La Vie rémoise en 1881

Ainsi que de temps immémorial, l’année prit naissance frileusement sous les flocons blancs d’une Saint-Sylvestre fêtée partout, dans les homes tapissés et douillettement chauffés des uns et les étroits et inconfortables logements des autres, partout où crêpes ici tantimolles là, petits pâtés et gaufres ailleurs, apaisaient des convoitises en satisfaisant des gasters plus ou moins dilatés par excès, ou continence, de solides nourritures, ou de pâtisserie et confiseries délicates.

La Municipalité avait, la veille, inauguré les bâtiments des anciennes boucheries proche le Carrouge, transformées en École ménagère pour ces petites filles appelées à devenir des anges gardiens ou les diablotins nos foyers. L’origine de cette institution remontait aux jours où la bonne Dame au cœur d’or et aux mains ouvertes, Mme Doyen-Doublié, commençait son apostolat philanthropique, aidée par la fortune de son père, cultivateur à Bétheny acquise en heureuses spéculations sur les terrains situés entre le faubourg de Laon et cette commune suburbaine.

Dès l’abord, évoquons les noms et silhouettes de ces vaillants champions de la renaissance gauloise par le conjungo légal, à toutes fins utiles et agréables :

En tête, un soldat de métier, Jean Bonnetton, visage rosé, moustache et barbiche à l’impériale, de toutes les fêtes, de toutes les réunions sportives ou patriotiques, qui, à l’âge de la retraite, passa commandant au 46e Territorial, où il eut pour capitaines Saint-Aubin et Ernest Arlot. Capitaine au 132e, la 2e du 4, il habitait rue des Augustins, 7. Originaire de Chonas (Isère) et concitoyen du docteur Chevrier, il épouse, à 45 ans, Louise Grand’Barbe, 35 ans, fille de Louis, décédé à Metz en 1860, et de Marie-Anne Burtaine. Cette dernière devait s’éteindre à 90 ans chez son fils aîné Lucien, alors directeur des Coupons commerciaux, 9, rue de l’Arbalète, dans un immeuble contigu à l’Hôtel de la Cloche, où il gèrerait plus tard, avec son frère Édouard, un magasin de chaussures. À la mort de son mari, Louise devint pensionnaire à l’Asile Saint-Joseph d’Avenay, où elle vécut jusqu’à fin 1932, au voisinage de Mme veuve Minard et de Henri Matot.

Jules Buirette, 27 ans, né à Auve (Marne), fils cadet de Éloi, ex-brigadier de gendarmerie, décédé chef-piqueur des balayeurs de Reims, en 1873. L’aîné des Buirette fut curé à Aussonce. Le 3ème, Charles, d’abord encaisseur à l’usine de Tilly, rue des Moulins, s’établit ensuite marchand de charbons même rue. Le benjamin, sous-officier de cuirassiers à Versailles, devint attaché à l’État-major de la Guerre. Jules fit partie de cette lignée de courtiers en tissus qui tinrent haut et ferme le drapeau de la Fabrique de Reims. Tiré à quatre épingles, portant haut-de-forme lustré, il fréquentait, à l’heure de la manille, les lieux de rendez-vous du monde lainier, notamment les Cafés Cérès, Louis XV et de Reims. En 1914, il habitait rue Petit-Roland, 32. En 1881, il épouse Amélie, fille de Bouchez-Vasson, ex-fabricant, rue Ruinart de Brimont, 17. Ses témoins sont : J. Amigues, des Tissus, et Labey, premier directeur laïque à l’École du Jard.

Paul Louis, fils du banquier Isidore Camuset-Mennesson, et Marie Becker-Chemin.

Émile Chevanne, 31 ans, originaire du Gué-d’Hossus, ex-élève de l’annexe Saint-Charles du Petit-Séminaire, receveur des droits de place à Charleville, basculeur à la sucrerie d’Écly ; puis, en 1920, scribe au Recrutement de Reims, il y meurt l’an d’après. Son père était lieutenant de douane. Émile épouse sa cousine Eugénie, de Thin-le-Moutier, veuve de Pierre Tassigny, de Charleville. Poète rural et forestier, l’Almanach Matot-Braine 1927 publia plusieurs de ses œuvres les meilleures.

Mathias Clésen, 37 ans, comptable chez le lainier Edmond Pérot, rue de la Clef, maison Lépagnol de Bezannes, et fils de Clésen-Rollinger, ex-conducteur aux Messagerie Kellermann, de la place du Parvis ; et Marie-Claire Bart, veuve Belleville, marchande de chaussures, rue Saint-Étienne, 13. Clésen fut un temps attaché au roulage Luzzani, pour se livrer ensuite au courtage des laines. Sa femme et lui finirent leurs jours à la Maison de Retraite, entre 1925 et 1927.

Jules Duchénoy, 23 ans, originaire de Haudrecy (Ardennes) comme son cousin le sous-bibliothécaire à la Ville. Trieur de laines, il épouse Félicie Vuibert, 21 ans, rue du Cerf, 47. Réfugié à Paris en 1914, il périt en Seine par suite de collisions entre un vapeur et un bac transportant les ouvriers de l’État à Courbevoie, de l’autre côté du fleuve. Son beau-frère Armand Dallier, ex-bouquiniste et trieur, devait mourir aussi tragiquement, peu après l’Armistice, à Soissons, – d’où il se préparait au retour à Reims, – écrasé par une auto !

Georges Durant, fils de Durant-Desaulnois, décédé à Gap, et Louise, fille de l’ex-notaire Goda-Lambert, boulevard des Promenades.

Gouvion-Saint-Cyr, 25 ans, au château de Reverseaux, à Rouvray (Eure-et-Loir) fils de Marie Adélaïde Bachasson de Montalivet, épouse du marquis, ancien pair de France et membre de l’Assemblée nationale, prend pour femme Marie Boisseau, fille de Félix Boisseau-Jullien, rue Andrieux, 14. Les témoins sont : Masson de Montalivet ; l’ex-préfet Guyot de Villeneuve ; J. Olry-Rœderer et Ernest Jullien, juge à Reims.

Henri Loriquet, né à Reims le 9 février 1857, archiviste à Arras, fils de Charles et de Louis Pauline Lefèvre, rue de Châtivesle, 45, épouse Louise, 24 ans, fille de Alexandre Demaison-Gardet, ex-marchand de laines, place d’Erlon, 75. Témoins : le grand-oncle maternel H. Malotet aîné, 80 ans ; J. Demaison, rue Rogier ; le cousin Léon Devivaise, rue des Moissons, 8, et Auguste Antoine Biémont, ex-tanneur à Braine.

H. Bulteau, sculpteur-monumentiste, faubourg de Laon, 190, et Élisabeth Durand-Béchignac, de Paris.

Eugène Ninet, 25 ans, rue du Jard, 23, fils du directeur de la Société des Déchets, et Émilie, fille de Pertenne-Alard, fourrures et nouveautés, place Royale.

Édouard Nocton, 24 ans, voyageur en quincaillerie, fils de Pierre, rue Colbert, 20. Il habite rue de Vesle, 206, et épouse une Guénot, de Juvincourt. Mort en 1932 ; faisait partie, en 1928, du clan dit des Culs-Collés qui a choisi comme perchoir un banc du square Colbert, d’où l’on passe en revue, sans indulgence, et avec ironie, les déambulants de ce beau jardin, orgueil de la Cité et bourreau de Pieds-Sensibles.

Léon Ponsin, 23 ans, harpiste, flûtiste, violoniste, ex-élève du père Cazé, fils de Ponsin-Simonar, professeur de musique et de dessin, rue du Temple, 17, et Louise Druart, fille du libraire, rue de la Peirière, à l’enseigne : À Jeanne-d’Arc. Son oncle Émile Druart, père de René et Henri, habite chaussée du Port, 37.

Théophile Rœderer, 38 ans, né à Strasbourg, où son père était débitant de boissons, épouse, rue des Capucins, 61, (anciennement H. Picard) Anna Victoria Grassière, d’Hermonville, 36 ans, rue Petit-Roland, 21, fille d’un tourneur en bois.

Remi Roch de Vertus, 21 ans, de Brécy (Aisne) et domicilié à Oulchy-le-Château, fils de Armand et de Laurence Lemoine, épouse Marie, fille de Lhoste-Hannesse, et nièce du fabricant Lhoste-Pérard dit le père Bon-Dieu. Associé à Léon Hécart, ils seront les successeurs de ce dernier à son usine de la rue Jacquart (bureaux rue des Cordeliers, où les Benoist du Mont-Dieu les remplaceront).

Thomas Crampton Waterhouse, 30 ans, de Bolton-the-Moors (Lancastre) fils de T. Waterhouse-Mary, et Sarah, fille de Jonathan Holden, maître-peigneur de laines, et de Tamar Gill, boulevard Cérès, 17. Témoins : Samuel Bardsley, pasteur à Londres ; Isaac, frère de Sarah ; et Charles Auguste Baudesson, roulage.

Alcide Hautem, de Beine, et Marie Céline Lefeuvre, d’Amiens, habitant rue de Contrai 20, fille d’un manouvrier, Charles Lefeuvre, et de Adèle Houpin.

Léon Hanol, de Beine, huissier à Ay, et Lucie dite Blanche, fille de Rochet-Vogin, charcutier à la Haubette. Blanche avait un oncle, Alexandre Vogin, compositeur d’imprimerie à Reims.

C’est sur le souvenir de cette charmante Rémoise, si jolie sous le voile blanc des mariées, que se clôt cette nomenclature, destinée, dans les milieux où se garde la trace des êtres et des choses du Passé, à l’envol de visions agréables et réjouissantes. Puissions longtemps encore corder avec ces ombres contemporaines de nos jeunes ans, en des heures trop vite écoulées et que l’oubli viendra fatalement écraser sous un voile épais de cendres noires !™

Cette jeunesse toujours pressée avait coupé le fil de nos évocations de la première École Ménagère rémoise. Rattachons-le ! Avant « inauguration », cette école féminine avait fonctionné entre les murs d’une vieillotte et sordide bâtisse en croyons et torchis de la rue du Champ-de-Mars.

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À peine apaisées les rumeurs festivales du Jour de l’An, les Rémois sont appelés à faire usage du droit que leur confère la Constitution pour une élection partielle de conseillers communaux, le 9 janvier. Depuis que ces derniers ont été consacrés électeurs sénatoriaux, la politique s’est mêlée aux préoccupations d’intérêt local, et il sera de moins en moins question de maquignonner les listes de candidats en s’inspirant uniquement du souci d’assurer à la Cité une édilité préoccupée avant tout d’assurer impartialement la gestion des finances et le statut légal des administrés.

On songea peu dorénavant à la Représentation proportionnelle dont Jean-Baptiste Langlet devait être, 30 ans plus tard, l’ardent protagoniste. Trop près d’ailleurs du Seize-Mai pour penser à autre chose qu’à barrer le chemin des fonctions publiques à ce qu’on appelait la Réaction.

Au surplus, les candidats des partis opposés appartenaient en majeure partie à la Cité par leur naissance et n’étaient pas d’idées subversives : ils étaient de tout repos ! La lutte fut vive mais courtoise, et nécessita deux tours de scrutin.

Au premier, la liste du docteur Doyen est en tête. Huit jours après, c’est toujours ce disciple d’Hippocrate qui conduit le peloton, ayant obtenu 6100 voix, avec, en queue, Bazière, marchand de farine dans le Barbâtre, qui en a 4300.

