La Vie rémoise 1866

1866

Reims se peuple. En trente ans, sa population a presque triplé. Y compris les "flottants", son groupe familial comporte 60.734 citoyens parmi lesquels on compte peu d’oisifs, hormis les vieillards et les infirmes. Et encore, les premiers fournissent leur contingent de vieux chevaux jamais lassés qui veulent encore donner un coup de collier avant de tomber sur la route et d’être transportés à la "Carcanerie" Vuibert. Triste sort réservé à ces bons serviteurs de l’homme, frères en misère comme en joie, en attendant que le boucher Leroy et les nouvelles mœurs conjugués, intronisent en notre ville la coutume de "manger du cheval". Cela ne saurait tarder.

Un demi-siècle plus tard, à la veille même de sa mort, Reims abritera exactement le double de cette masse déjà compacte de ses enfants.

Les travaux de voirie sont poussés avec la plus vive activité. On creuse les égouts de la place du Parvis-Notre-Dame, des rues Tronsson-Ducoudray et Sainte-Catherine. On amorce ceux de nos faubourgs, qui grandissent, grandissent, s’allongent indéfiniment dans les champs, non sans éveiller des perplexités fort justifiables par les programmes de canalisation souterraine à résoudre, pour les eaux d’usine et ménagères, le gaz et l’eau potable.

Fin avril sont repris les travaux de construction du Cirque des Promenades. On démolit près l’Archevêché, ce pavillon dit "des Suisses" qui se trouvait adossé contre le pilier sud du portail de la "Merveille". Ainsi va disparaître à jamais l’une de ces jolies fontaines à vasque dues à la libéralité artistique en même temps qu’humanitaire de ce Rémois de haute lignée, le chanoine Godinot, – celle de ces fontaines à laquelle notre menu peuple s’était attaché davantage, car c’est par son robinet de cuivre que s’écoulait, au jour du Sacre, le vin rouge offert gratuitement à la population par une édilité vraiment gauloise et magnifique.

La veuve Jacob-Boulanger ayant ouvert, dans le Grand-Jard, et sans autorisation, la partie clôturée de la rue Hincmar qui devait aboutir à la chaussée du Port, est contrainte à la faire macadamiser à ses frais, tandis que la Ville prendra à sa charge le pavage des anciennes rues Suzain et des Morts, vers le Bourg-Saint-Denis.

Les maçons entreprennent la construction de l’usine des Coutures où s’installeront Wagner & Marsan pour la fabrication du tissus mérinos écru, développée depuis par Collet-Delarsille et ses fils.

La physionomie de Reims se modifie ainsi de jour en jour et nécessite l’établissement d’un nouveau Plan qu’édite le libraire Brissart-Binet, du Cadran-Saint-Pierre.

Au mois de juillet, sans vaine réclame, des citoyens modestes, préoccupés d’améliorer le sort de leurs concitoyens et pénétrés de l’avenir réservé à l’esprit coopératif, fondent la Maison-Mère d’une société de vente en gros des denrées nécessaires à la vie, sous le titre : "Établissements économiques". Au point de vue social, cette innovation était appelée à provoquer de profondes modifications dans les rapports commerciaux entre vendeurs et consommateurs. Elle fut regardée d’un mauvais œil par les groupes d’intermédiaires qui alimentaient alors la population, en prélevant sur elle, une dîme assez considérable. Les pouvoirs publics se montrèrent favorables et la Société, constituée en parts de fondateurs sous forme d’actions à 100 fr. l’une, attira à elle les petits épargnants en peine du placement assuré de leurs économies. Ce fut une bonne affaire à la fois pour le public et pour les actionnaires. On sait jusqu’à quel degré de prospérité cette institution atteignit. Elle est à l’origine de ces vastes consortiums d’alimentation qui rayonnent de Reims même jusqu’aux extrémités les plus reculées de la France.

Les "Etablissements économiques" ont vu autour d’eux germer, croître et prospérer des groupements similaires qui débordèrent de nos régions dans les provinces limitrophes pour s’étendre ensuite au loin, vers des populations qui, ouvrant d’abord de gros yeux à l’aspect de ces nouveaux venus, finirent par en accepter la coopération. Les "Etablissements économiques" n’ont cependant que peu réduit le nombre de leurs succursales, et eux aussi, ils ont étendu leurs tentacules vers une clientèle lointaine destinée à remplacer celle qui se tronçonnait sur place. En 1866, leurs fondateurs émirent 400 actions de 100 francs, qui, 20 ans après se cotaient en Bourse à 930 francs. Cette cote s’éleva quelque temps encore pour retomber sous les efforts d’une concurrence jeune, active, acharnée et multipliée.

Soyons reconnaissants envers ces hommes désintéressés qui, sans esprit de lucre, s’associèrent pour la création de cette véritable institution d’intérêt public que furent, à leur origine, les "Établissements économiques". Leurs noms sont dignes d’être consignés en ces annales, pour s’inscrire dans la mémoire de nos jeunes concitoyens. Étienne Lesage, de la Caisse des Retraites ; Ernest Garnier, marchand de laines ; Pierre Laurent, Alexandre Anné, Alfred Pothé et Jean-François Denizet, employés de bureau ; Augustin Baratte, facteur au Chemin de fer ; Adolphe Janné, Jolly-Coutin, garçon de recette à la Banque ; L.-J.-H. Mangin, rentier ; Anatole Chardonnet, intéressé de fabrique ; Alphonse Aubert, Louis Poret, propriétaire ; Auguste Tourneux, tisseur ; Constant Houpillart, menuisier ; Alfred Noël, Célestin Brimont, tisseur ; Louis Dorigny et Eugène Ramonet, apprêteur.

