéry, 19 ans, fille de Pierre Guéry-Michel, courtier en vins de Champagne, rue de Charleville, 5, et sœur du peintre régional Armand Guéry, 27 ans.

Défilent à la parade devant M. le Maire : l’oncle Paul David, 41 ans, châtelain en ce bourgeois hôtel, si vivant et si animé en tous temps, de la place d’Erlon, 93, – où trônent actuellement et s’agitent avec fracas les soucoupes du Continental, – et l’autre oncle maternel de l’époux et beau-frère de Camille Michel, mère de la mariée, Eugène Jamot, 57 ans, des tissus, de la rue des Anglais ; le bel Armand, amant de la nature rémoise et de cette rivière d’Aisne qu’on accuse injustement de n’être peuplée que de hotus, pinceau agile et finement monté, pétrisseur de vert et photographe attitré du mouton champenois. – Guéry est au zénith de ses 27 ans, qu’auréolent déjà les rayons d’une renommée justement acquise.

Enfin, parmi ces aimables festoyeurs, le marchand de vins en gros Charles Émile Spéry, 45 ans, indigène de cette rue Petit-Roland, illégalement débaptisée depuis.

La banque est représentée par Marie Camuset, fille d’Isidore Camuset-Mennesson, gérant de la Caisse Commerciale, rue de Talleyrand, 12, et nièce de Henri Launois, courtier en vins, rue Linguet, lequel porte allègrement les 60 ans de son visage enflammé dominant un plastron éblouissant de blancheur : la jeune fille épouse Ernest Carlet, associé d’Émile Demorgny, et fils des Carlet-Assy, de Paris.

Le défilé continue, entre les haies tumultueuses d’une théorie de curieuses sans cesse renouvelée et qui ne ménage aux victimes de l’holocauste ni ses brocards ni ses compliments, sans la moindre discrétion et dans un langage qui n’a rien d’académique, mais n’en reste pas moins savoureux aux oreilles de l’observateur bénévole.

Trottins et mitrons, commères en rupture de casserole et qui vont laisser brûler le rôti, coursiers flâneurs et télégraphistes jamais pressés, badauds oisifs et frotteurs de pavé en quête des moindres incidents susceptibles d’alimenter la chaudière affamée de leur curiosité, écoutez leur rumeur jacassante, et surtout méfiez-vous des escarbilles qui vont sauter de ce foyer incandescent, où les flammes de l’envie, de la naïveté, de la sottise, parfois ce bon sens qui traîne les rues, lèchent, consument, achèvent de dévorer le mâchefer dont les cerveaux de ce populaire est généralement encrassé !

Voyez-vous, madame, ce grand gaillard en redingote, aux favoris grisonnants, avec ses yeux rieurs qui ont l’air de se ficher du monde ! c’est Payer le commissaire-priseur et c’est son fils qui épouse mam’zelle Leconte, de la rue Saint-Pierre-les-Dames. Est-elle assez jolie sous son voile blanc ?

Oh ! celui-là, c’est le comique Squelin, le chanteur de gaudrioles, qui reprend la veuve Guerlet. Ah ! Il n’a pas peur vraiment, malgré ses 47 ans !

Tiens ! la belle Blanche Rochet... vous savez ! son père le charcutier de la Haubette. Son futur, on dit qu’il est comme qui dirait un homme d’affaires, du nom de Hanol. S’il ne fait pas celles des autres, il fera toujours bien les siennes, espérons-le ! Il faut croire que la petite en a assez de servir sur les balances de la crépinette et du petit-salé...

Oh ! regardez donc ce gros rougeaud-là, avec ses yeux à fleur de tête, ses moustaches de gendarme : il a l’air bigrement fier de sa fiancée. C’est réel qu’elle a une vraie figure de madone ! Les connaissez-vous ? – Oui ! dame, c’est un trieur de laines... un bon métier, allez ! On dit que ces gens-là se font des 20 francs par jour en un rien de temps. – Comment vous l’appelez ? – Désiré Dupont... le cadet du père Dupont, au 79 du Bourg-Saint-Denis. Sa femme, Marie, elle est une des filles du tôlier-fumiste Thibaut-Lanser.

Ces deux gros là... c’est rien rigolo ! il va leur en falloir une largeur de lit ! y ressemblent aux Puce de la rue de Contrai... Et leurs noms ! pas possible on les a choisis !! Lui s’appelle Vilain, et elle, la grosse blonde, Fléau ! Paraît qu’y vont reprendre le bureau de tabac de la Fleur-de-Lys : y z’auront du monde...

Ah ! Léon Tourneux, piston au Bal-Français avec Alexandre Boulogne, des Bains ! Il emballe au peigné, chez les Anglais, mais on assure qu’y va avoir de l’avancement à cause qu’y se marie... Elle est vraiment gironde, sa Céline, la couturière de la rue Dérodé...

Drôle tout de même, cette année ! On n’en voit point de laids ni de laides : c’est-y qu’on les refuserait présentement à l’état civil ? En v’la encore une, qu’est-ce qui ne la connaît pas dans le Barbâtre : la belle Anna, la sœur du ferronnier Taillia. Elle est rentrayeuse chez Lelarge. Chic brune ! hein ? Lui, qu’est si blond, qu’a l’air si timide, Dieu sait ! c’est Jacques Gander, tailleur d’habits sur la place d’Erlon. S’il travaille dans la « transformation », elle pourra faire les rentraites.

Le gros Minard leur vendra des meubles, et, comme il va épouser Mam’zelle Jactat de Puisieulx, il reprendra sûrement l’atelier et le magasin de son père, rue Neuve...

Ah ! mon Dieu ! v’là midi qui sonne à l’horloge de l’Hôtel de Ville... Qu’est-ce qu’on va prendre ! Le père et les gosses, tout ça qui va râler ! – Bah ! On leur rissolera une omelette !

Et comme un vol de mouettes sur les rivages méditerranéens, la rangée de commères si diseuses se disloque ; tout ce monde s’égaille, disparaît par les rues avoisinantes, en courant, riant, amusé, enchanté, pourvu pour un bon bout de temps de matière à papotages et à médisances sans fin ou à racontars puérils que balaiera le souffle de la vie courante et dont les piqûres ou le venin n’empoisonneront personne !

Pourtant combien encore il y aurait à discourir ! car le maire n’a pas remisé son écharpe ! Sont appelés à comparaître ces derniers chevaliers de l’hyménée, avant que l’année 1880 passe la consigne à sa fille. Groupons, groupons !

À Saint-Eustache des Halles, le déjà célèbre Henri Dallier, né à Reims en 1849, épouse Amélie Biart fille de cet écrivain plein d’imagination dont les récits exotiques, sur le mode des Verne, des Cooper, des Mayne-Reid et des Wells, ont charmé tant de jeunes lecteurs de cette génération.

Édouard Walbaum le rouquin, fabricant au Petit-Saint-Pierre, et une demoiselle Goëppe, de Versailles.

Hourlier, de Saint-Germainmont, et la fille de Dunelle le confiseur.

Jean Zanerlé, magasinier chez Isaac Holden, et Anna Rach, Alsacienne comme il est Alsacien.

Henri Maucurier, agent d’assurances rue du Jard, 106, neveu de feu le chanoine Quéant, et Mlle de Guerne, dont le père est boucher à Beine.

Arthur Henri Pierlot, 26 ans, boulanger à Dieu-Lumière, fils de Pierlot-Jobart († 1874), marchand de pâtisseries à Bazancourt, successeur du boulanger Compagne, rue Dieu-Lumière, fabricant de darioles à deux sous qui lui en coûtent trois, pour faire échec à Colmart et Jacquemin, du temps de foire à Saint-Remi, et la soubrette Eugénie Béguin, fille de Béguin-Thibault, pâtissier, rue du Faubourg-Cérès, 67.

Paul Hazart, d’Épernay, et Louise Aline, fille du peintre Devraine-Godart, rue du Bourg-Saint-Denis, 84.

Celui qui sera le père Gallas, parrain de la cité d’après-guerre dite la Maison-Blanche, Nicolas François, verrier au chemin de la Bonne-Femme, recrute femme en Ardennes, une Varlot, de Condé-lès-Vouziers.

Certain clarinettiste aux Pompiers, Edmond Mathieu, aimable Adonis dans les 24 ans, ex-indigène de la rue de Contrai transplanté rue des Moulins, 5, et peintre de son métier, veut aussi une Ardennaise, Mlle Laute, qu’il enlève du hameau de Charonné près Cléron.

Le fabricant Charles Roland, veuf, épouse sa belle-sœur, Lucie Julie Poulain, seconde fille de César.

Adressons nos vœux de bonheur à Désiré Delouvin, chef de caves à Damery, et Mlle Prudhomme, rue Linguet, 7.

Le maître de chapelle à Saint-Jacques, court, rosé et joufflu, jovial et bon enfant, Jules Edmond Brié qui, à 40 ans, épouse l’éminente Adélaïde Cécile Niverd, des Niverd d’Attigny, famille de musiciens.

Le vendeur aux tissus de la maison Aug. Walbaum & Ch. Desmarest, rue des Marmouzets, Désiré Delacour, âgé de 25 ans et habitant rue Buirette, 31, prend femme à Épernay : Blanche Delaoutre.

Émile Allart, grand et fort gaillard à lunettes, comptable à la maison Thuillier, épouse une Tarte, féconde génératrice d’une lignée nombreuse d’honnêtes gens, et, de rue de Contrai, 38, va habiter rue Neuve, 54, en ce vaste immeuble à porte cochère qui devint la propriété de Guerbette-Lamiraux, épicier aux Loges-Coquault, où il avait repris le fonds de Moreau-Bertèche.

Armand Reimbeau, employé au Val-des-Bois, chez le Bon Père, Jacques Harmel, alors âgé de 84 ans. Il était le fils de Louis Auguste Reimbeau-Harmel, décédé à Mézières 1865. Marie-Louise, son épouse, est fille du Suippat Oury-Dufayt, et nièce de Jean-Baptiste Oury, filateur à Suippes.

Auguste Arthur Labassée, 26 ans, employé d’apprêts chez les Neuville, fils du menuisier Labassée-Jacotin, rue du Ruisselet, 46, et Jeanne Aline Boulogne, de Villers-aux-Nœuds, nièce du teinturier Étienne Alfred Boulogne-Barbier, rue du Jard, 44. Sont témoins, ces professionnels du bleu-marengo ; François-Joseph Paille, Ernest Houpin et Gilbert Alphonse de Bistière de Boron-Desjoint de Tilly.

Jules Houlon, fils de Houlon-Pasquier, quincaillier et marchand de fers, rue des Tapissiers et ancien adjoint au maire, et Caroline Bourgeois, née en 1862 à Roseau (Dominique), fille d’Alexandre Bourgeois-Gérard, rue des Chapelains, 2. Sont témoins : Félix Houlon, rue Bertin ; Constant Bourgeois, rentier, rue Jeanne-d’Arc, 21 ; Victor Gérard, marchand de fers à Épernay et Louis Pasquier, ex-mercier à Soissons.

Georges Guerlin, 25 ans, né à Amiens et habitant chez son père, receveur municipal à Tours, et Jeanne Hélène Valentine Martin, née à Montbrehain (Aisne) des époux Martin-Vatin, libraires-papetiers rue de Tambour.

Jean-Marie Lebâtard, 35 ans, de Saffré (Loire-Inférieure), cocher à la Maison Werlé, rue du Marc, 18, et Joséphine, couturière, rue de Mars, 49, fille de Félix Saint-Denis-Roffidal, décédé en 1859.

Arthur Rœderer, fils de Théodule, cabaretier, place Kléber, à Strasbourg, et Mathilde Kürz, née à Ludes, en 1853, des époux Kürz-Hahn.

Venu du pays de François-Joseph II qu’on appela l’Increvable, Robert Bücholz, courtier en laines rue Clovis, 5, et Camille Agathe Freyden, de Luxembourg. Représentant à Reims de la firme Hecht & Lefort, de Sedan, puis associé dans les champagnes avec Albert Dazy, Robert Bücholz, de retour à Reims après-guerre, a deux fils, dont l’un est docteur-médecin, l’autre, intéressé dans une firme rémoise du champagne.

Jules Charles, de Niederbronn, 24 ans, contrôleur des Contributions directes à Vitry-le-François, fils de J. F. Charles-Thomas, directeur des Contributions directes à Château-Thierry, – et Mathilde Clignet, fille de Ernest Clignet-Gonel, rue des Augustins, 6. Tout ces fonctionnaires grassement prébendés s’épaulent, et Charles sera bientôt receveur municipal à Reims. Cumul et privilège bourgeois !

Ernest Minard, 23 ans, menuisier-ébéniste rue Neuve, 27, et Marie-Antoinette Jactat, de La Pompelle.

Léon Lantein, filateur, rue du Petit-Arsenal, 4, et Marthe Dély, de Nanteuil-le-Haudoin (Oise).

Paul Faupin, de la maison de laines Adolphe Prévost, rue Gerbert, 4, et Louise Palloteau .

Paul Cléophas Saussier, 22 ans, de Vassy (Calvados), vétérinaire, rue Coquebert, 30, fils de feu Denis Simon, commissaire de police à Reims († 1879) et Marthe Bouton, 17 ans, fille du grévier Louis Bouton-Gérard, Faubourg-de-Paris, 48. Un Jules Bouton est cultivateur à la Maison-Blanche. Témoins : l’oncle Félix Colloin, rue David, 26 ; Ernest Goubaux, pharmacien, et Alphonse Harant, 45 ans, ex-cabaretier, rue de Mars, 20.

Paul Valaster, 24 ans, né à Théding, près Sarreguemines, charpentier, rue de Champigny, fils de Nicolas Valaster-Schimmel, et Madeleine Dossissard, de Forbach, 25 ans.

Fabien Augustin Raillard, de Hourges (Marne), 28 ans, cordonnier rue Cérès, 49, et Pauline Lacroix, de Condé-lès-Autry (Ardennes), 21 ans, fille de Lacroix-Bailly, chez sa mère, rue Coquebert, 14. Cyrille Xavier Raillard est maçon à La Haubette.

Georges Lalle, de Sainte-Ménehould, 32 ans, fils de Th. Lalle-Simon, marchand de cuirs et peaux, épouse, étant notaire à Vitry-le-François, Henriette d’Anglemont de Tassigny, 22 ans, fille d’Adolphe de Tassigny-Delbeck. Émile Lalle est à Paris. Gustave Lalle, conservateur des Hypothèques à Péronne. L’oncle Alfred de Tassigny a 48 ans, rue Saint-Guillaume, 21, et Charles de Tassigny, 58 ans, est receveur des Contributions directes à Donchery (Ardennes).