La liste des vainqueurs, dite opportuniste, révèle les noms de Raymond Aubert, marchand de bois, chaussée du Port, originaire de Neuville-sur-Orne (Meuse) ; Amsler-Yundt, de Strasbourg, papetier au Château-d’Eau ; le Suippat Appert-Tatat, fabricant de tissus ; un scribe juridique, le greffier Blaise ; Houzeau, des savons ; Ernest Garnier, de la laine ; l’épicier de la rue Neuve, Larive ; le petit père Rosset, instituteur rue Libergier ; enfin, le jardinier Thiémé-Deperthes, scrutateur attentif et prolixe des questions de voirie, embellissement des squares et jardins publics, et dont la prose bougonneuse inondera la presse locale.

La liste dite radicale, patronnée par Courmeaux, a 3000 voix en moyenne ; son chaperon en a 3757 et l’épicier Vernouillet, barbu et chevelu comme le Dieu des eaux, – ce Neptune qui protège les vaisseaux et que célèbrent dans nos rues, aux jours de liesse, des choristes au gosier en fer battu et à la voix grasseyante, – ne récolte que 2733 bulletins : il n'est pas encore au zénith de sa popularité, et si le IVe canton lui est acquis, il reste inconnu du IIIe ! Et dame ! sans ce fief électoral, rien à faire : tous les brigueurs de vote le savent ; c’est l’ABC du métier.

La liste conservatrice a recueilli pour son chef de file, le notaire Neveux, père du brillant écrivain Pol Neveux, 3364 votes ; le biscuitier Tarpin, grand destructeur de lapins de garenne, reste en queue ???

Mystère insondable des urnes ! La politique, à de certains moments, apparaît aux regards des foules moutonnières comme un jeu où souvent qui perd gagne. À preuve le sort brillant récemment échu à l’avocat Lasserre, jadis candidat radical, surtout arriviste, qui, disparu du tremplin électoral, fut bombardé substitut en attendant qu’on le nommât procureur à Paris. Par la suite, il atteindra les sommets de la magistrature bien assise. La politique élève haut ceux qui en jouent adroitement.

Octave Doyen fut élu de plano Maire de Reims. À cette époque, cette solution de droit plébiscitaire ne supportait aucune entorse. L’équité et la volonté des électeurs y trouvaient leur compte.

Les adjoints seront des républicains éprouvés : E. Garnier, l’un des créateurs des bibliothèques de la Société Industrielle et de la Ligue de l’enseignement, libre-penseur, petit-neveu de Oyon-Regnault, maire de Laon ; le médecin H. Henrot ; l’ex-notaire Charles Loche, successeur de Louis Lucas, et qui décèdera en mai suivant ; le fabricant Eugène Desteuque et le marchand de bois Drouet-Bonnaire, neveu du comte d’Erlon et beau père d’Albert Lainé.

Arrêtons-nous un instant sur ces scrutins communaux. Émergent le 16 janvier l’ex-officier d’artillerie Lagrive ; le chef de caves Caron, et le tisseur Mangin, fier de ses 60 voix ; Jean-Baptiste Langlet a 3255 partisans, – 302 de moins que Courmeaux. Le spirituel Piéton, attaché au rivage conservateur, n’est compris que par 2292 de ses concitoyens, – le reste se méfiant de ces gaillards qui ont de l’esprit jusqu’au bout des ongles, moqueurs ou ironiques par destination, un peu dédaigneux de Popu par instinct éducatif. Au surplus, qui dit universalité de suffrage ne dit pas forcément universalité de mérites !

L’agent de change Maxime Pérard, clérical fieffé, d’après les classements officiels, recueille 1875 voix. Entre Doyen et Pérard, l’écart est considérable, et là s’inscrit l’étiage électoral des factions qui se partagent, en 1881, la faveur publique à Reims. D’un œil myope mais rusé, l’ex-secrétaire de préfecture Léon Bourgeois, Parisien champagnisé par son mariage avec une riche héritière de Vertus, perçoit l’ascension en cours des idées sociales dans notre ville industrielle : il est à la croisée des chemins de la Fortune politique et saura sans plus tarder aiguiller son destin vers le côté du « manche ». Comme la démission a été acceptée du Secrétaire de la Mairie, ce long et maigre personnage si discret nommé Amiel, lequel ne se sent plus la jambe assez agile pour suivre le nouveau peloton, on verra se dessiner sur l’écran la menue silhouette de son successeur, le pétillant, subtil, futé méridional Raïssac, fonctionnaire aux gestes courtois, à l’érudition locale incontestable, plumitif et causeur disert, destiné à devenir la providence discoureuse de nos maires.

Le parti ouvrier, qui possédait déjà ses méthodes et ses représentants, va montrer, à l’occasion d’une double élection communale et législative, son attrait pour les manifestations internationales et rétrospectives, en prenant fait et cause pour les néo-martyres des peuples en esclavage ; il fera bloc de ses 1200 voix conscientes et organisées sur les noms de deux bagnards politiques : le diplodocus Borézowski qui, à l’Exposition de Paris, avait manqué de rien le tzar Alexandre II, et Nourrit, autre régicide.

L’apôtre local du communisme intégral à Reims, Ernest Pédron, tête à la Jules Guesde, abondante chevelure apocalyptique comme celle de Jean-Baptiste, rassemble sur son nom le maximum de ses disciples : 1207. Avec les ans, et quelque propagande, ce noyau épaissira, – du moins on l’escompte dans les laboratoires de ces alchimistes kantiens.

On avait laissé souffler pendant plusieurs mois le magma électoral afin de lui rendre du souffle et du sang pour l’élection législative.

Quel sera l’heureux champion dans cette ardente compétition ? Question angoissante plus pour les partis que pour les électeurs, convaincus qu’en tout temps et toutes circonstances, ils seront aussi bien servis au beurre qu’à l’huile.

Chaud, le combat ! Finalement le parti radical, galvanisé par l’élection municipale, se hisse au pouvoir en la personne de Eugène Courmeaux, lequel décroche la timbale par ligne 8017 voix contre 5874 à son concurrent et prédécesseur, l’avocat Louis Mennesson.

Irénée Lelièvre, candidat-ouvrier, recueille 1950 suffrages parmi ces travailleurs réfléchis qui estiment surannée la stupide méthode que de chercher ailleurs que dans son propre milieu l’honnête homme prêt à soutenir leurs intérêts corporatifs.

Pédron est suivi par 175 enragés, prêts à tout casser. La République Radicale est désormais sûre d’elle-même à Reims !

Le moment avait paru propice à la farouche communiste Louise Michel, la Vierge Rouge.

Le Cirque de Reims offre ses échos retentissants au verbe enflammé de l’ex-communarde, comme à la rumeur de ses gradins populaires.

Le visage en feu, la parole sonore, bien qu’il lui manquât des dents et qu’elle bégayât légèrement, possédée d’une une foi biblique et riche en épithètes prophétiques à la mode hébraïque, sa bouche largement fendue grand’ouverte entre des lèvres sanguines et melliflues, au rictus désabusé, elle prêche aux petits, aux humbles, le malthusianisme le plus rigide.

Il est temps, clame-t-elle, l’index pointé vers les banques supérieures et l’azur du plafond où s’ébattent les déesses callipyges de l’Empyrée équestre, – et couvant d’un œil fanatique cette foule en habits de travail qui aspire ses périodes enflammées, – il est temps que celui qui peine de ses bras recueille le fruit de son labeur !... il est temps que L’HOMME ET LA FEMME CESSENT D’ÊTRE DES BÊTES DE SOMME, mal litées, mal nourries, mal traitées... il est temps que leur juste part de bonheur terrestre soit acquise, sinon du consentement général et par la générosité des possédants, au moins par des lois d’airain… et la force publique, s’il est nécessaire !... il est temps que la femme cesse de donner le jour à des générations destinées à périr devant la gueule des canons ou sous le fardeau du travail manuel ! Point d’enfants ! Trêve à la procréation, des mois, des ans s’il le faut !... Alors, au lieu de voir, vous et vos fils, forcés de faire queue à la porte des usines pour y quémander un emploi insuffisamment rétribué, ce sont les bourgeois, les industriels, les commerçants, tous ceux ce qui prospèrent de la misère des peuples, qui se jetteront à vos pieds en vous suppliant de redevenir des mères fécondes !... Il est temps... et l’émouvant, le frémissant appel atteignait au paroxysme des prophéties d’Israël !... Il est temps !... il est temps !... La Vierge Rouge haussait le ton à chaque exhortation, la bouche tordue presque écumante, les yeux lançant des flammes, les cheveux au vent, comme elle avait apparue au fronton des barricades, suppliant le petit soldat d’en face d’épargner le sang de ses frères... Il est temps... et la tempête soufflait encore.

Lors, le calme revenu, une voix mâle et ferme s’éleva du Peuple assemblé, celle du Pontife, Courmeaux, s’efforçant d’amadouer la pythonisse, déchaînée en hyper­boles à la Hugo.

Vainement ! elle rétorque que le peuple est las d’attendre, las d’être l’éternelle dupe... Qu’avez-vous fait, vous et les vôtres, pour ces malheureux dont vous sollicitez l’appui et les suffrages ?... des paroles... toujours des paroles !.. des actes ?.. point. Du chloroforme... et pendant ce temps vous vivez, vous vous gobergez... et nous crevons de faim !...

La sortie du Cirque fut impressionnante, dans un morne silence, donnant à penser que les cerveaux peinaient à réfléchir, et que la semence ainsi diffusée trouvait une terre favorable à sa germination !

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La rumeur de ses luttes allait suffisamment s’affai­blir pour qu’enfin la Cité pût se remettre à ses occupations usuelles.

Au Conseil municipal, le joufflu Appert-Tatat, dont les pareils, aux premiers essais se font connaître, attire l’attention par un projet de voirie intéressant à plus d’un titre : prolongement de la rue Thiers en ligne droite à partir de l’Hôtel de Ville jusqu’à l’esplanade Cérès, centre des affaires du textile.

Comme M. Jourdain, Appert était orfèvre, en ce sens qu’il habitait non loin de l’esplanade, à l’angle des rues Montoison et de Mâcon. La proposition resta dans les car­tons municipaux d’où elle surgit à nouveau après la grande Guerre, le terrain nécessaire à cette percée magistrale ayant été préparé à l’avance par les obus boches nos Borusses silésiens ou poméraniens n’avaient point songé à celle-là ! La percée existe de nos jours, mais Appert était mort aupa­ravant !

Dans ce même ordre de travaux, déjà, en 1879, les l’édilité rémoise avait renoncé à élargir à 15 mètres la rue Cérès. Tout vient à point pour qui sait attendre, et les Rémois ont su attendre, Dieu sait comme !

Thiémé-Deperthes entreprend la série de ses gloses sans fin entre anciens et modernes, à propos de la transfor­mation de la Patte-d’Oie. D’un côté, partisan du statu quo : conservation jusqu’à ce que mort s’ensuive des arbres sécu­laires qui achèvent de moisir dans les Promenades-basses. En face, amis du progrès par l’air, le soleil, les fleurs et le gazon, soucieux de voir se transformer en pelouses vertes et en allées sablées le rond-point au centre duquel serait dressé un kiosque pour auditions musicales.

Ces derniers eurent gain de cause, en dépit des pleurs et grincements des tenants du Passé qui, arrivés à l’âge du déclin, gémissaient à l’idée de ne plus être de ce monde quand les nouvelles plantations apporteront à la population l’agrément de leur splendeur avec les charmes de leur discrets ombrages.