Ainsi ces hommes aux vues d’avenir, n’étaient que des modestes parmi les humbles ; ils faisaient partie, en majorité, de la Société de Prévoyance pour la retraite. Ces deux œuvres devaient péricliter pour des motifs différents : la concurrence, et la baisse du taux de l’argent.

Les "Magasins Généraux" provisoires de Luzzani sont ouverts au public et aux marchandises rue de Talleyrand, dans une partie de cette belle demeure aux jardins pleins de frondaisons qui avait son entrée rue de Vesle, 20, et où Napoléon séjourna en mars 1814. En 1914, Henri Walbaum y a ses bureaux. Deux courtiers levantins ou slaves, Arnaudtizon et Aseslin font résonner le marteau d’ébène pour une vente aux enchères de laines de Russie en suint, très recherchées pour leur finesse, mais de rendement infime au lavage. Les laines françaises du Berry avaient été payées en saison de tonte, de 0.90 à 1 fr. le kilo.

L’Anglais Samuel Hodgson, de Bradford, est fournisseur à notre industrie de ses excellents métiers à tisser pour mérinos et cachemires.

Le Cercle des Négociants, appelé "Cercle des Rémois" établit ses pénates instables, le mercredi 18 octobre, en son nouveau local de la place Royale, à l’angle de la rue du Cloître, au premier étage du bâtiment de la Douane. Édouard Werlé, président démissionnaire, est remplacé par Victor Bourge, dont on fête l’avènement en un banquet mirifique, servi par le restaurateur Pêcheur, à la Salle-Besnard.

Pour pallier les misères laissées par un hiver inexorable, le foulonnier Houpin a la généreuse pensée de donner un concert de bienfaisance, à Fléchambault. Un orchestre de 15 musiciens, dirigé par Henri Brié, et dont font partie, avec les professionnels, des amateurs comme Vauvillé, Navelot et Bourgeois, fait de son mieux des bras, des doigts et des poumons pour accompagner en sourdine la voix fine et harmonieuse du tout jeune encore Grelucheux, qu’on appelait alors, à ses dix-neuf ans, du nom euphonique de Nicolas Simon. Ce précoce ténorino était né à Reims, dans la rue des Tuileries, le 25 octobre 1847. En 1884, ses parents vinrent habiter rue des Créneaux, à l’angle de la petite place Saint-Nicolas, où ils restèrent juste une année. En 1856, ils s’implantaient définitivement rue Neuve, 107, pour y exercer, le père, son métier de marchand de charbons, et la mère, celui de fruitière. Ils étaient voisins là de Fanfan le rétameur. À onze ans, le jeune Simon entre à Saint-Remi en qualité d’enfant de chœur, sous le bâton de Ambroise Petit, maître de chapelle. L’orgue était tenu a cette époque par Carré, père de ce Henri Carré qui sera répétiteur et chef de chant à l’Opéra-Comique. Le directeur de la Maîtrise, à la Basilique, était un vicaire du nom de Deglaire, fort populaire par la suite. Simon a témoigné de lui que le jeune prêtre était un "homme de goût, énergique mais aimable, sachant comprendre les jeux de la jeunesse : il jouait à saute-mouton avec ses choristes ; en un mot, un travailleur assidu et dévoué à sa mission". L’artiste raconte qu’un soir de Vendredi-Saint, au "Salut de la Passion", le fort ténor attaque trop tôt, et, naturellement, à gorge déployée. Son texte était en latin : "Vah ! qui destrius templum Dei...". Au lieu de vah, voilà-t-il pas que l’étourdi prononce le mot : vache !... Heureusement que l’abbé Deglaire n’était pas encore affligé de la corpulence qui, plus tard, devait tendre si dangereusement l’étoffe de sa soutane : l’apoplexie l’aurait foudroyé !

Simon était un délicieux blondin à la chair rose et aux cheveux bouclés, fluet et de taille exigue. Il aurait pu se fourrer partout sans trahir sa présence : un jour de fête, à l’Archevêché, à une réception de Napoléon III, venu avec Eugénie de Montijo en visite à Reims, quand le chœur des moutards des écoles eut terminé de chanter une cantate qui concluait par le cri de : "Vive l’Empereur !" le souverain s’approcha pour féliciter les gosses, et ne fut pas peu surpris de voir le blondin se glisser, pour le mieux voir, entre les jambes d’un Cent-Gardes !

Les concerts locaux le virent au premier rang de leurs chanteurs acclamés. Son répertoire eut un succès inoui : Les titres de ses chansonnettes avec "parlé" retentissent encore à nos oreilles : le Château de Kaout-chouc, – Qui veut voir la lune ?Pitié pour ma binette ! – l’amoureux de la Lune, – l’Anglais à marier ! – les malheurs de Choumack, – etc.

Aussitôt qu’il se sent des poumons assez forts, Simon entre à la fanfare des Régates rémoises, où il n’a pas peur de s’accrocher au cou cet énorme tromblon de cuivre qu’on appelle "basse en si bémol".

On l’entendit en 1869, chanter dans un concert au Cirque nouveau, donné par la Société Philharmonique, où il faisait bonne figure à côté de Berthelier et de Chaillier, "le petit Bossu parisien". Mais où il se trouve en infériorité, c’est quand on lui confie la mission de présenter au public rémois Suzanne Lagier, – chanteuse genre Thérésa. Il était assez fluet de sa personne, tandis que la Suzanne était fort grasse et redondante.

