La Vie rémoise en 1879

1879

Tout benoîtement, l’an 79 ayant montré le bout de son nez et les lobes de ses oreilles bleuis de froid, par la lucarne de mansarde où Saint-Sylvestre, sur le coup de minuit, lui a cédé la place, et s’étant aperçu qu’il mousinait légèrement dans nos rues à peine éclairées par un bec de gaz laissé allumé çà et là, se décide à venir prendre son poste parmi nous, abrité sous un vaste parapluie de marchand de calicot ou de lorgnettes, et, au petit jour, se fait reconnaître des passants matineux qui, les uns reviennent au coucher après une nuit de bombe, les autres, vont où le devoir, les affaires, les mœurs quotidiennes les appellent, engoncés plus ou moins sous pèlerines, fourrures ou pardessus et mantelets, d’aucuns en cascade, et d’aucune en bonnet blanc à tuyaux, en sabots noircis au cirage Rivière ou à la teinture de campêche, ou bien en galoches au cuir vernis et à semelles en bois de hêtre, barbotant dans la neige qui fond et sous la bruine serrée et glaciale qui glissait d’un ciel bas et sombre.

Brou !! cet hiver n’était pas tout douceur, loin de là ! mais qui de nous se serait imaginé sa bénignité relative en comparaison de celui qui terminerait l’année !

Les vents se complaisaient à la pluie, accourus de l’occident par-dessus les vagues atlantiques et passant par ce Trou-Poncette dissimulé sur les bas-flancs de la butte Saint-Pierre, mamelon à hauteur de Champigny et Tinqueux d’où la lorgnette de Napoléon pointait les Russes de Saint-Priest en 1814, et d’où nos pères ont toujours vu surgir et s’élancer sur nos toits apeurés les bourrasques saccageuses d’ardoises et de tuiles, et les nuées gonflées d’averses.

Il y resta presque toute l’année, jusqu’aux approches de la Toussaint. À cette date, fol revirement... et qui de nous expliquera ces sarabandes de zéphirs en goguette ou en fâcheries ? De l’ouest, la girouette fit un bond vers le nord, appelant à elle les frimas grelottants et les souffles glacés, barbelés de glace et de verglas, crépelés de flocons blancs qui chatouillent les nez, les paupières et les oreilles comme des moucherons aveugles, distribuant sans calcul bronchites et fluxions, congestions et engelures, tous combustibles malfaisants juste bons à faire bouillir la marmite des esculapes, des diafoirus et des purgons, avec celle des croque-morts.

Brou ! brou ! secouons la tête, ébrouons-nous sous le manteau blanc des neiges comme le cygne des étangs sous la poussière des jets d’eau, battons le pavé bleuâtre de nos pieds glacés, trottons frais et menu pour assurer la circulation du sang dans nos artères et sous nos chairs transies, et, quand nos visites urgentes du Nouvel-An vont être terminées, poussons une pointe vers la Foire des Loges.

Après quoi, ayant fait un carton ou acheté un morceau de nougat, on ira, en attendant le déjeuner familial, déguster entre camarades de bureau, de magasin ou d’atelier, la demie de tisane mousseuse et les marennes succulentes de nos renommés cabaretiers ou restaurateurs.

Les écaillères en coin de rues sont affairées et souriantes. Au-devant de certains éventaires s’accumulent les maisons huîtrières vidées de leurs habitants, et les coquilles d’escargots de même.

Jours de liesse et d’indigestion en attendant le régime de carême à venir ! Au gui l’an neuf ! Et au revoir après ce nouveau bail de douze mois ! Qu’ils nous soient propices !

Pour occuper et salarier les travailleurs du bâtiment en chômage forcé en ces dures saisons, où la pierre meulière et le fer en barres brûlent les doigts, et infligent des piquettes torturantes à leurs serviteurs, la municipalité fait abattre à coups de pioche et déménager par tombereaux la partie de nos vénérables remparts terre et craie située entre la grille d’octroi de Dieu-Lumière et la tour du Réservoir des Eaux, à hauteur d’une rue de ce nom.

D’autres travaux d’ordre inférieur aideront à passer ces mauvais jours : on alignera sur ses voisins l’immeuble Limichin, au 19, rue de l’Arbalète, bien gênant pour la circulation en ce triangle si fréquenté aux jours de grand-marché ; on dressera de prudes et prévoyantes cloisons entre les classes de garçons et filles des écoles jusque-là mixtes de la rue Anquetil et du boulevard Carteret ; on amorcera le prolongement en ligne droite jusqu’aux Promenades-Hautes de la rue Henri-IV.

Les bureaux d’Hygiène continuent leur œuvre d’assainissement et de soins sanitaires : un dispensaire médical, à consultations et médicaments gratuits, est ouvert au-delà des ponts tournants de la rue de Vesle, à droite de la chaussée et contre le Moulin-Barilleau.

Il fait froid, il fait faim un peu partout. Vincent de Paul a de nombreux clients dans notre cité. Des fondations industrielles, entr’autres la philanthropique et éminemment utilitaire Société des Déchets, font leur partie dans un orchestre de généreux instrumentistes.

Au premier janvier, l’Hôpital Général doit à la Société des Déchets 14 lits aux indigents, et la Maison de Retraite de la rue Simon reçoit d’elle des subsides pour hospitaliser quatre plus la moitié d’un ancien serviteur de la laine qui n’ont pu arracher à leur modeste salaire de 50 années de labeur sans trêve, les modestes 365 francs exigés par les règlements pour solder la petite pension annuelle en cet établissement charitable.

Ne distribue-t-elle pas en outre, à domicile, des secours pécuniaires ou en nature absorbant un capital de 40.000 francs, répartis entre 230 bénéficiaires ?

Que toutes les firmes commerciales, industrielles ou champagnisantes imitent cet exemple, et Reims sera le paradis de la classe ouvrière, comme on dit que Paris est le paradis de la femme !

Cette Salente n’est, hélas ! qu’une cité de rêve !

À l’origine, cette usine des Déchets avait été formée, en 1839, par une association en nom collectif, sous la firme sociale Givelet, Hourelle, Lefèvre & Cie.

Toutefois, dès 1807, quelques-uns de ses métiers, des plus primitifs, travaillaient le déchet de laine sur un terrain enclos, entre deux rues : de Venise et du Jard. On y moulinait ou meulait les déchets de laine brute ou manufacturée, mais leur lavage se faisait sur les bords de la Vesle, à Fléchambault, à peu près à hauteur de l’usine Machuel actuelle. Ce n’est qu’en 1835 qu’on lava à la mécanique, sur machine Mathieu-Joseph Dessart.

Les terrains actuels de la rue de Venise, avec leurs ateliers déjà existants, furent achetés en 1837, 1839 et 1842, à Payard-Menu, marchand de blousses et déchets, en même temps que les maisons de cette rue portant les n° 12-14-16. Payard avait une issue au n° 16. En 1854, les n° 18 et 20 furent rachetés aux héritiers Bardoux. C’est sur cet emplacement d’ensemble que l’entrepreneur Aupetit construisit les bâtiments de l’usine détruite pendant la Grande Guerre, en partie du moins.

Avant qu’on utilisât le séchage à vapeur, les laines étaient étalées au soleil sur le pré, ou, dès 1852, quand le temps se mettait à la pluie, sous le toit d’un atelier chauffé par un poêle à charbon de bois.

En 1846, la société fondée en 1839 se transforma en commandite et par actions de 100 francs, avec la même raison sociale. Étienne Saubinet en devint le gérant et habita l’ancienne demeure des Payard-Menu, lequel avait transporté ses pénates au n° 19 et 21 de la rue du Jard. C’est là, d’ailleurs, que lui succéda son fils Payard-Poterlot.

Modification nouvelle en 1856 : la société se trans-forma en nom collectif à l’égard des trois premiers administrateurs et en commandite pour la compagnie. C’est assurément en 1875 qu’elle a pris la forme et le nom de Société Anonyme par actions.

En 1858, Ambroise Petit, de souvenir mémorable, entre au service de la Société des Déchets en qualité de comptable, et occupera ce poste pendant 60 ans, jusqu’à sa mort. On le remplaça alors par Auguste Camion, décédé lui-même, à 63 ans, le 27 septembre 1925.

On se décide à des agrandissements, en 1869. Cette fois, c’est encore Payard-Menu qui sacrifie ses aises, en cédant à prix raisonnable les jardins qu’il s’était réservés derrière ses immeubles du Jard, et par où avait passé plus d’une fois le cardinal Gousset, allant visiter les travaux de l’édification du Pensionnat des Frères, après avoir inspecté l’École primaire du Jard, dirigée par le frère Rieul.

Un jour que le pétulant et jovial pontife avait surpris Payard dans son jardin, en sabots, tête nue, chemise au col débraillé s’enfuyant d’un pantalon de coutil usagé, à la braguette entrouverte par inadvertance, le néo-jardinier, en train de biner un plan de carottes, s’écria, ahuri, l’outil lâché et les bras en l’air : Comment ! Monseigneur, vous aussi me faites l’honneur de passer par mon derrière ! – Eh ! quoi ! monsieur Payard, n’en soyez pas étonné : ce derrière m’est apparu si frais, si odorant, si fascinateur, que je me suis laissé tenter comme un pauvre pêcheur !

Payard et le frère Rieul furent longtemps à se remet-tre de ce colloque réjouissant et quelque peu rabelaisien. Il y a 60 ans de cela !

Quand le n° 21 devint à son tour la propriété de la Société des Déchets, en 1872, y habitaient le papa Salaire, comptable chez son fils le fabricant de la rue Saint-Étienne, Mary le basson du théâtre et serpent au lutrin de Notre-Dame, Mme Payard-Menu, Mme Watteaux et son neveu le déjà remarquable travailleur intellectuel que fut le docteur Edmond Seuvre, – exproprié rémois qui, de désespoir de n’avoir pu réintégrer ses pénates chéris, laisse écouler des jours désabusés au n° 125 de l’avenue de Neuilly, à Neuilly-sur-Seine.

Cette même année 1872, la Société fait emplette auprès des héritiers Philippe-Watteaux, des n° 27 et 29, du Jard. Déjà, elle possédait, depuis le 28 avril 1869, le vaste terrain horticole et la maison basse à porte cochère sans ornements au n° 25 de cette rue, où venait de s’éteindre le jardinier Tibon, – grand et généreux distributeur des soleils ou parasols de sa plantation aux moutards du quartier, qui lui en conservèrent un reconnaissant souvenir.

Le 9 avril 1879, c’est le nº 23, propriété des héritiers Brisset, qui va permuter et s’offrir à l’holocauste sacrifice. Le nº 23 actuel est demeure officielle du directeur de l’usine ; y habitèrent successivement Alfred Renard, puis son fils Fernand, et depuis 1924, Arthur Colin.

Jadis, c’était un immeuble désuet, sans étage, à toiture basse recouvrant de ses tuiles camoussies un grenier, remise à baffuteries, servant à sécher le linge des lessives ménagères, éclairé à peine par des lucarnes à volet plein, troué d’un cœur ici et d’un trèfle là.

Une cour mal pavée séparait deux bâtiments vétustes en aile, rejoignant un autre bâtiment sans étage comme le reste, et de même confection, où demeurèrent jusqu’à leur mort, deux enfants du peuple ouvrier rémois : le charpentier Nicolas Déquet et sa commère, papinette dorée et cafioteuse émérite, aimant les chats et les gosses de ses voisins, au même degré que les siens.

À côté de ces deux coteries, la mère de celle qui devint comtesse de Loynes, Mme Rix-Détourbay, et une famille de trieurs de laine, les Dupont-Aumont. Plus tard, cet autre trieur, Alfred Masson, fils d’un ex-fabricant de tissus.

C’est seulement en 1874 qu’on entreprit la démolition de ces vieux immeubles pour faire place aux bâtiments confortables actuels, où s’installèrent les bureaux de l’exploitation.

Les travaux de reconstruction commencèrent en 1875 et se terminèrent l’année suivante, sous la direction de l’entrepreneur Cochet aîné, prédécesseur de Clément Hornung et Henri Arnold. L’architecture est de Lamy et les peintures des frères Simon.

La prospérité de l’établissement exigeait des agrandissements continus et consécutifs aux inventaires à gros bénéfices. On n’avait plus rien à dévorer sur la rue du Jard, mais la rue Neuve offrait encore de quoi se substanter.

En avril 1876, on construit un épaillage sur les jardins de l’usine d’apprêts Marquant. Puis, un magasin de réserve empiète sur les derrières des quincailliers Ledru-Bertin et Thibault.

En 1903, l’épaillage prend de l’espace au détriment de l’usine des Mathelin, Bonnet et Floquet, successeurs de Marquant.

Entre-temps, le 23 décembre 1897, – avant-veille de Noël –, un incendie considérable avait dévoré l’atelier de lavage des laines, – sinistre provoqué dans un amas de matières textiles inflammables, par du coton livré en fraude dans un stock de déchets de laine surchauffés.

Cet atelier fut reconstruit dans la douce moiteur de ses cendres à peine éteintes.

À la retraite de Saubinet, l’aîné des frères Ninet, fut promu directeur. Celui-ci décède en 1885, et Alfred Renard le remplace, jusqu’en 1907, date où il disparaît à son tour.

Fernand Renard, successeur immédiat, exercera jusqu’en 1924, et depuis, c’est le plus intime collaborateur de ce dernier, Arthur Colin, ex-président de la Corporation des Employés, et calculateur-comptable émérite, qui est chargé des destins de la vieille entreprise rémoise, sous le contrôle et l’inspiration d’un Conseil d’administration constitué de notabilités industrielles, et présidé par le négociant en laines Léon Cailliau, sénateur inamovible de la Laine.

En 1911, la S.D.D. (abréviation courante de la firme) achète et utilise les terrains au n° 14, rue de Venise, et au n° 34, rue Gambetta, occupés par feu Dubois le marchand de charbons, et devenus la propriété de son gendre Garnier, du Bazar-Parisien de la rue des Tapissiers, transporté par la suite rue de la Clef et de l’Arbalète, où furent les magasins de confections : À la Ville d’Elbeuf.