La Voirie œuvre sans répit. On installe la Chambre de Commerce, rue Cérès, 30, dans les locaux jadis occupés par le comte de Chevigné, restaurés par les frères Lefèvre. Sur une superficie totale de 2600 mètres, la façade prend 21 mètres. Le jardin sur rue Sainte-Marguerite abritait, au temps de Ponsardin et de la Veuve Clicquot, de somptueuses volières pour oiseaux exotiques. La ville a payé 250.000 francs pour l’ensemble, et l’inauguration a lieu le 5 septembre.

Les étaux de la rue des Boucheries disparaissent sous le feu des enchères.

On met à bas les vieux immeubles de la rue Tronsson-Ducoudray mitoyens au Théâtre pour faire place à une remise de pompes à incendie et aux magasins de décors.

Au 14 juillet, feu d’artifices sur la butte Saint-Nicaise. Le matin, le sous-préfet Léon Bourgeois et le général baron Berge font remise d’une médaille d’honneur à Léon Patoux, capitaine des Pompiers.

Le 24, pose des premiers rails pour tramways à chevaux rues Thiers et de l’Étape. Vont disparaître nos omnibus balourds, jaune de chrome, trépidants, lents et crispants.

Le service nouveau va commencer au 1er juin sur le tracé Gare-Place Royale. Prix des places : Ières, 0,20 cen­times ; 2èmes, 0,15 centimes. Les panneaux de ses cars hip­pomobiles sont décorés aux armes de Reims.

Il y eut des menaces et des malédictions à l’encontre des conducteurs et receveurs, notamment dans le faubourg Cérès, quand fut prolongé le service jusqu’à la rue d’Alsace-Lorraine. Des mères montrèrent le poing aux misérables qui allaient écraser leurs enfants. Ces Cornélies eurent la chance de mourir à temps pour ne pas voir nos rues parcourues à la Xe vitesse par des engins autrement dangereux !

Fin août, ouverture d’une salle d’asile à l’école du Jard.

On abat la maison Duchet pour le redressement de cette rue Folle-Peine où l’imagination du poète Hugo fit naître la Esméralda de Notre-Dame de Paris.

Le vert-galant Robillard, propriétaire de l’Hôtel de Paris, rue du Barbâtre, 29, y consacre en embellissements le reliquat de sa tirelire. On trouvera désormais dans cet établissement, à toutes heures du jour et de la nuit, 15 coquettes chambrettes pourvues de tout le confort moderne (déjà !) y compris le traditionnel bidet, le tout à l’usage des voyageurs et des amoureux de passage ; 3 salonnets où déguster huîtres, escargots, écrevisses ; une salle de réunions et pour banquets, avec table pouvant recevoir 70 couverts.

Robillard veille à la bonne tenue, l’ordre, la propreté de cet asile. Comme type d’homme, c’est un pète-sec au verbe précis et autoritaire, d’aspect militaire sous ses cheveux blanchissants à la Bressant et sa moustache en brosse : fébrile, raide, cassant, vantard comme un Gascon qu’il n'est pas.

Dans une courette, de frais bosquets offrent leurs ombrages d’été aux amants du mystère. Vis-à-vis l’hôtel s’ouvrent les portes d’un magasin de laines (Maison Picard-Goulet fils) : de là, tous les matins, pour leur petit déjeuner, à 8 heures, s’envolent, comme une bande de moineaux, les trieurs de cette maison pour recueillir, des blanches menottes de Mme Robillard, les miettes du festin nocturne de la veille : délicieux arlequins provenant des dessertes et où l’on pique à la fourchette les débris de faisan, dinde, poulet ou canard, de langue de veau en vinaigrette, d’aspic, de jambon blanc et maintes gueulardises qui ne sont pas de leur ordinaire.

Chez ce restaurateur les escargots sont à 60 centimes la douzaine ; la portion de tripes à 30 centimes ; les marennes ou la cancale à 1 fr.40 les douze. La cuisine est sous la haute direction du surintendant Robillard père, qui ravitaille et fait son marché lui-même. Mme confectionne les sauces et veille à la cuisson.

Blanche et fine de peau, plutôt mamelue et callypige, la commère est des plus sympathiques, en même temps que communicative et portée aux confidences : c’est une rude gaillarde qui se fait gloire du satin de son épiderme, des lys de ses bras dodus, de sa chapelle où titille le reflet d’une topaze et d’une croix d’or fin. Une vrai mère-poule, aimant la gaudriole des vieux et le rire des jeunes : elle eût fait honneur aux salons de la Rôtisserie de la reine Pédauque ! Outre, un visage frais comme une rose-thé, rond et charnu, aux lèvres juteuses d’un rouge incarnat nature, ornées à l’émail blanc au complet, zazouillant haut et vite ; ses grosses humides et candides émergeant à fleur de tête. Un Téniers flamboyant comme en révèlent les kermesses flamandes !

Cet Hôtel de Paris, écarté du centre, n’en eut pas moins une certaine vogue et sa propre diligence, pratiquant quotidiennement, au trot de son Ardennais puissant, l’aller et retour en gare, afin d’y cueillir le problématique touriste ou Tartarin de table d’hôte indécis ou novice. Hélas ! en ces temps difficiles, cocher et équipage revenaient souvent bredouille, non sans avoir, par ces randonnées infructueuses, sauvé la face et glorifié l’enseigne.

Robillard survécut à sa commère qu’une affection cancéreuse cloua sur un lit de douleurs à l’Hôtel-Dieu, proie dolente aux ciseaux d’un Doyen ou de ses succédanés, et elle en mourut à la fin du dernier siècle. Pauvre Maman Robillard ! victime de l’indifférence des ventres dorés qu’elle avait bourrés de ses truffes et de ses sauces vertes ! Pas une fleur ! pas une couronne sur son humble fosse au Cimetière du Sud !

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Puisque l’on sort du restaurant ; c’est l’instant et le lieu de rappeler le prix des denrées alimentaires à cette époque où le franc valait largement ses vingt sous. Le sucre Lebaudy, en pains oblongs enveloppés de papier bleu, est à 1 fr.10 le kilo. Le café grillé divague entre 4.35 et 5.95 ; la chicorée reste en arrière à 0.70 ; le chocolat est raisonnable à 3.40 ; le tapioca Mauprivez à 2.90, et chacun peut s’éclairer à la grande bougie stéarine a 1 fr. les 6.

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Le marché à la ferraille – de nos jours : marché aux puces ! – s’étendait, les mercredi et samedi, au long de la rue Notre-Dame, avec affluents rue du Trésor et place du Parvis.

À l’angle du Trésor, un bouquiniste étalait ses richesses sur une charrette à deux roues, au plafond de toile grise : il aguichait là les amateurs dont Reims fourmillait à l’époque, chasseurs de gravures séculaires ou de bouquins rarissimes (!), dans le fouillis poussiéreux où plonger des doigts avides et relever parfois quelque perle égarée.

Dans le voisinage, au côte à côte, foisonnaient les voiturettes ou les étages à même le pavé du marché à la rouennerie, passementerie, mercerie, coupons de tissus etc. – léger butin offert à la convoitise des ménagères en quête d’occasions.

Ce marché se tenait dans le quadrilatère de la cour Chapitre ; il datait d’un demi-siècle et ne disparut que peu avant la grande Guerre, non sans protestations de ses habituées ! Rumeurs perdues, récriminations sans espoir, ainsi qu’il en fut de toute immortalité chez un peuple débonnaire qui blague, crie, gesticule, mais n'insiste pas.

Nulle nation plus facile à gouverner, en dépit des apparences ! Aussi ne font jamais défaut les candidats à tous les postes de commandement.

Une fois l’hiver disparu, rude par intermittences, – ce qui permit en janvier de patiner sur le miroir du canal, – le printemps se montra empressé à favoriser les amusements publics en plein air.

Comme d’usage, la foire de Pâques battit son plein de réjouissances à portée de toutes les bourses, de tous les âges, de toutes les cervelles.

Le dompteur Bidel amène de Charleroi 30 wagons de matériel et de fauves à l’installation desquels maints badauds s’intéresseront.

Rien de plus curieux que le spectacle de ses charpentiers de circonstance qui, en un tournemain, ont achevé de dresser les tentes tôt recouvertes de bâches vertes Cauvin-Yvose !

Sous ce hall improvisé seront abrités les wagons où se démènent, derrière une solide grille en barres de fer, en grondant ou glapissant, lions, tigres, panthère, jaguars, léopards, ours blancs et roux, hyènes, renards et putois de toutes provenances, dans l’atmosphère pimentée par les relents d’haleines fauves et l’odeur acidulée de la litière fumante.

Les reptiles dorment dans des aquariums sous cristaux épais.

L’éléphant et le dromadaire se réjouissent à l’avance de leur proche exhibition par les rues de Reims, aux sons excitants d’un orchestre funambulesque juché sur un char-à-bancs, escortés d’oisifs des deux sexes et de tous âges. Cohue indescriptibles et désordonnée que toute ville industrielle recèle généralement dans ses flancs.

Bidel, aux cheveux de jais et à la barbiche à la Facundo Quiroga, flanque le cortège, orgueilleusement campé sur un arabe pur-sang dont la longue queue époussette çà et là le nez des gosses qui le flaire de trop près…

Prélude incomparable aux farces du lendemain, réclame surrefficace prédisposant les esprits à cette allégresse objective qui ouvre les porte-monnaie comme le zéphyr printanier fait bâiller les moules aux éventaires.

Sans pitié pour le gazon précoce et verdoyant, Bidel ouvre son exposition sur la grande allée des Promenades.

Pâques avait pris du retard et les bourdons de Notre-Dame ne clament urbi et orbi son arrivée que le 17 avril.

C’est la féconde saison de ponte, et les œufs coloriés tombent en manne céleste dans les plates-bandes et sur les cheminées.

Qui donc ne se régalera de salades à l’estouffade aux œufs durs, en sauce piquante et persillée, parmi les oignons blancs et échalotes finement hachés ?

Bidel est fier de ses 14 lions d’Arabie, dont Sultan sera le patriarche, dédaigneux de toute acclamation : que n’en sommes les Androclès ?

Une attraction particulière en cette ménagerie par ailleurs si bien peuplée et ravitaillée en bas morceaux de boucherie chevaline par Leroy l’hippophage : un yack de Tartarie, et tel couguar aux dents pointues, aux regards de feu félin dont la fourrure tigrée allumera la concupiscence de nos élégantes rémoises.

Une autre baraque, vaste comme un théâtre de grande ville prête sa scène à la troupe tragico-comique des Grandsart, de Bruxelles.

Potel, du théâtre National, fait jouer une féerie éblouissante : Topaze, ou la Fiancée du lac Moeris, en Égypte

Tel Cernicot populaire, d’une force peu commune, l’athlète Basin, rival redouté des Marseille et des Bouteille, du haut de son estrade, jette le caveçon – nos titis disent : le caleçon ! – aux friands de la lutte à main plate : Courtoise, Messieurs et digne de notre belle cité rémoise !

Trombone, piston, tambour et grosse-caisse soulignent cette affirmation de leur flons-flons étourdissants, pendant que des escouades d’esthètes en tricot de laine et sous casquette à visière en auvent assaillent les escaliers tremblotants et le comptoir en zinc de la belle et grasse dame du lieu, dont les regards dépités supputent, de loin, la recette du barnum d’en face, une femme-canon aux biceps qui rivaliseraient avec ceux du Cernicot.

Cependant, ce menu peuple des banquises a le sens de la solidarité, minuit sonné, se congratule de l’empressement des masses : doubles-décimes, taches de bougie en argent, les francs mêmes ! remplissent à pleins bords sébiles et tiroirs.

Vive Reims ! en ce chouette patelin, on n'est pas des tire-liards ni des ronge-maille !

Détaillons quelques attractions.