Un ciron auprès d’un hanneton ! La bouche en cœur, le bras gauche en anse d’amphore et le bouquet à la main droite, ce jeune tendron enthousiasma nos titis au moins autant que la commère à la voix de rogomme !

Simon, au sortir de l’école de la rue Perdue, avait fait l’apprentissage du métier de peintre en bâtiments. On le vit sous la grande cotte blanche et le pinceau en mains barbouiller devant le "pas" des portes, les persiennes allongées sur des tréteaux. Gosses et grand’pères s’arrêtaient pour l’entendre chanter, déclamer ou débiter ses roulades à la tyrolienne, – exercice où il était passé maître. Soudain, on le vit disparaître. Monsieur avait échappé à la tutelle paternelle et, en compagnie de ses amis Menu et Richard, avait pris le train de Paris soi-disant pour visiter l’Exposition Universelle, plutôt pour essayer de trouver un engagement dans les cafés-concerts.

Berthelier l’envoie auditionner chez Aublin, directeur d’un concert : le Vert-Galant, installé aux pieds de Henri IV, à l’île du Pont-Neuf.

En attendant un engagement qui ne vient pas, il organise, avec ses camarades, une tournée de chant dans les divers restaurants où les mène la nécessité de se nourrir d’autre chose que de promesses. Rue de Rivoli, au café-restaurant : l’Amiral-Coligny, du genre "goguette", ils chantent tous trois, à tour de rôle, chacun faisant la "quête" pour la caisse commune. Le succès de Charles Richard et le sien, – il avait pris le nom d’Alfred –, sont vifs et stimulants. On les invite à venir dîner là, gratuitement, trois jours par semaine, et leur "couvert" est ainsi assuré, pour un temps. Menu, qui lui, était muni d’un certain viatique, travaille en chambre, se préparant aux concours du Conservatoire. Il sera plus tard la belle basse profonde de l’Opéra, qu’on admirera dans le Roi de Lahore, en 1878. Richard, dépourvu de toutes ressources, s’associe avec un Italien, harpiste d’occasion, pour chanter dans les cours : la récolte est de 15 à 20 francs par jour. Un admirateur s’engage à lui faire une mensualité de 250 francs, s’il veut consentir à cesser ce métier de bohême et travailler en vue du Théâtre. "Si vous réussissez, – dit-il –, vous me rendrez cet argent plus tard, quand vous débuterez à l’Opéra !" L’offre alléchante fut acceptée et eut les résultats favorables que l’on connaît. Richard quitte l’hôtel de 1’Étoile du Nord, où les trois jeunes Rémois avaient pris une chambre en commun, et va habiter seul rue de Trévise : on se retrouvait tous les soirs à l’Amiral-Coligny, – et Simon –, toujours Alfred, – marivaudait les "nouveautés". Il en rapporta à Reims, sa fameuse tyrolienne :

"Écoute un peu, Cascarinette,

Écoute un peu ce chant d’amour

D’un berger qui, pour toi, brunette,

Soupirait la nuit et le jour !"

Dont les échos et les roulades se répercutèrent dans nos murs jusqu’en 1870.

En 1868, il chante au concert "le Cheval blanc", plus tard devenu la Scala.

La guerre 1870-71 se termine sans qu’il y ait pris part, après avoir été réformé en 1869. Ce n’est qu’après la réouverture des établissements lyriques qu’il put reprendre ses démarches auprès des directeurs. Il se décide enfin à risquer son tour de France. On le voit à Lyon et à Saint-Étienne. Pour son malheur, un impresario panier-percé l’entraîne avec lui en Russie, en passant par Venise et Kiev. À Odessa, une dame Keller l’embauche, et il remplit son rôle dans les opérettes à succès d’alors, la Grande-Duchesse de Gérolstein, le beau Dunois, Barbe-Bleue. Sa directrice l’abandonne à Kitcheneff : il va à Moscou et Saint-Pétersbourg. Enfin, ayant mangé suffisamment de "vache enragée", il rentre à Paris, après s’être ravitaillé en passant par Reims et la rue Neuve, où on accueille l’enfant prodigue en tuant le lapin gras. Charles de Lorbac et Michiels l’engagent à l’Alcazar pour y jouer dans le Hanneton de la Châtelaine.

Finalement, il se hausse du col et des talons, et notre blondin, à qui la moustache a poussé, et d’autant plus rageusement qu’on la rase tous les matins, entre aux Folies-Dramatiques pour y jouer le rôle de Quillenbois dans les Cent Vierges.

Il fut de suite goûté du public parisien, et ses apparitions sur la scène furent une série de succès consécutifs que l’âge même n’avait pas interrompus à la fin du siècle dernier. Il parut dans "le Petit Faust", d’Hervé, "la Fille de Madame Angot". Sa première création fut "Jeanne, Jeannette et Jeanneton", de Lacôme. Puis l’immense succès des "Cloches de Corneville" et de sa romance du petit Mousse ! Personne n’incarne Grelucheux à sa façon : c’était le rôle idéal pour la nature de son talent et le timbre de sa voix, – voix de ténor léger finement conduite et nullement dépourvue de puissance, loin de là ! Et puis, quels succès encore ? "Madame Favart", "la Fille du Tambour-Major", où Griolet se montrait le plus joli "tailleur amoureux" du monde. Simon les a mis en vers, ses triomphes ! Pour "Fanfan la Tulipe" il avoue :

"J’étais Michel, un naïf, une poire,

Riant, pleurant l’objet de mon amour !"