Jules Pouillard, de Fourmies, 30 ans, trieur, fils de Alphonse Pouillard-Magnier, chef trieur et acheteur de laines (région Vouziers, Sainte-Ménehould, dite rivière d’Aisne), as de la Laine de France au service de la Grande Maison (firme André Grandjean & Cie, boulevard Cérès), – et L. Émélie Francotte, 21 ans, rentrayeuse, rue Fléchambault, 24, propriété de sa mère, veuve Francotte, là même où réside actuellement le chef de la dynastie, modeste serviteur du champagne et de sa ville natale. Témoins : Laurent Émile Thiérard, 38 ans, dégraisseur, chaussée des Bains-Froids, beau-frère de la mariée, et son frère Eugène Francotte, 27 ans, apprêteur, même maison. Joseph Lamort, cultivateur à Marly (Aisne) et Jules Létrilliart, 52 ans, charron, rue des Moissons, 2, ami du père Pouillard et client fidèle, comme lui, de la mère Truchon, au Point-du-Jour.

Hubert Lépargneur, de La Neuville-en-Tourne-à-Fuy (Ardennes), 26 ans, librairie religieuse, rue Saint-Étienne, et Agathe de Vertus, de Brécy (Aisne), 25 ans, fils de feu de Vertus- Lemoine († 1877). Jean de Vertus est cultivateur à Brécy.

Georges Pierre Esteva, d’Épernay, 26 ans, rue Simon, 39, fils de Pierre Thomas Esteva, bouchonnier à Palafrugelle, près Gérone (Espagne), et de défunte Agnus († Épernay, 1877), et Anne L. Élise Esteva, d’Épernay, 26 ans, rue du Barbâtre, 93, fille de Martin et de Madeleine Joséphine Mauret. Pierre Esteva, bouchonnier, 29 ans, frère et cousin. Charles Agnus, 50 ans, meunier à Condé-en-Brie.

Albert Bonhomme, de Monthois (Ardennes), 24 ans, comptable aux écritures ou trieur de laine, suivant les circonstances, rue Neuve, 129, fils du tailleur et ex-suisse à Saint-Maurice Bonhomme-Lalbaltry, et Julie Bourquin, 27 ans, couturière, fille de Bourquin-Six, menuisier rue du Cimetière-de-la-Madeleine. Un oncle Bonhomme est tailleur à Monthois. Gaspard Alvin et son fils Prosper, oncle et cousin du marié.

Jules Jaspart, de Rethel, 25 ans, trieur, rue Chabaud, 11, fils du trieur Jaspart-Billet ; et sa maîtresse Anne Florence Massin, de Souilly (Meuse), 22 ans, femme de chambre, rue Gerbert, 4. Gaillarde à qui il ne fallait pas en faire accroire, et qu’il fallut conduire devant M. le Maire ! Témoins : Théophile Colin, 29 ans, chef trieur chez Walbaum & Desmarest ; Abel Pollion, trieur, rue de Cernay, 42 ; Nicolas Jaspart, 66 ans, marchand de nouveautés à Braine, et le cousin Jules Jaspart à Soissons.

Pierre Alcide Lefèvre, de Hauviné (Ardennes), 28 ans, maréchal-ferrant ouvrier, chez Halewaeters, rue Clicquot-Blervache, Faubourg-Cérès, 19 ; et Marie Adolphine Berry, de Neuflize, 27 ans, fille du marchand de toiles et bâches, mort peu après. Alfred Victor Lefèvre, meulier à Saint-Martin d’Ablois ; Pierre Aimable Chapdoix, marchand de bestiaux à Hauviné, François Arnould, cultivateur à Acy-Romance.

D’autres encore, tant d’autres qu’on aurait plaisir et profit à évoquer parmi les souvenirs de ces temps déjà périmés. Hélas ! séparons-nous à regret de ces vivants pour rejoindre les trépassés, pénétrer avec eux dans les régions mornes et silencieuses de la Mort, et arracher aux serres de l’Oubli, ce vautour impitoyable, les morceaux pantelants de la proie qui leur fut promise de toute éternité.

Nos fronts vont s’assombrir et nos yeux se voiler !

Mourir et aller on ne sait où ! être couché dans l’immutabilité froide et passive !... ce corps sensible et chaud devenir une argile pétrifiée ! Être emporté par les invisibles ouragans, roulé avec violence, sans trêve, tout autour de ce monde suspendu dans l’espace ?...

Shakespeare

Combien d’agonisants eurent le temps de se poser ces questions avant que leur âme se fût assoupie dans les sombres replis du néant corporel ?

L’hiver si rude de 1879-80 en avait couché de ces êtres dans le tombeau ! et la mort, par ces froids polaires inattendus, comme elle avait fauché à son gré les champs de l’humanité !

Du 24 décembre au 2 janvier, l’obituaire rémois enregistre 44 décès. Quant aux dégâts matériels, aux incommodités passagères, aux souffrances accumulées, qui en aurait pu relever le compte ?

La fonte des neiges provoque l’effondrement de chétives et de vétustes habitations : dans la seule rue des Fuseliers, du n° 1 au n° 5, les toits s’effondrent en écrasant les appartements. De partout, et par les régions limitrophes, arrivent les nouvelles d’inondations désastreuses. Sur les rives de l’Aisne, Berry-au-Bac est totalement submergé dans la nuit du 2 au 3 janvier.

Partout, les arbres à fruits sont gelés. À Reims même, le jardin et les pépinières de la Société d’Horticulture se pétrifient comme frappés à mort.

1879 avait été particulièrement pluvieux ; depuis 1804, les météorologistes n’avaient enregistré une telle série de pluies, ininterrompues pendant vingt-deux jours et nuits consécutifs du mois de juillet.

La chaleur se fait tropicale en août, avec + 36° au thermomètre. La contrepartie hivernale s’affirme des plus violentes : dans la nuit du 9 au 10 décembre, le mercure descend à - 29° centigrades. En 1795 il n’avait pas descendu au delà de - 23° 5 !

On subit 109 journées de gelée ; seul, 1830 avait atteint 43 gels consécutifs : c’est 1879-1880 qui bat ce record, en commençant ses prouesses dès le 16 octobre, avec - 4° 2. La température moyenne de l’année est à - 2° 25 au-dessous de la cote des 80 dernières années. Ceux d’alors s’en souvinrent longtemps !

Au 1er janvier 1880, dégel. On patauge dans les rues de notre ville, et les nettoyeurs des rues, remplissant leurs tombereaux de neige boueuse, sont d’une insuffisante efficacité. Des haquets de sel gris déversent leur contenu à profusion sur le pavé et le macadam de nos chaussées.

Médecins et pharmaciens auront fort à faire pour enrayer l’épidémie de grippe qui fait rage : on tousse, on crache, on mouche, on pleure, on expectore à qui mieux mieux et personne ne se risque dans les rues sans le cache-nez autour du cou, de gros ulsters sur les épaules, des sabots et des chaussons aux pieds, et le mouchoir devant la bouche.

Vers la mi-janvier, on se croyait sauvé de l’attaque furibonde de ce climat sibérien ! mais l’offensive reprend aussitôt sur toute la France.

Dans le Centre même, au confluent de la Vienne et de la Loire, en amont de Saumur jusqu’à Villebernier, un véritable glacier s’est formé de 8 kilomètres de long sur 5 à 6 mètres d’épaisseur. La France est transformée en plaines hyperboréennes et collines d’icebergs d’une blancheur éblouissante.

Une armée d’ouvriers en chômage est occupée dans nos rues à déblayer la neige et la glace des ruisseaux ; il faut notamment mettre en état de viabilité la rue des Crayères sur un sol durci par la gelée : travail pénible, douloureux parfois, payé 1 fr. 50 par jour.

Le 4 février, il gèle encore à - 10°. Le froid congèle même les eaux de rivière, et du nord, le saumon descend se mettre à l’abri des temps durs jusque dans la rivière d’Aisne, où les pêcheurs, à Guignicourt, s’exercent impitoyablement à le démasquer sous la mince dentelle de glace qui frange les bords.

En revanche, le printemps sera précoce, et l’été de 1880 des plus sahariens, mais le tableau de chasse de la Camarde avait été des plus fructueux, et de longtemps, croque-morts et fabricants de cercueil ne firent une moisson aussi abondante : une guerre seule, la peste peut-être, auraient pu rivaliser avec cette méthode de destruction par le froid !

Parmi les trépassés inscrits à ce nécrologe, citons :

Le dentiste Olivier Fontenelle, 60 ans, boulevard des Promenades, 25 : natif d’Épinay (Nord), il avait commencé à exercer ses talents sur nos mâchoires, en 1870, au moyen de cet outil primitif appelé scientifiquement bec-de-corbin, et, dans le popu, bec-de-corbeau, vocable beaucoup plus imagé.

Suivent : l’ébéniste Bara (Pierre Remi), fils de Bara-Charpentier, long comme un jour sans pain, sec comme une trique de maquignon, et chantre à Saint-Maurice.

La mère Déquet, Marie Nicolle Coutier, veuve d’un scieur de long, qui, chassée de son réduit de la rue du Jard, 23, par les démolisseurs de cet enclos séculaire, va terminer ses 75 années de vie puérile et dépourvue de tout lustre chez son fils, charpentier aussi, au n° 28, non loin de là.

L’Auvergnat Théodore Pezon, fils du célèbre dompteur d’animaux féroces, reçoit le coup de la mort pendant les parades de la foire du Jour de l’An, sur la place d’Erlon et son carrefour où abondent les courants d’air, et a juste le temps de transporter ses lions, panthères, ours et serpents, à Châlons, dont la foire est consécutive à la nôtre, pour y mourir à 39 ans.

Le 12 janvier, la Tante Clément disparaît de notre horizon : des générations de bambinos connurent la férule et les caresses de cette gardeuse de mioches des deux sexes qui, de la rue de l’Arbalète, avait transporté ses pénates, son martinet et ses lunettes rondes à loupe au n° 4 de la rue Libergier, dans une véritable masure adjacente au café Saint-Denis et qui subsista jusqu’à la Grande-Guerre. La Tante Clément disparaît aux extrêmes confins de la vieillesse, âgée de 86 ans, laissant à sa sœur Clémentine le soin de continuer sa classe enfantine jusqu’à extinction de sa race.

Le 7 février s’éteint, rue Brûlée, 9, une femme de bien, Delphine de Miremont, supérieure laïque d’un pensionnat religieux pour orphelines. Née à Brienne-lès-Asfeld, d’une famille rémoise qui avait sa maison de ville à Reims, rue Saint-Hilaire, elle avait voué sa jeunesse aux malades, et c’est en 1840 qu’elle ouvrit les portes de son orphelinat rue Brûlée, 48, pour le transférer rue du Bourg-Saint-Denis, sur des terrains occupés plus tard par la Compagnie du gaz.

En 1848, ses quarante pupilles furent définitivement installées rue Brûlée, 9, vis-à-vis la rue des Treize-Maisons (Boulard).

À peu près à la même époque décède subitement, au retour d’un voyage à Meaux, le chanoine Gérard, neveu du cardinal Gousset, dont il avait le physique et la ressemblance.

Reçu prêtre en 1844, au sortir du séminaire de Luxeuil, il tint les archives de l’Archevêché de Reims, puis fut aumônier au Pensionnat des Frères et à l’Enfant-Jésus. Voix puissante, style original et fleuri, pensées neuves et ingénieuses écrit de lui l’abbé Cerf, et de la logique, avec un cœur d’or sous des apparences bourrues. Son visage reproduisait les traits communs de son oncle le cardinal, dont il avait en outre la carrure imposante, les gestes impulsifs.

C’est le 3 janvier au sortir de la gare, et non loin de sa demeure, qu’il fut frappé de congestion cérébrale, à hauteur de la librairie Godet, successeur de Rêve, rue Saint-Étienne, et à l’angle de la rue du Cardinal-de-Lorraine, ce prélat remarquable dont le portrait servait d’enseigne à une boutique aux murailles vétustes et hydropiques, étranglant la voie publique à cet endroit si animé du centre industriel local.

L’abbé Thiébault, professeur au Petit Séminaire, reçut ses dernières paroles : Je meurs ! Avec cet homme disparaissait l’une des plus sympathiques silhouettes rémoises de nos rues, où on le rencontrait, allant de ses longues jambes, et, comme Thomas Gousset, plus souvent à pied qu’en voiture.

Le 28 de ce même mois, le verglas de nos rues provoque la chute, suivie de mort, d’un de nos plus considérables concitoyens : Charles Lochet, époux d’Annette Wirbel, âgé de 73 ans, et demeurant rue du Cloître, 13. Lochet fut conseiller prud’homme dès 1838, et conseiller municipal pendant 15 ans.

Son voisin, l’ex-fabricant Théodulphe Dervin, né à La Malmaison, près Sery (Ardennes), décède, place Godinot, 1, à 70 ans.

Gabriel Stef, de Metz, 75 ans, dont la filature, rue de Courcelles, 45, a pour directeur technique Eugène Fortin, alors âgé de 42 ans, et successeur du jeune Numa Aubert, sous-officier au 25e d’artillerie à Châlons.

Une disparition qui, dans le brouhaha de la vie rémoise, passa inaperçue, fut celle du Philosophe de la Sagesse, personnage local ignoré des penseurs et des activistes de la cité rémoise, sauf en cette région montagneuse sise entre la rue du Jard et le quartier de Fléchambault, où régna de tous temps un réel penchant pour ces aimables loufoques que l’abus du mêlé cassis ou du sirop de chez Vitu plonge, par intervalles hebdomadaires, aux fins de semaine, dans le nirvana des ivresses interdites par le Code, et que leur amour du prochain entraîne à la prédication en plein air, au coin des rues où des bornes sympathiques s’offrent fraternellement à leurs derrières alourdis sur des jambes flageolantes.

Francotte fut de ceux-là, et parmi les plus célèbres de l’époque : c’était un petit bonhomme à la face glabre, ridée, piquetée de chiures de mouches, aux mains coloriées tantôt violet, tantôt noir, tantôt marengo, voire de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, car il était ouvrier teinturier çà et là, au hasard des crises ou des poussées de l’article, chez les Boutarel du Jard ou les Mongrenier de Fléchambault.

Régulièrement, aux samedis payants, gris de joie et de petits verres, Victor Francotte distribuait aux enfants des rues les quelques sous d’un salaire péniblement amassé au long de la semaine, devant la cuve aux vapeurs inoffensives mais malodorantes du bois de campèche ou du bleu de Prusse. Le pôvre, variant ses logis, avait fini par échouer, au sortir de la Prison, après avoir acquitté sa dette à une société vraiment marâtre, rue du Champ-de-Mars, 84, sous les toits, et l’impitoyable thermomètre, au mercure recroquevillé, en fait un lamentable glaçon de chair et d’os que les croque-morts vont se hâter de descendre, au cimetière tout proche, dans la fosse commune où ses cendres ne tiendront certes pas la place que sa personne avait tenue sur cette terre ingrate !