La princesse Pauline, naine gracieuse et potelée, haute comme ces bottes de l’ogre dont les tiges atteignaient 0 m 37 ; elle pèse deux kilos ! On exhibe au public des poings gros comme des noix, une petite tête aux yeux pétillants de malice, au nez à la Roxelane, ronde et large comme une bille de billard.

Pauline est d’origine hollandaise, a 4 ans, mais développe des grâces de jeune Vénus ! Enclose dans une maison de poupée, elle fait : Au bois, je m'en vas, joliette, au bois je m’en vas ! de ses menottes de poussin, et, de temps en temps, son antithèse, ce géant Simonoff l’extrait de son habitacle lilliputien pour la montrer, chair et os, à la foule ébaubie en l’asseyant sur son pouce.

Ah ! mince alors ! c’est un fœtus ! s’exclame Gugusse l’apprêteur ed cheu Leuleu ! un des zigottos les plus dessalés de la rue du Pistolet.

Simonoff, qui n'est peut-être qu’un Simon de la rue Mouffetard, mesure 2 m 30 de haut, et a, affirme-t-il, posé pour le Saint-Antoine si célèbre du non moins fameux artiste peintre Galichet, ignoré de nos générations.

Le cirque se réclame du bataillon sacré des écuyères et clowns de la troupe Ciotti.

Le versailles occupe la rue Large (Buirette). Y font légion les sidis qui débitent la noix de coco et les cachets à 0.10 c. dont la poudre sert a distiller le sirop de Calabre boissons à l’eau délayée d’une matière colorante, et dont l’usage a pénétré dans les sphères enfantines, lesquelles ne font pas encore comme Papa et Maman au café.

Dans les Hautes-Promenades, apparition du Bal-Pinart , auquel la jeunesse fait un accueil impulsif, au dam de nos bals de barrière. Savart, du Bourg-Cérès ; Éloi, des Romains ; Louis Rix, du Pont-de-Muire ; Ragaut, de Neufchâtel ; Bellavoine, de Fléchambault, font une téterre, faut voir çà ! Ils ne sont pas syndiqués et se trouvent à la merci de cette satanée concurrence, qu’il faudra abattre un jour, si on veut travailler paisiblement, hein ?

Pinart arrivait en droite ligne de Coulommiers, pays de bons fromages ; sa tente luxueuse et illuminée a giorno, allonge ses toiles entre le square Colbert et le nouveau kiosque de Marronniers.

L’orchestre est sous la direction d’un nommé Houzé, qui se dit de l’Opéra. Tam-tam, oriflammes, réflecteurs aveuglants, clinquants et paillettes, scottishs et rédowas passionnantes et languides, mazurkas enlevantes et Lanciers minaudeurs, valses langoureuses ou endiablées, – tout le catalogue de Margueritat, et sous les enseignes de Muzart et Bléger, en passant par Eugène Marie, Lamotte, Ziégler, Bousquet, O. Métra, enfant de Reims, J. Strauss le Viennois, sans oublier les Bonneterre d’Attigny ; e tutti quanti ! il égrenne ses flons-flons sur les allégresses de nos midinettes, caillettes, soubrettes, blanchisseuses et repasseuses, couturières et ravaudeuses, rentrayeuses et lessiveuses, tisseuses et poigneuses, rinceuses de bouteilles et bonnes d’enfants, – entraînées, bercées, soulevées par nos commis de bureaux ou d’ateliers, calicots endimanchés et cavistes en tenue à hauteur, les uns gantés et chapeautés de tyroliens, les autre casquettés et pantalonnés à l’éléphant, en drap renaissance ou en veston à larges carreaux, – tous gigotant à qui mieux-mieux, offrant à leurs cavalières l’orgeat, la grenadine, la romaine, – les plus argentés y allant de la demie de tisane champenoise, – vulgaire jus de poires mousseux !

Pinart, qui connaît son monde et son métier a amené de la Brie plusieurs Chevalières du Brouillard en partance de la rue de la Charbonnière ou des alentours, à Paris, qu’il aura sans doute omis de soumettre à l’examen préalable de l’hygiéniste préposé à la chose, en l’espèce le Dr Brébant, philosophe à la Tolstoï de la rue Hincmar, – négligence regrettable qui expose notre saine jeunesse masculine, espoir de la Patrie et des mères qui ont des filles à marier, à des contagions et à des accidents qui, de primaires pourraient devenir tertiaires, voire quaternaires comme silex à Bosteaux, de Cernay, et compromettre la santé de nos générations de renouvellement. Ah ! que Reims n'a-t-il encore déjà à son service tel hygiéniste, si réputée en Aquitaine !

Et pour couronner ces œuvres foraines dont nos grappes dansantes d’aujourd’hui ignorent l’attirance et les suffocantes émotions, Godard, aéronaute pour liesses publiques, élève de Nadar, apôtre du plus lourd que l’air qui, en attendant, se régale du plus léger, – s’élève du rond-point de la Patte-d’Oie, dans la nacelle de son gigantesque sphérique la Comète, vers la stratosphère d’où certains Rémois à la barbe rousse, un Ernest Arlot et un Léon Polliart ; un Achille Laviarde à la barbe brune, jetteront leurs saluts copurchics et souriants aux lilliputiens d’en bas !

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En ces temps, les époux Chardon-Dénoyelle, des Salines, se remariaient à Saint-Remi sous la bénédiction du vicaire Dethillois, entourés d’une progéniture composée de 28 enfants et petits-enfants. Le IIIe n’est mort !

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Théâtre.

L’idéal Blandin ayant définitivement quitté Reims, le musicien De La Chaussée le remplace.

Sous cette direction : la saison théâtrale fut féconde et remarquable au point de vue artistique.

L’opéra débute par les ouvrages traditionnels. Charles VI a pour traducteurs : la Reggiani, si jolie et si distinguée ; le fort-ténor Genevois ; le baryton Rougé, dont l’organe commence à faire appel aux ficelles du métier, et la dugazon Verger, aimable et séduisante créature divinement maillottée.

En nouveautés, une œuvre délicieuse et peu connue de Duprato : La Déesse et le Berger qui sera conduite de main de maître par le sous-chef Maubourg.

La troupe de drame nous émeut dans : Casque-en-fer, nous distrait dans : Divorçons avec Simon Jalabert ; nous passionne dans : Le Bossu, le bouillant Lassalle s’étant mué en un Lagardère roué et malicieux, comme il convient à tout bossu qui se respecte !

Le cycle 1880 se clôt en mars avec : La Fille du Tambour-major, confiée à Rougé, père putatif de la Reggiani, lesquels triompheront encore dans : Carmen, Le Trouvère, puis dans : Guillaume Tell, avec Dulaurens dans le rôle d’Arnold... C’est finir en apothéose !

Dès Pâques, le rideau se relève sur un Arbre de Noël dû à Charles Lecoq, qui s’était amusé à écrire sur ce thème pastoral de puérils flonflons qui n’ajouteront rien à sa réputation déjà fléchissante. Les Rémois, au surplus, allaient être en fin d’année, éprouvés par la perte de De La Chaussée, remplacé par une sorte de barnum, mercanti de théâtre, plutôt préoccupé de réalisations monétaires que de satisfaire leurs goûts artistiques.

Ce n’est pas de nos jours que l’on blâmera cet instinct commercial appliqué aux produits de l’art scénique et cette mise en pratique de la devise : Chacun pour soi, Dieu pour tous !

Approuvé par les uns, honni par les autres, l’enfant de la balle qui recueille cette succession était, au physique, un athlète au col de taureau, à la bedaine arrondie, aux yeux noirs à fleur de tête sous une tignasse drue taillée à la Bressant ; il trônera en pacha au centre de ce palais des muses du tréteau. Gautier, s’appelait-il ; Ernest de son prénom, – Nénesse pour ces Dames. Ce ne fut pas sans un sourire malicieux et médisant qu’en fin de saison, les esprits vicieux et alertés du parterre et des fauteuils d’orchestre, constatèrent l’élargissement des ceintures d’une partie de nos choristes du sexe enchanteur, – non point jolies et séduisantes à souhait, cependant !

L’automne délicieux de l’année 1880, la qualité supérieure de la dernière vendange, l’absorption peut-être exagérée de truffes, écrevisses, huîtres fines de nos restaurateurs patentés, ou quoi encore de ce même pouvoir aphrodisiaque ? Le renouveau n’en existait pas moins. Lors, les langues venimeuses allèrent répétant partout que le pacha autoritaire et sanguin de ce harem choral y avait contribué pour sa bonne part !

Qu’il en fût ainsi ou non, il y eut, fin mars, un tollé discret mais général, ourlé de rires poliment étouffés, à telle scène pathétique de Faust, quand d’hypocrites et sournoises Gretchen jettent la pierre à l’infortunée Marguerite, mise si mal en point par le Diable, et que le public choqué constata que ces cyniques puritaines lui présentaient des abdomens copieusement truffés et prêts à éclater comme baudruche !

On revint cependant à une assez juste appréciation des choses au relevé d’une statistique établissant que Nénesse avait fait représenter 30 fois le joyeux opéra porte-veine : la Mascotte. Tout dès lors s’expliquait ! et Gautier, heureux directeur sinon archi-père, venait, tout d’une haleine, de réaliser un coquet magot qu’il alla, en hâte et sans la moindre reconnaissance, utiliser sous des cieux favorables à d’aussi fructueuses opérations.

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Le rideau se lève le 15 septembre sur Le Petit Ludovic. Réapparaît un Mathusalem nommé Albert, jadis coqueluche du parterre et de l’amphithéâtre, à la voix usée, aux traits ridés sous dos bossué. On le revoyait après 6 ans, de pérégrinations dans le domaine théâtral. Gautier le maçon avait dû l’avoir pour un morceau de pain. Avec lui, des quarts de jeunes : Gangloff ; le traître Lassalle ; et un joyeux drille, fin et expert, Jouanne, qui remplace l’inoubliable Montcavrel.

Parmi les dames, ces étoiles fuligineuses : Georgette Voiron, l’ingénuité de Léa de Plot ( !) et la deuxième soubrette Scrabalat, enfants du IIIème, issue de trombones à coulisse. On appréciera ces phénomènes dans Les Bourgeois de Pont-Arcy et ces gros mélos : L’Espion du Roi ; Perdus en mer ! et La Grâce de Dieu ! Gautier, ex-troisième rôle, veut faire goûter ses talents et ses goûts d’ordre inférieur en nous bourrant le crâne avec un Camille Desmoulins, où La France républicaine en 1794 dont ne sait quel Lermina de faubourg ; et une tarte à la crème pesante à la flamme, pour estomacs d’autruche ; Le Siège de Paris en 1589, dialogué par le feuilletoniste attitré du Petit-Journal, Xavier de Montépin.

Juste ciel ! vers quels dieux primitifs élevait ses invocations ce cabot d’arrière-province, qui n’eût au décrocher la timbale dans une fête villageoise ! Quand il eut essayé de se substituer à Gangloff dans un de ces terrifiants mélos qui feraient pleurer les chiards de l’école maternelle de la rue Simon, ses oreilles durent souffrir d’entendre les moqueries dont son art recueillait les échos devant les tables du « Palais » où les comptoirs de Hutteau ou Huhardeaux, voire de Raoul le Pelé !