L’homme sourçait sous l’artiste.

Le "Voyage de Suzette" et le "Retour du Scaphandrier" furent les bouquets de son feu d’artifice musical et théâtral. La retraite le guettait et le prit sans façon, comme gai compagnon de vieillesse, et le délicieux Max Simon, transformé en grand-père "gâtiau", n’est jamais si heureux que lorsqu’il obtient de ses tyrans, – les trois plus jolies dionysiennes qu’on puisse imaginer ! – un congé, si court soit-il, pour venir s’enquérir sur place des travaux de réédification de sa ville natale, à laquelle il est, comme nous le sommes tous, attaché au fond du cœur et jusque dans la moelle des os.

L’un des premiers, il fut parmi nous, à la fête du Souvenir, le 12 septembre 1920, et, du haut du perron de notre Hôtel de Ville, de sa voix affaiblie de septuagénaire, mais encore sûre d’elle-même, il entonnait l’« Ode à Reims » – cri d’amour et de pitié échappé à son âme de vieux Rémois :

« Reims ! ô toi que j’adore, évoquant ta souffrance,

J’ai frémi de douleur et tressailli d’effroi !"

qui se termine par un éclair d’espérance :

« Laisse-là le passé ! Couvre-le d’un long voile

Et regarde avec foi hardiment l’avenir !"

Le Rémois de cœur et d’action qui, malgré son âge avancé et les deuils qui le frappèrent pendant cette guerre de 1914-1918, est revenu habiter, rue Coquebert, n° 40, sa maison cruellement dévastée et privée des joies de la famille, – Henri Mennesson, épouse en 1866, l’aînée des demoiselles Duchâtaux, âgée de 17 ans. Lui-même était né en 1840. Jusqu’à ces derniers jours, il a porté vaillamment le fardeau de ses 82 ans, après une vie bien employée, pleine d’œuvres et de travail.

Un compositeur-typographe fort connu des Rémois de notre génération et qui est décédé, il y a quelques mois seulement, Victor Regnault, se marie à Saint-Brice. Il était de 39. Philanthrope et mutualiste convaincu, Regnault a consacré ses loisirs d’ouvrier, de prote, au développement des œuvres coopératives. Muni d’une plume assez alerte et exercée, il a écrit ses "Souvenirs de voyages", notamment de celui qu’il fit en ballon avec Eugène Godart, et le récit de ce qu’il vit à l’Exposition de Chicago, où il avait été délégué par sa corporation.

Le bossu Bachelart Théodore, contremaître de tissage à l’usine Grévin, rue Brûlée, 11, se trouve, à l’âge de 40 ans, une compagne et un soutien pour la traversée d’une existence écourtée. C’est un remariage au bénéfice duquel il apporte ses deux fils, avec ses talents de mécanicien et inventeur fort appréciés de la fabrique de Reims.

Béaslas, récemment installé à Reims comme professeur de musique, rue Linguet, 11, épouse Mlle Justine Brocks, institutrice privée au château de Rouville, dans le Loiret. Il fit partie de ce groupe de chefs de musique qui menèrent nos harmonies et nos fanfares à des triomphes dont Reims s’est enorgueilli. On l’a vu, en vareuse et casquette bleues, sa large face blanche aux bons gros yeux d’épagneul, barrée par une épaisse moustache noire, manœuvrer le bâton à la tête des Régates rémoises, pour faire suite au vieux soldat Antoni, et de l’excellente Fanfare des Tonneliers. Il fut aussi le premier et l’unique chef de la Fanfare Holden, créée par le goût et la munificence du peigneur de laines Jonathan Holden ; cette société avait recruté les meilleurs parmi les bons de nos solistes rémois : on se rappellera principalement le saxophoniste Gabriel Gautier, le bugliste Charles Lecomte, la basse en mi bémol Jules Cayde, le tubiste Georges Holden, neveu du Mécène et de courte et joyeuse mémoire. Tous ces noms d’artistes reviendront en temps au bout de notre plume.

La dynastie des plafonneurs Albeau consacre à l’hyménée son dernier représentant. Émile Albeau épouse Jeanne-Flavie Héry, fille de ce "boucheur de trous de souris" qui tenait pension alimentaire et chambres garnies pour les ouvriers du bâtiment dans la rue Montoison. Quand on évoque ces noms, Héry et Albeau, on voit s’aligner devant le regard la longue théorie de ceux qui, dans la deuxième moitié du XIXe siècle contribuèrent à l’élargissement et à l’embellissement de notre cité. Des noms et des noms : parmi les principaux, Lescot, Menu, Jouanetaud, Auguste Petit et vingt autres. Leur histoire, si liée à la vie locale rémoise, apparaîtra peut-être un jour sous la plume de tels ou tels mémorialistes dont le rôle est de pincer les cordes en acier de la Harpe aux Souvenirs.

Lagèze, négociant à Paris, entre à Bétheniville, dans la famille Sautret-Ponsinet, et, devenu fabricant à son tour, s’associe avec Nouvion le père.

Le blond Henri Langlet, du Bourg-Saint-Denis, 96, où habite son père, Langlet-Villain, employé de commerce, se marie dans la rue Marlot, – ne voulant pas quitter le quartier, – avec Mlle Julien.