Laure Athénaïse, 54 ans, de Pourcy, fille de Nicolas Minelle-Durantel, veuve de Gabriel Armand Neuville et mère de Maurice et Dominique, teinturiers au chemin Passe-Demoiselles. Le directeur de l’usine a nom Alphonse Champenois.

Prudent Desingly, ex-marchand de laines, de Sainte-Marie-à-Py, 49 ans, rue Petit-Roland, fils d’Olivier Desingly-Gallois, frère de Clovis, fabricant, rue du Jard 49, et cousin de Remi Nicaise Viellard, trieur de laines.

Frédéric Amsler, fabricant de papier, au Château-d’Eau, perd son père, Louis Henri, 71 ans, ex-professeur de sciences et originaire de Landau (Bavière). Il était veuf de Virginie Heyderieck. Parmi les intimes, Frédéric Léon Bipper, professeur de fabrication, alors âgé de 36 ans.

Le vieux musicien Tobie, né à Caen en 1802, est assisté à ses derniers moments par son voisin Franchecour, mesureur de tissus, rue Rogier, n° 3.

Une personnalité bien connue là-haut, vers Saint-Remi, et un bon homme, en vérité, le vieil Harman (Toussaint Gérard), presqu’octogénaire, économe aux Hospices, père du docteur Harman, et demeurant rue Boulard, 13.

Louis Rœderer, 35 ans, meurt subitement de rupture d’anévrisme, dans l’immeuble rue des Deux-Anges, légué plus tard à la Ville par les Olry-Rœderer, pour y installer une école de musique.

Marie-Claire Carette, veuve Alloënd-Bessand, pensionnaire de la Légion d’honneur, 82 ans, fille de Carette-Nadal, commandant du génie, belle-mère de Victor Portevin, rue de la Belle-Image, 2.

Un jeune écolier de 15 ans, William Smith, fils de Jean, contremaître au peignage Isaac Holden, et de Hélène Rayner, est écrasé par un camion à La Haubette, le 26 avril.

Élie Berry, 48 ans, né à Neuflize (Ardennes), – marchand de toiles et chiffons, rue Clicquot-Blervache, 4, époux de Marie Papeguay, beau père de son successeur Lefèvre, rue de Belfort.

Pierre Martin Goffart, type des rues, natif de Rethel et marchand d’eau de javelle sur voiturette à âne, rue Brûlée, 36, époux de Sophie Goffinet et locataire du charcutier Fortelle. De petite taille, sous chapeau tyrolien, portant moustache et barbiche à l’impériale, jovial et impertinent, à la répartie piquante et subtile, tenant glorieusement tête aux commères gouailleuses, et d’une voie perçante accompagnée du carillon de sa grêle sonnette, claironne sa présence, accompagné des hi-hans de son compagnon aux longues oreilles.

Ne dissimulons pas les regrets ancillaires provoqués par la disparition de ces marionnettes rémoises, dont nos rues furent jadis le théâtre, minuscules ambulants de tous métiers et de tous commerces, avec leurs branlantes et primitives roulottes autrement pittoresques et plaisantes que nos modernes et lourdauds berliets à l’haleine empoisonnante et nos coquets citroëns à la course ailée, corsetés de zinc et peinturlurés de jaune-citron, qui font loucher les concurrents. Il y a des loucheurs partout !

Encore quelques-uns, bien connus du Tout-Reims :

Victor Doré, le bossu du Mont-de-Piété, neveu de la vieille Mlle Delahaye, lequel meurt à 41 ans, retiré des affaires, rue de Contrai, 24.

Dans le voisinage, au 42, c’est Mme Gruny la repasseuse, 67 ans.

René Fassin dit le Jeune, à 58 ans, disparu le 17 septembre, en sa propriété de Cormontreuil.

À Saint-Thierry décède, à 81 ans, l’ancien juge au Tribunal de commerce et conseiller général du 1er canton, Camu-Bertherand, beau-père de Jullien, vice-président du Tribunal civil, de M. de Sapicourt, connu au 46e territorial et de M. de Fay.

La toute jeune Juliette Perseval, 23 ans, épouse du docteur Seuvre, rue du Bourg-Saint-Denis, 9.

Victor Labbé, 65 ans, directeur de la Pension Saint-Charles, rue Sainte-Catherine, 2, établissement pédagogique réputé par les fils de la boutiquerie rémoise, coincée alors entre le grand négoce et la petite industrie (clients attitrés du Lycée ou du Pensionnat des Frères de la rue de Venise) et la classe ouvrière que fréquente les écoles primaires gratuites.

On ne saurait mieux définir les compartiments qui séparaient alors la « Famille Rémoise », en ses manifestations sociales. Ces distinctions s’effaceront peut-être, mais dans un avenir auquel on ne saurait fixer d’aurore. L’important serait que le paupérisme disparût à jamais de l’ensemble : le reste n’aurait pas plus d’importance que cet engrais appelé la roupie de singe.

D’ici là, entonnons, pour nous distraire et échapper aux pensers ironiques et désabusés, des alleluia et des hosannah aussi creux que navets hors saison !

Me Rome, le père, meurt prématurément à 67 ans : en 1868, il avait été maire intérimaire de sa ville natale après la démission d’Édouard Werlé, pour remplir ensuite les fonctions d’adjoint sous Simon Dauphinot et Henri Paris.

Sophie Muller, épouse d’Auguste Esteulle, rue Houzeau-Muiron, 16, âgée de 52 ans.

Le papa Delvincourt, dont le nom s’adorne de nombreux et curieux patronymes, afin de multiplier les anniversaires et les fêtes de famille : Désiré Démétrius Philogène Bertill Guillaume Marie, – fait la blague à Totor, notre piston-solo des Pompiers de le rendre orphelin sur le tard, car ce brave limonadier de la rue du Carrouge décède à 75 ans, alors même que son apparence physique le destinait au centenariat.

Eugénie Fassin, 53 ans, épouse de Hubert Delarsille, 5, boulevard du Temple.

Ne délaissons cependant pas ces propos funèbres sans jeter un dernier adieu à cet employé de la laine, mutualiste de la première heure, Alfred Pothé, comptable au service de Gadiot, le grand Gadiot, cet éternel mâchonneur de cigares, lequel ne se privait pas de tirer les oreilles de son serviteur lorsque celui-ci avait prolongé ses ébats, au Café de Reims, à boire chopine en compagnie de ces Messieurs de la Fabrique, venus peloter partie là, ou au Café Cérès, –vis-à-vis –, une fois leur Place terminée.

Le jovial Alfred décède à l’Hôtel-Dieu, à 46 ans, après une aventure peu luisante qui lui était advenue quelques mois auparavant. À tout péché miséricorde ! Car celui-là avait dû expérimenter de longues années l’existence pénible du père de famille au salaire insuffisant pour parer à l’entretien de cinq garçons et filles, à l’appétit ouvert et aux goûts dispendieux. Pauvres d’eux, ces réprouvés qui ont à subir un tel purgatoire sur terre !!

Enfin, pour clore cette lugubre revue, accordons un souvenir à ce serviteur de la presse et des lettres rémoises, le prote Francis Albustroff-Mandon, rue Saint-Hilaire, 1, né à Verdun, qui après avoir été au service de l’imprimeur Gérard pendant 35 années consécutives, meurt le 30 décembre, à 62 ans. Témoins : Paul Masson, imprimeur rue de la Grue, 6, et Nicolas Reims, employé de chemin de fer, rue Cotta, 1.

D’autres décès, et en nombre, égarés dans nos paperasses . Ressuscitons ces compagnons de misère terrestre !

Charles Philippot, 39 ans, de la laine, boulevard Gerbert, époux de Marie-Louise Vermillac, 33 ans ; il est fils de Jean-Marie Philippot, fabricant, dit Jean-Marie Farina. Témoins : J. Arnould Millet, fabricant, 42 ans, rue Ponsardin, 29 ; et son fils Ovide.

Augustin Auger-Poret, 60 ans, fabricant, rue Gerbert, 20, fils de David Auger-Didier, dont le petit-fils Eugène, 33 ans, est ferblantier-lampiste à l’enseigne : À la Fontaine Godinot, rue Saint-Étienne, 28. Eugène Auger fut un réel artiste de l’illustration, et Victor Diancourt lui avait confié ses plus belles éditions à orner de ses gracieux dessins. Ernest Kalas a écrit sa biographie.

Louis Lié Corbelly, comptable, beau-père de Eugène Auger, décède à 55 ans, rue de Vesle, 47.

Marie Eugène Laidebeur, de La Neuville-au-Pont, 37 ans, architecte, rue de Vesle, 26, de Laidebeur-Gay.

Arthur Hansen, 26 ans, place Godinot, 8, fils de Théodore Hansen-Ulrich, garçon de magasin, ayant pour collègue Henri Thiltgès, 32 ans, rue Saint-Pierre-les-Dames, 9.

Et, pour nous arracher aux déprimants pensers qui nous assaillent, allons prendre l’air dans nos rues, voir ce qui s’y passe, entendre ce qui s’y dit, noter les pulsations de la vie rémoise, en cette année 1880 par laquelle la génération d’alors passe d’un monde dans un autre, et où tant d’événements locaux vont prouver au monde qu’il y a quelque chose de changé dans nos mœurs et nos directives politiques et sociales.

Le 1er mars, violent incendie au Pauvre Diable, magasin d’habillement sis rue des Tapissiers, à l’angle de la rue de l’Écrevisse. Une foule énorme assemblée place Royale, assiste effrayée et enthousiasmée à la fois, à l’immense brasero qui met en danger ce quartier central.

Les efforts des pompiers réussissent à circonscrire le feu, mais une très longue et pitoyable polémique s’engagera dans la presse locale sur le point de savoir auquel des deux chefs, Besnard ou Patoux, revient le mérite de cette salutaire intervention. Quel tribunal impartial serait en état de résoudre le problème ?

Ce fut une des plus fulgurantes féeries lumineuses qu’ont pût voir, surtout par une nuit sans lune. Quel superbe incendie ! On n’aurait su mieux faire, et, du trottoir en avant Café de la Douane, place Royale, la vision était des plus terrifiantes, hautement belle, supérieurement grandiose !

Après un demi-siècle presque, nos yeux en sont encore éblouis, et nous en ressentons encore la chaleur. Mais qu’était-ce, cet incendie localisé, auprès de ce que l’on put contempler pendant des mois, au temps de la Grande Guerre, criminelle et folle !

Un événement local d’une importance sociale indiscutable s’accomplit d’après les formules gouvernementales.

Le 6 octobre 1879, la Municipalité rémoise avait décidé la laïcisation des écoles primaires communales confiées jusque-là aux Frères de la Doctrine chrétienne.

Conformément à l’invitation qui leur en est faite, ceux-ci évacuent, à la date imposée, les locaux occupés par eux dans les rues du Jard, des Telliers, Buirette, Perdue, faubourg de Laon, esplanade Cérès.

Néanmoins, le 7 mars 1880, le supérieur général des Frères avait sollicité du préfet de la Marne, mais sans succès, le retrait de l’arrêté municipal. Le 24 juin suivant, par une solennité musicale à la Cathédrale, l’Institut congréganiste fête le bicentenaire de sa fondation par le Rémois Jean-Baptiste de La Salle.

La Maîtrise de Notre-Dame exécute une MESSE du Frère Léonce, avec le concours des élèves des Frères. Étienne Robert dirige l’orchestre, mais les chœurs sont conduits par Ernest Lefèvre, alors professeur de chant au Pensionnat de la rue de Venise.

Le soir même, après un concert donné aux familles des élèves de cette institution, un banquet de 800 couverts réunit maîtres, écoliers, pères et mères de famille, autour des personnalités rémoises les plus imposantes du parti conservateur, MM. Werlé, Paris, Henry Mennesson, Coutier, Élambert, Hourlier, etc., et l’avocat Henri Paris prononce un panégyrique de Jean-Baptiste de La Salle, au nom de ses disciples, et de son enseignement, d’une voix enflammée et d’un cœur sincère, dont il n’apparaît pas superflu de reproduire ici les principaux passages.

Après avoir minutieusement analysé les origines de Jean-Baptiste de La Salle, sa vocation, le désintéressement évangélique avec lequel ce bienfaiteur public se dépouille de sa fortune personnelle afin de se montrer à tous aussi pauvre que le plus pauvre de ses disciples, il continue :

L’hostilité de sa famille qui, effrayée de ses libéralités, voulait le mettre en tutelle, les excès de zèle et les inconstances de ses co-fondateurs, dont M. Niel, faillirent compromettre l’œuvre à ses débuts.

Les défaillances, l’insuffisance parfois de ses premiers instructeurs, les moqueries de la foule, qui alla, par risée, jusqu’à le souffleter dans les rues de cette ville où ses parents étaient premiers parmi les magistrats, lui qui, l’hiver précédent, avait distribué tout son patrimoine aux pauvres, l’abandon momentané et presque le désaveu de ses chefs hiérarchiques, les condamnations même du pouvoir séculier mis en action par la jalousie des mercenaires de l’enseignement populaire, auxquels la gratuité de ces nouvelles écoles faisait une concurrence redoutable, rien n’a été épargné au chanoine de Reims Jean-Baptiste de La Salle.

Un instant épuisé, non abattu, il va se retremper au couvent de Saint-Bruno, de Grenoble... « Et », ajoute l’orateur catholique, en parlant des petits Frères d’alors, qu’on devait de notre temps appeler ignorantins, par déviation du terme de yontins, appliqué aux congréganistes du pensionnat de Saint-Yon de Rouen, où Jean-Baptiste de La Salle, avait transporté le centre de son Institut, cuirassés de pauvreté, détachés des liens de l’ambition, de la fortune et des réjouissances matérielles, renonçant aux joies et aux peines de la famille individuelle pour épouser celle de la famille humaine, ils n’ont plus, ces hommes vêtus de bure noire qu’à laisser passer les égarements de la foule, laquelle ne saurait dépouiller des gens qui n’ont rien !

C’était là le langage même de la sincérité, de la reconnaissance, de la vérité.

Et ce même jour, les Frères reprennent pied dans l’immeuble de la rue de Contrai, 20, où Jean-Baptiste de La Salle, quittant la maison paternelle, s’était retiré avec ses disciples, le 24 juin 1682.