Enfin, en 1920, la S.D.D. acquiert des héritiers Chaumouillé, en son vivant entrepreneur de maçonnerie, un bel immeuble élevé sur l’emplacement de l’usine supprimée de Floquet l’apprêteur. Cette maison fut habitée, après la guerre, par le chef des ateliers de lavage et carbonisage Pirenne, décédé en 1921, puis par Arthur Colin et enfin, son assesseur, M. Mirop, d’Anvers.

Avec les ressources provenant des Dommages de Guerre, la S.D.D. a fait rebâtir sur de nouveaux plans, conformes aux progrès industriels, un immense magasin servant, à ses différents étages, de lavoir, magasin aux matières brutes, triage, séchoirs à ventilateur et à air libre, – sur la terrasse bétonnée duquel on peut jeter le plus large coup d’œil sur les lieux circonvoisins, à l’intérieur de ce cirque de collines boisées ou pamprées qui ceinture la grande ville gallo-romaine reconstruite. Et leurs destins seront prospères à tous !

Parmi les anciens du personnel, disparus, citons : Eugène Ninet, frère de Ninet aîné, Duval ; – Eugène Godfrin, mort jeune et plein d’espérances, – Ernest Denoncin, qui s’installa à son compte, dans l’ancien établissement de tissage Lemoine-Richardot, en collaboration avec les deux fils de Ninet l’aîné.

À la liquidation de cette firme, il quitta Reims pour exercer la même profession à Elbeuf, où il est décédé et fut inhumé avant la guerre ; le cadet des Denoncin, Paul, ancien élève comme son benjamin des Frères du Jard, puis de l’École des Arts et Métiers, avait été directeur de l’usine Poullot ; – Constant Colmart et son fils Maurice, ce dernier mort pour la France, lieutenant d’infanterie ; – Pirenne déjà cité.

Les vivants le sont dans la force du terme : Debronne, Verviétois, chargé du lavage et du carbonisage, – Dinette et Douchy, deux vieux de la vieille, à la manutention des matières brutes et manufacturées, et Honoré Colmart, fils aîné de Constant, caissier principal et, en tête des tout-petits, Demeure.

La paix morale de la communauté rémoise devait subir, en 1879, des ébranlements fâcheux, dont les suites affligeantes étaient à prévoir.

Depuis la chute du régime dit Ordre moral et l’avènement progressif des pouvoirs laïque et démocratique dans les villes importantes, la lutte entre l’esprit d’examen et l’esprit de foi a pris des développements bruyants et tapageurs.

À Reims, la municipalité, issue cependant en majeure partie des rangs de la bourgeoisie et des éléments modérés de l’opinion publique, décrète la suppression des processions religieuses de tous cultes, dans nos rues.

Cette mesure atteignait plus particulièrement les congrégations catholiques, dont les manifestations extérieures étaient organisées et dirigées depuis des lustres par le clergé diocésain ou paroissial.

Les cortèges cultuels de la Fête-Dieu sont particulièrement visés par l’arrêté municipal, et des polémiques acerbes s’abandonnent à leurs excès entre gazettes locales à idées opposées et dans les familles mêmes.

L’un des arguments les plus spécieux et des plus sensibles aux masses est suggestionné par les citoyens du juste milieu dont la politique consiste à ménager la chèvre et le chou sous prétexte de neutralité confessionnelle et de liberté de la pensée : depuis toujours, l’habitude avait été contractée, de gré, et de force aussi, – force morale, s’entend ! – que chaque propriétaire pavoiserait son immeuble, sur le parcours des processions, et à hauteur du premier étage, avec des mètres et des mètres de flanelle blanche, ornées facultativement de roses en papier, voire naturelles.

Évidemment, cette coutume favorisait le commerce spécial en assurant un écoulement avantageux d’une partie de ses stocks.

La suppression des processions allait avoir pour résultat de créer un préjudice à l’industrie locale. Cet argument fera sourire les sceptiques, car chacun d’eux sait ce qu’en vaut l’aune : beaucoup moins que la matière fabriquée en jeu.

La lutte est réellement entre les esprits, non entre les intérêts particuliers. Et puisqu’il est de règle qu’en politique la force prime tout autre élément, le dernier mot restera à l’autorité laïque et civile.

Donc, en cette année décisive 1879, le vicaire-général Tourneur, – un grand et fort gaillard tenu en vive estime à Reims où on apprécie sa haute tenue, son talent, sa science, son érudition archéologique et sa valeur intellectuelle –, avise le maire de Reims, alors Victor Diancourt, que le clergé de Notre-Dame prépare la procession de la Fête-Dieu pour le 15 juin, avec parcours des rues suivantes : Parvis-Notre-Dame, Cloître, place Royale, Peirière, Sainte-Marguerite, boulevard Cérès, place Belle-Tour, Levant, Anglais, École-de-Médecine et Cardinal-de-Lorraine.

Les dispositifs des années précédentes comportaient un certain nombre d’arrêts devant un autel mobile, où l’archevêque présente aux fidèles le Saint-Sacrement et donne sa bénédiction épiscopale.

Ordre du cortège : musique militaire de 132e de ligne, enfants des pensionnats libres, des écoles chrétiennes et communautés religieuses de l’Espérance et Saint-Vincent-de-Paul, puis, second orchestre : la musique du pensionnat Saint-Charles, précédant les élèves du Petit-Séminaire et les affiliés au Cercle catholique de la rue du Barbâtre.

Troisième orchestre : la musique des Frères des Écoles chrétiennes, dirigée par Hermenge, suivie du clergé des paroisses, la Maîtrise de Notre-Dame, avec Étienne Robert en tête, les prêtres en tunique, chasuble et chape, le Chapitre canonical au complet, les vicaires-généraux, et enfin le dais d’or du sacre des rois, sous lequel l’archevêque Langénieux porte le Saint-Sacrement.

Les cordons de ce dais sont tenus par des membres d’associations chrétiennes, et tout autour s’alignent deux piquets d’ordre fournis par les brigades de gendarmerie et des sections d’artillerie. La procession est protégée sur ses flancs et en queue par 250 soldats d’infanterie.

À chaque autel mobile ou reposoir, dressé et orné dès la veille par les associations religieuses et les habitants pieux des quartiers parcourus par le cortège, arrêt, salut et bénédiction.

À ce moment, les soldats s’agenouillent en présentant les armes. Silence complet dans la foule, hommes découverts, agenouillés ou inclinant la tête. Les tambours battent et les clairons sonnent Aux Champs.

La minute est impressionnante. Il est rare que la cé-rémonie se termine sans qu’ici ou là des protestations ne s’élèvent des rangs des spectateurs ou parmi les passants qui refusent de soulever leur coiffure et d’arrêter leur marche. L’incident est peu fréquent.

Outre le pavois des maisons, auquel très peu d’habitants, quelles que soient leurs convictions politiques ou religieuses, refusent de se plier, – les rues sont traversées çà et là de guirlandes auxquelles sont suspendues des couronnes et des oriflammes.

Évidemment, le spectacle est très pittoresque, fort décoratif et susceptible d’exalter les âmes pieuses ou simplement indifférentes et tolérantes, – aussi de surexciter les passions sectaires, dans un sens ou dans l’autre.

Les rues, en somme, ne sont pas des temples aménagés spécialement pour tel ou tel culte, et de nos jours, on a pu se convaincre que la sagesse même et l’amour de la liberté dans le respect unanime des convictions conseillent de mettre choses et gens à leur place, sous le palladium de la loi.

En 1878, la procession de la Fête-Dieu s’était déroulée entre les rues du Jard et de Vesle, avec arrêt principal aux Loges-Coquault, où un reposoir avait été dressé en plein carrefour des rues aboutissantes.

Sous un soleil splendide, la cérémonie avait été resplendissante et éblouissante : elle devait être la dernière pour ces temps révolus.

Le maire de Reims informe l’Archevêché qu’en raison de l’état des esprits et l’ardeur des controverses soulevées par les discussions religieuses, il a été procédé officiellement à une enquête dont les conclusions viennent d’être soumises à la Préfecture.

On a la certitude que des manifestations opposantes affecteront la dignité du culte catholique, troublant en même la paix et la tranquillité publiques. Tout en préservant le droit légal, le maire est d’avis qu’il n’y a pas lieu d’autoriser la procession et ses cérémonies rituelles dans nos rues et sur nos places.

Protestations de l’archevêque qui se déclare convaincu que les autorités voudront bien prendre les mesures de police nécessaires pour que la procession se déroule sans incidents regrettables.

Réponse immédiate du berger à la bergère, et le 10 juin, arrêté interdisant formellement la procession sur le territoire de Reims.

C’est l’adjoint V. Portevin qui a signé l’arrêté. M. Diancourt ne se récuse pas, au contraire, mais il a des amis dans le clan conservateur, à l’Académie et ailleurs. Question de bon goût, semble-t-il !

Lui, le massif Portevin, aux larges épaules servant de socle à une tête osseuse, chevelue et pesante, est plus crâne.

À l’archevêque, le préfet Duphénieux réplique que les commissaires de police ont signalé une contre-manifestation certaine.

L’arrêté municipal est approuvé. Nouvelle protestation de l’Archevêché. Les droits de l’Église sont méconnus, son culte proscrit d’une Cité qui s’est mise sous la garde du Dieu dont elle refuse aujourd’hui les solennelles bénédictions... Vous regretterez un jour toutes ces fautes accumulées sous votre administration, par un acte que réprouvent les principes mêmes au moyen desquels on voudrait le justifier.

C’était sauver la face ! ensuite de quoi, le pasteur évangélique se rappelle qu’il est le représentant d’un Dieu d’humilité et qui a prescrit l’obéissance à César.

Chaque paroissien est en conséquence appelé à la déférence envers l’autorité civile, et le divin Sauveur est supplié de combler de ses faveurs Reims et ses magistrats et d’augmenter la charité chrétienne, image de cette bonté divine qui répand sur tous ses bienfaits, sans exception de personnes !

En France, tout finit par des oracles, des discours et de l’eau bénite de Cour ou de... courées. Depuis ces temps périmés, nulle bourrasque de même caractère moral ne souffla sur les têtes rémoises, mais on en subit bien d’autres, autrement cruelles et décourageantes ! Visions de Sodome et Gomorrhe !

Les âmes chrétiennes avaient d’ailleurs l’occasion de manifester leurs ardeurs pieuses en ces temps où les œuvres cléricales et de propagande catholique se décuplaient sur le territoire français.

C’était l’époque du Vœu au Sacré-Cœur avec sa souscription mondiale en faveur de la construction d’une basilique à Montmartre, en pleine activité. L’archiconfrérie du Sacré-Cœur avait pour secrétaire Rohault de Fleury, et une chapelle provisoire était ouverte aux confédérés à Paris, rue de la Fontenelle, plus tard rue du Chevalier-de-La-Barre.

Vers la même place, les Sœurs de l’Espérance de la rue de Pouilly établissent un orphelinat mixte, qui rend encore de grands services en 1928, dans le 4e canton.

Une mutation sacerdotale qui intéressa nombre d’anciens élèves de l’école primaire de la rue du Jard, fut celle, le 15 novembre, de l’abbé Divoir, qui, de vicaire à Saint-Thomas, prend possession de l’emploi de prêtre-sacristain à la Cathédrale, dont il était encore titulaire en 1914, en attendant qu’il remplisse avec courage et dévouement l’office de prêtre-nécrophore sous les bombes allemandes, à la chapelle Saint-Vincent-de-Paul, rue Brûlée.

Dans l’ordre des faits religieux, il ne sera pas superflu de parler ici de la fameuse bibliothèque des Bulles dont l’archevêque Langénieux fit don au pape Léon XIII le 8 décembre 1879. La récompense ne se fera pas longtemps attendre, et avant peu, le chapeau cardinalice couvrira le chef, dénudé naturellement, mais rechevelé artificiellement, du Pasteur catholique rémois.

On appela aussi cette Bibliothèque du nom de l’Immaculée-Conception. Le bruit se répandit dans le popu-laire rémois, que c’est au moyen d’un don de 200.000 francs fait à l’archevêque par M. Félix Boisseau, des champagnes, que le pontife romain avait fait bénéficier d’un cadeau aussi somptueux.

Voici comment on peut rétablir les faits. Le meuble en question fut en réalité donné à Pie IX par l’abbé Sire, supérieur de Saint-Sulpice pour qu’y fut déposée et gardée la collection des volumes contenant la traduction de la bulle Ineffabilis en toutes les langues parlées et connues. Le rôle de l’évêque Langénieux, alors à Tarbes, s’était borné à faire don de la statue d’argent, d’ivoire et émail, qui surmonte le meuble, et représente la Vierge à Lourdes.

C’est une souscription publique qui fit les frais de cette merveille, et M. Félix Boisseau fut l’un des principaux souscripteurs.

La collection comporte 110 livres manuscrits à miniatures. L’archevêque de Reims est représenté sur l’une des faces du meuble, auprès de l’abbé Sire, offrant à Pie IX les manuscrits et la bibliothèque de la bulle de l’Immaculée-Conception. Les armes de Reims sont insérées dans un médaillon représentant le sacre de Charles VII, Jeanne d’Arc présente, avec son oriflamme.

Un autre médaillon est aux armes de l’archevêque Langénieux, et représente le baptême de Clovis, tous deux sont en émail de Limoges, œuvre du peintre Frédéric de Courcy. La statue en argent fut modelée par Jules Lafrance, le monogramme par Lucien Falize et la couronne par J.-F. Melleris.

C’est le Bulletin du Diocèse, géré par E. Gény, qui a recueilli ces détails si intéressants pour la génération d’alors et ses survivants d’après-guerre. Ils intéresseront peut-être ses descendants lorsque la mode des sports violents ou du ciné se sera affaiblie ou aura passé comme passent les étoiles au firmament !