Le registre des décès s’ouvre pour recevoir le nom d’un philanthrope dont les œuvres perpétuent leurs bienfaits et ont contribué à développer l’encouragement au bien par l’institution des prix de vertu : Pierre-Marie Buirette, ancien fabricant, qui meurt à l’extrême vieillesse. La Cité rend hommage à son mérite civil et social en débaptisant la rue Large au profit de son nom. Ce vieux vocable "rue Large" allait disparaître sans que les Rémois en eussent trop de regrets, et sans que l’histoire locale en fût trop écornée. Toutefois, les noms des rues sont les pages d’histoire d’une ville, – a dit certain chroniqueur. Ce sont les traits de sa physionomie ; les modifier, c’est atteindre ses habitants dans leur sensibilité et leur patrimoine. Quand le Rémois se promène rue Large, rue d’Oseille, rue de Normandie, dans le Bourg-Saint-Denis ou la rue Folle-Peine, il se trouve en la compagnie de la Légende : elle lui conte ses histoires merveilleuses et fait danser devant ses regards ravis et émus les pimpantes marionnettes du Passé.

Ainsi se serait exprimé George Auriol, s’il eût été Rémois de naissance !

Encore plus avant dans le calendrier des années s’éteint, à 89 ans, la Veuve, la Grande-Veuve, Mme Clicquot-Ponsardin. Une autre Veuve de marque ajoutera à ce nom glorieux cet autre qui s’est répercuté avec non moins d’éclat dans le monde entier : Pommery. Peu de cités au monde auront à s’enorgueillir d’aussi brillantes réputations ! Reims peut se flatter, dans son passé, d’avoir donné le jour à des "as" de toutes conditions et de tous mérites. Aussi la haine et la jalousie n’auront cessé de japper à ses trousses ! Qu’importe, s’il est éternel !

Une perte non moins sérieuse et presque irréparable pour les amis des livres : Brissart-Binet, le fameux libraire, décédé prématurément à 52 ans. La monographie rémoise, qui peut se glorifier du nom de Cazin, se complètera peut-être un jour d’une revue des notabilités du Livre qui ont aidé à maintenir dans notre ville le culte de la décentralisation littéraire et artistique ; le nom des Brissart : Brissart-Person, Brissart-Carolet, Brissart-Binet, y flamboiera de tous ses feux.

La mère de Cazé le musicien à la face de prophète biblique, décède, chez son fils, rue Tronsson-Ducoudray, 16, à 85 ans.

Elle s’appelait Marie-Anne Dupont et était veuve, depuis des ans, de Thomas-Simon Cazé. Dans ce vieil immeuble où Cazé pliait aux commandements du bon violoniste, une kyrielle de moutards pétulants dans le genre d’un Nicque, d’un Trichet, d’un Ponsin, et de quelques autres paganinis en herbe, – tel ce gros gosse aux yeux naïfs que certain Flâneur des ruines a connu de près, – la maman Cazé veillait à ce que les pupitres fussent en place à l’heure de la leçon, et les potiches ou vases de cheminée à l’abri des gestes inconsidérés de la jeune équipe aux vertèbres électriques. Quand elle eut disparu, Cazé dut renoncer à ses méthodes de groupement pour reprendre les leçons particulières, au détriment des résultats excellents de la méthode mutuelle. C’était le temps où la leçon de violon se tarifait à un franc de l’heure. Plus tard, les parents à la bourse maigre trouvèrent encore à meilleur compte le professeur rêvé quand Jullien eut fondé, dans la rue des Fusiliers, son Conservatoire de violonistes, qui connut un succès fou et permit d’inonder Reims d’une flottille d’amateurs dont la majeure partie se noya dans le vaste océan de nos orchestres pseudo-philharmoniques, à l’usage des œuvres post-scolaires et pédagogiques, laissant surnager ça et là des groupes d’as de seconde catégorie qui, après guerre, font nos "choux-gras" en maintes circonstances. Dans l’univers artistique comme dans l’univers physique, rien ne se perd, même parmi les épluchures.

Cazé a laissé deux artistes de talent : Eugène Nicque, un véritable acrobate du violon, dont le père était marchand-tailleur d’habits, rue du Bourg-Saint-Denis, 63 ; ont sut de ce "numéro", plus tard, qu’il était devenu sous-chef de musique militaire à Toulon. Qu’a fait de sa personne et de ses talents le demi-siècle écoulé depuis ? Son co-virtuose est des nôtres à cette heure : Ponsin abandonna, en public, le violon, pour nous charmer des sons de sa flûte et de sa harpe. Il était vraiment d’une famille d’artistes, cet aimable enfant de Reims, aux yeux langoureux et à la peau d’albâtre. Très calé en prestidigitation, avec cela, ce qui ne surprendra personne quand on se rappellera que feu J.-N. Ponsin, ex-professeur de dessin au Lycée de Reims et membre honoraire de l’Académie de l’enseignement primaire (à moi ! ô Intermédiaire des chercheurs !), avait publié en 1854, chez Brissart-Binet, et en deux volumes, un "Traité de prestidigitation" destiné à faire la "pige" aux plus adroits tireurs de cartes et faiseurs de tours qui se soient présentés sur notre champ de Foire, à Pâques. Ponsin l’ancêtre était d’avis que, si l’homme est heureux quand il s’amuse, il l’est aussi parfois quans on l’abuse. Partant de ce principe, son devoir, eût été de garder par-devers lui les secrets de la magie blanche qu’il possédait, afin que ses concitoyens en demeurassent abusés le plus longtemps possible. Les idées et les actes des hommes sont souvent contradictoires. Quoi qu’on pense à ce sujet, il n’en est pas moins resté, de ces divulgations plus ou moins indispensables, que le jeune Ponsin, son héritier, avait pu ajouter à tant d’avantages mondains fournis par sa beauté narcissienne, son luth, sa Boëhm et son Stradivarius S.G.D.G., ces amusants agréments de société que sont les "tours" de cartes et de gobelets.