On entrait dans l’établissement par la rue de Contrai, mais en 1701, il y eut porte cochère rue Neuve, au numéro 109 d’alors (23 actuel), surmontée d’une croix et portant pour enseigne : « École de J-B de La Salle ».

Dans la cour se croisaient deux bâtiments à angle droit, avec chapelle au clocher bas, à peine visible du dehors. C’est là qu’il organisa le grand et le petit noviciat, les écoles gratuites, le séminaire des maîtres ruraux et un pensionnat.

Là furent émis les vœux annuels et se réunirent, en 1684 et 1686 les assemblées générales, et en 1748, le chapitre général.

Un procès-verbal de cette dernière cérémonie précise que : C’est par vénération pour la mémoire de notre très digne Instituteur que les « Capitulants » se sont réunis à Reims. Mgr Armand Jules de Rohan-Guéménée, archevêque-duc de Reims, premier pair de France, a concédé la célébration de la Sainte-Messe dans la chapelle, à perpétuité, afin que cette maison puisse donner aide aux Frères vieux et infirmes, et servir de demeure au Supérieur général, à ses assistants et officieux.

Ainsi, cet immeuble de la rue de Contrai est la maison paternelle des 14.000 frères des Écoles chrétiennes exerçant en 1880.

C’est sur la paroisse Saint-Jacques que Jean-Baptiste de La Salle fit lui-même la classe aux enfants pauvres, dans la rue de Thillois.

Aucune trace de cet humble apostolat d’un des plus glorieux enfants de Reims, dont le nom peut s’accoler, pour des titres divergents à celui du grand ministre Colbert, Rémois de sa contemporaineté, ne subsiste dans une ville illustrée par tant d’hommes de valeur, que la dénomination d’une rue centrale, et l’inscription en lettres dorées du nom des De La Salle, sur le fronton de la nouvelle Bibliothèque municipale de Reims, en un endroit toutefois où il est malaisé, presque impossible, de l’apercevoir.

C’est peu, pour une si glorieuse cité, pour un si grand homme, et pour une population qui n’a jamais renié ses ancêtres.

Colbert mort, son cercueil avait été souillé par les injures de la populace parisienne. Jean-Baptiste de La Salle, vivant, essuya les crachats des enfants du peuple rémois. Les uns et les autres ne savaient ce qu’il faisaient, – mais ceux qui distribuent les honneurs matériels pour le compte de la postérité, ne peuvent arguer de la même ignorance.

Unis dans l’opprobre, ces deux grands Français ne le furent pas dans la réparation. Or, Colbert est honoré en sa ville natale par les fils de ses concitoyens ; La Salle ne l’est pas.

Il est curieux de rapprocher le chiffre des présences dans les écoles communales comparativement à celui des écoles libres, en la période immédiate de transition qui commença à la rentrée des classes, le 1er octobre 1880.

Écoles communales :

  • Rue du Jard 4 classes 49 élèves

  • Esplanade Cérès 3 classes 73 élèves

  • Rue Buirette 3 classes 100 élèves

  • Faubourg de Laon 4 classes 57 élèves

  • Rue Perdue 4 classes 57 élèves

  • Total : 336 rentrées

Écoles libres :

  • Rue de Contrai : 275 élèves

  • Place Saint-Remi : 276 élèves

  • Rue du Mont-d’Arène : 273 élèves

  • Rue Payen : 151 élèves

  • Rue des Gobelins : 181 élèves

  • Rue d’Ormesson : 202 élèves

  • Total : 1358 rentrées

Bien que les documents apostoliques aient fixé l’an 1680 comme millésime de début pour l’Institut des Frères des Écoles chrétiennes, c’est en 1679 que furent ouvertes à Reims leurs deux premières écoles : en juillet, rue Saint-Maurice, chez le curé Dorigny, par Niel et Jean-Baptiste de La Salle, venus de Rouen ; en septembre, rue de Thillois.

Trois jeunes clercs avaient été adjoints à ces deux maîtres. À la Noël, ces cinq personnages furent logés en l’immeuble de la rue de Contrai, loué provisoirement, et acheté en 1700 ; mais c’est en 1680 que le fondateur rédigea son premier règlement.

Le 24 juin 1681, Jean-Baptiste de La Salle, qui faisait venir journellement ses catéchistes prendre leurs repas chez lui, rue Sainte-Marguerite, – là même où en 1880 se situe le grand Mont-de-Piété –, les installa et restaura définitivement rue de Contrai. L’an d’après, lui-même avait abandonné la maison paternelle pour n’y jamais plus rentrer.

La vie locale suivait cependant son petit bonhomme de chemin, du moins pendant les premiers mois de l’année. Les cheminées d’usine fumaient, les métiers tournaient ; dans les caves de Dieu-Lumière et Saint-Nicaise, sous les routes de Châlons et Saint-Léonard, on rinçait et emplissait des milliers de bouteilles, en chantant et babillant.

Le « bâtiment » avait de la besogne, le petit commerce ne se plaignait pas, les cabarets ne faisaient que croître et embellir, et les établissements de spectacle, Théâtre, Casino, Cirque et baraques foraines, regorgeaient d’une clientèle hétérogène et facile à satisfaire ; les voitures des quatre-saisons roulaient allègrement dans nos rues, achalandées par nos maritornes et nos vivandières du coup de gueule et de la balance ajustée.

On ne parlait pas de vie chère, en ces temps là, – car les salaires étaient proportionnés aux prix de la matière alimentaire. Depuis l’année écoulée, rien n’avait changé dans la mercuriale du cours des denrées. Servoise, de la place des Marchés, – Potin ou Damoy d’alors –, affichait le café grillé de première qualité à 3 francs la livre, le thé à 8 francs, le chocolat à 2 fr. 50.

À son Comptoir de dégustation, place d’Erlon, 53, Quenardelle débite son champagne grand mousseux à 1 fr. 75 la bouteille ; mais les bonnes marques se vendent de 2 à 6 francs. On a la barrique bordelaise en vins rouges, de 50 à 120 francs l’une.

Servoise, déjà nommé, organise une tombola qui est une véritable bouillabaisse où l’on pêche des chromos, des boîtes de chrismas-cream, un singe des Batignolles (?), une pendule de Gascon (?), une hotte de mendiant bien garnie, des sabots de Plougastel, un beau merlan non frit, des bonbons, des ananas, des biscuits.

Indiscutable précurseur de nos magasins de primes du XXe siècle. On ignore la banane et les cacahuètes, considérées alors comme friandises pour les seuls singes.

Joie et bien-être : cela va-t-il durer ?

La saison théâtrale battait son plein, sous la direction de La Chaussée. Le rude hiver n’a pas été sans porter un réel préjudice aux recettes, et l’Administration municipale est sollicitée pour une subvention complémentaire, sans succès d’ailleurs.

Les sociétés musicales, Enfants de Saint-Remi, Alsace-Lorraine, de concert avec l’orchestre et l’harmonie du 132e de ligne, donnent une fête de nuit au profit des œuvres de charité. Elle est suivie d’un bal masqué, sorte de fête villageoise avec boutiques, jeux, tombola.

L’opéra fait florès par L’Étoile du Nord, Le Pré-aux-Clercs, La Fille du Tambour-major, avec ses 24 représentations, et La Perle du Brésil, de Félicien David ; Ernani, de Verdi ; enfin, Guillaume Tell.

Le répertoire de comédie est des plus variés. Max Simon se prodigue et chante : de Plantade, son Phalanstère animal ; de Challier, la romance : Sait-on où l’on va, mignonne ? Et la tyrolienne : Beppo le Montagnard.

Agar, fidèle à notre scène, sera en deuil, au mois de septembre, de son époux, un cabaretier du nom de Nique, qu’elle avait épousé à Lyon au temps de sa prime jeunesse. Elle le délaisse pour le café-concert d’abord, le théâtre ensuite. La Comédie-Française en fait une de ses pensionnaires. Entre-temps, son mari fait de mauvaises affaires, échoue à Paris, où il termine ses jours en qualité de garçon de café, près l’École Militaire. Agar, qui lui faisait une pension alimentaire, lui assure de splendides obsèques : l’abnégation du défunt avait bien mérité cet hommage posthume !

Un acteur de l’Odéon, Armand Dutertre, qui sera régisseur sous Delétraz en 1898 et 1899, fait son apparition sur la scène rémoise, pour y tenir l’emploi du premier rôle Ariste, dont la mémoire s’affaiblit : la chronique reconnaît que « cet artiste parisien s’est suffisamment tiré des difficultés de son personnage, dans Madame de la Seiglière ».

Le mardi 2 mars, douzième et dernière représentation de La Perle du Brésil, avec le couronnement d’un buste de F. David dû au ciseau du sculpteur Truphème , d’Aix-en-Provence. Le compositeur avait jadis écrit un chœur : Gloire à toi ! en l’honneur du père Enfantin , pour l’inauguration de l’église saint-simonienne de Ménilmontant : on nous le fait entendre à cette occasion.

Sarah Bernhardt et Coquelin sont venus jouer Le Passant, de F. Coppée ; La Chaussée nous donne Le Nabab, d’Alphonse Daudet, et, à Pâques, la pantomime : Cendrillon.

La foire s’ouvre sous les plus généreux auspices : du soleil, un temps printanier qui nous repose des piquettes hivernales, présage accompli d’un été des plus torrides.

Au Cirque, Rancy et ses vingt danseuses italiennes nous initient aux splendeurs d’Une nuit à la cour du roi Théodoros. Les spectacles forains sont des plus alléchants.

La dompteuse Nouma-Hawa avec ses lions et serpents ; les Fantoches-Holden ; le Panopticum et ses bonshommes en cire, reproduisant les supplices de l’Inquisition, sa fameuse armoire de Munich, dite Mlle de Nuremberg. Cette demoiselle était tout bonnement un instrument de supplice imaginé par les esprits infernaux, dans le genre du Moloch antique qui s’ouvrait pour engloutir des enfants vivants, à réduire en cendres dans cet étouffoir rougi à blanc.

À Nuremberg, le Moloch prenait tournure de femme à la mode du temps des Valois, grandeur nature, s’ouvrant en deux et dont les parois intérieures étaient garnies de pointes acérées destinées à perforer de tous côtés le corps de l’infortunée victime, sur laquelle les deux vantaux mobiles se refermaient impitoyablement. On ne l’avait pas douce en ces temps-là !

Le versailles ouvre ses deux allées aux marchands de pain d’épices et nougats, aux gaufres à la vanille, légères comme pâte d’oublies, dont nos ménagères aimeraient à connaître la recette, mais le secret est jalousement gardé !

Le Grand Bazar – tout à 0 fr. 20 centimes ! – les étalages de jouets, partitions musicales et morceaux séparés de chant, les sidis débitant leurs nougats fondants colorés et leurs tranches de noix de coco bono besef !

Et les dentellières du Puy, – tout ce que l’ingéniosité des banquistes et camelots ambulants peut déballer pour aiguiser la concupiscences des promeneurs et faire sortir les gros sous du porte-monnaie des papas et des mamans, égayés et craintifs à la fois. Un mois de foire, c’est coûteux pour ceux qui déboursent !

Le 29 mai, la scène du Théâtre offre ses planches à son orchestre ordinaire, renforcé de 25 artistes des concerts Pasdeloup et Colonne, pour un festival des œuvres principales de Gounod, avec le concours de Duchêne et de Mme Devéria.

Bien entendu, il ne saurait être question d’admettre au pupitre du chef l’illustre Gounod, qui se contentera de nous faire admirer sa belle barbe et son visage illuminé de bonté et de malice du haut de la loge municipale.

Nos artistes locaux ont accoutumé de ne marcher que sous l’égide du chef réglementaire et Jupiter lui-même, descendu de l’Olympe pour faire exécuter sur cette Terre ingrate les œuvres de son propre génie orchestral, n’aurait le pouvoir d’enfreindre une coutume qui date de la Préhistoire.

Gounod le savait, lui, qui, à la suite d’une algarade à ce propos avec les artistes de l’Opéra, devait lancer, en une minute de mauvaise humeur, cette boutade aventureuse : Bête comme un musicien ! On n’est pas toujours maître de ses nerfs !

Les baraques sont à peine démontées, le versailles disparu et la rue Buirette, les Coutures, les Promenades-Hautes, tout juste débarrassées de leurs voitures de forains et boutiquiers qu’éclate, dans ce ciel serein et encore résonnant des échos des parades, des orgues de barbarie et des tintamarres du trombone, du piston et de la grosse caisse, un coup de tonnerre, qui va, pour quelques semaines, déchaîner un ouragan dans le monde des affaires et de la politique économique et sociale de notre Reims industriel !

La grande grève de 1880 vient d’être proclamée par le peuple ouvrier de nos faubourgs.

Le monde militaire et administratif s’alerte ; les journaux s’émeuvent, à leur tête le Radical de l’Est, dirigé par M. Magnien, qui paraissait depuis le 1er avril, imprimé chez Dufour, rue Cérès, 17.

Le général de division de Fontanges de Couzan commande dans Reims (le colonel Cottin, nommé commandant militaire du Sénat, a laissé le 132e aux ordres de son lieutenant). Le sous-préfet de Reims est M. de Montremy, son maire Victor Diancourt, et Léon Bourgeois vient de débuter dans la carrière administrative, par le secrétariat de la Préfecture, à Châlons. C’est à ces quatre personnalités de premier plan que vont incomber les devoirs rigoureux du maintien de l’ordre et de la solution, pacifique si possible, du conflit.

Les événements se déroulent suivant la formule et leur conclusion sera ce que la prudence ou l’énergie, la force ou la clémence en décideront.

L’Histoire fera ensuite la part des acteurs de la pièce, drame ou vaudeville, comédie ou tragédie. Mais, dans tous les foyers, les cœurs se resserreront, les esprits s’échaufferont ou s’attristeront, les controverses s’alimenteront de conseils alternant entre la modération et la violence. En tout état de cause, c’est l’angoisse qui règnera partout !

C’est par le personnel subalterne du peignage Isaac Holden, rue des Moissons, que se déclenche le mouvement de grève qui mit sur les dents pendant plusieurs semaines, les fonctionnaires de tous ordres de la ville et du département, en émoi la population elle-même, et dont les répercussions économiques furent déplorables pour l’industrie textile de notre centre champenois.

Un matin, à 6 heures, lorsque les équipes de jour vont se mettre à l’œuvre, les rouleurs informent leur contremaître qu’ils se refusent aux 11 heures ½ de travail quotidiennes, ne veulent plus servir que 10 heures et réclament une augmentation de salaire de 0 fr. 50 par jour.