L’hiver et le printemps furent pluvieux et l’été ne donna pas les compensations et récupérations qu’on en espère toujours dès l’automne précédent : il fallut bien se contenter de ce que les vents versatiles nous réservaient, et ce fut à chacun de nous de profiter des rares belles journées qui s’offraient à nos aspirations.

En ces temps, la jeunesse fréquentait les belles Promenades de Reims et, les dimanches et jours de fêtes, s’empressait sur les routes aimables qui mènent aux villages de la banlieue.

On s’en allait par groupes allègres, la marche accélérée, le pas rythmé aux cadences des chansons guillerettes d’alors, le canotier sur l’oreille, et canne à la main.

Les guinguettes où l’on danse à Cernay, Saint-Brice-Courcelles, Cormontreuil, Bétheny, villages les plus proches de la ville et où l’on pouvait se rendre à pied, étaient le but de nos sorties dominicales.

Des familles entières y venaient passer la journée, emportant avec elles le sobre menu des déjeuners sur l’herbe, arrosé des légers picolos du pays tirés au fût par les aubergistes.

Les routes ombragées de peupliers ou de tilleuls, voire de marronniers, offraient le spectacle le plus divertissant par la diversité de leurs groupes de promeneurs.

Çà et là apparaissaient quelques-uns des rares vélocipèdes dont l’usage commençait à se répandre. On était loin de songer aux véhicules automobiles, qui font de nos routes populaires des carrefours à écrasés et des nébuleuses de poussière aveuglante et suffocante.

Les progrès mécaniques qui font les délices de la fortune n’infligeaient pas encore leurs déboires à la pauvreté. De nos jours, il n’est plus question d’aller gentiment et pédestrement le long des chemins herbus, au pas de promenade : les sirènes, les klaxons, les fumées d’essence empoisonneuse et les nuées de sable aux pointes acérées, ont découragé les plus résistants des pédestrians.

Nos lieux de plaisirs dominicaux ont dû se transformer. On sort loin, mais de la ville. Le chemin de fer et les tramways de banlieue transportent leurs grappes humaines endimanchées au pied de nos collines, aux pampres verdoyants ou au delà de la Montagne de Reims.

Mais les joies de ces coûteux déplacements sont forcément rares pour les pères de familles ouvrières dont les gains suffisent à peine à l’entretien des mioches. Il faut alors qu’on se rabatte sur les chaussées gréveuses qui longent les rives du canal ou les avenues boisées au bord de la Vesle ; mais là encore naissent de nouveaux soucis provoqués par la surveillance des petits qu’il faut tenir avec soin écartés de l’onde perfide et sournoisement attirante.

Les chevaliers de la gaule s’égrènent sur les rampes herbues du ruban argenté des eaux calmes et scintillantes qui portent de leurs vagues minuscules d’une rivière à l’autre, ridant à peine la surface plane de leur miroir à facettes, effleuré par les bancs narquois d’ablettes et de goujons ironiques, se riant des vaines amorces de l’homme qui trempe du fil dans l’eau.

Bucoliques joies de la pêche sans espoir, épicées heureusement par l’attente d’un casse-croûte dont sont gonflés les paniers et les serviettes nouées déposées sous l’œil vigilant de la patronne au pied des gros arbres aux ombrages bienfaisants !

Mais pour les jeunes que la nature oblige à se trémousser dans la puérilité des gestes, des cris, des chants, des verbiages sans fond, les fêtes de village ou les attirances des bosquets champêtres avaient plus d’attraits que le sédentaire plaisir des bords de l’eau.

À Saint-Brice, la mère Bigelot nous offrait ses charmilles, son orchestre rudimentaire, ses balançoires, ses tartes au lait et ses ragoûts de lapin.

À Courcelles, après avoir longé la superbe allée de peupliers qui menait au château de la mère Senart, on revenait déguster la chopine de rouge ou blanc chez Compagne le buraliste ou chez Mme Fréal.

Bezannes nous faisait signe par les appels de Laluque et de Delarbre, en attendant Godou, pivot d’attraction réputé.

À Bétheny, on allait goûter chez Carnot ou bien encore chez Bégny, qui faisait danser lui-même ou par son frère, camionneur au Chemin de fer de l’Est et violoniste de pacotille, fort pour la contredanse et les miauleries de chats.

Cormontreuil était le rendez-vous préféré des gens de Par-en-Haut, voire des 1er et 2e cantons. On s’y rendait par les mêmes sentiers remplis d’ivresse que de nos jours, de préférence le long des berges du canal jusqu’au Pont-Huon et le chemin de Vesle, si pittoresque entre ses saules creux, bercés par le murmure des eaux cascadantes et tapissées de nénuphars de notre antique et peu solennelle rivière, où se baignèrent de temps immémorial, Gaulois, Romains et Francs de la prime histoire rémoise.

Le bain public et gratuit des Trois-Rivières attirait les gringalets qui font de la brasse ou du saut en profondeur l’ambition de leurs minces jarrets, en flûtes à la boulangère, de leurs pectoraux maigrelets et de leurs biceps en panses de lapereaux.

Du Moulin-Montlaurent, chanté de nos jours par Arthur Pétronio, à l’amorce du chemin de Taissy, les rôtisseurs de lapin de tonneau, abondaient, hospitaliers et bons garçons : le vieux Lapie, Ragueneau de ce village, favori des amateurs de tonneau et galets. Laloux, Guillemart le bura-liste, l’épicier-débitant Despicq, sculpteur-monumentiste, Malot, dont les fils étaient venus en classe à Reims au Jard des Frères ; et d’autres, y compris Lecompère, dont la descendance édilitaire précéda à la mairie le remuant et populaire Charles Foulon, – diable devenu ermite, après s’être complu au rôle d’un Jean-Baptiste qui patronnait Jésus-Mirman, et fit d’un estimé professeur au Lycée de Reims un bruyant et encombrant politicien, recueilli depuis par le Conseil d’État.

La fête patronale de Cormontreuil attirait en septembre des foules citadines comme les faubourgs de villes industrielles seuls savent en composer.

Saint-Brice, avait une vogue moindre, et Cernay passait en troisième ligne.

Ces festivals champêtres faisaient le beurre des Petites-Voitures, dites de place, de leurs omnibus à impériale, délices des familles, qui rompaient à toute minute, du crépuscule à la nuit, les grappes de chanteurs éployés ou serrés au coude à coude.

Il était de rigueur qu’aux dernières heures de la bourrée nocturne, des chicanes éclatassent entre verriers de l’usine des frères Charbonneaux et autochtones éméchés ou batailleurs, lesquelles querelles se terminaient normalement par des volées réciproques de coups de poings, sans plus.

La troupe des citadins pacifiques connaissait ces mœurs locales et disparaissait en douce par la grande route de Louvois, le chemin de Dieu-Lumière, les deux sentiers de halage ou la cahoteuse et raboteuse allée des châtellenies qui aboutit au faubourg Fléchambault, avant l’heure de ces combats singuliers entre athlètes en toc, piaillards et gasconnants, poussant plus de cris que de bottes et s’égaillant en moineaux des plus francs à l’apparition du garde-champêtre au nez qui rutile et ronfle de menaces.

Tinqueux, Champigny, Ormes, Trois-Puits, Taissy, Saint-Léonard avaient, sur ce versant, leurs familiers, de même que La Neuvillette, Berru et Nogent, sur l’autre.

On s’égaillait parfois jusqu’à la Pompelle et Sillery. Les au-delàs rentraient dès lors dans la catégorie des voya-ges circulaires, pour mollets et poumons de vingt ans, et porte-monnaie individuels, où chacun ne paie que sa quote-part.

La Haubette et le Pont-de-Muire étaient lieux de plaisir communs à toute la population rémoise, qui s’éparpillait chez la veuve Duval et les cabarets Couvreur, Trousset et Durin, en haut de la côte, ou s’enfonçait sous les tilleuls du jardin à danser tenu par Louis Rix, un joyeux drille assez malin, pertinent dans la confection de vins rouges friands, dits de pays, confectionnés avec du vin d’Algérie, acheté par l’entremise de son chef d’orchestre de danse, Jules Cayde, au maître-peigneur de laines Jonathan Holden, propriétaire-viticulteur à Bouffarik et Mustapha, – ledit picolo algérien agrémenté d’un jet d’eau-de-Seltz, destiné à produire le cordon originel dans le verre à boire.

Pour ces jeunes gosiers altérés par la polka, la mazurka, la scottish et la valse de nos pères, et par le sable jaune soulevé sous leurs pétillants petons, la tisane rose passait comme une lettre à la poste.

Rilly recevait de nombreux visiteurs, attirés par les charmes de son coteau verdi de pampres et l’Auberge du Soleil, gérée tambour-battant par le roi des cabaretiers, Émile Fagot.

De l’autre côté du tunnel, Richomme, prédécesseur de la mère Lucas Au rendez-vous des chasseurs, attirait en semaine les cocodès à la mode, avec les haultes et gentes dames en bris de contrat, et les courtisanes à huppe dûment autorisées.

Ombres de Canrobert et des Matthéus, dragons empanachés aux moustaches conquérantes, appelez à vous les falotes silhouettes des coquebins et des vieux marcheurs qui papillonnèrent, à vos côtés, autour des grâces à la mousse de champagne de nos lorettes les plus empanachées ou de nos faiseuses elles-mêmes de marché que les romanti-ques amours à la Feuillet et à la Dumas fils, ou encore les excitantes passionnettes à la Maupassant, attirèrent en ces lieux discrets, où chante le coq matutinal, où croassent les grenouilles de la Ferme-aux-Bœufs, où jaunit la girolle et où trompettent les moustiques, tourmenteurs de chairs tendres et roses !

De ce dernier Trianon par les bois touffus de la Montagne de Reims et le Chemin-Vert des Filaines bordé de villas plus ou moins enchanteresses, parmi les mûres et les framboises et sous les frondaisons des hêtres et des bouleaux, on se glissait en chantant et fouettant l’air d’une badine découpée aux branches basses, vers Saint-Imoges, Champillon, Cumières, en se désaltérant ou réconfortant à l’hostellerie réputée du Cadran.

Des auberges modestes et accueillantes vous offraient au passage leur broc de vin pétillant des coteaux champenois, avec l’omelette au jambon et le saucisson à l’ail, appuyés par une tranche plate de beau pain blanc, frais et odorant.

O belles heures de la vie, qui enchantez encore par le souvenir, nos soirs vieillots et caducs !

Les promenades dominicales vers le Tardenois n’étaient guère possibles alors aux piétons, vu la distance. Pourtant que de jolis coins, à Faverolles, où le blanc de blanc était savoureux, qu’on retrouva plus tard à Tinqueux, en cette hostellerie du Cadran solaire où un arbre à la Robinson servit de tremplin à nos allocutions chaleureuses pour un public chimérique.

Et autour de Clairizet-Sainte-Euphraise, centre viticole ou mûricole à l’usage des Rémois de nos faubourgs qui allaient, en novembre ou décembre, cueillir la mûre après que la gelée passé dessus, pour en faire une piquette buvable aux temps chauds !

Verzy et ses faux, Verzenay et le temps épique des vendanges, Trépail avec son vin blanc de propriétaire, vendu par le cabaretier Homo, – ce vin succulent et traître, au bouquet de terroir si accentué, et qu’avant-guerre on dégustait à la Grande Brasserie de Strasbourg, moyennant trois francs la bouteille. Ajoutez-y 20 francs actuellement, s’il y en a !

Mailly, Ludes et son Craon, et Chigny-les-Roses, avec le château de Mme Veuve Pommery, où souvent nos fins gourmets de la bourgeoisaille rémoise, pique-assiettes convaincus et fidèles, savouraient le mousseux du cru en rongeant des ailerons et des cuissots de volaille tendre !

Quel est le village de la Côte rémoise qui n’ait pas ouvert ses rues et ruelles, ses sentes et ses venelles, ses auberges et cabarets aux groupes charmants venus, par les routes blanches, à la conquête de l’air des champs et des vagues distractions du dimanche rural ?

Leurs clochers appelaient de loin par leurs flèches pointues et le carillon de leurs tours ; leurs toits rouges ou bleus nous faisaient signe par les lentes volutes de la fumée des âtres familiaux, où rôtissent en paix les volailles plumées la veille, où mijotent les bons fricots, les grasses soupes à la poule, où se dorent les savoureuses omelettes au lard.

On partait de Reims vers les neuf à dix heures pour arriver au gîte accueillant sur le coup de onze heures, à la sortie de la messe ; on assistait au défilé des toilettes aux couleurs criardes de nos Chloés et de nos Junons campagnardes ou vigneronnes, et l’estomac dans les talons, on excitait de la voix l’empressement de la matrone qui veille au ravitaillement des affamés de la ville.

Après le café et le pousse-café, – toujours en dédaine de la vieille bouteille ! – on s’en allait aux vignes ou aux bois, chercher la mûre ou la fraise, sous la feuille tôt à l’envers que tant d’aimables et piquantes jeunesses ont su, depuis la première femme, retrousser si savamment et malicieusement !

Le soir, à l’Angélus, les groupements de retour apparaissaient au seuil des chemins ou des sentiers remplis d’espoirs amoureux et parfois de douces ivresses où le cœur a plus de résistance que le cerveau, mais sur le coup de dix heures, pâmés, comblés et las, on finissait la fête au cabaret avec la dernière canette de bière fraîche et mousseuse.

On avait devant soi six longs jours de travail en espérant et attendant le jour du Seigneur, auquel tout homme de bonne volonté a droit dès sa naissance.

Salut à vous tous, villages bénits où se sont accrochés jadis les lambeaux de notre jeunesse insouciante et pleine de feux et d’espoirs ?

Salut à Écueil et Sacy, Chamery et Sermiers, Villedommange et Saint-Lié, les plus chaudes de nos amours ?

Salut à vous, humbles mais radieux Hermonville, Pouillon, Villers-Franqueux, Marzilly, bois mystérieux de Toussicourt où l’on cueillit la fraise, futaies de Berru et de Cernay où se dressèrent tant de nappes et de serviettes blanches couvertes de victuailles sur les gazons en velours vert !