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En musique, on fut moins favorisé encore ! Gautier, abusant à la fois de La Mascotte et de Niniche, en véritable satyre, déclanche les hurlements de l’abonné ! Il s’en contrefiche ! Faust, adorable rengaine ; La Dame blanche, centenaire édentée et déplumée, toujours aimée ; La Traviata, Le Trouvère, La Favorite, macaronis aux tomates ; La Juive, nouille ; plus toutes marques de sardines, avec de la tête de veau ! De confortables abats, sucés et resucés par des générations ! Nos estomacs protestent ! En compensation, une grillade nutritive, coupée dans le filet : Suzanne, de Paladilhe. Puis cette côtelette saignante : Polichinelle, essai concluant d’un musicien provincial : Delétalle ? Toutefois, pour rétablir l’équilibre, La Mascotte ! du 20 décembre aux Pâques 1882. Ah ! le répugnant crétin ! l’horrible mercanti ! Le diable enfin l’emporta !!!

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Il y avait eu, avouons-le, des pansements adoucissants pratiqués sur nos épidermes par l’orchestre Guille. Ce bâton magique à nous cédé par les Lyonnais et les Liégeois, est secondé par Wilinsky, Polonais harmonique.

Aux pupitres des bois et des cordes, Chauvry le père, Coussette, le pensif Cazé, à l’archet peut assuré ; les Gautier, – François le père et son fils aîné Gabriel ; Launois, Surmont, petits et gros violons ; l’apollonien Ponsin, flûte-melchior ; Charlier, hautboïste sans rival ; les fameuses clarinettes Pacini et Jodry. Bombaron patine les clés nickelées de son funèbre basson : il en pince, faut l’entendre ! Totor Delvincourt soufflotte dans son piston-besson ; Trompette cadet joue du cor d’harmonie, à sa façon, pas toujours idéale ! Henri Cadot s’époumonne aux trombones : sa provision de souffle n'est pas épuisée. Le gros Bléger le renforce et, sans modestie, Huhardeaux tapote sa petite-caisse, tandis que Lamiraux lutine avec les cymbales. Avec une Redouté et une Villaret sur le plateau, on en satisfait beaucoup. Mais, l’aubaine est rare. Allez donc exciter les passions au moyen d’un répertoire ressassé depuis des lustres, dont les airs alimentent les derniers orgues de Barbarie de nos rues !

Dégoûté, lassé, le public se rabat sur le Casino, qui n'a jamais été à pareilles noces ! Félix Bougnol a Clémence Lefèvre et Hélène Faure à sa discrétion, aux voix flûtées qu’accompagnent en sourdine un orchestrion à la tête duquel se trémousse Fétar, violoniste talentueux au faciès boutonneux et qui n'a jamais tant d’entrain qu’aux heures où la Fée verte bourdonne à ses oreilles en susurrant ses hymnes aphrodisiaques. La coquette salle de la rue de l’Étape ne désemplit pas.

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Concerts. – Les ondes sonores coulent à flots pressés et bouillonnants, les concerts se succèdent au Cirque ; à la Salle-Besnard, dont Péria a pris la direction dès février. Ernest Lefèvre, Coussette et le virtuose François passent au laminoir les classiques pour un auditoire sélect et dressé dans l’intimité du foyer à ces épreuves d’une technique musicale abrupte et rythmée algébriquement, d’où toute fantaisie douce aux oreilles primaire est écartée.

Le pain bis qui convient aux simples d’entendement leur sera abondamment distribué par harmonies, fanfares, orphéons dont notre ville et farcie.

D’où vient cet engouement pour la création de sociétés musicales ou autres ? Les âmes de chefs éclosent comme roses en mai. Diffusion de l’enseignement musical ou sportif ? Amour immodéré du panache, des casquettes et vestons galonnés, du bruit, des acclamations ? Mieux ou pire que cela ! les rubans violés, voire ponceau ! semés à profusion sur la tête de ses protagonistes de l’Art sous ses formes les plus banales. Les malins qui florissent de la politique sont habiles à encourager le rassemblement de ces escouades d’électeurs que leurs chefs mèneront au scrutin contre pourboire.

Le procédé et d’une simplicité enfantine et c’est ainsi que la médiocrité s’infiltre dans les rouages du pouvoir sous tous ses aspects : elle est le pain de cette farine ! Forum et Agora sont encore de ce monde pour la dilection des bavards, des ambitieux et des filous de vote !

Au Cirque, les Pompiers présentent le jeune Clovis Mailland, qui ténorise l’hymne sans épithète inspiré à Belleville-Duval, organiste à Saint-André, par des impressions sensorielles dont, seuls, d’intimes amis pourraient divulguer l’origine avec leur raison de se manifester.

Le Rémois Crépeaux, lauréat du Conservatoire, duettise avec le ténor Mailland dans la Favorite.

L’Union chorale chante un choeur de la Perle du Brésil, aux solis exécutés par le baryton Édouard Lefèvre, comptable aux tissus Sichard.

Bazin a fondé un Sextuor avec les saxophonistes Daly, Bécret, Gros et Bombaron ; le clarinettiste Pacini, le hautboïste Charlier.

La Fanfare de 3e canton de sa première sérénade le 14 mai, place Saint-Maurice, en l’honneur des hospitalisés de la Charité. Jantzy s’essaie aux fonctions de chef, non sans un certain émoi, en ce quartier populeux où il est connu comme le loup blanc : c’est un animateur, un déterminant, n’ayant pas peur de payer de sa personne, grand mérite pour cet ouvrier tisseur du Mont-Dieu.

L’émulation musicophile gagne des personnalités dont le caractère et la vocation paraissaient suivre une piste autrement utile et féconde : le docteur Arthur Decès rime pour la Fraternelle un chant de marche sur les vers duquel Henri Dallier applique des sons appropriés. Peu après, les Enfants de Saint-Remi présentent aux amis de Par-en-Haut et Par-enBas l’un de ses fistons chéris, l’adolescent Charles Petit, à l’abondante chevelure ancestrale, rivale de la paternelle, qui expérimente un stradivarius à 80 fr. l’exemplaire, tout frais émoulu des mains expertes du luthier Collenot, enfant de Metz.

À la Patte-d’Oie on entend l’ouverture du Tannhäuser, par la Municipale. Pour beaucoup, c’est une révélation. Les souvenirs de l’invasion s’estompent dans les brumes du passé. On pardonnerait presque au génial musicien les honteuses paroles expectorées jadis contre la France vaincue.

Notre Harmonie municipale, l’un des groupes musicaux les plus homogènes qu’on puisse entendre en province, coûte peu au budget de la Ville. Ses recettes couvrent ses dépenses : l’achat et l’entretien des instruments exigent à peine 2.000 fr. ; les appointements conjugués de G. Bazin, Yundt son sous-chef, et d’une demi-douzaine de gagistes s’élèvent à 4.800 fr. Joignons à ces modestes sommes 898 fr. de menues dépenses, et on atteint 7.690 fr. représentant, sans contredit, ce qu’on peut appeler de la musique à bon marché.

Le 4e canton, envieux du 3e, aura sa fanfare et son orphéon. Le trombone Auguste Visé rassemble sous son bâton inexpérimenté une troupe qui, en attendant sérénades des concerts, défilera dans les rues du quartier pour faire admirer les confortables vareuses et les pschutteuses casquettes bleues à galons d’or offertes par de généreux autochtones : Je défile, donc je suis !

Le luthier Émile Mennesson fonde un Institut musical, ancêtre de celui dont nous a gratifié ces temps-ci Arthur Pétronio ; il y groupe, sous le patronage de Sainte-Cécile, des professeurs réputés : Ernest Lefèvre, Wiernsberger père, Gaston Lemaire, pour l’orchestration ; un ex-sous-chef à la Garde républicaine, pour les instruments ; et Mme Mathieu-Lutz pour le chant. Cette innovation constitue en germe la reconstitution de la Philharmonique.

Une chorale d’avenir indécis, la Champenoise, essaie ses gosiers prolétariens dans maints cabarets, notamment chez Oubry, au Café Saint-Maurice.

À Saint-Jacques, messe de Sainte-Cécile, avec Crépeaux, basse d’opéra ; Gabriel Gautier, saxophoniste-soprano ; Soûel, altiste, et Regnault, basse en ut ; Navelot, buraliste rue de Vesle, violoniste amateur.

Le compositeur E. Cury, dont les attaches rémoises sont connues, donne un concert à la Salle-Péria. Y concourent : Mme Triouleyre, les pianistes Duval, Lefèvre, Bazin. Le Septuor de Saint-Saëns est rendu par Kéfer, Stenger, Launois, Bécret, Schyn et Cury, avec Trompette.

En l’église Saint-André, c’est le maître de chapelle Abel Lajoye qui réunit 200 exécutants dont 100 soprani renforcées de l’Union chorale et de solistes de la Municipale. Les voûtes du temple retentissent des harmonies profondes de cet hymne grave dû à l’inspiration mystique de Gounod : Près du fleuve étranger, ainsi qu’un Requiem de G. Bazin.

On apprend le décès au Canada de Mme Jéhin-Prume, 32 ans, née Rosita de Vecchio, épouse du violoniste. En revanche, – la vie reprenant ses droits contre la mort –, les amis de Bünzli reçoivent le faire-part du mariage de son aînée, Rose, avec le fils du comédien Delaunay.

Rose est une jolie blondinette aux boucles frisées, douée d’une voix non étendue, mais souple, jeune, fraîche, charmante. Élève du pensionnat de Mlle Tesson, à Paris, elle y avait reçu les leçons de chant de Lecouppey. Au Conservatoire, elle fut élève de Saint-Yves.

Un événement, passé inaperçu de la population centrale de Reims, ne fut pas sans émouvoir les indigènes du quartier Saint-Maurice : la création d’une Société de diction, de théâtre et de chant, appelée par les vœux de ces auteurs, a rénover l’art scénique en ce centre plutôt dépourvu d’attractions. Un cafetier et buraliste du Barbâtre, nº 225, Lefèvre-Viville, originaire de Boult-sur-Suippe, tourmenté de la tarentule scénique, avait rêvé de construire, en annexe à son cabaret, et à l’instar du Chat noir (excusez du peu), une salle assez vaste où l’on pût, concurremment avec les réunions de sociétés et conférences, donner des représentations théâtrales avec le concours de professionnels et d’amateurs. Dès le 3 juillet, on procède à l’inauguration de cette salle comportant stalles de parterre et loges au rez-de-chaussée ; stalles de galerie au premier étage. Les Enfants de Saint-Remi et la Fanfare du 3e canton sont là, solidaires, après commun accord entre Ambroise Petit, G. Jantzy et Arthur Dagot, vice-président de la Fraternelle.

S’inscrivent aux programmes les jouteurs d’une chorale enfantine l’Avenir, dont les exercices avaient lieu dans la salle de danse Flamant, rue de Normandie. Le samedi 10 septembre, le groupement, désormais sûr de vivre, prend le nom de : Société des Amis des Arts lyrique et dramatique. Quinze jours plus tard, ouverture officielle de la scène nouvelle, appelée : Théâtre des Variétés[1].

Les murs de Reims se couvrir d’une affiche colombier in-octavo par laquelle on convoquait les habitants à la représentation de Marie-Jeanne ou la Femme du peuple.

Le personnel du théâtre est composé de : Lefèvre, le directeur ; un administrateur, Coulon, 3e basse et 2e régisseur au Grand-Théâtre ; un chef d’orchestre, Grégoire, personnage funambulesque à tête de capitaine Fracasse, maigre comme un chat de gouttière ; un décorateur, l’artiste peintre Delsuc. Les professionnels ont été recrutés dans les agences parisiennes, laissés-pour-compte de scènes provinciales : un Lacarrière, premier rôle ; un Groscœur ! sensible et rebuté sans doute, est bombardé d’emblée jeune premier rôle amoureux ; et un Brévannes (ce patronyme est assurément centenaire) qui se flatte d’être populaire, troisième rôle. Coulon consent à jouer les comiques en tous genres ; à l’instar de Brévannes, qui possède une voix de basse chantante, il cumulera en remplaçant, au besoin, les invalides ou disparus, au pied levé ; on l’entendra barytonner de son mieux. Un ténor comique, Max Gonin, réplique de la première chanteuse, Mlle Lecourt.