À 9 heures, c’est le tour des cardeurs de cesser le travail : eux ne soumettent aucune réclamation, quittant simplement l’atelier en silence et d’un commun accord. Émoi de la direction.

À onze heures, le commissaire-central, informé, conseille aux grévistes un envoi de délégués au patron de l’établissement, Jonathan Holden, pour lui soumettre leurs doléances et réclamations, se réduisant à ces deux termes : 1° prolonger d’un quart d’heure l’arrêt pour les deux repas, soit repos de 9 heures à 10 heures, et de 2 à 3 heures ; 2° salaire quotidien augmenté de 0 fr. 50.

Sur le premier terme, on se met d’accord ; pour le second, la direction donnera sa réponse fin de semaine.

À trois heures, la totalité presque des ouvriers exige une réponse immédiate. Refus. C’est seulement deux jours plus tard qu’est accordé l’arrêt total de 2 heures, pour les deux repas. Le personnel s’incline, et tout rentre dans l’ordre.

Mais, cette tentative à solution rapide et satisfaisante avait été comme le coup de fouet qui excite au départ un convoi embouteillé. Cinquante ouvriers de l’usine Walbaum & Desmarest se mettent en grève.

C’en est assez ! le mouvement va s’étendre comme une tache d’huile sur une étoffe lisse.

Immédiatement, les organes de presse entrent en fonction. Le Courrier de la Champagne insère un article préventif dû à la plume de A. Batbie, fournissant des éclaircissements juridiques sur le principe même des grèves, son application et ses conséquences. Avis aux intéressés !

Si c’est par le textile que s’inaugure la grève, c’est dans le bâtiment qu’elle se propagera, à commencer par les menuisiers : ceux-ci réclament 0 fr. 55 de l’heure au lieu de 0 fr. 45, en faisant remarquer qu’à Paris leurs collègues reçoivent 0 fr. 70.

Des conférences ont lieu au Cirque, et les réunions ou rassemblements de corps d’état se font au Champ-de-Grève, – vaste terrain situé au lieudit Les Coutures, derrière l’usine Collet-Varenne.

La débauche prend des proportions inquiétantes aux usines Walbaum & Desmarest, du Petit-Saint-Pierre, impasse du Levant ; Gabreau-Faupin, boulevard Gerbert, dont la haute cheminée de briques s’enorgueillit de sa couronne en fer forgé, ayant coûté 500 francs ; Clément & Bouchez, boulevard du Temple ; Pierrard-Parpaite, peignage, filature et tissage ; Lemoine-Brabant, boulevard Cérès ; Collet-Delarsille, boulevard Saint-Marceaux ; A. Nouvion & J. Poullot, Villeminot & Rogelet, rue Saint-Thierry ; Simonnet, rue de Courcelles.

Le 22 avril, les apprêteurs des usines Margotin et Petibon se mettent en branle. Le 24, c’est le tour de Fassin & Peltier, rue de l’Écu ; Simon Dauphinot & J. Martin, rue des Moulins ; Lhoste-Pérard, – le père Bon Dieu –, rue Jacquart ; Stef, à Clairmarais, les Capucins, sous César Poulain ; F. Lelarge, boulevard Saint-Marceaux, et Ohl, rue de Bétheny. Le Mont-Dieu avait été contaminé l’un des premiers.

À cette date, on compte de 12 à 15.000 grévistes sur la place.

Cette grève, appelée à prendre des proportions redoutables, paraît s’être déchaînée sous l’impulsion des organisations syndicales, à l’issue du Congrès ouvrier de Marseille.

Reims fut la première cité ouvrière atteinte, précédant de peu Lille, Roubaix-Tourcoing, les villes du Nord, voire Avignon, où les croque-morts ont, paraît-il, des motifs de se plaindre de leur sort.

Généralement, elle est surtout motivée par la longue durée des heures de travail quotidien infligée à la population usinière ou d’atelier. On désire partout ramener la présence à l’atelier à 11 heures effectives, pendant une semaine de six jours.

Cette taxation permettait de transformer le régime des suspensions de marche à l’heure des repas.

À Reims, l’ouvrier est tenu à douze heures de présence à l’usine. Par ouvrier, on entend tous les hommes valides de 16 à 75 ans, les femmes de même, et les enfants des deux sexes, à partir de 12 ans.

Socialement, hygiéniquement, moralement, humainement, chacun considère que c’est excessif ! On ouvre les portes des usines à 5 h. 1/4 du matin. Délai d’irruption dans les cours et ateliers, cinq minutes. Passé ce temps, la porte se ferme devant les retardataires, pour ne s’ouvrir à nouveau qu’un quart d’heure plus tard.

Comme il y a dépense inutile de vapeur et frais généraux superflus pendant ce quart d’heure, une pénalité ou amende est infligée à chaque retardataire, filtré à son entrée dans l’usine.

Certains jours, dans certains centres, le total de ces amendes s’élèvera de 70 à 100 francs. Ceci est encore excessif et peut être considéré comme un abus flagrant du droit de l’employeur.

Des réformes évidemment s’imposent : c’est l’avis de tous les cœurs justes et sensibles. Le petit déjeuner s’accomplit entre 9 heures 1/4 et 10 heures. Le dîner, de 2 à 3 heures de l’après-midi. La sortie a lieu à 7 heures du soir. Le temps pour rentrer chez soi, y souper, et voici que la cloche de 8 heures sonne aux paroisses, du moins en hiver.

Peu de travailleurs sortent pour le petit déjeuner. Comme il n’y a pas de réfectoire dans l’usine, on reste à la chaleur de l’atelier ; ou, l’été, on s’installe dans les cours, au petit bonheur d’une ombre de porte ou d’auvent.

Le manger est froid généralement. D’aucuns ont apporté leur bouilleur, marmite en fer blanc étamé, et par tolérance, pour chauffer leur pitance sur les dalles des chaudières, ou les tuyaux de vapeur des métiers.

Par les grandes chaleurs, la température des ateliers, dans les peignages notamment, s’élève jusqu’à 40, 50 et 55°. Ce climat malsain n’excite pas l’appétit ; on verra le personnel, surtout parmi les jeunes, se gaver de salade, concombres, radis gris, pommes, en un mot toutes crudités de saison. Étonnons-nous alors de ces visages pâles et de ces corps rachitiques !

Les habitations ouvrières de l’époque ne sont pas faites pour remédier à ces insuffisances alimentaires ; on les a connues, ces maisons basses des courées en tous faubourgs, où l’air et l’hygiène font défaut, et qu’avait stigmatisées quinze ans auparavant ce bon apôtre Jules Simon, philanthrope sur le papier.

Il a fallu le feu du ciel sous la forme d’obus incendiaires ou à éclatement pour faire disparaître ce qui subsistait de ces chancres économiques sur le visage de l’historique cité rémoise. La rançon en vies humaines fut malheureusement effroyable !

Donc, de l’aurore au crépuscule, le matériel humain a vécu hors du foyer familial. Passé le couvre-feu, et au plus tard, à 9 heures, toute la nichée est au lit. La vie de famille n’existera que le dimanche, jour du Seigneur !

Pour combien d’entre ces pourvoyeurs de la grande communauté humaine ? Pas en tous cas pour les mécaniciens et chauffeurs de nos machines à vapeur : n’y a-t-il pas maints nettoyages, maintes réparations autour des foyers, des générateurs, des engrenages, des métiers mécaniques ? Serruriers, mécanos, chauffeurs sont de service, et leurs contremaîtres également.

Et ceux-là disposeront de l’unique après-midi dominical pour se livrer à leurs besognes personnelles de propreté, rester un peu plus longtemps à table, sortir avec les enfants ou l’épouse ou les vieux parents, visiter les hospices où les infirmes ont été accueillis, ou passer des heures au cabaret, dans la fumée du tabac et à la clameur morbide des chants avinés.

Beaucoup, heureusement, en bonne saison, iront boire chopine à Cormontreuil, Saint-Brice, Cernay, ou flâner à la pêche sur les berges du canal.

D’autres prolongeront cette joie de vivre tant mesurée dans les auberges ou les cafés jusque fort avant dans la soirée, et le lendemain, nullement reposé, toujours aussi fatigué que la veille, – on l’est d’ailleurs du 1er janvier au 31 décembre –, on fera la grasse matinée, autrement dit le lundi.

Cette habitude est entrée dans la coutume : elle ne fut extirpée de nos mœurs locales qu’il y a quarante ans à peine, c’est-à-dire vers 1890.

Le lundi était ainsi consacré à des flâneries dans la banlieue rémoise, au long du canal et de la Vesle ; on va casser la gueule à un lapin à Cormontreuil chez les Lapie ou les Malot, ou faire un tonneau à Saint-Brice, chez Bigelot.

Sanctions coûteuses à la suite : amende et perte de salaire. Bah ; ma tante ou le clou sont là pour parer aux plus pressants besoins, et le Bureau de bienfaisance n’est pas fait pour les chiens !

Résumons : il apparaissait, bien avant 1880, que 10 heures de travail devraient être suffisantes pour rendre raison à la condamnation biblique : Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front !

Le dimanche 25 avril, le « bâtiment » rassemble ses troupes de choc au Cirque, afin d’y établir un statut de revendications : les heures devront être payées en proportion des risques et mérites de la profession, de 0 fr. 55 à 0 fr. 75.

L’ordre, jusque-là, a régné dans Reims, et les influences modératrices ont éprouvé leur force : dès le 30 avril, des rentrées s’effectuent chez Pinon.

Une caisse anonyme a fonctionné qui distribue ses fonds de secours, assurés par des collectes en ville.

Le 8 mai, les maçons se laissent entraîner par le courant. D’autres corporations, demeurées indécises, grossiront le corps d’attaque de leurs réserves devenues actives. En un mot, tout le monde du travail manuel se mobilise pour une action énergique en vue d’améliorer le sort commun.

Depuis le mouvement communaliste de 1870-71, rien d’aussi grave n’avait surgi moralement, devant les puissances gouvernementales.

L’affermissement du régime et l’arrivée au pouvoir central des groupements démocratiques et sociaux avaient ouvert de vastes et alléchants horizons de réforme et de progrès économique.

À Reims, tout se passerait d’une façon anodine n’était l’initiative d’un seul homme, ouvrier tisseur du nom de Baudelot, qui est en nom à la tête de l’agglomération revendicatrice : il se dépense, est ici et partout, et sa voix enflammée et sincère impressionne et décide. Les autorités ont l’œil sur sa personne.

Ce ne fut qu’au vendredi 14 mai qu’une certaine effervescence se manifesta : une masse grouillante et bruyante de 2.000 grévistes, hommes, femmes et enfants, s’attroupe et parcourt les rues en chantant La Marseillaise, sans unisson d’ailleurs.

Les visages sont plutôt gais et confiants : on espère attendrir les cœurs patronaux et on ne redoute pas d’intervention officielle ni de brutalités policières.

Les protestataires et réclamants font confiance à la municipalité du maire Diancourt, homme pondéré, intelligent, ayant été lui-même dans les affaires du textile et d’un libéralisme bien connu. Toutefois, les gendarmes apparaissent ça et là.

De Châlons sont accourus le préfet Delasalle et son chef de cabinet Léon Bourgeois. Sous-préfet et officiers supérieurs restent dans l’expectative.

En haut lieu, on espère une détente, on sent, on sait pertinemment que des influences extérieures, des intérêts contraires à la prospérité de Reims, examinent et supputent le bénéfice moral ou matériel à tirer d’une grève prolongée de l’industrie lainière de notre ville. « L’Internationale » n’est certainement pas indifférente au mouvement. On veille, partout !

Le samedi 15 mai, la troupe ayant été réquisitionnée, sur décision de la Préfecture, et l’affaire prise en mains par Léon Bourgeois, – dont les destins politiques vont dès lors s’aiguiller vers les hauts sommets –, des patrouilles de 20 soldats, accompagnées chacune d’un gendarme et d’un sergent de ville, circulent et sillonnent les quartiers où l’agitation apparaît grossissante.

Le dilemme reste toujours le même : prévenir ou attendre ! L’autorité militaire, toujours prête à agir, opine naturellement pour le premier mode ; la municipalité, elle, voudrait l’expectative.

L’ouvrier rémois est connu : quelques cris, un semblant de licence des gestes, d’allées et venues, de criailleries, le goût manifestatoire inhérent à la race gauloise, et peut-être ! peut-être !! tout va se calmer de soi-même.

L’important est d’éteindre le feu qui couve sous la marmite populaire : là gît le problème, la difficulté.

Où sont les excitateurs, les commanditaires de l’affaire ? Sont-ce des politiciens ? sont-ce des économistes, des rivaux d’industrie ?

Qui donc, en pareilles occurrences, pourra préciser et définir les responsables, les intéressés ? Finalement, après tergiversations, si le mouvement de la rue prend de la consistance, de l’extension, la parole restera au sabre.

Jusqu’à cette fin de siècle, il en a été ainsi : on n’a su trouver mieux, on n’a pu faire mieux ! Fragilités de l’esprit humain ! en sera-t-il éternellement de même ?

Des hussards viennent d’accourir de Mourmelon-le-Grand. Au Champ de grève des Coutures, le préfet prolifère des harangues pacifiques ; le binocle et la barbe élégante de son chef de cabinet rôdent dans les rangs de la foule chamailleuse, et la voix d’or susurre des formules conciliatrices.

Ces heures-ci le patronat a délibéré, mais de ses conciliabules n’issit que du vent ; on tergiverse, on lanterne le pauvre monde, on va étudier les possibilités de modifier l’horaire pour les repas.

Émerge toutefois ce progrès industriel et social : on accepte de fermer les ateliers de midi à une heure et demie, de façon que les pères et les mères puissent prendre leur nourriture en commun avec leurs enfants !

Jusque-là, ces derniers, il a fallu les confier aux soins plus ou moins attentifs des gardiennes d’école ou d’asile, voire des voisins, ou les laisser vaguer à l’aventure, avec quelques sous en poche pour acheter n’importe quoi en fait de nourriture, charcuteries ou pâtisseries, entre les heures de classe, lesquelles ne concordent pas avec celles de sortie des ateliers !

À distance, la pensée reste confondue devant cette organisation économique, contraire à tout bon sens, à tout souci des droits de la nature, des droits humains !

Le dimanche 16 mai, – date fatidique ! – long et impressionnant défilé dans nos rues, précédé du Tricolore ; cortège calme et digne, où les manifestants ont cette fois le regard triste, un visage morne et sévère, des gestes contenus ; aux lèvres, un murmure de reproche et de commisération.