Salut ! Courcy, Loivre, asiles de pêcheurs, Brimont, où l’on fut trop souvent surpris par des ondées rapides mais suffisamment longues et dévastatrices pour friper les robes et les pantalons, amollir les pâtés à l’oie, au lapin et au veau blanc qu’enveloppent des croûtes resplendissantes et odorantes.

Et Witry ? Et Nogent-l’Abbesse ? Et Muizon avec la garenne de Gueux ? Et Chenay, Trigny, Saint-Thierry, Mer-fy ?

Où donc encore transportions-nous nos jeunes âmes bouillonnantes et nos cœurs frémissants de fraternité, sans mélange d’envie ou de colère juvénile ?

Des rires, des chants, des beuveries sans excès, de l’appétit à revendre, des gestes caressants, des paroles amicales, mille propos interrompus, cent promesses d’éternelle amitié, et toute la musique langoureuse ou folle des cœurs de vingt ans !

Ah ! jeunes Rémois et Rémoises de nos jours, si différemment allègres, que le Ciel vous réserve des joies aussi pures, aussi naïves, et à aussi bon marché qu’il nous fut donné il y a quelque cinquante ans bientôt d’en connaître et d’en profiter ! Vous les refuserez peut-être, ayant mieux, sans doute ?

Pâques vint enfin, avec ses coups de cymbales et grosses caisses, ses pétarades de pistons et trombones, ses parades de néo-Ventres-d’Osier, ses défilés-réclames à orchestre ambulant, d’écuyères en tutu, de clowns enfarinés, d’éléphants goguenards et d’ours bien léchés et peignés, parmi les paillettes et les oripeaux de ces banquistes qu’on attend avec impatience et qu’on accueille avec soulagement.

Voici une troupe équestre inédite : les 60 artistes de l’Américain Deike, dont 20 ballerines suédoises, venues de l’Hippodrome de Lille.

Au Cirque neuf, Priami et Piérantoni, amenant Pas-caline l’Étoile du Nord, Mazuchet l’Homme-volant et l’équilibriste persan Trewey, – recrutés évidemment dans les agences parisiennes.

Que de rosses toutefois, bien innocentes et pleines de bon vouloir, parmi cette écurie de 50 chevaux annoncée à grand renfort de papillons et d’affiches !

Mais quels merveilleux amuseurs, ces clodoches authentiques ou de remplacement, dans la pantomine comico-tragico : Pierrot chez les Sauvages !

La belle Rechenbach, – Suisse ou Badoise, on ne sait au juste ? Peut-être descendue des Buttes-Chaumont ? – fait valser son lion qui n’a de princier que le nom et de fauve que la couleur de son poil.

L’illustre Potel, du Grand Théâtre National : Vive la France Monsieur ! et son féerique Rameau d’or, son frigide Carnaval sur la glace à Moscou.

Toutes ces baraques de saltimbanques, ces tourniquets à la volaille, au pain-d’épices, à la vaisselle et au nougat, ces tirs Lefaucheux contre pipes en terre et boules de verre émaillé, ces massacres à la Forzy où la tête de la mariée est le plus souvent la tête de Turc, – ces comme ceci et l’on gagne !

Jeux d’adresse où seul l’entrepreneur de bonneteau gagne, au moyen d’un coup de genou discret contre le tonneau qui sert d’établi, – sauvages de Tournebonneau qui dévorent des entrailles de lapin, comme au Labrador, – phénomènes de toutes petitesses et de toutes grandeurs, mollets dodus ou poitrines mamelues, tâtez, jeune homme ! – Ces fileurs de verre, – ces panoramas où l’on évoque Troppmann et la bataille de Borny – on est au lendemain de 70, presque ! – ces gaufres à la vanille et ces frites à la graisse de chevaux de bois, – ces pâles rosaces au sang de navet, – ces pots de chambre cyclopéens, à l’œil glouton et narquois, – ces casseroles qu’on commence à émailler bleu-ciel ou rouge-chaudron, – ces gaufriers rectangulaires, les ronds disparaissant et devenus des raretés de valeur, et les crochets nickelés où s’étire la pâte argentée des guimauves à Fréminet le chéri des Titis !

Est-ce que toutes ces splendeurs ne sont pas venues à point pour nous reposer des émotions d’une lutte électorale comme rarement en virent nos prédécesseurs, même dans les épiques combats de la fin de l’Empire ?

Et quels tonitruants et remarquables candidats offerts à concupiscences des votants pleins d’ardeur et de conviction de nos populeux cantons !

Victor Diancourt, fin lettré égaré volontairement dans la politique, si futé qu’il s’y retrouvera en bonne place ; Napoléon Lasserre bouche-d’or, orateur à explosions, comme le cassoulet de son pays natal, où nagent le haricot de la Garonne et la saucisse à l’ail de tous pays, défenseur de la veuve et de l’orphelin, ex-maire de l’Empire, devenu républicain comme tous les adorateurs du soleil levant à la recherche d’une sinécure arrondie ou d’une position sociale et à retraite assurée après 25 ans de bons et loyaux services sans zèle ni fracas ; Courmeaux, Eugène pour les dames sentimentales, l’élégant et pontifiant promeneur à la badine de dessous-les-loges, dont on disait, sur les pas de portes : Voici le chevalier du mouchoir qui passe !

Haut en couleur, barbe grise foisonnante, haut-de-forme à la main, noble front têtu à découvert, jaquette impeccable, portant large et puissante face de dominateur, à la Hugo, trônant sur un vaste pectoral fleuri de quelque œillet, ou du mouchoir de soie, que nous le connaissions bien, tous, jeunes et vieux, de visu, comme de réputation… et il était l’espoir des jeunes couches sociales, ravies ou enthousiasmées de la peur que ce brave Tartarin de la politique engendrait dans les vieilles ruelles conservatrices et bien pensantes de la cité bourgeoise et pieuse du centre rémois !

Ah ! qu’on avait la peur facile en ces temps-là !

Une grosse voix, des yeux furibonds, la guerre aux tyrans, le salut du peuple, son instruction, sa petite maison et son petit jardin, mort aux jésuites et aux calotins, la République universelle, les États-Unis d’Europe, les cathédrales transformées en magasins à fourrages, balivernes et réalités, espoirs chimériques et vues sensées d’avenir, toute cette bouillabaisse des comités électoraux où la rascasse marseillaise fait bon ménage avec le hotus de nos paisibles rivières, et surtout... l’impôt juste et progressif avec le salaire suffisant pour le travail, eh ! braves gens, que voulez-vous de plus d’un sympathique orateur qui vous ouvre son cœur et se dévouera, corps et âme, au bonheur de ses concitoyens !

Nous en bavions, nous autres blancs-becs qui n’avions pas encore droit au bulletin de vote et nous introduisions en fraude, entre nos copains déjà moustachus et poilus, dans les salles de réunion, chez Ragaut ou au Bal-Français !

On trépignait, on criait, non point bis ! car il nous fallait toujours de nouveaux topos, et des Vive la République ! perçants et effrénés d’audace.

Si Lasserre à la voix de cristal et aux longues jambes sous un buste efflanqué, un cou de cigogne et une figure rasée de cabotin d’Ambigu, aux bras sans fin s’agitant dans les espaces à gobe-mouches, avait été professeur d’histoire avant d’être plaidoyeur au criminel et au civil et gendre d’un fonctionnaire impérial, Courmeaux, valeureux chef des radicaux, avait débuté dans les fonctions publiques en qualité de bibliothècaire-adjoint, non rémunéré, à la Mairie de Reims, en 1845, année agitée entre toutes dans nos milieux antimonarchiques et où maints potards rêvaient à des exploits révolutionnaires.

Vient 1848. La terre politique remuée, il en sort des champignons à foison, les uns comestibles, les autres vénéneux.

Courmeaux, simple girolle digne de tous les canards, se fait pistonner par le bonhomme Adolphe David, qui sera le beau-père de Jules Warnier, député à l’Assemblée nationale de 1871, pour la commune de Reims.

Modestement et en bon fils de notre vieille cité, il accepte les soucis de la sous-préfecture ; mais, – et ce sera bien dans ses cordes, toute sa vie ! – gratis pro Deo.

N’avait-il pas été proposé pour le Havre, et au-dessous, Saint-Étienne, futur fief électoral d’Aristide Briand. Mais comment aurait-il résisté au plaisir orgueilleux d’être le premier fonctionnaire d’État dans cette ville aimée au-delà de tout où on affectait de ne pas le prendre au sérieux ?

Juin 1849 ! date tragique et fatidique entre toutes : la classe ouvrière dite parti des Communistes, se croyant jouée et bernée, veut reprendre ses avantages, et le pavé de Paris se transforme à nouveau en barricades, non plus contre le pouvoir royal, mais contre la République au masque philanthropique mais au visage parfaitement capitaliste !

Le chef de la force publique n’y va pas par quatre chemins : répression, et du sang !

Nos jouvenceaux humanitaires d’alors commencent à renifler. Et voici le bouquet : l’expédition de Rome en faveur de la Papauté !

Cette fois, notre sous-préfet Courmeaux s’agite, gronde, proteste. Fort bien ! aventureux jeune homme. La mise à pied n’est pas instituée pour les chiens, qui n’ont que des pattes, et aux étrennes 1850, notre gaillard est sur cul, gros Jean comme devant.

Dans le Reims des camarades du Lycée et du Cercle, on rigole. « Il n’en fera jamais d’autres ! » « Il », en effet continuera.

Espionné, traqué, il rugit, d’une plume d’oie soigneusement taillée par lui-même avec son propre grattoir. Où allons-nous ? où nous conduit Bonaparte ?

Naïf, va ! mais tout le monde le sait, où l’on va : à l’Empire, gros bêta !

Et dix-sept mois plus tard, notre don Quichotte qu’aucun Sancho Pança ne malaxe de sa crème, ébaubi devant un coup d’État exécuté par des loustics qui ne sont pas manchots, prend la sage résolution de... f... le camp à Bruxelles, où il se rencontre, dans la nuit du 3 au 4 décembre 1851, avec d’autres proscrits, ses amis de l’an 1849.

Électrisé par la présence superbe d’un aigle poétique, l’antithétique Hugo, à la tête léonine et aux éclairs prophétiques rimés et fulgurants, il s’enfonce vers les puits de mines de la noire Belgique pour y soulever le peuple des corons.

Qué que ch’est, garçon qu’tu nous veux ? On lui rit au nez.

Dès lors, les écailles tombent de ses gros yeux candides, étonnés depuis l’enfance. Poire il était se croyant tomate ! Dès lors, silence jusqu’à l’Amnistie et retour en douce vers Reims et aussi Paris, où il se glissera dans le monde littéraire, artistique, théâtral.

Le voici un moment expert en mollets au Châtelet, où on l’a bombardé secrétaire de direction, chargé du recrutement des petits petons du corps de ballet.

Époque radieuse et consolatrice de tant de misères ! Hélas ! la Gorgone se ressaisit de lui, après les désastres de 1870-71.

En octobre 1870, il se trouve, – à quel titre, grands dieux ! – à Tours, où le joyeux drille au faciès vermillon à la Henri IV, Narcisse Farre, son copain de lycée, placier en champagnes mousseux, l’accompagne fraternellement.

Qu’on nous en croie ! Il va soumettre un plan de campagne à Freycinet, et – oui ! oui ! c’est véridique ! – ce plan est soumis à Faidherbe, qui le met à l’essai à la bataille de Saint-Quentin.

Souvenons-nous en ! le 31 octobre 1870, des gamins et des grandes personnes, couchés à plat-ventre sur le grès de la place de l’Hôtel-de-Ville, à Reims, une oreille collée au pavé, déclaraient entendre le canon de Saint-Quentin.

De fait, rumeur en casernes et préparatifs de départ... à l’anglaise, des Boches, qui se prélassaient dans nos rues et se gobergeaient dans nos maisons. Mais c’était pour de rire, comme disent nos tout petits chiards du Jard.

Saint-Quentin ! on peut en demander des souvenirs aux quelques moblots rémois d’alors qui respirent encore l’air de Reims à la mi-janvier 1926, par - 7° et sous une calotte céleste grise et ouatée d’une neige qui hésite à quitter ses hautes altitudes pour venir blanchir nos toitures neuves.

Il ne fait pas doux, en ces temps-là, à Reims, pour ceux de nos concitoyens actifs les plus en vue et remuants, les nouveaux venus à la vie publique, car les anciens se sont terrés, leur besogne maladroite terminée, en attendant le retour toujours possible, chez un peuple versatile, des jours heureux !

Henri Henrot, Brébant, Thomas, la Faculté de médecine qui s’exerce à la politicaillerie et guette le pouvoir mu-nicipal, tous sont pris comme otages et envoyés en villégiature hivernale dans le gai pays de Magdebourg, par trains plus ou moins blindés.

Lui, IL, le gouvernement de la Défense nationale l’envoie en mission, – gratis pro Deo comme toujours, ses petites rentes paternelles le lui permettant, et aussi ses principes quarante-huitards –, à Lille en Flandre, pour s’y occuper de ravitaillement et du service direct postal par pi-geons voyageurs, dont il emporte une cargaison. Concurrence préventive à notre Achille Laviarde, inventeur en son temps d’engins guerriers à la Turpin, comme la France en a toujours couvé en ses heures d’épreuves !

Le suivrons-nous à partir de cette date ? Arrivons plutôt à 1877 et à son Franc-Parleur qui lui coûte plus cher que de raison, mais où IL peut enfin imprimer les rêves de son imagination romantique et ses prévisions d’un avenir nullement éloigné, vérifiées par les faits.

En mars, le voici candidat radical à la Chambre des députés. Il n’a pas, lui, de journal, pour le patronner et battre le rappel des votes.

Son concurrent et excellent copain Lasserre, lui, réussit à trouver une bonne pâte de commanditaire pour imprimer une feuille de chou, plutôt de carottes, bien à son service : le Petit Rémois. Ah ! le petit Rémois de ce parfait Toulousain !