Louis Duval le père, qui était resté inconsolable de la perte de Louis Duval le fils, va rejoindre ce dernier et s’éteint le 27 décembre. I1 avait occupé, entre autres fonctions musicales, le poste d’organiste à Saint-Jacques et chef de fanfare à la Garde Nationale.

Quelques jours auparavant, les Pauvres de la localité, le clergé du diocèse et l’Académie de Reims perdaient le vénérable Thomas Gousset, cardinal-archevêque, décédé le 22 décembre, à 7 heures du soir, d’une affection pulmonaire. Les obsèques du Prélat dont le souvenir vit encore dans la mémoire de nos concitoyens, eurent lieu le 29 du même mois, à 9 heures du matin, après exposition de son corps à l’Archevêché. Serait-il téméraire d’affirmer que les trois-quarts de la population défilèrent autour du lit funéraire où reposaient les dépouilles de Thomas Gousset ? Celui-là quittait son peuple les poches vides, donnant ainsi l’exemple de la plus haute des vertus enseignées par l’Évangile dont il était le propagandiste.

On ne saurait consacrer plus bel éloge à une telle mémoire.

Pons-Ludon se meurt ! Pons-Ludon est mort ! Pourrions-nous mieux plaire aux Rémois de la famille actuelle qu’en reproduisant ici, à l’intention des innombrables chemineaux de la lecture journalistique, que leur peu de loisirs éloigne des bibliothèques, les fines écritures d’un maître-mémorialiste de notre ville, feu Victor Diancourt, qui a bien connu le dernier des Pons-Ludon et remué les poussiéreuses archives de son ascendant direct ? Qui mieux que cette plume distinguée aurait pu décrire l’antre de ces "rongeurs de papier", les Pons-Ludon, qui furent peut-être les deux plus curieux originaux qu’aient vus nos rues, – elles qui en ont tant vu !

Entrons donc dans les jardins de l’Académie et cueillons-y, au nez et à la barbe de leurs sévères gardiens, les roses fanées que voici :

"La rue Saint-Hilaire était, en 1836, une ruelle tortueuse et maussade. Lorsqu’on se dirigeait vers la rue du Marc, on rencontrait, à gauche, quelques pas avant son débouché sur la rue du Temple, une masure lézardée, crevassée et délabrée, dont le premier et unique étage surplomblait le rez-de-chaussée, menaçant, dans sa décrépitude, la sécurité des passants. Une porte basse du XVIe siècle, d’étroites fenêtres à double cintre, ornées de sculptures gothiques, dont les châssis à guillotine dissimulaient l’absence de rideaux derrière les vitres verdâtres et estompées de poussière." Là avait habité Hédoin-Malavois, dit de Pons-Ludon, nom d’une de ses propriétés entre Reims et Cormontreuil.

« Quand un visiteur curieux, un bibliophile, voulait pénétrer au-dedans, il ne trouvait sous sa main ni cordon de sonnette ni marteau pour annoncer sa présence ; mais s’il était un familier de la maison, il lui suffisait de secouer un anneau de fer enchâssé dans une poignée de même métal fixée sur cette porte. À ce bruit de ferraille répondait de l’intérieur une voix sonore, entrecoupée de quintes de toux, d’objurgations, d’appels à la patience ; un pas lourd résonnait sur les marches d’un escalier, un œil derrière la grille d’un judas, la porte s’entr’ouvrait, et le maître du logis apparaissait.

Le visiteur, – introduit après examen à la loupe, littéralement –, gravissait l’escalier à rampe de corde pour pénétrer dans une sorte de sanctuaire sombre et empoussiéré où s’empilaient en un fatras de bric-à-brac, des livres de tous âges, de toutes valeurs, de toutes provenances, rangés sans ordre ni classement sur des rayons, ou jetés pêle-mêle dans des bannettes d’osier, sur des tables ou des chaises. Tout le monde n’était pas admis dans cette nécropole du bouquin. Le commun des visiteurs passait devant la porte close et montait quelques autres marches de l’escalier. On arrivait alors, toujours précédé du maître de ce logis, dans une vaste pièce qui lui servait de salon, salle à manger, bibliothèque et chambre à coucher. C’est là qu’il recevait, lisait, mangeait, dormait... Là étaient les vitrines, les armoires de chêne, les bahuts recouverts de tapisserie qui contenaient les livres de choix et les portefeuilles bondés de gravures et débordant de paperasses. Sur les murs, de graves portraits de parents ou de gens de lettres, et quelques figures de femmes étonnées d’être là, des gravures anciennes qu’on entrevoyait sous leurs verres devenus opaques, quelques vieilles toiles noircies par la fumée d’un siècle, des bronzes et des statuettes dont la nudité se dissimulait sous les toiles dont les araignées les avaient vêtues... »

Hédoin-Malavois mourut là en 1817, à l’âge de 78 ans, après une vie des plus agitées dont l’érudit et patient Diancourt a retrouvé le dessin en feuilletant l’immense amoncellement de notes et imprimés que cet excentrique personnage avait laissés en héritage à son fils Aubin, – le seul de la famille que notre génération ait connu et vu glisser dans nos rues.