Rien de provocant en quoi que ce soit : la pensée de ce populo en habits dominicaux, nullement déguenillé ou malpropre, semble s’affermir dans une volonté indomptable de revendication juste et conciliante, un appel silencieux à ceux qui disposent du sort commun, une invite aux supérieurs d’avoir à pencher leur pitié sur leurs frères inférieurs.

Est-ce de la démagogie ? Alors, c’est la démagogie de l’Évangile ! Le cortège parcourt lentement la grande artère du 3e canton, le Barbâtre, populeux asile ouvrier, les rues Neuve et du Bourg-Saint-Denis, pour aboutir au boulevard du Temple, en passant par la place Royale et la rue Cérès.

Là, la troupe intervient pour la première fois, avec sommations policières, à l’angle de la rue des Templiers, d’avoir à se disperser.

Jusqu’à la fin de l’épreuve, la force armée gardera l’initiative de la répression. Les autorités municipales ont dû lâcher les rênes... ou renoncer à leur rôle de conciliation et d’assoupissement de la révolte. À Dieu vat !

Les manifestants se soumettent sur place, se disloquent, mais pour se regrouper à l’entrée du faubourg Cérès.

Là, un barrage de cavalerie les empêchera de se diriger soit vers le centre de la cité, soit vers la place Godinot.

Et la concentration des troupes s’est achevée : l’ordre à Reims, à cette heure, est placé sous la protection de deux escadrons de hussards et dragons.

Parmi ces derniers, on remarque au premier rang les silhouettes mondaines et cavalières, martiales et ironiques de ces deux lions à la Frédéric Soulié, derniers vestiges du zouave de la Cour impériale : le lieutenant Canrobert, à la fine moustache blonde et aux cheveux bouclés de son oncle le maréchal, et le lieutenant Mathéus, issu des Walewski, – tous deux bottés et sanglés, éperonnés d’argent.

Le 79e de ligne en garnison à Troyes a fourni un bataillon. L’artillerie promène ses deux batteries décapuchonnées et luisantes de la porte Dieu-Lumière à la porte Mars.

À la différence sensible des costumes et du langage, aussi de la martiale mais conciliante allure française, on croirait Reims investi et invasionné par le Boche ; on se figurerait revenu aux heures sombres et humiliantes du 4 septembre 1870 !

Verdun a envoyé ses dragons, arrivés de nuit. De tous les faubourgs débusquent des corps de troupe en armes et la jugulaire sous le menton.

La masse manifestante se trouve dès lors jugulée et voulut-elle devenir menaçante, cette transformation lui deviendrait impossible ! La théorie du « Prévenir » apparaît triomphante. Certains semblent en douter, néanmoins.

Les soldats bivouaquent sur les boulevards et dans les Promenades. À Cormontreuil, la villa Dauphinot abrite un peloton de chasseurs à cheval. Le Manège, où évoluent Marmiesse et ses disciples, a groupé sous ses hautes voûtes vitrées les gendarmes et les officiers de dragons campés à la Patte-d’Oie. Le 79e de ligne aura son poste dans les salles vides de l’Hôtel de Ville : la popote y bout sur des fourneaux à feu vif installés dans la cour d’honneur.

Pour la population rémoise, c’est la guerre aux portes, entre les maisons... la guerre civile, doublement hélas !

Ainsi, la sottise des hommes s’accouple aux méfaits de la nature et aux anomalies déprimantes des inégalités sociales.

Ah ! les racontars au sujet de la Terre Promise ne sont que littérature d’illuminés !

Or, les chefs du mouvement populaire ont résumé les revendications du textile : le travail quotidien, au lieu de s’effectuer par tiers égaux de 4 heures, sera réparti par moitiés : l’une de 5 heures ½ ou 6 heures à 11 heures ou 11 heures ½ ; l’autre, de 1 heure ou 1 heure 1/2 de l’après-midi à 6 heures ½ ou 7 heures du soir.

Le travail sera réduit en fait à dix heures, taux considéré comme atteignant le maximum des forces humaines.

Les portes demeureront constamment ouvertes, chaque retard constaté à l’entrée à l’atelier et consigné pour une pénalité proportionnelle au temps perdu, – soit 0 fr. 10 par quart d’heure de retard. En outre, il sera permis de fumer dans les ateliers, et la paie s’effectuera le samedi, fin de semaine.

Ces demandes apparaissaient à l’ensemble de la population rémoise comme n’excédant aucunement le cadre des nécessités sociales et industrielles.

Cependant, la majorité patronale se refuse formellement à les sanctionner : on étudiera – toujours les échappatoires du faux libéralisme ! – les moyens pratiques d’application du principe des onze heures, avec transposition des heures de repas.

En aucune façon, au surplus, il ne s’agirait de faire coïncider la diminution de travail avec une bonification quelconque du salaire.

À d’autres temps et d’autres débats ! En somme, rien, ou presque rien ! efforts, privations, supplications superflus !

Voilà tout ce qui surgissait de la doctrine chrétienne appliquée par les dirigeants et les maîtres de l’heure, piliers de l’ordre social !

Et la résistance se prolonge de part et d’autre, avec la connaissance certaine, le sentiment assuré pour tous, du côté par lequel elle s’épuisera le plus rapidement.

Entre-temps, en conclusion de l’échauffourée inévitée du 15 mai, il y a des poursuites au Correctionnel.

Pour assurer le calme aux délibérations des magistrats dans le sanctuaire des lois, la cour du Palais de Justice est gardée par un peloton du 79e de ligne sous les ordres mêmes du colonel.

Non loin de là, sur la place du Parvis-Notre-Dame, un escadron de dragons se tient en alerte. Et, en gare de Reims, une surveillance active s’intéressera au sort des colis en consigne.

Sur 22 manifestants inculpés, 2 furent acquittés, et 19 condamnés à une peine de prison évoluant de 8 jours à un mois.

Ce à quoi aboutissait le sursaut d’un peuple de travailleurs en gestation d’un meilleur sort ! Déjà d’ailleurs, la résistance ouvrière avait faibli et de nombreuses rentrées à l’atelier s’effectuaient en sourdine : on ne comptait plus guère alors que 500 grévistes, en même temps que la demande en réduction de travail se réduisait à une demi-heure.

C’était la capitulation à bref délai !

En général, on considéra que ce résultat assez rapide était dû à la brutale fermeté du général de Fontanges, qui, certain jour, au Champ de grève, en réponse à un appel conciliateur du maire Diancourt, et à une revendication de l’autorité civile contre l’autorité militaire, en présence du sous-préfet M. de Montremy, leva le sabre en l’air, et pointant la foule, déclara : M. le Maire, vous m’avez, en fait, remis vos pouvoirs. Je n’ai donc d’ordres à recevoir de vous ni de personne, et j’userai de mon commandement comme je le jugerai convenable !

Puis, il donna l’ordre de charger sur les perturbateurs.

Quand, le 21 mai, tout apparut rentré dans l’ordre, au moins pour le textile, les autorités civiles prirent leur revanche : le sous-préfet de Montremy était mis en disponibilité et remplacé par le subtil Léon Bourgeois, et la culotte de peau Fontanges remplacée par celle moins usagée et autrement sympathique baron Berge, de la 23e brigade, à Mézières.

À la foire politique, pas de perdants sans gagnants !

Comme après le gros effort de l’orage, avant que les dernières pluies soient tombées et le soleil réapparu sur le pavé des rues dégorgées, on devait entendre se prolonger quelque temps encore les ultimes grondements d’un tonnerre adouci.

La crise était passée, du moins en surface. Les vaincus baissèrent la tête, serrèrent les poings, soldèrent les rançons de la défaite.

Une fois de plus, on avait assisté à la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Les esprits s’étaient meublés d’espoirs qui, évanouis, furent tôt remplacés par la rancœur dont les graines empoisonnées menacent en tous temps de putréfier les rapports sociaux.

L’esprit de concorde et d’entraide se refuse trop souvent à habiter les hautes sphères économiques. Dès qu’il y aura pénétré et germé, la question sociale sera peut-être résolue.

En attendant, cette grève, répétition générale de celles qui se manifestèrent au cours des 30 années précédant la Grande Guerre, devait laisser des ruines matérielles incalculables.

La place de Reims, si prospère auparavant, vit les tractations de son marché textile passer du côté des fourmilières industrielles rivales où la crise avait été moins intense et plus vite résolue, lesquelles surent en hâte profiter de l’aubaine.

Longtemps persista la rumeur acrimonieuse des peuples vaincus, qui se résolvent difficilement à reconnaître leurs faiblesses et leurs erreurs en accusant de leur malchance l’envie des voisins, ou l’intervention maléficieuse des rivaux du Nord.

La thèse était plus facile à soutenir qu’à étançonner de raisons plausibles.

Et les ans passèrent, les générations disparurent, pendant que l’oubli, lentement, étendait son voile consolateur sur les champs de bataille.

Malgré ces préoccupations d’ordre économique, la Municipalité ne laisse pas que de continuer ses travaux de voirie et d’embellissement.

Pour le pavage des rues, on fait l’emplette d’un rouleau-compresseur du prix de 10.000 francs.

On démolit la vasque de la Fontaine Godinot adossée, rue d’Anjou, au mur du Lycée, et on décide de conserver, comme monument historique, la Fontaine des Boucheries, laquelle date de 1763 et fut l’œuvre du sculpteur Adam l’aîné. Son portique est surmonté de degrés qui vont en se rétrécissant et servent de piédestal à un vase ; la partie inférieure supporte deux têtes de lions lançant de l’eau dans un bassin de pierre. Et le marché des Boucheries, dont elle ornait la cour, est supprimé pour faire place à une école ménagère.

Rue Clovis, la Ville met en adjudication une partie des terrains destinés à construire la synagogue, qu’elle avait payés 52.000 francs à la Vve Jacob, – propriétaire de cette portion du Grand-Jard, vaste quadrilatère entre le Bourg- Saint-Denis, la rue de Vesle, le canal et la rue du Jard, consacré à la culture potagère.

La subvention de la Ville pour l’édification du temple israélite s’était élevée à 25.000 francs.

En ce qui concerne un nouvel Hôtel des Postes, il avait été envisagé l’achat de terrains à l’angle de la rue des Tapissiers et de la place Royale. Ce fut la Société Générale qui enleva le morceau.

Entre-temps, on se borne à louer, pour ce service public, un local sis contre la Chambre de commerce, rue Cérès, 30, et le provisoire deviendra ainsi définitif jusqu’à nos jours.

L’école des Telliers, désaffectée depuis quelque temps, va céder la place à des immeubles de rapport.

À l’origine, les Frères des Écoles chrétiennes y ouvrirent des classes pour la paroisse Saint-Pierre-le-Vieil. Les bâtiments avaient été construits aux frais de M. d’Armancy.

Abandonnée à la Révolution, le département la vend aux époux Andrieux-Lasnier, de la section des Amis de la Liberté. Le 30 septembre 1817, en l’étude de Me Villain (Me Lefort en 1880), le Bureau de bienfaisance l’achète, par les soins de Maillefer-Ruinart, et on l’ouvre à l’enfance scolaire sous l’enseigne : École chrétienne.

Sous Louis-Philippe, en 1832, le Conseil municipal supprime ces classes, ainsi que celles de la rue Perdue. Henriot-Delamotte proteste, et le Maire ne sera pas autorisé à remplacer cette école congréganiste par l’école mutuelle laïque.

On commence à paver les trottoirs du faubourg de Laon. Et vont enfin apparaître les tramways à chevaux, pour remplacer ces mastodontes effarants et bruyants que sont les omnibus à impériale.

Les Jésuites agrandissent leur établissement de la rue du Faubourg-Cérès, dont l’origine remonte à 1866, époque à laquelle le cardinal Thomas Gousset fonde le Collège des Allemands, avec chapelle particulière s’ouvrant sur la place Ruinart.

C’est seulement le 1er octobre 1874 que les Révérends Pères prennent officiellement leur emploi et procèdent à l’ouverture de leur collège.

Le peintre Schutzemberger est chargé des panneaux décoratifs de la Salle des mariages, à l’Hôtel de Ville définitivement achevé.

Le Musée de peinture est transféré au premier étage du bâtiment neuf de l’aile droite, sur rues de Mars et de la Grosse-Écritoire.

Le peintre Lematte décorera la Salle du Conseil, avec, dans le cadre de quatre petits panneaux, les portraits de Nicolas Bergier, procureur de l’Échevinage (1567-1623), J.-B. Lévesque de Pouilly, lieutenant des habitants en 1746 (1691-1750), J.-B. Colbert, ministre d’État (1619-1683) et Robert Nanteuil, graveur (1623-1678), tous les quatre glorieux enfants de Reims.

On envisage la confection d’une chaussée pavée au-dessus du ruisseau à ciel ouvert de la rue du Ponceau, dont l’épicier Vernouillet, du voisinage, sera quelque jour le parrain.

Par ce couloir malodorant, les eaux d’égouts sont dirigées vers le collecteur qui longe le canal, en partant du faubourg Cérès, depuis la rue Coquebert. Celles du faubourg Saint-Thomas sont également colligées dans cette direction au moyen d’égouts voûtés qui débouchent près de l’usine à gaz.

Le quartier de Clairmarais, déjà centenaire, possède, outre ce mérite, la cour Sainte-Claire, le Trianon et la ferme Leriche, aussi vieux que lui. Toutefois, les maisons de la rue de Courcelles, comme la rue du Ponceau, et la filature Stef, ne datent que de 1840.

N’oublions pas que le faubourg voisin de Saint-Thomas ne possédait que « trois » maisons en 1850.

L’architecte Blondel est chargé de la construction de l’Hôtel Continental, sur l’emplacement de la maison de ville de Paul David.

Les faubourgs, aux quatre coins de la cité, s’allongent, pendant que le centre se recroqueville autour de sa cathédrale et Reims, avec ses 81.328 âmes, et un budget de 2.340.000 francs, prend définitivement figure de centre régional, où affluent visiteurs et touristes du monde entier, en même temps que cette clientèle moins exubérante mais plus efficace des ruraux voisins, que la Foire de Pâques a habitué à prendre, depuis des siècles, le chemin de la ville, et qui y consacrent le gros de leurs économies aux emplettes dans nos coquets magasins et bazars.

Ceci complète cela pour assurer la prospérité du petit commerce qui, à l’époque, n’est pas encore dévoré par le gros, lequel, peu à peu, replongera ses disciples et ses vestales en tablier bleu dans le purgatoire du salariat.

...En attendant ces heures assombries et décourageantes, vivons la minute présente qui ne manque pas, pour lors, d’agrément, car Reims est une cité où l’on aime la joie, le bruit et le mouvement.

D’ailleurs, comme au printemps la feuille éclot sur les arbres, les sociétés de musique, de chant et de gymnastique bourgeonnent sur le vieux tronc gallo-romain.