Un troisième candidat présente son dos voûté, sa lourde face à barbe poivre et sel, à la foule des inquisiteurs : Numa Langevin.

Entendons le début de harangue de ce notaire qui avoue ses modestes qualités : Depuis bientôt 30 ans que, soit dans mon étude d’officier ministériel... Le tonnerre tombe du haut des galeries de bois, au Bal-Français. Pas de militaires ici ! Hou ! hou ! à la rue !

Par trois fois, de sa large mâchoire à collier hirsute, et d’une voix forte paralysée par un léger défaut de prononciation, la propitiatoire victime de la politique s’efforce de mettre en chantier le topo dont sa mémoire s’est chargée avec abnégation, par trois fois la clameur d’un public impitoyable et blagueur l’interrompt de sa clameur de baraque foraine.

Nous autres, les imberbes ! on se tord littéralement, sous le regard fulgurant des pontifes qui s’impatientent sur les bancs de l’estrade.

Lasserre et Courmeaux lèvent les bras en l’air, font mine d’implorer l’impartial silence en faveur de leurs concurrents, si peu dangereux. Vaines tentatives plus ou moins sincères.

Citoyens ! citoyens ! de sa grosse voix de haut-parleur en gestation, clame Eugène. Les principes ! la République ! les droits sacrés de la parole ! notre honneur, notre parti... !

Ah ! ouiche ! ce populo se fiche bien de toutes ces balivernes ! Langevin n’est pas persona grata ! il ne peut s’expliquer comme tout le monde ! quand on n’est pas orateur, quand on ne sait pas la façon de parler au peuple, on se tait, NA !!

Et Langevin se taira, s’assoira, s’effondrera plutôt sur sa chaise paillée, les bras au ciel, attestant son impuissance et sa bonne volonté, des gouttes de sueur perlant à ses sourcils touffus.

Dur métier ! pour celui qui marcherait ! mais ces grigous du prétoire et des comités électoraux sont malins comme des singes, ils ne marchent pas ! ils savent bien que tout ça, c’est de la comédie, et que pour grimper à l’échelle du pouvoir ou au mât de cocagne où sont pendus les hochets et les saucissons, les cervelas, les caleçons de bain et la surprise, il faut faire le singe et le jocrisse, au-dessus des lazzis de la foule, qui, une fois par hasard, l’espace de vingt-quatre heures, se sent souveraine !

Pour le moins, dans cette vaste salle nue, sauf quelques trophées du tricolore aux pans de bois de l’ancienne tente Besnard, il y a là deux jocrisses qui jouent leur rôle en perfection.

Le seul candidat sérieux de ce trio solliciteur de suffrages, c’est Courmeaux, le chevalier du mouchoir, le pontife à la tête olympienne auquel l’opportunisme du jour s’efforce de barrer le chemin du Palais-Bourbon, où il serait peut-être fort gênant, fort compromettant.

Qu’on ne se mette pas en peine, un quatrième larron sortira à temps de la boîte à malices du parti républicain modéré, dont l’organe est l’Indépendant rémois ! Assurons le ballottage... et le tour sera joué.

Cette ultime réunion électorale est donc agrémentée de mille façons par l’intervention de quelques gugusses comme les foules en recèlent dans leurs profondeurs.

À Lasserre, dont le faux-col relevait le menton à la Coquelin, laissant entre le cou et la lavallière l’espace suffisant pour y faire macérer deux doigts de la main droite, pendant que la bouche glabre et bleuie s’efforce à un sourire méphistophélesque, Mouny, le terrible Mouny, chef des brigands de la corporation des tisseurs à la mécanique et gloire de club à la Armonville, pose de singulières et troublantes questions.

Pourquoi le citoyen Lasserre, qui se dit républicain à tous crins, a-t-il accepté l’emploi officiel de maire sous l’Empire ?

Silence. Ah ! diable ! voilà un coup droit qui va faire son effet. L’effet est simple... et de bon goût.

Lasserre ricane de toute sa hauteur et de son nez à la Roxelane, il sort une réponse si bon enfant et si clairement convaincante que chacun dans la salle en reste coi.

Afin d’être aux premiers rangs pour trahir ce détestable régime !

Et allez donc ! pas plus difficile que ça ! et c’est tellement spirituel, tellement naturel et conforme à la nature humaine, que la salle entière s’esclaffe et croule sous les bravos.

Le brave Mouny ! sa moustache gauloise en tremble, il reste muet, et, avec un geste abattu, lui aussi, il s’incline sous la riposte. Dame ! rien à dire à ça ! et coglione comme la Lune, il quitte l’estrade en vaincu, sur laquelle il s’était précipité plein d’ardeur : l’oreille basse, sous les quolibets de ses copains, il remonte les degrés qui le ramènent aux galeries supérieures, d’où il ne surgira plus qu’en fin de comédie, pour rentrer chez lui, où l’on se paiera peut-être sa tête !

Le clou de la réunion devait être l’audition de la profession de foi du candidat radical, clan Clemenceau de la cité, de ce rouge, de ce communard, comme on le baptisait en sourdine dans les parlotes.

Certes, ces trois augures, ennemis en façade et grands camarades dans l’intimité du Cercle littéraire ou des salons, frères en loge, républicains de fond ou de surface, divergeant simplement sur le fonctionnement de ce régime, se retrouveraient tout à l’heure en présence d’une péteuse et de cigares havanais, à l’arôme enivrant et stupéfiant, se donnant rendez-vous au grand jour du vote.

Lasserre et Langevin savaient pertinemment que si naïf que fût le collège électoral du magma ouvrier rémois, leurs noms, pourtant sympathiques et fort connus, n’avaient aucune chance d’émerger au palmarès en première place.

Courmeaux, lui, on en était certain, obtiendrait la majorité relative, mais on dormait tranquille : le second tour laissait le temps de rassembler les deux tronçons impuissants pour en faire un tout solide et vainqueur sur le nom d’un quatrième larron, ce placide bouquineur et amateur d’arts, marchand de flanelle en buissonnière, flirtant vers les Parlementaires, les Artistes et les Écrivains, enragé collectionneur de belles reliures et de coquettes illustrations de nos meilleurs crayons et fins pinceaux de la région ou d’au-delà, ce quinquagénaire aimable, aux gestes courtois, à la parole diserte, au sourire bienveillant, à la main bénissante, qui eût fait un parfait directeur de conscience, et qui, en outre, avait la réputation justifiée d’être de cœur et d’esprit avec tout ce qui était comme lui du crû champenois, noble fils de notre Reims adoré !

On eût pu d’ailleurs dire de Courmeaux et Langevin ce qu’on disait de Diancourt, sur ce sujet qui tenait tant au cœur des vieux et des jeunes Rémois, affolés d’amour pour leur ville natale ; mais celui-ci avait ce qui manquait aux autres : finesse, à-propos, aménité, et certaine grâce dans la présentation de son demi-siècle aux cheveux blanchis.

Courmeaux, l’ogre radical et anticlérical, connaissait la valeur de l’adversaire qu’il aurait à combattre, et l’ardeur de vaincre n’en était que plus vive en lui : il prit son tour, le dernier, – il avait cette chance que le tour de parole lui ait échu en fin de séance, car souvent c’est au dernier qui a ouvert la bouche que l’on donne raison, dans les milieux simplistes.

Il s’en donna à cœur joie de sa voix redondante, quoi qu’un peu assourdie et criblée au travers de ses grosses moustaches et de sa barbe de sapeur-porte-hache.

Tout ce qu’on avait lu et entendu depuis l’apparition des Cinq au Corps législatif, tous les échos de 48, amalgamés durant une heure, s’envola sous les solives et les tuiles du Bal-Français, dans l’acoustique la plus sonore et vers les oreilles les plus accommodantes à tout recevoir et emmagasiner.

La Cathédrale ! certes il adorait ce chef-d’œuvre des arts gothiques et son cœur frémissait aux souvenirs de gloire qu’elle évoquait dans le monde entier, mais n’était-elle pas autre chose que le temple de la superstition, le témoignage de la tyrannie des pouvoirs cultuels, le Vatican, la Papauté, les Jésuites ?

Mais, si on y supprime le culte, qu’en fera-t-on ? La démolir ? jamais ! l’État a besoin de magasins pour l’Armée... on y entassera, ma foi ! si l’on veut, des fourrages... car on aura sûrement une garnison de cavalerie ici, afin d’aider à la location de tant de logements nouvellement aménagés dans nos faubourgs et nos rues nouvelles.

Nos bâtisseurs à la mode en eurent le sourire sur leurs faces ridées, car l’apôtre des réformes venait de frapper juste sur leur corde sensible !

Les applaudissements devinrent sonores et grandissimes quand l’orateur, enflammé par ses propres paroles, folles et ampoulées, conclut son long discours par l’évocation du grand rêve humanitaire : Séparons-nous avec la vision de ce que l’avenir proche nous promet : les États-Unis d’Europe !

Jamais le Bal-Français n’avait retenti jusque-là d’un vacarme aussi formidable : ni le violon-conducteur du père Dubois, ni les pistons d’Alexandre Boulogne et Léon Tourneux, ni le trombone de Visé l’aîné, ni l’ophicléide de Rivière, encore moins la clarinette de Kléber et la petite caisse de Baudelot, jouant avec ferveur la polka des Forgerons, à coups d’enclume, jamais, même aux nuits de Mi-Carême, cet orchestre vainqueur n’avait rempli la salle d’harmonies plus sauvages et d’ouragans plus déferlants !

Vive Courmeaux ! À bas Lasserre ! À bas la Calotte ! Langevin devenait inexistant !...

Fléchambault en subit la rumeur jusqu’au coup de minuit, et il fallut toute l’énergie des brigades de police envoyées sur les lieux pour qu’on évacuât les cabarets et la chaussée, et que chacun reprît dans le bruit des conversations et des controverses, le chemin de son domicile !

Ce qu’il résulta de cette vaste parlote sans portée ?

Comme prévu, un ballottage en règle et en bonne et due forme, avec Courmeaux en tête, Langevin en queue.

Quinze jours plus tard, le larron désigné à l’avance devenait député de Reims.

Diancourt avait récolté 9052 suffrages, Courmeaux, 7728. Lasserre et Langevin furent récompensés de leur dévouement à la sainte cause de l’Ordre et de la République patiente et à petits coups ; Langevin obtenait un emploi de conseiller à la Cour des comptes et Lasserre devenait substitut du procureur de la République à Paris, sans être obligé de faire le stage traditionnel à Versailles.

Il finit ses jours à la Cour de cassation, après avoir été président de chambre.

Toute peine mérite salaire, et la Politique est bonne mère : elle laisse rarement jeûner ses enfants.

La chronique parisienne nous apprend qu’un de nos concitoyens, fort apprécié dans le monde des lettres, René de Pont-Jest, assiste au bal costumé de l’Élysée-Montmartre, organisé le 28 avril par William Busnach, en l’honneur de la 100e de l’Assommoir, pièce tirée du roman de Zola.

René était fils de Léon Delmas, agent d’assurances à Reims (comme l’était en 1872, rue Caqué, le père du Prince des Poètes, pour Paul Fort), et, après avoir connu un temps les aventures du marin colonial, se livra à la carrière littéraire, en écrivant des romans-feuilletons dont plusieurs eurent un réel succès auprès des lecteurs du Petit Journal, à l’époque où y trônaient Gaboriau et Montépin, – entr’autres l’Araignée rouge, dont l’action a pour centre Pékin.

Tout le Paris des lettres et du théâtre, les cosmopolites en plus, s’était donné rendez-vous à cette cérémonie burlesque, où chacun des invités avait dû se déguiser en personnage de l’entourage de Coupeau et des Mes-Bottes. René de Pont-Jest arbora un costume d’ambassadeur. Seul, Zola, pas à la page pour un sou, avait endossé l’habit à queue.

René Delmas fut le grand-père maternel de Sacha Guitry.

La situation économique et industrielle se présente sous d’assez favorables auspices. L’industrie du textile apparaît prospère, et les salaires ouvriers, surtout dans le tissage, sont rémunérateurs.

Pourtant, des grondements sourds dans les régions souterraines du travail vont présager des revendications susceptibles d’amener une perturbation dans les rouages de la machine rémoise.

Toutefois, l’année se passera sans d’autres incidents que normaux : quelques faillites ou liquidations judiciaires, et des mutations, dissolutions, modifications ou associations nouvelles dans le personnel dirigeant des usines ou des maisons de commerce.

Dissolution de la Société Jonathan Holden et Frédéric Guimbert après essai d’un procédé pour blanchiment des laines et fils de laine dû à l’esprit ingénieux et toujours en effervescence de Balna, fils de Mme Balna, laquelle exploitait un établissement de lavage de linge par buresses, sur la Vesle, avec entrée et champs d’étendage chaussée Bocquaine.

Ce système ne donne point de résultats satisfaisants. Balna fils essaiera par la suite, sans plus de succès, de l’appliquer au blanchiment des papiers d’impression, notamment du papier de journaux.

Au moyen d’une matière chimique spéciale, le papier sortait des cuves en une pâte absolument nette d’encre ou de déchets de couleur, prête au remploi immédiat.

Au premier aspect, l’observateur s’enflammait pour cette invention ; mais, à la pratique, les spécialistes constatèrent que le prix de revient du brevet dépassait le prix de vente du produit obtenu.

Depuis, on aurait pu essayer de tirer parti de l’idée de Balna. Mais, l’homme est disparu, et ses moyens de séduction et de suggestion avec lui.

Dans les huiles et savons, on enregistre la formation de la nouvelle firme Scrépel, de Roubaix, et Paul & Maurice Houzeau.

Georges Oudin, filateur à la Ferté (Ardennes) prend la direction, avec un commanditaire, de l’usine des Longuaux, rue du Jard, 63.