Aubin-Louis naquit à Épernay en 1783. Dès qu’il fut en âge de penser et d’exprimer sa pensée, il se trouva en désaccord avec sa pieuse mère, Clémentine Malavois, et son éducation première s’en ressentit. Le père et le fils, voltairiens sans pitié pour tout ce qui était imprégné des odeurs de l’encens liturgique, résistèrent de leur mieux à la tyrannie de cette propagandiste impitoyable, sans pour cela qu’eux-mêmes, entre eux, fussent toujours d’accord.

Élève à l’École militaire de Brienne dès la fin de ses études, en I794, il s’y découvrit jacobin de cœur et d’esprit. Licencié avec ses condisciples, il revint à Reims et s’y aida, pour vivre, de cours et leçons particulières en langues étrangères, histoire et géographie. Très calé en cette dernière matière, il eut de fréquents rapports avec Malte-Brun et les libraires parisiens. Paris le reçut à deux reprises. La dernière fois, on le vit, en 1811, grimper la rampe de la Haubette, tête nue, carnassière au dos, et si rustiquement vêtu qu’on l’eût pris pour un sans-travail au début de son tour de France. Éconduit par les domestiques de l’hôtel particulier où il se présentait, il ne voulut plus rien savoir des agréments de la capitale ni de ses habitants, et réintégra Reims pour ne plus le quitter.

Avec les ans, sa misanthropie ne fit que se développer, et c’est avec le plus profond mépris des habitudes et des modes de ses concitoyens qu’il se fit voir dans nos rues comme en son intérieur de la rue Saint-Hilaire. Victor Diancourt nous le dépeint joliment, tel que très peu de survivants parmi nous se souviennent l’avoir vu, vers ses soixante ans.

« On le voyait circuler en ville d’un pas encore alerte, la tête couverte d’une casquette plate placée de travers sur de longs cheveux dont les mèches grisonnantes avaient déposé un épais vernis sur le col d’une lévite couleur olive, à boutons métalliques.

Les basques relevées de cette houppelande laissaient entrevoir de vastes poches de lustrine, ballottant sous le poids des livres qu’elles contenaient. Un pantalon à pont de même couleur, boutonné au-dessus de la cheville, livrait passage à des bas bleus qui s’engouffraient dans de vastes souliers lacés. Son costume se complétait d’un large gilet rayé recélant dans les profondeurs de ses poches une énorme montre en cuivre, de la famille des bassinoires, dont la breloque d’acier, toujours flottante, suivait tous les mouvements de son corps. Sa main droite s’appuyait sur un énorme gourdin, datant des beaux jours de la jeunesse dorée et du genre dit juge-de-paix ou rosse-coquin.

Pendait à son bras un large panier couvert, où il entassait pêle-mêle, avec des livres et des brochures, du pain, des œufs durs, de la viande cuite au four, sa nourriture exclusive.

Avant l’extrême vieillesse, il prit pour servante, une vieille fille sèche et pâle, aux lèvres minces et au profil aigu qui, armée d’un balai et d’un plumeau, pourchassa les souris familières et délogea les araignées centenaires ».

On le vit sacrifier, bon gré mal gré, aux méthodes hygiéniques de sa Joséphine, et devenir presque un élégant, – si l’on peut dire ! Ses longs cheveux furent plus souvent lissés, ses chaussures renouvelées connurent l’onction du cirage Rivière, qu’on vendait alors en boîtes oblongues de bois blanc, à 1 et 2 sous, et sa vêture, toujours originale et de couleurs disparates, fut décrassée et débarrassée de ses effiloches.

Le vieil érudit, « lavé, nettoyé, épousseté comme ses bouquins », se détacha finalement de ce monde où il ne se reconnaissait plus lui-même, et le 29 novembre 1866, ayant dépassé ses 84 ans, il jugea à propos d’aller se rendre compte, de visu, dans l’au-delà, de la véracité des pronostics de ses contemporains.

Son âme narquoise, batailleuse, contradictoire et ironique dut parfois se glisser dans le sillage de son portraitiste, qu’à son tour, on vit, lorsque ses épaules se furent voûtées avec l’âge, perdu dans les vastes entournures d’une redingote aux revers pas toujours vierges de poussière ou de luisance, façonnée par un tailleur en chambre de la rue Saint-Symphorien, François, dont la coupe n’était point toujours irréprochable. Et cette redingote avait elle aussi, comme celle de Pons-Ludon, les poches débordantes de "bouquins" lesquels eux autres, du moins, ne furent point à son décès livrés en pâture aux requins des quais de la Seine, mais reposent, à cette heure, paisiblement, sur les rayons tout neufs de notre Bibliothèque municipale de la rue Chanzy, jalousement gardés par des molosses aux binocles dorés et aux moustaches blanches roides et piquantes comme les barbes du cactus.

Un Rémois de notre génération qui, au temps de ses vacances du jeudi, quand il était écolier du Jard, allait passer la journée dans l’antre de la rue Saint-Hilaire, a conservé du vieillard lettré et bibliomane un souvenir peu flatté, qu’on doit à la vérité de reproduire, si l’on veut honorer la "Petite Histoire" surtout en raison de son fonds de simplicité et de sincérité.