La Vigilante rassemble une nouvelle équipe de gymnastes, sous la direction de Edmond Mauduit.

L’Ancienne voit disparaître un de ses vétérans de 70, mais ceux qui restent témoignent d’une vitalité remarquable et les jeunes ne sont pas encore à la hauteur pour leur faire la pige : nommons Octave Doyen, Samuel Delacroix, Charles Clignet, Charles Lecointre, membres passifs si l’on veut, mais dont la présence est un encouragement à ces actifs que représentent Bartolomé, Ernest Denoncin, Ernest Arlot, dit Barberousse, Mulette, Senglé, Edmond Ries, Octave Bonneterre et Arthur Dagot.

Péria crée une nouvelle fanfare : la Champenoise, dont les 25 exécutants répètent pour la première fois à la Salle Besnard, qu’exploite leur chef, le 11 février.

Dès le premier de l’an, la longue voie du Bourg-Saint-Denis est en rumeur : c’est la musique-annexe de la société de gymnastique la Fraternelle, dirigée par Jantzy, qui donne une aubade à son président, le docteur Arthur Decès.

En mars, les concerts ayant repris de plus belle, la Fanfare Holden donne sa soirée au Cirque, avec le violoniste Léonard et le ténor de l’Opéra Villaret : le généreux mécène, Jonathan Holden, y va de sa poche, évidemment, pour faire apprécier aux Rémois le talent de ces remarquables artistes, dont le cachet doit être d’importance.

C’est peu de temps après que le célèbre industriel va se détacher du peignage Isaac Holden de la rue des Moissons pour se mettre à la tête d’une nouvelle usine de ce genre, dite les Nouveaux-Anglais, et apporter à la ville un nouvel élément de prospérité.

Ce n’est pas d’ailleurs sans quelque bruit dans le Landerneau du textile que s’accomplit cette rupture entre l’oncle et le neveu.

Les archives du Tribunal de commerce ont recueilli les échos du procès intenté par le vieil Isaac Holden à son neveu Jonathan, pour des raisons d’ordre commercial prêtant matière à jurisprudence et chicane.

Jonathan était mécanicien au peignage Isaac Holden à Saint-Denis, quand cette industrie s’implanta en France, avant qu’elle émigrât définitivement à Reims, où Jonathan fut nommé directeur avec part de 20 % dans les bénéfices, pour un bail de six ans, renouvelable.

À cette époque, une autre branche de ce rameau s’était fixée à Croix (Nord), sous la direction de Isaac Holden-Crothers, autre neveu d’Isaac. On était en 1863, époque où les laines très fines d’Australie étaient recherchées et utilisées dans les usines de Roubaix et Tourcoing.

L’affaire de Reims prospéra à son tour, grâce à de nouveaux agencements et perfectionnements d’outillage, sous des adjoints dévoués et compétents, les Esteulle, les Smith, les Crossley et autres collaborateurs de la première heure.

En 1879, et sur sa demande, il est alloué à Jonathan Holden 5 % d’augmentation sur sa part de bénéfices, et l’échéance de renouvellement de contrat échet en 1880.

Isaac Holden vient à Reims pour ce motif, mais son neveu Jonathan exige que soit supprimée dans le pacte la clause qui lui interdit de faire partie d’établissements similaires, en France ou ailleurs. Désaccord.

Isaac Holden émet la prétention de rompre en reprenant à lui seul son usine de Reims. Jonathan y consent sous réserve d’une liquidation suivie d’une vente aux enchères qui lui permettra de se rendre acquéreur du peignage.

On avait appris entre-temps que depuis sept ans, Jonathan Holden s’était associé avec les Brumley de Bradford, en opposition flagrante avec les clauses du pacte.

Le Tribunal n’en donna pas moins raison à Jonathan Holden : l’usine fut vendue et, comme Isaac y avait mis le prix, Jonathan dut faire construire lui-même le peignage qui a fonctionné depuis 1880 jusqu’à 1914, pour être réédifié et ouvert en 1923, par une société anonyme d’industriels et de négociants de la région.

Jonathan Holden avait obtenu le droit de conserver le bel immeuble en façade sur le boulevard Cérès (de la Paix), à l’angle de la rue Houzeau-Muiron, avec jouissance du jardin et de ses dépendances.

On doit à cet industriel, l’invention du square motions qui permet, dans les ateliers, d’éviter le mélange de laines différentes.

À la séparation, le personnel se scinda, une partie restant avec Isaac Holden, l’autre suivant Jonathan.

Le fondateur, Isaac, habitait Oakworth, par Keighley (Angleterre) ; il eut pour associés : Angus Holden, de Bradford, Édouard Holden, de Mount-Shipley, et les Crothers, de Croix. Il gardait avec lui les Smith et les Esteulle, – Esteulle père et son fils Alfred, ainsi que Samuel et Alfred Delacroix.

Auguste Esteulle père avait été notaire à Marseillagues (Hérault) de 1848 à 1852. Ses idées républicaines lui aliénant la clientèle, il quitta le pays pour accepter l’emploi de comptable à Saint-Denis, dans l’usine de peignage qu’Isaac s’efforçait alors d’implanter auprès de Paris, et qu’il amena par la suite à Reims, en 1860.

À cette date, Esteulle fut délégué dans la nouvelle usine, pour en tenir le contentieux et la comptabilité : il habita alors rue Coquebert, 81, où vint le rejoindre son frère Jean, avec la famille de ce dernier, dont Ernest l’aîné des enfants, qui devint, en 1880, ingénieur aux Nouveaux-Anglais, en même temps que son cousin Abel, hier encore soldat au 91e de ligne, y prenait l’emploi de chef aux arrivages et expéditions, avec le jeune Edgar Rolin comme second. Abel, avant le service militaire, était employé à la maison de champagne de Lossy & Holden, rue Jacquart.

Aux Nouveaux-Anglais, Jonathan s’assure le concours de son jeune fils Isaac, – mort prématurément peu d’années après –, son futur gendre Thomas Waterhouse, et ses neveux Cox, Jean et Georges Holden ; puis, à côté d’eux, Simon Mitchell, maître mécanicien, John Lambert, directeur technique.

L’énergique Berton, au profil de zouave, père de l’artiste modeleur actuellement établi rue Marie-Stuart, conserve son poste de chef magasinier. À la suite, une équipe de contremaîtres de première valeur, Anglais et Français, voire naturalisés, émigrés de la rue des Moissons.

L’activité lainière et économique a tout à gagner à cette rivalité des deux firmes, et le négoce de Reims en est fort aise.

Dommage que la main-d’œuvre n’exigeant pas de connaissances spéciales ni d’apprentissage long et coûteux, le personnel des deux sexes embauché dans les peignages à façon n’est pas, en raison de sa valeur minime, hautement salarié, ce qui n’aide pas à rendre florissant le menu commerce de détail, chargé de ravitailler d’aliments et d’objets de grand et petit équipement la masse ouvrière du quartier Cernay.

Le Bureau de bienfaisance risquera dès lors de voir s’enfler, aux époques de crise, le nombre de ses pensionnaires ; appelé à s’étendre d’année en année, au point qu’à la veille de la Grand’Guerre, cette œuvre d’assistance publique délivrait ses secours à 25.000 inscrits.

Revenons à nos amuseurs, MM. les musiciens, chanteurs et artistes dramatiques et lyriques de tout acabit.

Les Régates Rémoises, les Enfants de Saint-Remi nous font entendre le bossu Chaillier, le comique Galipaux et Marie Tayau, – Max Simon-Girard, de toutes les fêtes, avec sa gracieuse partenaire Madame son épouse, qui duettisent : Pourquoi vient le printemps ? de Perronnet, Le marchand de sable a passé par là et Tiens ! voilà Mathieu ! Comment vas-tu, ma vieille ? Scie du jour.

À la Société protectrice de l’Enfance, on entend Mlle A. Walbaum, pianiste ; Mlle Ragot, forte chanteuse ; Mlle A. Warnier, soprano ; le jeune ténor Clovis Mailland, employé chez le quincaillier Girardot, et qui devait débuter au théâtre, à Toulouse, dans Faust, quatre ans plus tard ; l’illustre violoncelliste François, maître de chapelle à la Cathédrale, et Mmes Farre et J. Kéfer, – tous amateurs, mais supérieurs à maints professionnels.

Le luthier Émile Mennesson ouvre un cours d’orgue expressif, dit harmonium, sous la direction de Roth, élève de Niedermeyer, et ex-maître de chapelle à Notre-Dame de Limoges.

Une grande variété de distractions vient arracher la foule rémoise aux préoccupations qu’elle avait héritées de la grève.

Il y a un concours régional agricole à la Patte-d’Oie, sur lequel se greffe le Congrès pour l’avancement des sciences.

Pour la circonstance, le sculpteur Chavalliaud a modelé un buste symbolique de Reims, destiné à être exposé au Jardin-École.

Fête de nuit sur le bassin du Port, courses hippiques au Champ de Bétheny, concerts à la Patte-d’Oie, festival de gymnastique aux Hautes-Promenades.

Entre-temps, le 25 juillet, le général de brigade Coiffé, nouvellement promu à la 23e, de Mézières, vient faire remise de son drapeau au 132e de ligne, au cours d’une revue de la garnison qui s’effectue dans l’allée des Promenades, entre le square Colbert et le kiosque des Marronniers, récemment édifié.

Beau soldat, de haute taille, brun aux yeux noirs, aux traits énergiques mais affables, le plus jeune brigadier de l’armée sera pour un temps la coqueluche de nos cocardiers des faubourgs : il avait passé par Saint-Cyr, guerroyé en Crimée, où il fut fait lieutenant devant Sébastopol, et conquis en France ses grades supérieurs, au temps de la guerre franco-allemande.

Les fidèles des grand’messes pontificales à Notre-Dame sont éberlués du nouveau costume porté par le suisse Bocheux, copié identiquement sur celui qui servit à l’un de ses prédécesseurs, le père Pothier, au sacre de Charles X.

Le bonhomme à la hallebarde en devient presque inabordable !

On apprend avec fierté dans le monde des ménétriers locaux, sans cesse renouvelé, au besoin accru, que le musicien ardennais Charles Carré, petit-fils du prédécesseur au lutrin de Notre-Dame de Reims, d’Étienne Robert, et cousin du Carré des Pompiers, en même temps que violon-solo de S.M. Léopold II, roi des Belges, vient d’être promu directeur des Concerts classiques, à Nice.

À Reims, ces genres de concert se donnent dans les salons de Bournier-Leleu, luthier rue du Cloître, et ont pour exécutants : Ernest Lefèvre, François, Lambert le basson, Gustave Bazin et le violoniste Coussette.

En novembre, les Régates Rémoises inaugurent leur Cercle à la Taverne de la rue de Talleyrand, par un concert auquel prennent part G. Weinmann, beau frisé au nez sémitique et frère de la non moins belle Sarah ; cet autre Appolon : Pierre le tapissier, l’élégant Mélion, Coutin, plutôt de Par-en-Haut, – le jeune Labrousse, roi des saxophonistes, et d’autres joyeux citoyens de la jeunesse rémoise ; Grisard, Bucher, J. Corbusier, Beauguillaume, Pradet-Cadet, le chapelier toulousain, futur premier rôle aux Variétés de Lefebvre-Véville, et ces Antinoüs ou Ganymèdes, au choix, Josoland et Lemaître, qui y vont chacun de la leur, à la grand’liesse des invités.

Et qui ne se rappellerait le Sextuor de Lucie, exécuté ce soir-là par des galoubets rincés au champagne et dont l’explosion déchaînée détacha des parcelles du plafond au-dessus de leurs têtes !

Le 12 août, à l’occasion du Congrès des sciences, Levasseur, de l’Institut, fait une conférence sur la laine. Ce textile est en hausse au moment de la tonte indigène, et les produits en suint qui avaient été vendus de 2 frs à 2 fr. 20 le kilo en 1879, atteignent les prix de 2 fr. 80 à 3 frs. Toutefois, ces cours subissent un léger recul en septembre.

Dans la nuit du 1er au 2 juillet, la foudre tombe sur la tour nord de la basilique Saint-Remi et dans la cour de l’immeuble à chambres meublées appartenant aux Haueur, rue Saint-Julien.

La troisième fête nationale de la République a lieu le 14 juillet, à Reims et dans toute la France.

C’est une réminiscence des spectacles populaires de l’Empire, sauf qu’au feu d’artifice, la pièce montée principale a changé l’initiale N par les lettres R F. L’enthousiasme est le même.

Nos soldats ont encore le pantalon rouge, leurs chefs le chapeau à plumes, et le tambour-major avec sa clique obtient toujours les mêmes succès.

Les indigents recevront leur part de vivres et de boissons, les amateurs de décorations leurs rubans et leurs rosettes rouges ou violettes, et les écoliers y gagneront un jour de congé.

Au surplus, pour ces derniers, l’heure a sonné où les grandes vacances commenceront à cette date historique, tandis que, sous l’Empire, elles ne s’ouvraient qu’au 15 août. Bonne affaire pour les élèves et leurs maîtres !

Parmi ceux-ci, Michel, qui dirige l’école primaire laïque et communale de la rue Ponsardin, prend sa retraite et la Municipalité lui confie le bureau de l’Instruction publique, à la Mairie, tenu jusque-là par le vieux grognon, le père Concé, que le changement de régime n’avait pas satisfait.

Michel remplaçait rue Ponsardin le père Thomas, au ratelier complet, qui lui-même avait succédé au père Charpentier, premier de la génération du siècle.

Dans l’ordre judiciaire, le substitut Renard gravit un échelon de sa brillante carrière : celui qui sera père du romancier Maurice Renard et de la Dame au Lionceau, est promu sur place procureur de la République, en attendant qu’il ait à présider aussi au siège.

Un vif combat se livre dans l’arène parlementaire entre deux gladiateurs de première force, à l’occasion d’élection au Conseil général de la Marne. Le haut et maigriot docteur Thomas tombe, par 2.025 bulletins contre 1.437, le costaud maire de Fresne, Gustave de Bohan, l’homme à la casquette de soie, terreur et cauchemar des nouveaux chevaliers de l’assiette au beurre.

Une société colombophile de fondation récente, le Pigeon-Voyageur Rémois fait son premier lâcher d’avions à moteur animal le 2 mai, sur la plate-forme du tunnel à Rilly-la-Montagne.

On admire la croissance rapide de la bosse commerciale dont se complète le directeur du Casino et gérant de la Brasserie de Strasbourg, Girod, qui prend en location pour 18 ans le Grand-Hôtel à Bruxelles, en association avec le restaurateur Catelin, le distillateur Cusenier, et Besnier, du Château-d’Eau, à Paris.