Sous la raison sociale Picard-Goulet & fils s’associent, pour le commerce des laines, Paul Saintin Pi-card et son fils Henry Picard, François Nicolas Goulet-Leclercq et Pierre Henry Goulet, rue du Barbâtre, 36, dans l’immense bâtiment à trois étages qui recouvre les caves à champagne et les celliers de la marque Henry Goulet.

Cette firme est appelée à devenir, pendant une période d’un quart de siècle, une des plus considérables maisons d’achat et vente de laines d’Australie, La Plata, Russie, Chili et indigènes, de la place de Reims, – grâce à l’activité et à l’audacieuse énergie du jeune Henri Picard, qui venait d’épouser Mlle Hubert Baudet, fille du notaire bien connu.

La fabrique rémoise commence à s’occuper du tissage sur fils gazés, dont l’ingénieur Bipper professe un cours à la Société Industrielle, rue Ponsardin, 20. L’usine Noiret, de Rethel, en a jusqu’ici la spécialité.

Dans les tissus, on complète la firme J. Martin-Ragot et Simon Dauphinot-Legrand, par l’adjonction d’un associé : Georges Dauphinot, gendre du général Appert, ambassadeur en Russie.

Des faillites ou liquidations, on n’en découvre point dans l’industrie ou le commerce qui soient d’une importance susceptible d’influer sur la température des affaires.

Un cas étrange, toutefois : le fromage devient d’une exploitation onéreuse à ceux qui ne savent pas le manipuler et le garer de l’affaissement sous l’influence des grandes chaleurs, et le syndic Mauclaire aura le regret de déclarer en état de faillite un honorable commerçant en cette matière d’alimentation.

L’événement est assez rare pour qu’on le signale à la postérité de cette corporation généralement florissante des marchands de maroilles et autres délices gastronomiques chers à nos palais et à nos bourses. On sait y faire, d’habitude, dans ces conservatoires où se joue l’éternelle symphonie des fromages !

Une innovation : les coupons commerciaux, échangeables pour 100 francs au siège de la Société, chez Lucien Grand’barbe, impasse Saint-Pierre.

Pour cent francs d’achat de marchandises, le détaillant remet aux clients un bon numéroté qui sera remboursé par tirage au sort.

Cet essai loyal n’eut pas de durée. Plus tard, il y eut des coupons vert, bleu, rouge, remis à titre de primes et qu’on put échanger contre de la camelote vaissellière ou quincaillière.

Dans les établissements d’instruction privée, une mutation : Mlle Benoît, qui était à la tête d’une institution laïque pour filles de la bourgeoisie, fondée en 1816, rue Saint-Étienne, 11, prend sa retraite et confie son poste à Mme Gouin-Lajoux.

On établit au Moulin-de-la-Housse une champignonnière dont aura le dépôt le pâtissier-confiseur et chocolatier David, rue Colbert, 2.

Que diraient nos fonctionnaires municipaux actuels, si, même en tenant compte du coefficient de vie chère et du prix de la livre sterling, on établissait des retraites de 948 francs par an pour l’emploi de receveur-chef d’octroi ?

Basélide Henry, ce vieil enfant de Liry (Ardennes), qui veille au grain à la grille de Porte-Cérès, sait, lui, s’en contenter. Au surplus, il a trouvé le moyen de diminuer son coefficient de vie alimentaire : comme il est atteint d’un commencement de maladie de foie, il file avec son épouse à Vichy, où la volaille est pour rien, et il informe ses « connaissances » urbi et orbi que la vie est à meilleur marché à Vichy qu’à Reims.

Dès lors, qu’attendez-vous pour y filer le parfait amour et y goûter la joie de vivre ? On est vraiment des gourdes !

On ouvre au public le 11 mai les nouvelles salles affectées, dans l’Hôtel de Ville, sur la rue de la Grosse-Écritoire, et au premier étage, au Musée de peinture, sculpture, céramique et préhistorique.

L’architecte Leblan, dessinateur de talent, archéologue érudit et passionné des beautés séculaires de notre ville, livre à la municipalité, contre 1500 francs espèces, les vues suivantes, sur planches dessinées au burin : la maison Brion, 14, rue de Arbalète, disparue ; les anciens bâtiments du Lycée ; l’arcature modifiée de l’ancienne Douane ; l’habitation des Dames d’Avenay, rue Sainte-Marguerite ; les antiques bâtisses au n° 2, rue de Mars, et n° 4, place Saint-Timothée ; l’ancienne Halle ; la porte de la Cour-Chapitre, et le n° 16, rue des Anglais.

Ainsi, le feu du ciel peut réduire Reims en cendres : il restera quelques vestiges de son souvenir grâce à l’Art et à ses disciples.

Une polémique assez vive s’infiltre dans les colonnes de nos feuilles locales à propos du prix de vente au détail de la viande de boucherie.

Déjà, dans un lointain passé, en 1790, Hédoin l’aîné avait protesté contre l’exploitation du consommateur par le détaillant-boucher. Il écrivait ceci :

Un boucher patriote annonce la viande à 6 sols la livre, en baisse sur les prix pratiqués d’après la taxe, laquelle permet de vendre à 7 sols et 7 deniers la livre. Donc, cette taxe permet un bénéfice usuraire de 3 sols par livre de viande ou de « cochonaille ». Pour la farine, même abus : la taxe en fixe le prix de vente à 2 sols 6 deniers, – ce qui donne un joli bénéfice.

À cette philippique, le boucher réplique :

Ces 3 sols de bénéfices sont réduits par les frais de maîtrise, d’industrie, de visite, de réserve, et le gros prix du loyer.

Hédoin n’est pas à court d’arguments vainqueurs :

Le plus fin morceau de rillette de porc se vend 12 sols la livre de 16 onces (30 grammes). Les frais de ville s’élevant à 1 sol, le prix net de vente est ramené à 11 livres. Or, à 4 lieues de Reims, les bouchers livrent ce même article au prix de 8 sols. Marge usuraire incontestable : 3 sols par livre. À ce taux, on devient riche rapidement !

En 1879, nos contemporains se livrent à des calculs identiques sur les pratiques du jour.

Le veau, à l’achat en ferme, coûte 0 fr. 60 la livre, ou demi-kilo, ce qui l’amène, au kilo, y compris la fraie de moitié, à 2 fr. 40. Le bœuf, ce personnage considérable de l’étable, ne coûte pas plus de 0 fr. 50 la livre : son rendement moyen étant de 55 %, son prix de revient est de 0 fr. 90, avec en surplus, 0 fr. 05 d’entrée, – soit 0 fr. 95. En boucherie, les beaux morceaux se vendent un franc la livre ; les bas morceaux : 0 fr. 75.

Quant au porc, son rendement est de 75 %. Après cuisson et os défalqués, la perte sur vif est de 25 %. Or, le jambon se vend tout cuit 1 franc la livre.

Donc, – disent les détaillants –, ces cours ne sont pas excessifs ! Le public, lui, berné, n’en croit ni ses yeux ni ses oreilles ; car s’il sait compter, il en arrivera à s’imaginer que le boucher et le charcutier, au lieu de gagner, y mettent du leur.

Les protestataires de 1879 soutiendront donc mordicus que le bénéfice est gros, parce que le veau se paie en étable exactement 45 centimes la livre, et se vend 1 fr. 40 à l’étal. En outre, le boucher a le bénéfice des abats : peau, tête, fraise, tripes, pattes ; il pèse avec de la réjouissance et de l’agrément. Ces profits minimes en apparence, sont, en fait, considérables.

Chez le charcutier, il en est de même : le porc, qui coûte en gros 0 fr. 52 à 0 fr. 54 la livre, se vend au détail, frais, de 1 fr. 30 à 2 francs. La marge est florissante !

On est loin des cours de 1848, époque à laquelle le bœuf de la soupe et le lard de la potée se vendaient en boutique, 1 fr. 80 le kilo.

Quand le bruit de la querelle se fut apaisé, le client n’en resta pas moins étrillé et convaincu qu’on se payait sa bobine, dans les grandes largeurs, entre chevillards et détaillants, dans les cabarets avoisinant les Abattoirs.

Tout, en France, se termine par le ronron du cochon de payant.

En épicerie, rien à signaler que l’importation dans nos murs, par les soins de Hacard-Laurendeau, rue Colbert, de Saumon de l’Orégon, en boîte à 1 fr. 40. Il paraît que cet Orégon n’était pas de fantaisie ni ce saumon de la morue fraîche !

Un peu de musique, et beaucoup de théâtre, pour nous consoler de ces déboires ménagers. De son, l’âne rémois ne fut jamais à court avant-guerre !

Passons d’abord à la Cathédrale, dont les bourdons de Pâques nous appellent aux offices pontificaux en musique.

Le nouveau master-capello François rend hommage à la perfection de la Maîtrise éduquée par Étienne Robert en faisant exécuter par ses solistes et ses choristes la « Messe de Rossini ».

Beaucoup de ces chanteurs de talent ne sont encore que des enfants ; l’organiste lui-même, Paul Dazy, enfant de la balle si l’on peut employer ce terme composé en la circonstance, vient d’avoir ses quinze ans, et il est émotionnant à voir campé à ses petites orgues, devant un clavier qu’il manie avec dextérité, pendant que, derrière lui, comme un Quasimodo descendu des tours enfoui dans une encoignure des stalles, le souffleur Abel Champeaux abat et relève avec ardeur le manche de son instrument, par quoi des aquillons impétueux vont s’engouffrer dans les poumons archangéliques et sonores qui chanteront les hymnes de la Résurrection.

Contemplons, au lutrin, les traits fins et la frimousse aimable d’un jeune séminariste, Louis Duval, lequel sera, une fois admis à la prêtrise, organiste des grandes orgues, en remplacement de ce Grison qui en est titulaire alors.

Le petit Duval, au teint frais, aux yeux de Cupidon sous la soutane des novices, est au piano pour y égrener les gammes du maestro des maestros.

Malgré le talent particulier de chacun des partenaires, la messe de Rossini fait fiasco, presque. On finit par y trouver trop de longueurs accablantes.

Ah ! combien il est malaisé d’exprimer un chef-d’œuvre dans sa perfection originelle !

Les chœurs ne sont pas suffisamment nombreux pour les forte et les crescendo. Au Gloria, ravissant solo d’enfants à l’unisson, suivi d’un solo de la basse Wilmotte et du ténor à la voix perçante Sagnier le charpentier. C’est le baryton Maus qui chante l’Agnus Dei.

Quelle génération d’après nous sera appelée au bénéfice de ces fêtes harmoniques renouvelées ?

Ah ! cette maîtrise des Robert, des Dazy, des Thinot ? L’a-t-on inscrite au chapitre des réparations du traité de Versailles, en 1919 ?

En sortant de la Cathédrale, poussons une pointe d’avant-opéra jusqu’à l’étalage de Niclot le doreur pour y contempler le portrait de Thomas Gousset, de mémoire fraîchement vénérée.

Cette peinture vivante aux tons éclatants est due au pinceau véridique d’un Messin immigré, l’artiste peintre-verrier Frutiaux, collaborateur à la maison Durieux, et ex-professeur à l’école de dessin de Metz. Il habitait 18, rue des Carmélites et mourut peu de temps après cette exposition de son œuvre.

Aux premiers temps de l’immigration, Frutiaux avait habité rue de l’Université, auprès du Lycée, où il professa le dessin d’ornement.

On parla longtemps en ville, vers ces Pâques 1879, de la trouvaille d’un des sculpteurs attachés à la réfection des statues de la Cathédrale, Doucet, compagnon de Remi Havot : l’artiste en pierre ne venait-il pas de découvrir sur la tour des bourdons, à l’angle extérieur faisant face à l’hôtel du Lion d’Or, un plan d’asperges haut de 20 centimètres ?

Cette primeur sanctifiée fut l’apanage, non point de l’archevêque ni de l’archiprêtre, comme il eût été juste et équitable, mais d’un hôte du Lion d’Or qui, par l’entremise du maître d’hôtel Henri Gavroy, l’obtint à force de salamalecs et contre échange avec une fine mousseuse Clicquot-Ponsardin, bue en chœur par nos tailleurs de pierres évangéliques.

C’est de 1879 que date la fondation de l’Orphéon d’Alsace-Lorraine, sous la direction de Wiernsberger fils (décédé en 1925), et avec le concours de ces enfants de Metz, Frutiaux déjà nommé, Geyer père, du buffet de la gare, Wisner le dentiste et Bipper le professeur industriel.

Wiernsberger fils s’était produit en public le 15 janvier, à propos d’un concert au Cirque organisé par Ulmann avec Sivori le violoniste, le baryton Melchissédec, le violoncelliste François et la soprano Fouquet, de l’Opéra.

Sivori était bien connu des Rémois, Melchissédec beaucoup moins, à part ceux qui fréquentaient les théâtres et salles de concert parisiens.

Melchi, – Melki, abréviation pour le monde artiste –, était né en Auvergne (1843) et fils d’un commissaire de police. Par suite d’un déplacement officiel du paternel, il fut appelé à faire ses études, comme boursier, au Lycée de Nîmes.

Ces Melchissédec étaient gens de théâtre, plutôt. Ces deux oncles barytonnaient déjà, Guillaume, à Lyon et Léon, à Nancy. Sa tante, Mme Léon Melchissédec-Châtelain tenait, au Théâtre-Français de Rouen, l’emploi des Rose-Chéri.

L’oncle Léon a été son parrain : il attire le filleul à Paris en 1863 et le fait accepter au Conservatoire, pour y apprendre le solfège et le chant, sous Savard et Laget.

Devenu pensionnaire effectif, Léon junior obtint le prix d’opéra et d’opéra-comique, par les classes de Levasseur et Mocker. Ayant ainsi acquis ses grades inférieurs, il débute à la Salle Favart le 16 juillet 1866, dans l’opéra de J. Colson, José-Maria. Il paraît à l’Odéon en 1876.

Pendant la Commune, il avait prêté, avec la tragédienne Agar, le concours de son talent pour un concert de bienfaisance donné aux Tuileries, et on leur en garda rancune dans certains milieux pharisaïques.