Avec autorisation de l’auteur : Trop heureux, Messieurs ! dramaturge ignoré du nom de A. Belle, on s’escrime en l’honneur de Catherine la Bâtarde ; et un M. X…, de Reims, dont l’anonymat restera perpétuel, par modestie, fait jouer un vaudeville fort bien troussé : Un Futur qui bégaie.

Désormais, la carrière sera ouverte aux écrivains locaux que démange une plume entreprenante et se sentent de taille à ressusciter en leur personne tels maîtres de la scène. Celui-là même qui dactyle ces souvenirs entrera en ligne, quelques mois plus tard, avec un acte en prose : On demande un Mari ! dont les échos ne créveront pas le plafond de la salle.

Finalement, le 11 novembre, le groupe des amateurs fait ses débuts. Citons les noms de ces vaillants : Auguste Pradet, chapelier, Toulousain, grand premier rôle, Mahut et Morlet, chanteurs à voix (et quelle !) ; Vauquois, Rosset, Camille Cassier, Albert Biscuit, Léon Brébant, époux de la belle Marie Gillet, au cœur sensible. Ces derniers, on les verra : lui, gérant à l’imprimerie de l’Éclaireur de l’Est et conseiller municipal ; elle, concierge, rue du Cloître, 11. Une autre déesse, Mme Cellier, épouse d’un ouvrier maçon, tiendra quelque bout de rôle en attendant de devenir, avec Marie Duchénoy, Albertine Père et Zéna Papillot, étoile de cette troupe de volontaires enjuponnés.

Le programme des débuts est varié : point de mélo ! de la gaieté, de la rigolade. Les 37 sous de Montardin, farce amusante, et cette fine piécette de Grenet-Dancourt : Le Rival pour rire. Au vrai, ce n’est pas trop mal rendu, et, pour le prix que Lefèvre en demande, pas cher payé. Auguste Pradet, qui manie une agréable voix de baryton, non encore éraillée par l’abus du madère chez Gaudefroy (angle rue des Murs et de l’Université), roucoule une romance de Plouvier : Faust, musiquée par Bordèse. Tel autre y va de sa chansonnette : Bibi de Saint-Malo : c’est Henne, de la laine, surnommé depuis le Muet. Peut-on dire !

Ce que l’on se tord, aux galeries et au parterre ! Lefèvre aura du mérite s’il obtient le silence et l’ordre dans sa salle où l’on fume et s’interpelle en s’envoyant des noyaux de prunes et des peaux de saucisson roulées en boulettes ! N’empêche ! on reviendra, et dès le lendemain, frémir aux vicissitudes d’un courtisan de la Dame de Pique : 30 ans ou la Vie d’un Joueur.

Après un tel effort, clôture, réouverture le 26 novembre avec le concours des Trois Épiciers, et l’année se bouclera par La Closerie des Genêts. On retrouvera plus tard ce menu peuple, si intéressant dans sa pathétique cocasserie naturelle !

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Un journal local rappelle le souvenir d’Olivier Métra, qui, en 1875, dirigera les bals de l’Opéra, en réussissant à faire jouer sur cette scène un ballet : Yedda, mimée par l’étoile des danseuses Rita Sangalli.

Ce fut par le plus flagrant des hasards, de ceux qu’on doit fréquemment rencontrer parmi la tribu des romanichels de l’Art, que le bel Olivier reçut le jour en notre cité, le 2 juin 1830, à neuf heures du matin. Ses auteurs faisaient partie de la troupe Halanzier, venue de Strasbourg en représentation sur les planches de notre vieille salle de la rue de Gueux (Talleyrand), – et logeaient en meublé au n° 5 de la rue Pavée-d’Andouilles (Cadran-Saint-Pierre). C’est l’adjoint Assy-Vilain qui ouvre au nouveau-né les portes de Reims, officiellement. La mère, âgée de 29 ans, surnommée Rosine Marie Langlade ; le père, Jean-Baptiste Métra, 30 ans. Tous deux comédiens, tragédiens ou bouffons, suivant les besoins. Deux copains de profession et de misère romantique font office de témoins à l’état civil, le 3 juin, vers onze heures du matin : Charles Fillias, rue de Gueux, et Montemart-Monjat, voisin des Métra.

Que rappellent à nos oreilles les noms et fonctions de ces minuscules étoiles du firmament théâtral au temps des Trois-Glorieuses ? Olivier Métra, rapproché de nous, apparaît, à l’époque de ses succès, de taille élancée, visage fin à moustache légère, blonde, large front blanc, cheveux crépus à raie centrale, poudrés de la neige des ans. Souvenons-nous de nos pamoisons à l’audition de ses célèbres valses : le Tour du Monde, la Vague, que susurrent encore les piteux orchestres de Caf’conc’ et de bastringues, entre deux jazz ou deux charlestons ! On y reviendra ! et ainsi se perpétuera la notoriété de ce charmant homme et musicien auquel la municipalité d’avant-guerre a fait l’offrande d’une plaque de fonte à son nom sur le mur de clôture de l’immeuble De Bary, en bordure du Boulingrin de Porte-Mars, sur le terrain duquel s’érige le dôme allongé en forme de hangar pour avions, des Halles centrales. Nos édiles ne pouvaient faire moins pour cette mémoire ?

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Le 1er juin, les joyeux drilles du lutrin de Notre-Dame fêtent le cinquantenaire musical de Mary le serpent. Un orchestre symphonique, sous Jules Grison, exécute la Messe de Farmer ; Trompette, photographe et flûtiste, donne au vieil instrumentiste le portrait qu’il en a fait.

Le 27 octobre, le clergé assiste à la bénédiction de la chapelle des Frères, rue de Contrai, 20. Vers le même temps, le maître Fanart, professeur à l’Académie Sainte-Cécile, tient l’orgue inauguré à Saint-Thomas.

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Le monde des journaux. – Après disparition du Radical de l’Est, rédigé par Magnien, apparition de l’Avenir de l’Est, dont la rédaction est confiée au vieux Tilloy, venu de l’Indépendant rémois. Ce nouvel organe s’imprime chez Dufour, rue Cérès, 17, dans un immeuble sénile soumis à l’alignement, contigu à la maison des Colbert, qui est en retrait à l’angle de la rue Nanteuil. L’Indépendant rémois a pour rédacteur Henri Villebrun, dont les collaborateurs sont Abel Maurice, Ernest Arlot et Paul Prévost.

À la même date, Ulysse Leriche, retour du régiment, publie, rue de la Peirière, 14, une Gazette du Nord-Est qui vivra ce que vivent les roses.

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De 1881 date la fondation du Grand-Bâilla, président : Ernest Irroy. La société donne son premier concert en décembre avec Jenny Howe, de l’Opéra ; le violoniste Léonard, le ténor Bosquin et Coquelin cadet.

Forte secousse dans le monde des bouquinistes : on soumet aux enchères les milliers de livres, vieux ou neufs, de tous formats, toutes reliures, brochés à neuf ou réduits à l’état de squelettes dépareillés, rongés par les rats, de l’original fieffé que fut le père Delécluse. Tout Reims a connu ce type de nos rues, grand et fort gaillard aux tempes et menton grisonnants, un peu voûté sous son chapeau crasseux d’âge canonique, vêtu d’une redingote aux coudes luisants, chaussé de souliers plats à cordonnet en usage chez les Petits Frères du Jard. Il passait le plus clair de sa vie la tête enfouie dans les boîtes à bouquins ou assis à la table des commissaires-priseurs, se souciant à peine du contenu de ces déchets de successions ni de leur état de santé, croyant à la pie au nid[2]. Combien peu, dans le tas, dignes de figurer sur les rayons d’une bibliothèque ! Delécluse fut la joie et le profit des revendeurs du marché aux puces et des trafiquants de « viézeries ». Mottant, dans sa petite baraque en planches à l’angle des rues du Bourg-Saint-Denis et Sainte-Catherine, et Godefroy, impasse du Mouton-Noir, le considéraient comme une providence, offrant ses greniers au trop-plein de leurs casiers !

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Les hospitalisés de la Charité se plaignent de la qualité du pain qu’on leur fait manger. Les boulangers faisant relâche le dimanche, le pain du lundi et à un tel point rassis que les vieilles dentures de nos retraités ont peine à le mâcher, – d’où crampes d’estomac et « clichettes » débilitantes. Tempête dans un pétrin ! Les mitrons administratifs n’en changeront rien à leurs habitudes, mais, au moins, on aura poussé un cri... et le bon Dieu fera le reste.

Coubel du Café National, à l’angle de Vesle-chaussée Bocquaine, fait assavoir aux sportifs de la bille d’ivoire qu’il a doté son cabaret d’un billard ovale.

L’abbé Trihidez, vicaire à Saint-Jacques, est nommé aumônier du Corps expéditionnaire en Tunisie, à Sousse. Homme énergique, à l’œil clair et prompt, à la parole nette et franche, aux traits du visage empreints de virilité, patriote ardent et éclairé, Gaulois de la bonne espèce !

Sont promus lieutenants au 46e Territorial : Berthe, Lejay, de la maison Lelarge et chevalier de la Légion d’honneur, Senglé, de l’Ancienne ; Déchy, caissier à la maison Wenz ; Berney, des tissus ; Botz, des lames et rots.

L’aéronaute Eugène Godard gonfle, à la Patte-d’Oie, une montgolfière qui, au départ, accroche son ancre aux arbres bordant la Vesle : la nacelle plonge dans les aux glauques de la séculaire et nonchalante rivière pour y tremper les jupes d’une passagère, la jeune et efflanquée Albertine Père, étoile des Variétés que le meunier de Vrilly assèche et consoles auprès d’un pétillant feu de faguettes sèches. Ses camarades chez Lefèvre s’en feront des gorges chaudes !

Un compositeur, non de musique mais de dessins à la Jacquart, le petit papa Tourais, de la rue Neuve, 33, invente le peigne élastique et expose à l’École professionnelle un tissu ondulé en chaîne blanche et trame noire, à 4 pas de lames.

On rappelle, dans la presse, l’exploit d’un lieutenant de Moblots, Louis Charlet-Vautrin, enfant de Reims, cité en 1870 à l’ordre de l’armée Faidherbe pour avoir, à la tête de sa compagnie, à Pont-Noyelles, abattu un capitaine et 6 cavaliers de la Garde royale prussienne avec l’aide de ses concitoyens Albert Godbillon, Anatole Brébant, Camille Charlot, Jules Gauthier, Raymond Huberland et Jules Létoffé.

Un jeune tisseur, Émile Florion, logeant chez Hiroux, rue d’Ormesson, militant communiste, habitué de clubs, quitte Reims le 13 octobre pour aller à Paris esquisser un meurtre politique : il vise Gambetta avec un méchant pistolet de quatre sous que lui a vendu l’armurier Hutin-Heuréville et... c’est un passant qui reçoit le pruneau ![3]

L’antinoüs Achille Laviarde, glorieux fils de Reims promu d’office roi d’Araucanie, vient exposer aux regards flattés de ses concitoyens de Par-en-Haut ses rutilantes décorations et son chatoyant ruban de grand-officier du Nicham et commandeur de la République de Saint-Marin.