« De l’homme privé, que dirai-je ? Tout Reims l’a connu, ou plutôt l’a vu, sous son costume bizarre, dans nos rues... mais, moi, je l’ai vu et coudoyé de très près. Tous les jeudis où l’école faisait relâche, j’allais passer la journée entière dans son capharnaüm. J’étais quelque peu étonné de ses manières de vivre, qui n’étaient pas les nôtres. Et je savais qu’avant son extrême vieillesse, il eut des habitudes sordides, telles celles-ci : vider son seau hygiénique dans le fossé du rempart qui, à cette époque, passait à l’extrémité de la rue Saint-Hilaire, sur l’emplacement du boulevard Lundy actuel, – et l’hiver pour s’échauffer sans frais, il sciait son bois, le descendait du grenier à la cave pour l’y remonter, dans le même but. Mais, du bibliophile ! Ah ! le miracle ! quelle bibliothèque ! quel bonheur un "rongeur de papier" aurait éprouvé à se vautrer sur ses bouquins traînant partout, sur le plancher, sur les chaises, cheminées, fauteuils, partout enfin où il y avait place pour un livre ! Que d’admirables bouquins à images j’ai feuilletés, surtout cette « Tentation de Saint-Antoine » illustrée ! (Était-elle de Flaubert ?) Je me souviens d’un superbe bouquin de "Contes Allemands", auprès desquels ceux de Florian ne sont que de la bibine ! Toute ma vie, je les ai cherchés en vain ! Dans ce livre, il y avait notamment une histoire de djinns ou bons génies, hauts comme une chandelle des "six moulées", – six à la livre –, qui, pour récompenser la bonne action d’un brave cordonnier, venaient la nuit dans son échope terminer le travail commencé, de sorte que l’excellent type en restait épaté des heures tous les matins, à son réveil, jusqu’au jour où, décidé à se rendre compte du miracle, il fit le guet pour voir apparaître toute une théorie de ces djinns qui, s’étant mis au travail comme d’habitude, se hâtèrent de disparaître au moindre bruit. Le charme était rompu : il ne les revit plus jamais... Et combien d’autres livres, aussi ou plus amusants ! Je me souviens également d’un coq perché sur la grand’porte d’une auberge cambriolée par les voleurs, et qui les fit surprendre par ses cris aigus et incessants. Que tout cela est flou dans la mémoire, après cinquante-cinq ans ! Chez ce vieux gâteux, qui me recevait invariablement par ces mots : "Ah ! te voilà, jeune homme !" je passais mon après-midi, en évitant de frôler son alcôve semblable à une Salle du Trône dont le meuble aurait été remplacé par un fauteuil percé dégageant des odeurs déplaisantes. De ce fauteuil, placé devant une large table carrée, surchargée de livres de tous formats qu’il feuilletait par habitude, sans les lire, les parcourant de ses yeux vifs sous de grosses bésicles, ombragées de cils épais et grisonnants, il ressemblait assez au président d’une Chambre sans auditeurs ni députés. Du vestibule de la maison jusqu’au grenier du premier étage, les murs, les escaliers, tout était garni de rayons bourrés de ces volumes, – la plupart de haute valeur –, et de la plinthe à la corniche. Aussitôt la réception faite, il me faisait asseoir sur un tabouret, et sa bonne, la vieille Joséphine, me sortait les livres à images qu’il lui désignait, et que je parcourais en lisant avidement. J’aurais voulu tout voir et tout lire ! et j’ai passé là de bonnes heures, mais la compagnie de ce vieil homme redevenu enfant me devenait peu à peu insupportable : il "faisait sous soi", et l’Odette de ce Roi des Bouquins, devenu impotent, l’aidait pour ses petits besoins... Le Maître sentait mauvais, la Servante prisait : c’était complet ! Ah ! ne parlons pas de l’envers des grands hommes ! Il mourut peu de temps après, laissant son bien à Joséphine, qui se laissa gruger en vendant pour six mille francs toute la bibliothèque existante à un libraire parisien, lequel en remplit deux wagons ».

Joséphine est morte longtemps après son maître, à la fin du siècle dernier, à la Charité (Hôpital Général) où on l’avait transportée de son domicile, rue Gambetta, 19. Elle habita là, un appartement au premier étage, éclairé sur seconde cour, – à l’époque où le menuisier Waltener avait son magasin dans le bâtiment sur rue–, au milieu des rares vestiges de tant de richesses qu’elle avait gardés par devers elle, des bijoux notamment, en souvenir de Pons-Ludon.

Feu Charles Loriquet, rendant compte, en 1867, à l’Académie de Reims, d’une plaquette de son collègue Robillard, intitulée : « Une visite à Hédouin de Pons-Ludon, en 1834 », écrit ces lignes, qui permettront d’achever le portrait du personnage. « D’après Paul Fassy, Hédoin, comme Marat, avait un style brillant, coloré, énergique et d’une poésie sauvage, la parole incohérente et diffuse ; il traitait ses adversaires d’imbéciles et ceux qui lui résistaient ouvertement, de coquins et gueux. Cette espèce de Diogène doublé du connaisseur en bouquins, gravures et curiosités, était au demeurant le moins redoutable des hommes et le plus désireux de sa tranquillité ; et il l’eût certainement eue entière sans son envie démesurée de se singulariser. Ceux qui fréquentaient la bouquinière de Hédoin n’en revenaient jamais sans avoir ramassé quelque bribe échappée de ses livres ou de sa mémoire. On l’attirait, sans grand profit d’ailleurs d’humeur ou de gaieté, par l’attrait d’une table bien servie ».

Si l’on visite en flâneur respectueux et ému la nécropole de la Porte-Mars, dite Cimetière du Nord, et si l’on suit jusqu’aux deux tiers de son étendue l’allée droite, les yeux rencontreront à gauche, au sommet d’un obélisque en miniature, la silhouette, toute menue et fine, de l’original défunt, moulée dans le bronze alors qu’il devait avoir atteint la soixantaine. Les bombes ont respecté et le buste et son entourage : qu’on leur en sache gré !