C’est au Théâtre Lyrique qu’il prend tous ses grades en remplaçant Lassalle, entré à l’Opéra, dans le Dimitri, de Victorin Joncières. Puis, il crée Sainte-Croix dans Paul et Virginie, de V. Massé, aux côtés du ténor à la mode Capoul.

Saint-Saëns l’emploie dans son Timbre d’Argent, et Pasdeloup lui confie les airs de Méphistophélès, dans le Faust concertant de Gounod.

Nous le possédons à Reims en cette période de ses succès naissants. Sa réputation grandira avec son apparition sur la scène de l’Opéra, et sa nomination au professorat du Conservatoire, qu’il exerça jusqu’à la fin de ses jours, en 1924.

Entre-temps, il avait quitté l’emploi peu avant la Grande Guerre, et retiré sur la butte de Montmartre, au n° 5 de la rue de l’Abreuvoir (devenue rue Simon-Dereure) il se consacrait à de nombreux élèves des deux sexes, aidé d’une accompagnatrice d’origine rémoise, Mme Isnard, née Marguerite Gautier , dont le père était professeur de violon et de danse à Reims.

Un ouvrage technique sur l’éducation de la voix et les dangers de l’empirisme à la mode, publié par lui en 1912, fit beaucoup de bruit dans les milieux intéressés.

En 1914, quand il fut question d’inaugurer par un concert l’École de Musique dans les locaux offerts par Olry-Rœderer, rue des Deux-Anges et rue des Élus, Melchissédec avait fait indirectement des offres pour une conférence gratuite avec chant, sur la matière enseignée dans son livre.

Des chimères professionnelles se placèrent en travers de cette manifestation, qui, malgré le bon vouloir et le consentement de la municipalité, en l’espèce le maire Jean-Baptiste Langlet, demeura dans les limbes d’où elle ne devait jamais sortir.

Peu de jours avant la guerre, Melchi s’était rendu à Gand, pour y passer une saison chez sa fille, professeur de chant dans cette ville. L’invasion l’y maintint en exil, au milieu des souffrances morales et des privations matérielles, jusqu’en novembre 1918.

Rentré à Paris, ruiné pour ainsi dire, il dut reprendre le collier du professorat, mais le gouvernement l’en récompensera par la croix de la Légion d’honneur.

La carrière de ce grand artiste, aussi consciencieux et honnête que talentueux, est un modèle pour les générations de chanteurs à venir.

Melki était dans l’intimité de Sivori et partagea les succès de ce dernier en maintes circonstances.

Ce paterne violoniste avait parfois des saillies amusantes à l’adresse des auditeurs récalcitrants qui résistaient aux charmes de ses appels par voie d’affiches.

Ah ! ces Rémois, ils n’aiment point la mousique et préfèrent passer leur temps au café, en foumant des pipes !

À ce concert du 15 janvier 1879, au Cirque, Sivori joue sa sempiternelle Prière du MOÏSE de Rossini, sur la quatrième corde de son stradivarius, avec les Variations de Paganini.

Melchi, lui, chantera l’Air du Tambour-Major du « Caïd », d’Ambroise Thomas, une romance de « Richard Cœur de Lion », de Grétry, le duo d’« Hamlet ».

Tous deux sont les triomphateurs de la soirée, et, généreux, ne ménagent pas les bis.

Dans un coin de la rotonde municipale, le public fait une sorte d’ovation, discrète, à cet enfant de Reims, ce beau grand garçon à peau fine et blanche, à moustache soyeuse et frisée du nom de Damery, qui, de musicien aux Sapeurs-pompiers, vient d’être promu sous-chef de musique au 107e de ligne, à Angoulême, et qui est venu étaler son galon blanc tramé de rose en famille.

La Société Protectrice de l’Enfance fait venir au Cirque ce conférencier aimé, le vieil Ernest Legouvé, qui dit ce qu’il pense en beau de nos fils et de nos filles.

Le Rémois Crépeaux, basse profonde à l’Opéra, se fait entendre à cette occasion.

Peu de temps après, le tout jeune Charles Petit, qui possède déjà une chevelure rivale de celle d’Ambroise son père, fait ses débuts en public, comme violoniste, assisté de son professeur Coussette.

On entend encore, à 50 ans bientôt de distance, les murmures flatteurs qui ont surtout pour but d’encourager un de nos plus aimés musiciens de l’avenir. D’ailleurs, tous les concerts des Enfants de Saint-Remi sont des réunions de bons amis où l’on se sert entre soi toutes sortes de douceurs destinées à entretenir l’enthousiasme, l’amitié et la fraternité.

Un brelan d’amusards, de ceux qui aiment à faire du bruit un peu partout et un doigt de bamboche à bon compte, se constitue pour aller épater la tribu des melons de Châlons, qui relèvent de couches pour assister rue de Marne au défilé sonore et coloré, dans le tintinnabulement des médailles et palmes d’or suspendues aux bannières de velours brodées et enrubannées, de nos jeunes et virils instrumentistes et chanteurs à voix des Bilots, et des Régatiers, et ces poussières : la fanfare Saint-Charles et... la fanfare de Bethléem.

Excusez du peu ! Quelle journée ! Quel triomphe ! Et au retour, le soir de ce radieux dimanche du 24 mai, le marchand de champagne Aubertin, fêtera aux brioches et aux coupes de son mousseux à peine connu, les enfants d’Ambroise Petit, qui ont le bec salé et souvent la pépie.

Ça se conçoit aussi bien que ça s’exprime et… s’excuse !

L’Union chorale ne veut pas être en reste de pérégrinations, et ce sont les haricots de Soissons qui descendront de leurs échalas pour ouïr la fleur de nos choristes, renforcés de vedettes théâtrales telles que ce bon Devoyod, ténor à Milan, en vadrouille à Paris ; Henriot, baryton à l’Opéra-Comique, et l’amusant Fusier, du Palais-Royal.

La banlieue possède ces mécènes musicophiles, et Hermonville non l’un des moindres, où le procureur Achille Renard-Gamahut, violoniste de talent, donne accueil à Ernest Lefèvre, lequel, en outre de ses solos au piano, accompagnera une excellente chanteuse de la famille.

Tout le Reims musical et mondain est invité, naturellement, sous les ombrages de cette ravissante campagne où le magistrat se repose le dimanche de ses offices nombreux de la semaine au Parquet et au Palais de Justice.

À la Saint-Louis, la fanfare Holden, dont une majeure partie des membres travaille dans les usines de textile et participe à la fête patronale de ce jour, profite du pont pour se donner trois jours de bon temps et d’agréable tourisme en allant à Arras, cueillir, avec élégance et en un tournemain, quatre prix méritoires appelés à consteller de leurs médailles étincelantes la toute jeune et presque pucelle bannière de la Société.

Bombaron, notre Léopold ! chef de la fanfare Saint-Charles, prête le concours de ses talents de trombone aux musiciens de Jonathan Holden.

Ces accrocs aux règlements de concours sont monnaie courante et à égalité d’incorrections, aucun intérêt ne se trouve lésé, sauf celui d’une règle qui se dit intransigeante.

Les Rémois s’empressent à un concert au bénéfice de l’Association Lavanchy, orchestre d’aveugles, auquel l’organiste Hocmelle, aveugle lui-même avait promis son concours, mais en y faisant défaut.

Mme Sarah Bernhardt et Coquelin cadet, eux, sont fidèles à leur parole, et on les entendra dans le Misanthrope et Les Femmes savantes.

Cadet nous resservira pour la dixième fois cette obsession qu’est le dialogue de Charles Cros, portant ce titre même : « Obsession ».

Toutes les estrades de notre ville en avaient retenti. Pour corser le programme, notre Coquelin au nez en trompette et à l’œil malicieux nous inflige la torture de ce jeu idiot à la mode, qu’on appelle le jeu des combles. Quel est le comble de ceci ? Quel est le comble de cela ?

C’est d’ailleurs cet artiste choyé qui lança le monologue, dans les salons d’abord, où son cachet n’était pas inférieur à 500 francs par soirée, puis dans les concerts, et au théâtre.

Débités par ce joyeux drille, ces riens prenaient allure de quelque chose et, soulignés par sa verve et son regard malicieux, ils déchaînaient le fou rire.

Sa vogue dura longtemps et contribua à l’arrondissement de son magot, lequel devait un jour dépasser le million ! Il n’en profita guère, car si Cadet sut gagner de l’argent, il ignora la bonne façon de le placer : ces artistes sont rarement des hommes d’affaires !

Un mauvais débiteur le ruina presque, et il en devint hypocondre au point d’être forcé d’entrer dans une maison de santé, où il devait mourir en février 1909. Sic transit gloria mundi !

N’omettons pas cette visite à leur ville natale de la basse Menu et de la jeune Angèle Legault, sœur de Maria, élève de Duprez, le ténor octogénaire et increvable, comme nos pneus Michelin actuels.

Ces deux étoiles d’hémisphères opposés s’escriment en douce sur le duo de Galathée, qu’il faut caresser comme on caresserait une vierge pudique et fragile, et d’une voix tonitruante, le colosse Menu de Bétheny envoie de tous ses poumons le Grand Air de Tamerlan et le Vallon, de Gounod.

Nos oreilles étant faites à tous les éclats de voix, on est à son aise pour applaudir ces braves chanteurs au cachet arrosé de Pommery ou de Clicquot.

Ah ! le monde théâtral ou concertant est bien aise et empressé à venir se faire entendre à Reims, dont La Fontaine a clamé au loin les louanges et vanté les bons vins et les jolies pécheresses, sans compter biscuits, massepains et... nonnettes.

Le 17 août, le Cercle Nautique, les Régates et la Société du Grand Bailla organisent une fête nautique sur le bassin du Port, où des illuminations simulent une éruption du Vésuve.

On a pris l’excellente habitude, chez MM. les Débitants, d’organiser des fêtes dansantes et musicales de quartier, aux risques et périls des intéressés.

Celle du quartier de Saint-Jacques, les 27 et 28 juillet, sur la place de la Couture ou d’Erlon, est particulièrement réussie.

Les vélocipèdes commencent à faire fureur dans notre monde sportif, et on organise çà et là des courses de publicité et réclame pour les marques déjà connues.

La place d’Erlon possède déjà de nombreux dépôts de ces engins nouveaux, devant l’étalage desquels bâillent d’envie nos jeunes coquebins sans un sou vaillant.

D’aucuns sont désolés : Encore ça pour les riches ! Nous, on n’aura jamais assez pour s’en payer un ! En effet, des 200 francs, alors, ça ne se trouvait pas facilement dans les tas d’ordures de nos rues !

Mais, patience ! d’adroits industriels connaissent le système de vente à tempérament, et, sous à sou, l’équipe volante se formera peu à peu et prendra un essor plus rapide qu’on n’eût osé l’espérer.

Bonne leçon d’optimisme pour ceux qui voient facilement le bout du monde à l’extrémité de leur nez et la fin des choses quand ils s’endorment dans un bon lit, à l’abri de la neige, du vent ou du simoun !

Voici qu’à côté du vélo, d’autres sports, d’importation anglo-saxonne, se faufilent sur nos terrains de jeux, dans les Promenades et aux abords de la cité.

La Gauloise patronne et institue des jeux de paume et de croquet tout près du Manège, sous les ormes de nos belles allées ombreuses. On y lancera le javelot, la boule, et aussi le disque.

Eh ! petits ! il y a cinquante ans de cela !! Vous n’avez rien inventé.

Dans un local d’exercices, on pourra s’escrimer non point à la baïonnette ou à l’épée, mais au tir à l’arc et à l’arbalète.

N’oublions pas que, il y a des siècles, à quelques pas de là, nos ancêtres avaient leur Compagnie d’arquebusiers, célèbre dans les pays limitrophes.

Distraction d’un autre ordre : le bossu Naquet, cet orateur au nez sémite, aux yeux d’orfraie, à la tignasse mal peignée et dont le dos s’orne d’une exubérance fâcheuse pour son équilibre, orateur abondant et larmoyant, humanitaire avant tout, et qui consentirait sans peine, dit-il, à ce que la France devînt le Christ des nations.

Naquet vient enseigner aux Rémois les joies, les consolations et les revanches du divorce.

Il en parle savamment, et à ce titre, on aurait tort de ne pas l’entendre. Assez facile d’ailleurs, car notre génération ouvrait toutes grandes les portes de son cœur et de son esprit à toutes ces nouveautés morales, politiques et économiques, dont devait sortir en fin de compte le bonheur de l’espèce humaine, et des parias en particulier.

L’idée coopérative fait à son tour des prosélytes et des adeptes, et en premier lieu, chez nos futés capitalistes et propriétaires rémois, qui las de verser leurs écus dans les poches avides de sociétés d’assurances étrangères à la localité, font appel à l’union qui fait la force, et réunissant leurs fonds en commun, créent une sorte d’assurance mutuelle contre l’incendie dont les profits ne sortiront pas de leurs poches.

Apparaît au jour des publications officielles le statut de la Société des Assurances Rémoises, fondée au moyen de 6000 actions de 500 francs. Germe de ces Mutuelles dont les ruraux ont cimenté la défense de leurs intérêts particuliers !

À nouveau au palmarès scolaire le nom de Paulin Songy, boursier de l’État au Lycée de Reims, qui vient d’être reçu onzième au concours général à l’École normale supérieure.

Sera-t-il chair ou poisson ? Littérateur, politicien, ou chimiste ? Non ! c’est Polytechnique, c’est Fontainebleau qui l’attireront, et les sciences exactes mathématiques, et cette arme scientifique de l’avenir : l’artillerie, dont il sera un brillant officier subalterne, à Verdun, quand la mort éteindra ce flambeau intellectuel à l’heure où l’on pouvait tout espérer de sa lumière.

Apparition sur nos coteaux marnais, à Dizy, et chez l’agriculteur Boden, des premiers plants de cette ramie, végétal à fibres destiné à pallier, dans l’industrie textile, aux difficultés d’exploitation de la laine.