Le plus jeune Vassart, de Pontfaverger, sous les hospices du maire Auguste Nouvion, est reçu à l’École normale de Châlons. Plus tard, on le verra attaché au barreau de Reims, où, brillant d’un éclat fugitif, il se hasardera aux jeux souvent décevants de la politique, où l’on ne gagne pas à tous coups !

Les Promenades avaient vu se dresser sur leurs maigres gazons, proche le square Colbert et vis-à-vis la gare des marchandises, la tente du photographe Prouzet. La modicité de ses prix lui avaient ménagé un succès sans précédent : on retrouverait en main albums familiaux des portraits in extremis de concitoyens aux moeurs austères et réfractaires à tout espoir de survivance par l’image et ayant jusque-là refusé à leur famille ce carton illustré qu’aux heures mélancoliques de la Toussaint on aime à revoir, et qui évoquent des visages aimés. La baraque de Prouzet disparaîtra mais non le photographe qui établi un atelier rue Chabaud, 12. Après-guerre, on retrouvera ses successeurs à Neuilly-sur-Seine.

L’une de nos mères Angot des halles, Mme Drouin, tient boutique de gibier et volaille, et du porc frais à 0.85 c. la livre.

Le poète-boulanger Jacquemin-Molez, auquel on doit une monographie du Café Saint-Denis versifiée, est soudain, comme son modèle Milton, atteint de la cataracte. Heureusement, les progrès de l’oculisme lui permettront de revoir le jour, au rebours de son illustre maître.

Le prix Buirette de 1.000 fr. est accordé au gardien de la remise des pompes Lafolie, prédécesseur d’Éloire ; il fut à la bataille de Pont-Noyelles, en 1870, avec le bataillon des Mobiles de la Marne.

Et, le 25 décembre, un dimanche, à 9 heures du soir, – jour et heure éminemment propices à ce genre de féerie et d’apothéose, les Dreyfus du Pauvre Diable, rue des Tapissiers, angle Écrevisses, offrent à la population encore en promenade un fulgurant feu d’artifice, par une nuit sans lune !

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Commerce. Industrie. – Des noms nouveaux, qui modifient les aspects de quelques firmes. Alexandre Sichard et Auguste Landouzy éliminent leur associé, un Fessard.

Chez les Drancourt, séparation entre associés : Auguste Drancourt, Henri Douté, Alfred Drancourt, voyageur en tissus à Lemé.

Une nouvelle affaire en gésine : la société de blanchiment de laines et tissus, à Tinqueux, sous la dénomination sociale : Hippolyte Plantrou et Jules Bruneau.

Dans les coffres-forts, liaison des frères Bauche, Gustave et Henri, – ce dernier officier de marine.

Les champagnes voient surgir la firme Alexandre Roger Forest et Désiré Belleau. Ce dernier, désireux de remplir des fonctions civiques en récoltant les honneursqui peuvent en découler, prête son appui financier à nombre de groupements consacrés à la musique, la scolarité, la gymnastique, et conférencie à l’occasion sur des sujets pédagogiques. Pour ces motifs, sera d’abord délégué cantonal, puis chevalier de la Légion d’honneur. Vise-t-il d’autres buts ?

Les courtiers en tissus Léopold Protin et Félix Michel s’associent.

Rue Pluche, s’ouvre une maison de laines et vins à commission, dirigée par Louis Godin et Ernest Adolphe Rivière (qui prendra plus tard le capuchon à Igny-le-Jard[4]) et Louis Alphonse Détrés.

Le Café de la Douane, place Royale, sera dorénavant exploité par Albert Thirion et Prosper Letartre, lequel avait cédé son Café de Paris, en 1879, à Jean Gentgès-Gavet, auparavant garçon de café à la Brasserie de Strasbourg.[5]

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Sont admis au Volontariat d’un an : Gilbin, Perseval, Paul Wibrotte, de Châlons ; Camille Martin, vendeur aux tissu à l’usine Collet-Delarsille ; Eugène Boutillot, Émile Cauly, dessinateur à l’usine Nouvion, de Pontfaverger, et son Pylade, Gustave Demouzon, de la maison Pommery ; Alfred Berthe, Paul Grandremy, architecte ; Georges Gaillet, des laines ; Victor Loth, étudiant à Paris ; André Deck, René Courtalon, Cordier, qui « rempilera » au 132e de ligne à Reims ; Léon Choisy, horloger rue du Bourg-Saint-Denis, angle Hincmar, que le conseil de révision accepte malgré son embryon de bosse ; Léon Feuillet, Lucien Sacy, Paul Hanin, Charles Colas et maints réfractaires aux 5 ans de service militaire en caserne.

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Cueillons maintenant dans le Champ des Morts, aux fleurs de toutes saisons, un pâle bouquet dont le parfum modeste embaumera le Salon du Souvenir !

Dès le 1er janvier décède, à 63 ans, le marchand tailleur d’habits Louis Roppé-Sculfort, dont le magasin occupe le rez-de-chaussée d’un immeuble moyenâgeux portant l’enseigne : À Saint-Jacques, angle place d’Erlon et rue Buirette.

La série, ouverte ainsi sans délai avant même que la jeune année ait déchachouillé ses yeux candides et perfides à la fois, et reconnu les aîtres, vont prendre place dans la Danse Macabre :

Théodore Gaudefroy-Gâtinois, de Condé-sur-Suippe, desservant le Café de l’Université, au coin de la rue des Murs : 61 ans.

La famille Saint-Aubin est en deuil de Dame Florence Antoinette Mercier, 54 ans, épouse de Charles Sébastien Saint-Aubin, courtier en laines, rue Clovis, 41. Elle était la mère du lainier Jules Saint-Aubin, capitaine au 46e Territorial, qui décèdera en 1917, et l’aïeule du docteur Henri Saint-Aubin, de Mme Victor Lemoine et de Mlle Charlotte.

La seconde femme du musicien Cazé, petite vieille toute ridée de 77 ans, Marie-Claude Baligeon, rue des Fusiliers, 6. Cazé ira habiter rue du Bourg-Saint-Denis, 58, dans la maison du fumiste Thibaut-Lanser. Jusqu’à son décès, un ami des plus précieux, le maître-plombier Amédée Houlon, pourvoira aux besoins de cet apôtre de la Fraternité, usé par le travail et les soucis d’une longue existence.

À Paris s’éteint à 80 ans, Alexis Paulin Paris, père de l’historien Gaston Paris, oncle de l’avocat Henri Paris.

À Hermonville, le docteur Maldan, 74 ans, directeur de l’École de Médecine depuis 1865. Maldan avait suivi sa propre agonie en pleine connaissance et lutté contre la mort. Aux amis éplorés qui veillaient à son chevet il assurait : Si demain je ne vais pas mieux, dans trois jours je serai mort ! Lorsqu’il se sent définitivement perdu, il fait demander une voiture de place et conduire à l’Hôtel-Dieu, afin d’y mettre tout en ordre en vue de son successeur. Dépêchons-nous ! Il faut terminer vite ces arrangements et... mourir ! N’est-ce pas de toute grandeur ?

Adolphe Maucurier-Trouillot, de Bayonville (Ardennes), 59 ans, rue Marlot, 13, père de Henri, assureur, et neveu du chanoine Quéant.

Une vendeuse de journaux, rue de l’Étape, 21, Mme Chêne-Caranjeot, dont le mari est professeur d’escrime, canne et bâton.

Pierre Auguste Jacob, fumiste rue de Tambour, 3, 58 ans, père du gérant d’immeubles de la rue de la Renfermerie.

Victor Rogelet-Palloteau décède à Vaudétré, près Heutrégiville, à 68 ans. Le chef-trieur à l’usine Rogelet, rue St Thierry, Ponce Bonneterre, musicien de talent, prononce un adieu émouvant sur la tombe du regretté philanthrope.

Le 10 juin, à Paris, obsèques du vicomte Edgar de Brimont, 52 ans, habitant à Reims, rue Salin, 4, et à Enghien, où il mourut. Sa veuve, Mina Sheppard, avait jadis donné asile, en Angleterre, au prince Louis-Napoléon Bonaparte, qui en garda reconnaissance à sa famille. Elle fit partie des Femmes du Second Empire. Intrigante, fort à la mode, elle avait été demandée en mariage, quand mourut Delphine Gay, par Émile de Girardin ; mais il eut rupture à la veille de la cérémonie. Par la suite, elle devint vicomtesse Ruinart de Brimont ; se séparant de son mari de façade, à l’amiable, pour vivre à sa guise et mener retraite chez une belle-soeur. De taille moyenne, fausse maigre, avec de grands yeux vairons, une bouche d’enfant et de petites mains, cheveux dorés à la Titien. Elle habite rue Montaigne, où Danaé se réjouit des rumeurs malignes dont la presse mondaine se délecte à son propos. Libre-penseuse et, en 1881, ralliée au régime, elle est de l’intimité de Mmes Juliette Adam et Arnaud de l’Ariège.

Henry Paul Jacquemart-Gros, de la laine, 62 ans, frappé d’embolie en chasse, au moment où il vient d’abattre un lièvre dans la propriété de son beau-père, à La Paulmerie, près Suizy-le-Franc.

Mme Antoine Savinien Reinneville-Bouillon, 48 ans, rue David, 49.

Le colonel Canart, gouverneur du Sénégal, né à Rocroi. Dès l’âge de 3 ans, il entre à l’école d’asile de la rue Simon à Reims. À 7 ans, on l’arrache de l’école primaire des Frères, rue Perdue, pour le clouer, rattacheur à la filature Barbier-Maloteaux. Ouvrier fileur à son tour, il reste attaché à ce labeur pendant 11 ans. À 18 ans, il s’engage aux Chasseurs d’Afrique, permute aux spahis et fait campagne au Sénégal. Après 30 ans de service, il est colonel, à Médéah.

Eugénie Chausson, veuve Soussillon, 67 ans, chez son fils Lucien, tissus, rue d’Anjou, 8.

Le propriétaire de la maison voisine, nº 14, Lefert-Desmarest, ex-épicier aux Loges-Coquault, 70 ans, rue du Bourg-Saint-Denis, 43[6].

Le centenaire Tapin, receveur aux Domaines, avait une sœur, Marie-Claire, veuve du docteur Besnard du Val, laquelle décède à 75 ans rue Noël, 10.

Le rabbin Simon Lévy qui, depuis le 4 septembre 1875, occupait le rabbinat créé à cette date à Reims, meurt en son domicile à la Synagogue même, au 2e étage, dans la cour Morceau (rue Henri Jadart).

Il pleut aussi sur le Temple : mort de Edmond Goulden-Arbouin, fabricant de tissus, 47 ans, originaire de 18 airs, fils de Bischwiller, fils de Goulden-Bertrand. Deux jeunes serviteurs de la laine, sont témoins : Louis Picard, fils de Jules, rue Ponsardin, 80, et Alfred Strohl, courtier en blousses, rue Linguet.

Charles Hannikenne-Chardainne, 57 ans, débitant, rue du Barbâtre, 25. Ce dernier nom réveille le propos d’un éleveur de bestiaux en réponse à la réclamation d’un client auquel Chardainne livrait une vache dépourvue de son viscère principal : Ma vache n’a pas de cœur ! De là le dicton : Être comme la vache à Chardainne ! à l’adresse de ceux qui restent indifférents aux peines de leur prochain ou sur les questions de conscience et d’honneur.

Le professeur de violon Antoine Guibart, 70 ans, chez son fils Anatole, rue de Châtivesle, 6. Il était Rethélois d’origine, fils de Guibart-Doche. Haut de taille, d’une carrure athlétique et le visage au teint de brique, le cheveu rare, favoris poivre-et-sel, viveur, rieur, buveur. Ménétrier de première classe, chef réputé pour orchestres de bal, second violon au Théâtre.