Apparition d’une gazette financière, éphémère, l’Épargne Rémoise, qui vise certainement nos porte-monnaie. Beware !

Un précurseur, habitué du Train 11, et qui s’intitule : l’homme locomotive, a le courage et la patience, – non moins que ceux de nos concitoyens qui répondent à son appel –, de franchir au pas de course le rond-point du kiosque, à la Patte-d’Oie, 60 fois, sans le moindre arrêt ni reprise d’eau ou de houille. Après avoir, au cours de ce round, sauté par-dessus 20 barrières de 1 mètre de haut, il arrive au but idéal en 1 heure 20 minutes, accablé, ayant à peine la force de tendre sa sébile et de murmurer sa gratitude envers les curieux qui disparaissent en douce, sans le moindre geste de satisfaction et de reconnaissance : Merci bien pour les personnes qui se tirent des bottes ! Et ce qu’il y en a, de ces francs-fileurs !

Un curieux essai de parcours à longue distance sur un vélocipède dont les roues mesurent 1 m. 35 de diamètre, a lieu de Bruxelles à Paris, à raison de 20 kilomètres à l’heure, au minimum. On n’en est encore qu’à l’enfance de l’art !!

Le 20 octobre, ouverture du magasin de confections : À la Ville d’Elbeuf, à l’angle des rues de l’Arbalète et de la Clef .

Dans le monde artistique, on signale l’arrivée et l’installation définitive à Reims, du musicien Niverd le père, – vieil Ardennais au teint de brique, venu au monde avec des cheveux blancs.

Son gendre Brié le violoncelliste étant décédé, il vient cohabiter avec sa fille, professeur de piano et chant, en abandonnant son poste de chef à la Philharmonique de Vouziers à son fils Émile.

Et dès lors, Reims comptera un professeur de violon et de solfège des plus adéquats à la population enfantine de nos écoles communales.

Le 10 octobre, l’Association fraternelle et musicale de la Marne ouvre son deuxième concours, qui est prétexte à congrès pour les écoliers et à retraite aux flambeaux, à la grande joie de tous.

Reims possédait alors l’Institut musical de Sainte-Cécile, fondé sous l’initiative du luthier Mennesson, et l’organiste Grison y professe un cours d’harmonie.

Le peintre Armand Guéry, élève de Maillet dit Rigon, expose ses premières œuvres à la Société des Amis des Arts : Roches de la Semoy, à Tournavaux, et Matinée d’été à Sept-Saulx. À ses côtés, ses camarades Delsuc, du même atelier, et Daux, élève de Cabanel, dont il imite à la perfection les nus flous et vaporeux.

On se souvient du pied-à-terre ou garçonnière de cet artiste, au passage Marlier, rue du Bourg-Saint-Denis, 55, où il se complaisait à rassembler les petits Italiens, musiciens des rues, qui lui donnaient des concerts de mandoline ou d’accordéon : essai loyal de vie de Bohême qui ne dura pas !

Août et septembre sont les mois où le soleil parfait ses œuvres concubines avec la Montagne de Reims et achève de dorer les grappes du raisin champenois, orgueil de nos coteaux, délices du monde.

En termes consacrés, l’année sera bonne, surtout en qualité, l’été s’étant montré presque torride.

La vendange ne commence cependant que le 3 octobre. Les prix sont rémunérateurs, surtout pour les petits et moyens crus. À Cuis on a fait 300 litres de cuvée à l’arpent, au prix de 875 francs la pièce. Bergères et Vertus n’ont réalisé que quatre pièces à l’hectare : c’est peu. Ludes et Chigny, – côté nord de la colline divine –, ont obtenu, pour leurs raisins noirs, 190 francs à la caque ; les blancs n’auront que cent francs.

Et tout en cette année est à la mode du champagne. On porte des robes en brocart et satin au vin de Champagne. Telle robe de dîner a sa jupe de satin couleur vin de Champagne, bordée de perles, et sa tunique en brocart Titien à fleurs dorées, en forme de manteau de cour, sur un ton doré mêlé de rose !

Le père Major, dont les cours de danse de la rue de Mars ont le plus grand succès auprès de la jeunesse rémoise, et qui avait remplacé Flamant, professeur depuis 60 ans en notre ville, offre à ses élèves un bal à la salle Péria, avec danses de caractères pour dilettantes.

Le Cours-Major est pour ainsi dire le seul enseignement mutuel de la danse en notre ville, et à portée de toutes les bourses.

Dans un ordre et pour une clientèle plus élevés, c’est François Gautier, de Metz, qui a le monopole des leçons particulières dans les familles et des cours réduits dans les lycées, collèges et pensions libres.

L’art de la danse est fort pratiqué dans notre ville, et contribue à sa prospérité, par les dépenses somptuaires que provoque son culte parmi la classe riche des industriels et négociants de la laine et du champagne.

Valseurs et cotillonneurs s’en donnent à gigues que veux-tu sous l’aiguillon d’un excellent orchestre, dirigé par Gautier, et du piano frénétique de l’infatigable Ernest Duval.

L’institution décrépite du volontariat d’un an en est à la période où le malade entre en agonie.

Ce vestige du privilège de l’argent en matière de conscription est appelé à disparaître avec les dernières traces du gouvernement conservateur, et les examinateurs ont pour consigne d’être excessivement exigeants, en n’accordant leurs points qu’à bon escient.

Le programme des matières à examen est d’autre part surchargé de colles destinées à éberluer les timides ou les cancres, et encore ceux dont l’esprit est lent à se mouvoir. Le mérite des élus n’en sera que plus remarquable.

Ainsi, pour la Marne le contingent des admis se réduit à 76 titulaires. Reims en a sa large part.

Le poète et délicieux prosateur Léon Niclot, peintre naturaliste excellent à ses heures, doreur professionnel en cas d’urgence, est en revanche peu ferré sur les questions commerciales ou pédagogiques qui constituent la plate-forme des matières du programme, et il arrivera au palmarès bon avant-dernier avec 1305 points quand le 6e promu en aura obtenu 2145.

Ce n’est pas en se promenant sous les loges de la Couture, ou fumant le cigare et buvant le pernod chez Girod, ou encore en dépensant les belles heures de la vie dans l’atelier du peintre Rigon qu’on acquiert un savoir commercial bien développé.

Ses compagnons de torture, soumis à la question pendant des heures à la Préfecture de la Marne, et qui l’ont devancé au tableau, sont, parmi les jeunes Rémois de sa connaissance : Edmond Pelletier, arrivé bon 3ème ; Henri Allart, 6ème ; Léon de Tassigny, recalé en 1879, 8ème ; Léon Minet, 20ème, suivi de Charles Goërg, Georges Delaître, Jean-Baptiste Gagnereaux, Edmond Coze, Pierre Hérisson, Adrien Lajeunesse, 61ème ; Pol de Tassigny, et Georges Lamotte. Combien heureux d’avoir décroché cette timbale et coupé aux cinq années de caserne, moyennant 1.500 francs, – ce qui n’est pas excessif comme prix, surtout pour quelques-unes de ces bourses à papa confortablement rembourrées !

Le premier instituteur laïque désigné pour diriger l’école de la rue du Jard, après l’exode forcé des congréganistes, M. Claude, est nommé inspecteur primaire à Bonneville, en Savoie. Il est remplacé dès le 26 octobre par M. Labey, déplacé de la rue Simon, où Jobin, de la rue Perdue, le remplacera.

Le 2 octobre, la Société des Amis des Arts, ayant réouvert ses expositions, offre aux regards des Rémois qu’intéressent les jeux de la palette et des couleurs, les produits bien divers et plus ou moins cotés à la bourse des valeurs picturales de 800 exposants. Véritable avalanche sur nos têtes !

Il faut croire que l’art de peindre est à la portée de tous les bons vouloirs, n’exigent point de longs apprentissages ni de rares facultés !

Défilons et bornons-nous à saluer les envois de nos favoris locaux : Rigon, retour d’Italie et son élève Armand Guéry, le sculpteur Chavalliaud, les dessinateurs E. Auger et Messieux, et les photographes Bordéria et Trompette, maîtres du genre.

Notre célèbre compatriote René de Saint-Marceaux offre à sa ville natale une reproduction en plâtre de son illustre « Arlequin » et la Municipalité lui fait une chaleureuse réception à l’Hôtel de Ville, le 15 juillet, à l’occasion de sa nomination dans la Légion d’honneur. Les Pompiers et les Tonneliers le réaccompagneront en musique jusqu’à la demeure où il est descendu.

Et maintenant que le Théâtre en même temps que le restaurant du Chat-friand vient d’ouvrir ses portes pour la saison d’hiver 1880-81, entrons-y avec les passionnés de débuts, afin de faire connaissance avec les nouveaux.

On nous a promis, comme tous les ans, monts et merveilles : on verra bien ! En attendant, moyennant nos 30 sous au parterre, prenons ce qu’on nous donnera : on ne sait jamais ce que l’avenir nous réserve.

Le directeur De La Chaussée a Le Comte pour régisseur, et comme chef d’orchestre un nommé Wilinski, ignoré des Rémois. Simon-Jalabert, premier rôle, de grande valeur, l’as de la troupe dramatique. À ses côtés, Lassalle, le fameux traître, coqueluche des habitués du lundi, Lehoux et Rodolphe, deux rigolos qui nous font pisser dans nos culottes, et la belle Cécile d’Embrun, chargée naturellement d’embrumer nos cerveaux.

On commence le 9 septembre avec, après Le Lion amoureux, Les Fourchambault suivis de ce bel ami M. Alphonse, et de l’éternel et increvable Juif-Errant.

En mieux, nous aurons ce vieux Jonathan, conférencié par Marie Dumas, qui avait une fringale de champagne. En pareil cas, le procédé est connu, on donne un numéro au Théâtre, et on y ajoute quelques soirées en ville chez nos doges du mousseux. Le parterre rémois profitera de ces combines avantageuses pour tous.

Puis, voici ces personnages de réputation mondiale : Le Chiffonnier de Paris, présenté par l’ombre de ce vieux communard, Félix Pyat, si peu terrible, mais dont les malins du gouvernement ont fait un épouvantail à moineaux ; Le Fils de Giboyer, type supérieur à son vilain coco de père ; Sardou fait voleter devant nos regards amusés sa Papillonne, et le festin se complète, musicalement parlant, de maintes et maintes œuvres lyriques dont les dilettantes rémois ne se lasseront jamais

Le fort ténor Genevois domine l’ensemble vocal, complété par le ténor léger Watson, son second : Vernon ; le favori Rougé, baryton aux cordes déjà fléchissantes, comédien roué, doté de la citoyenneté ; la basse Longrois, flanquée du petit Coulon, apte à tout.

Du côté féminin, Mélanie Lefranc, qui a remplacé Henriette de Joly, « chahutée » dans la Traviata, ainsi que Briant, le second ténor des débuts ; Mme Vauthier-Toudouze, remplacée par Alix Guérin.

On nous servira des plats succulents, en des assiettes généreusement garnies : La Flûte enchantée de Mozart, régal inespéré, et tous les rôtis imposants du répertoire de l’époque, en allant du Trouvère à Faust par Rigoletto.

À ce gigot saignant, Les deux Orphelines, on adjoint cette blanquette de veau, La Dame Blanche. En voila de la cuisine bien comprise !

Comme entremets, L’Ombre de l’Autrichien Flotow ; Le Voyage en Chine, de Bazin, François non Gustave, La Vie parisienne, de ce fol Hervé.

Des mets légers, bien assaisonnés toutefois, tels que Les Mousquetaires au Couvent, avec ces nourritures simples et naturelles, qui ne donnent ni gastralgie ni migraine : La Fille du régiment, La Traviata, et cette Lucie dont le septuor nous soulève de nos banquettes rembourrées en noyaux de pêche, et grave en nos cœurs ce nom chatoyant, dansant et musical : Donizetti.

De La Chaussée nous ménageant d’ailleurs un de ses galas dont on se souviendra avec reconnaissance, en relevant le rideau, certain soir, sur l’Odette de Champdivers la plus gracieuse qu’on pût imaginer : Mlle Reggiani, si jolie, si fine, douée de l’organe le plus charmeur qu’on put entendre, ni soprano, ni contralto, ni falcon, ni mezzo-soprano, qu’on ne saurait classer autrement que par le mot « divin ».

La Reggiani, brunette au teint d’albâtre, aux yeux bleus langoureux et troublants, au jeu si dramatique, était venue habiter un coquet appartement meublé au n° 26 de la rue Tronsson-Ducoudray, orné à son premier étage d’un étroit balcon où elle eut souvent à cueillir au vol les hommages d’une grappe d’admirateurs béatement rivés au pavé de la rue.

Avec cette ravissante artiste et son partenaire Rougé, un Charles VI dont la démence savait profiter des chatteries de la douce Odette, les mélomanes rémois vécurent des minutes élyséennes, paradisiaques.

Le 30 décembre, Odette cédait la place à cette Mignon de Shakespeare et Ambroise Thomas que des générations au cœur tendre et à l’esprit facilement enthousiaste ont suivi jusqu’à ce pays de rêve où l’on voudrait vivre quand on a vingt ans, et y mourir ...aux extrêmes limites d’une existence valant la peine d’être vécue !

Quelques soirées auparavant, l’imposante et marmoréenne Agar, objet de nos profondes amours, incarnait la plus tragique des Lucrèce Borgia que nos rêves aient jamais entrevue. C’était, théâtralement parlant, terminer en apothéose une année disparate entre toutes, qu’on ne laissait pas disparaître sans regrets, en dépit du charme mystérieux de l’an nouveau !

À la Saint-Sylvestre, le chansonnier Nadaud, attiré par la réputation de nos « pâtés tout chauds », vient dans les salons du luthier Émile Mennesson, devant un auditoire sélect, détailler finement le meilleur de son répertoire : Le cousin Charles et La Garonne.

Tout Reims n’aurait pu assister à ces délicats régals de fin d’année, mais d’autres agréments lui étaient réservés, et longtemps dans la nuit bombancière qui partage et sépare deux millésimes, jeunes coquebins et vieux barbons, matrones au cœur éternellement chaud et guillerettes amoureuses auréolées de leur lumineux printemps, s’employèrent à utiliser les dernières minutes de joie et d’allégresse qui avaient été inscrites à leur avoir sur le livre du Destin, à l’heure où sonnait le dernier coup de minuit de l’an 1880.

Que l’an 1881 leur soit propice à tous ! Et, amis lecteurs, à bientôt, si Dieu nous prête vie, et si messieurs les imprimeurs rémois consentent à y mettre du leur !!!

Eugène Dupont.