Anna Holden, 56 ans, née à Paisley (Écosse), épouse de Jérémie Baistow, contremaître de peignage, fille de Jean Holden-Baistow, qui avait pour collègue et ami, Thomas Hodgson.

Maurice Houzeau, 27 ans, fils de Jules.

Jean-François Hubert, 54 ans, charbonnier venu de la rue Vauthier-le-Noir jusqu’à la rue Landouzy, 38, après qu’on eût démoli sa bagnole pour l’agrandissement du Lycée. Né à Florenville (Belgique) de Hubert-Longeville et époux de Jeanne Naviaux. Témoins : Jules Naviaux, lui aussi charbonnier, et Jérôme Cérac, 41 ans, épicier-liquoriste rue du Bourg-Saint-Denis, 103.

Jean-Marie Jacquier, 71 ans, restaurateur au Chat-Friand rue Nanteuil, 4. Époux de Marie Jayet, fils de Jacquier-Macquart, de Mourmelon-le-Grand ; père de Adolphe Isaïe, 35 ans, épicier rue Cérès, 5, et beau-père de Adolphe Tuniot, commis-architecte, rue Jacquart.

Vincent Laby, 60 ans, de Vaupoisson (Aube), prédécesseur de Auguste Laby, son fils, pharmacien à l’angle des rues du Faubourg Cérès et Cernay.

Jacques Charles Théodore Kunkelmann, 69 ans, de Mannheim (Bade) époux de Marie Catherine Ferdinande Dietz.

Napoléon Larive, 74 ans, de Dormans, maître-apprêteur rue Gerbert, 16, époux de Césarine Salle.

Florent Lecreux, 76 ans, ex-retordeur d’échées, rue de Contrai (emplacement actuel d’une vespasienne), habitant rue du Jard, 84. Veuf de Marie Adélaïde Pierlot, fils de Lecreux-Varoquier, et oncle de Charles Lecreux, dit Bouillon-de-Veau, menuisier rue Hincmar, 3. Parmi les témoins, Augustin Étienne de Challerange, dit le Petit-Bossu, trieur de laines, fils de Nicolas.

L’adjoint au Maire Charles Loche, 52 ans, – vins en gros, rue des Moissons, 12, fils de Loche-Cochet et époux de Zoé Massé.

Marie Valentine Lundy, 65 ans, rue de Talleyrand, 45, veuve de Victor Rome, avoué et adjoint au Maire, fille de Dieudonné Lundy-Gigot.

François Missa, de Villers-Franqueux, ex-aubergiste, fils de Missa-Marlot, et époux de Eugénie Dantheny. Sa petite-fille, sœur du séminariste Louis Duval, futur organiste à Notre-Dame, épousera Léon Belleville, professeur de musique, faubourg de Laon.

Louis, vicomte de Montfort, 80 ans, maire de Sainte-Euphraise. Fils d’Alexandre et de Marie-Antoinette de Lapersonne, et oncle de Octave Folliart, courtier en laines.

Arthur Baudesson, 56 ans, de Courcy, roulage, rue des Moissons, 21, époux de Jeanne Contet, fils de Baudesson-Rouget. Témoins : Victor Contet ; Jules Martin, des Tissus, futur beau-père du peintre Paul Bocquet, et habitant rue Petit-Roland, 24.

Marie Jeanne Pannet, 77 ans, esplanade Cérès, fille de Pannet-Lefèvre, veuve de Jean-Baptiste Gillet.

Marie Mélanie Parpaite, de Carignan, 71 ans, boulevard du Temple, 24, veuve de Jules Pierrard, peigneur et filateur de laines.

Jean Nicolas Pierquin, de Rethel, 87 ans, ex-charcutier, dont le fils Remy Constant habite rue de l’Échauderie.

Louis Félicien Bliard, de Ville-sur-Tourbe, 56 ans, missionnaire, rue des Tournelles. Fils de Bliard-Gigault. Le de cujus a un frère, Joseph, professeur de sciences.

Théodore Collet, de Sommepy, 61 ans, fabricant de mérinos, anciennement au Grand-Saint-Pierre, puis boulevard Saint-Marceaux. Le fondateur de cette maison, Collet-Varenne, avait été peigneur de laines à Sommepy.

Guillaume Delécluse, 68 ans, rue de la Renfermerie, veuf de Eugénie Wirbel, fils de Delécluse-Siret. Témoins : son gendre, marchand de tissus, rue des Élus 25, et son fils Eugène.

Jean Esteulle, de Nîmes, tailleur d’habits et frère de l’ingénieur Ernest.

Eugène Gobinet, 52 ans, ex-fabricant, rue des Capucins, 149. Né à Saint-Michel (Aisne). On le disait issu des œuvres de Schneider, du Creusot, au temps où ce futur président du Corps législatif, sous l’Empire, était contremaître de filature aux Longuaux, à Reims. Sa mère s’appelait Sophie Gobinet. Bonhomme tout scintillant, aux yeux vifs et gris, toujours en redingote et souliers à lacets.

Stanislas Bourlon, de Hans près Valmy, 63 ans, cordonnier rue des Fusiliers, 3, basse-profonde au lutrin de Notre-Dame. Époux de Marie-Louise Allart, et beau-frère de ce Michel Allart qui fut au service des Goulet, de la Laine, après avoir été attaché à la personne de l’archevêque Landriot, en qualité de valet de chambre et porte-mitre.

Pierre Dallier, revendeur, né à Reims le 13 juillet 1812, demeurant rue de Pouilly, 3. Son père était le célèbre fripier du Rang-Sacré, Dallier-Bonnette.

Th. d’HangestSantier, 42 ans, fabricant rue Gerbert, 20.

Angèle Delbourg, de Vandy (Ardennes), 69 ans, épouse de Louis Petit, 80 ans, cultivateur Faubourg Cérès, 25, et fille de Delbourg-Sillière.

Édouard d’Hesse, cafetier rue de Mars, angle Boulingrin.

Le contrebassiste à cordes au lutrin de Notre-Dame, Jean-François Pothier, 72 ans, à la Maison de Retraite, veuf de Remiette Saget, fils de Pothier-Lemoine.

Le décès d’un contremaître de peignage, Beuzart, ramène sous notre plume le nom d’un vieux serviteur de la Laine, Nicolas Marguet, son beau-père, 78 ans, rue Montlaurent, qui termine ses jours à la Charité après avoir été à la besogne jusqu’à l’extrême limite de ses forces, en qualité de dégraisseur de laine au Mont-Dieu. En ces temps, la plupart des filatures rémoises avaient leur triage et leur peignage de laines avec machines Heilmann ou Schlumberger. Ces industriels n’auraient, pour l’or du monde, confié leurs matières premières aux peignages à façon, par crainte de mélange, malfaçons ou détournements. Ils faisaient acheter leurs laines par commission directe en plaine de France ou aux enchères de Londres, et en assuraient le triage dans leurs propres ateliers, la matière brute passait de là au lavage, puis à la carderie et aux peigneuses.

Le surplus des qualités indispensables, ils l’achetaient au négoce. Ce n’est que vers la fin du XIXe siècle que disparut, à Reims, le dernier des peignages privés, dont les plus fameux furent ceux du Mont-Dieu (Charles Benoist & Cie), les frères Collet, et J. Poullot. Reims eut trois peignages à façon : les deux Holden (Anciens et Nouveaux Anglais) et Pierrard-Parpaite, ce dernier sur le boulevard du Temple. En 1914, les façons de peignage au kilo de peigné, étaient : pour la laine d’Australie : 60 centimes ; la laine de France ou La Plata et similaires : 45 centimes. Ces tarifs, en 1934, ont subi des variations en concordance avec les approvisionnements, depuis 3 francs jusqu’à 4 francs 20 pour toutes qualités, du n° 1 au nº 6, sans distinction de provenance. En outre, la blousse (matière composée de brins les plus courts d’une mèche de laine, employée en tissus cardés) paie une façon, de 1 franc 80 à 2 francs 80.

C’est dans un de ces triages privés, au Mont-Dieu, que deux des fils du Patron firent leur apprentissage du triage, opération qui est à la base des connaissances indispensables au travail normal de la laine. L’un d’eux, l’aîné Albert (décédé à Reims en 1932) sortait de Polytechnique, et ses tendances l’entraînaient plutôt vers les applications mécaniques. Le cadet (Paul), lui, aimait la laine pour elle-même et les beaux produits manufacturés de ce textile. Son apprentissage dura une année entière, soumis aux mêmes travaux, à la même discipline que les professionnels, et il ne quitta la claie (table d’osier où l’on étale la toison) qu’au soir du jour qu’il put déclarer à tous : Et maintenant, arrive quoi que ce soit, j’ai un métier dans les mains, et je pourrai en vivre ! Bel exemple d’énergie et de simplicité d’un Bourgeois millionnaire qui, à l’instar de tant d’autres, aurait pu s’adonner au doux farniente d’une vie exempte de ce souci : le pain quotidien ! De tels hommes devraient avoir une longue existence... mais ! Paul Benoist est mort à sa cinquantaine, le cœur ulcéré de chagrins !

Dans ce même atelier de triage, transformé depuis la guerre en bureaux et magasins de tissus, passèrent sous les fourches caudines de Louis Joseph Dupont, maître exigeant mais de première valeur, des lainiers de race, qui s’appelaient Jules Saint-Aubin, Félix Pilton et autres, dont notre ville industrielle se félicite d’avoir obtenu le concours !

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Ce tableau de chasse de l’horrible mégère qu’est la Camarde s’est allongé outre mesure et, s’il se prolongeait, laisserait croire que la vie va se retirer des veines de notre chère bien-aimée Patrie !

Il n’en est absolument rien ! car une génération vigoureuse et entraînée se tenait prête à la transfusion de son sang à l’usage d’une régénération splendide. Et Reims, même après les plus horribles catastrophes, n’est mort !

FIN

Eugène Dupont

Appendice :

En mai 1881 eurent lieu à Nancy les noces de Edmond Dupont, courtier en laines à Sedan, et Marie Macé, de Château-Salins. Edmond était né à Reims en septembre 1856, rue du Jard, 23, de Louis Joseph Dupont et de Victoire Aumont. À la suite de cette cérémonie, l’un des garçons d’honneur Eugène, frère du marié, rédigea, à la suite d’un voyage à Strasbourg, et d’après le récit de Ferdinand Jeanmaire, oncle de la mariée, une nouvelle Thomas Schreid que publia, le 31 juillet, le journal parisien le Voleur, première manifestation imprimée de l’auteur des Souvenirs ci-dessus.

Priez pour que lui soient pardonnés ces péchés de plume !

29 août 1934.

Eugène Dupont

Résumé des principales matières pour 1881.

Élections municipales.

L’Hôtel de Paris et les Robillard.

Le Bal Pinard.

Le directeur du Théâtre Gauthier.

Son orchestre.

La Musique municipale.

Le Théâtre les Variétés.

Olivier Métra.

Les Journaux rémois.

Le photographe Prouzet.

Le Colonel Canart.

Peignage et triage à Reims.

Décès et mariages.

[1] voir : Échos et Visions du Passé, tome 1, 1922.

[2] De l’expression Trouver la pie au nid : faire une découverte d’importance, une trouvaille de prix.

[3] L’attentat a bien eu lieu à Paris le 20 octobre 1881.

[4] celui-ci se prénommait Charles. Voir, de Charles Sarazin son étude sur Huysmans. 1934.

[5] Mort en octobre 1934.

[6] En fait, il est décédé le 28 décembre 1880.