À l’origine, ce succédané avait soulevé de grands espoirs sans que l’avenir les eût justifiés ; mais, son rôle est suffisamment efficace et important dans l’industrie pour qu’on en ait justement salué l’aurore.

Une usine devait par la suite exploiter cette matière, à Reims même, dans le quartier de la Petite-Vitesse, et c’est à ce titre que notre ville s’y intéressa dès l’abord.

Le Salon de peinture, à Paris, offre ses cimaises et ses panneaux à de nombreux exposants de la région champenoise, dont les moindres se nomment : Émile Barau, Edmond Daux, Laurent Détouche, Pierre Adhémar Marquant-Vogel, Jeanne Paris et l’aquarelliste Ferdinand Seillère.

Deux grandes vedettes futures de la sculpture commencent à s’y faire remarquer : Saint-Marceaux et notre fidèle et populaire Chavalliaud.

Le 6 juillet, le Cercle Nautique Rémois, d’origine récente, ouvre sa première série de fêtes aquatiques sur le bassin du Port.

Une estrade est installée pour le jury et le public sur la rive ouest, et de nombreuses sociétés des villes voisines prennent part à des joutes passionnées.

En tête du jury, Edmond Dupont, l’un des fondateurs, avec Ernest Denoncin, Ernest Arlot, Hippolyte Hannequin, Ries, Piesvaux, et vingt autres de nos jeunes sportifs de la pirogue et de la pagaie, appelés à sillonner de leurs caravelles multicolores la bande argentée des eaux du canal, de Sillery à Courcelles et au-delà.

Lorsqu’il quitta Reims pour habiter à Sedan, le président de cette société, Edmond Dupont, s’empressa de ral-lier à son panache une équipe ardente qui, sous le nom de Cercle Nautique Sedanais, conquit des suffrages dans tous les championnats régionaux.

Le Théâtre à Blandin nous convie à l’allégresse par ses tableaux de troupe alléchants et prometteurs, ses réclames dans la presse locale et ses affiches multicolores… comme par le souvenir des prouesses du passé, – garantie de l’avenir !

C’était, hélas ! le chant du cygne.

L’éblouissant impresario allait quitter à jamais les banquettes, les coussins, les strapontins, les planches et les coulisses de notre Théâtre pour aller tenter la fortune et consacrer sa renommée d’histrion loquace et visionnaire sous d’autres cieux.

Paris lui offrait à bon prix, la scène des Folies-Dramatiques, dont le directeur, Cantin, avait besoin des capitaux en renfort d’un associé vraiment à la page. Il n’eût su trouver mieux.

Restait à nous une excellente troupe, un orchestre hors pair et un chef, pour cet orchestre, qui s’appelait De La Chaussée. Ce nom, comme celui de Bonaparte, était annonciateur de victoires.

Aussi, en faveur de cet artiste, Blandin consent une soirée à bénéfice, avec le Bal masqué, de Verdi, et le toujours apprécié Don César de Bazan, de Dumanoir et Dennery, ces techniciens de Melpomène et de Thalie.

C’était faire appel à tous les goûts, à toutes les bourses, et la salle fut pleine, du parterre aux combles.

Puis, l’on revit la Tessandier, que la scène rémoise avait consacrée à ses débuts, en même temps que Paris adoptait sa grande rivale, Sarah, laquelle, quoi qu’on en dise, ne dépassa jamais la Marguerite Gautier, de La Dame aux Camélias, que fut cette fille adoptive et adorée de notre parterre.

En quittant Reims, en 1873, Tessandier va au Caire pour revenir à Paris et entrer à la Gaîté, où elle crée un rôle dans La Haine, de Sardou. Face à face avec Sarah Bernhardt, elle affronte cette rivale-ci dans La Dame aux Camélias, et cette autre, Julia Wakson, dans L’Âge Ingrat, de Pailleron ; mais Tessandier restera désormais dans l’ombre de ces grandes réclamières.

Le ténor Richard, enfant de Reims, va de scène en scène, de succès en succès : il chante à Amiens, et de retour, épouse une gracieuse chanteuse toulousaine qui est la nièce du colonel de Seigland, sous-chef d’état-major au 6e corps, à Châlons.

Au cours de ses derniers mois d’hiver, Blandin un peu détaché des grandeurs provinciales, ne lâche cependant pas la queue de la poêle et fait frire dans son meilleur beurre La Grande-Duchesse de Gérolstein, Mme Favart, Don Pasquale, de Donizetti, et le drame de Hugo, Marie Tudor. Un bijou de Hérold, Zampe, et Le Trouvère familial, vieillerie qui commence à blanchir et a toujours ses passionnés, quasiment des invertis !

Au-dessous de ces fricots de bonne maison, on goûte au Sonneur de Saint-Paul, pesante « margougnasse », La Reine Margot, qui sent l’ail à pleine… bouche. L’acteur Achard nous présente Le Bébé, de Meilhac et Halévy, en-core frais et appétisant.

Et puis, coucou la lunette ! décachez-vous ! C’est De La Chaussée qui y est... directeur, notre cher Blandin nous lâchant pour de bon, laissant des regrets, chose certaine.

Du premier coup, le nouvel impresario ne mettra pas dans le mille : il faut qu’il se fasse la main ! Nous prendrons patience, et les proches lendemains témoigneront de notre sagesse avisée.

Débuts anticipés, le 31 août, avec Patrie, de Sardou, suivi du Procès Vauradieux, dont le gendarme est devenu légendaire. Après une réplique spirituelle et lorsque les acteurs sont passés à un autre sujet, Pandore comprend la « rubrique » et se met à rire de sa large embouchure en se dulcifiant les cuisses à coups de battoir en chair et en os. Cinq ou six jeux de scène comme celui-là, et le parterre pisse dans ses culottes (On sait que les dames ne sont pas encore admises en cette insigne région).

Le directeur a conservé la conduite de son merveilleux et souple instrument : l’orchestre qu’il a achevé de façonner et possède bien au bout de son archet, autoritaire et voyant clair.

Son sous-chef est Tavernier, et Mme Kéfer reste au piano. Mario, premier ténor, dont on ne dit rien : ni bien ni mal ; son second, Barbe, le nec plus ultra du genre, Gheleyns, baryton, et Durat, basse, excellents.

Parmi les dames, deux bonnes cheffesses de rôle : Mme Sevestre et la dugazon Clary.

On débute pour le chant seulement, le 4 octobre, avec l’éternelle sentimentale et romantique Dame blanche, qui continue à nous regarder, et nous à l’entendre.

En résumé, petite troupe, répertoire menu et traditionnel : Maître de Chapelle, pour les barytons, La Traviata, Robin des Bois ou Freischütz et Roméo et Juliette, pour voix en demi-teinte, qui ne crèveront pas le tympan de leurs auditeurs.

Ce qu’il faudra de délicatesse à l’orchestre pour ne pas écraser ces pucerons !

Mme Barwolf, qui avait laissé de chauds souvenirs et des points de comparaison redoutables pour ses remplaçantes, est à Versailles, où le mari de cette très honnête femme a cependant la chance, « sans l’être », de gagner le gros lot à la Loterie d’Anvers.

Ce qui permettra à la diva de prendre du repos, de se retirer avant peu de la scène, pour se livrer au professorat, qu’elle exerce d’ailleurs encore en 1928 par là, quelque part aux alentours du Moulin de la Galette à Montmartre.

Évidemment, sa voix et sa carnation ne sont plus de première fraîcheur, et la petite dame de nos pensées approche sûrement de l’octogénat.

Si nous avons l’une et les autres, – chanteuse et auditeurs de 1879 –, deux boulangers, nous pouvons sans risque « remercier » l’un d’eux.

Une innovation qui fait plaisir à bien des pères de famille et aux gens qui ne savent que faire de leur après-midi dominical : les matinées du dimanche, lesquelles survécurent jusqu’en 1914.

On y débute avec Les Mirabeau, de J. Claretie, et Le Courrier de Lyon. Le programme se bonifiera avec des opéras et des opérettes, et la salle, louée à tarifs réduits, fera néanmoins de bonnes recettes.

Hélas ! le grand hiver est proche : la neige, le froid, videront les salles de spectacles, et l’épreuve sera dure pour le nouvel exploitant de notre Théâtre. C’est un rude moment à passer !

Continuation de la lutte acharnée que le laïcisme livre à la Congrégation romaine.

Le 6 octobre, le Conseil municipal décide par 24 voix contre 17 que les écoles municipales seront laïcisées.

Les polémiques sont aussi acerbes qu’au moment de la Fête-Dieu et, un demi-siècle plus tard, les échos s’en raviveront sous une autre forme et pour des controverses sur des sujets où la conscience aurait à intervenir. Aurait, – disons-nous !

Quelques jours auparavant, le 1er octobre, avaient eu lieu au Cimetière du Sud, les obsèques et l’inhumation du poète satiriste Jean-Louis Gonzalle, enfant de Reims, où il naquit à l’heure des désastres napoléoniens.

En 1822, ses parents sont à Paris et le mettent en classe chez les Frères des Écoles chrétiennes.

Sa mère, veuve peu de temps après, décède et l’enfant resté seul, est recueilli par des amis qui le gardent une paire d’années.

Son tuteur mort à son tour, l’orphelin, qui a 14 ans, entre en apprentissage chez un cordonnier et devient ouvrier de la profession.

Revenu à Reims, on lui donne un petit emploi dans les bureaux des Hospices, et c’est là que se développent, grâce à de nombreux loisirs, son goût littéraire et sa passion démocratique, dans l’amour des humbles.

C’est un convaincu, un honnête homme dans la force du terme, qu’aucune violence morale ou matérielle ne saurait contraindre à renier ses convictions ou fermer le robinet de ses déclamations humanitaires.

Les milieux politiques et intellectuels le suivent d’un œil complaisant et curieux : on l’aidera même, on le poussera dans sa voie, la publicité ne lui sera pas refusée, on ne fera pas le silence autour de ses poèmes et de ses pamphlets rimés, dont certes le lyrisme est élevé mais le vocabulaire et le rythme plutôt de second ordre.

Parmi ses œuvres poétiques, on n’oubliera pas, dans le cercle de sa petite patrie : son Euménide, La Muse prolétaire, Le Vin de Champagne, et ses « coups de fouet » vigoureux : À bas les masques ! édités sur couleur rouge, tout à fait de l’époque.

On lui sera notamment reconnaissant de son Histoire des Hospices et Hôpitaux de Reims et des Souvenirs sur 1870.

Au service de la municipalité châlonnaise, il témoigne de sa reconnaissance en léguant ses vingt-cinq volumes d’œuvres manuscrites à la Bibliothèque de Châlons.

Ils eussent été mieux à leur place et plus à portée des annalistes locaux sur les rayons de la Bibliothèque de Reims dont il avait utilisé si longtemps les cartulaires et les archives, ainsi que son riche fonds d’histoire locale et sociale.

Les érudits et les chercheurs ne font pas défaut en notre ville, et maints rats et rongeurs mémorialistes se seraient fait un plaisir et un régal de feuilleter ses parchemins jaunis.

Ses émules encore vivants n’oublieront pas que l’acte de Gonzalle ne saurait être un exemple à imiter, sans forfaiture à l’égard de notre chère et douloureuse cité rémoise.

Sous l’Empire, le fonctionnaire si socio de la République, qui avait mis pas mal d’eau dans son pinard un peu fort pour les estomacs de l’époque, rima une Ode à l’Impératrice Eugénie et une à l’Empereur Napoléon III.

Le 15 septembre, à 10 heures du matin, est la date fixée pour les examens, au Collège de Châlons, des jeunes Marnais dont l’esprit guerrier ne dépasse pas la volonté d’être utile à la Patrie autrement que dans la mesure où leurs intérêts personnels n’en souffriront point ou le moins possible.

Cinq ans de service militaire dans une caserne, soumis à une discipline dont les règles sont indiscutables et les effets nocifs ou bienfaisants, irréparables ou décisifs, ce n’est pas une perspective réjouissante pour une jeunesse habituée au confortable du foyer paternel et à la liberté de toutes les libertés !

Or, cette discipline et ce stage dans les rangs de l’armée, la Loi les impose à tous les Français valides et parvenus à l’âge de vingt ans révolus.

La Loi, en France, on le sait, est une pour tous les Français... Mais, il y a un mais ! et le privilège qui, on le sait également a été abattu par ceux de nos pères qui firent la Révolution, est une déité solide au poste, qu’on aura du mal à culbuter et faire disparaître tant que les hommes ne seront pas égaux.

Hélas ! cette inégalité semble de plus en plus faire partie de ces lois naturelles contre lesquelles ni la science ni la malice ni le bon vouloir humain ne prévaudront jamais.

Et en cette neuvième année de la IIIe République, il suffira de quinze billets de cent et d’une instruction mi-primaire mi-secondaire au niveau le moins élevé des matières exigées par le baccalauréat pour échapper pendant quatre ans à la servitude militaire.

Cette somme est représentative de la dépense occasionnée à l’État pour l’habillement, l’entretien, le blanchissage, la nourriture et le logement des volontaires d’un an.

Parmi les inscrits à l’examen, décrochons quelques patronymes susceptibles de donner la mesure exacte du degré de culture et de fortune où s’élevait alors la classe dite moyenne de Reims, et environs.

Quelques-uns de ces candidats heureux ou malheureux ont survécu à quarante années de travail, traversées de joies ou de misères particulières, sans compter les épreuves communes et nationales.

On reconnaîtra au passage les survivants sous leurs cheveux blanchis ou leur crâne dénudé, les uns déjà branlants sur leur canne, les autres encore verts et imposants, grâce à l’effort intérieur et les soins de l’hygiène, aidés par le rasoir Gillette et le ciseau de poche, peut-être aussi par quelque pot de peinture chimique.

Et ces vieux débris se consolent entre eux !

À l’appel, les disparus d’abord : Louis Tellier, Paul Millet, Émile Petit, Victor Jacquinet, Ernest Alloënd, Pol Clignet, Alfred Allion, élève en pharmacie, Paul Jaunet, employé à la Compagnie du gaz, Léon Mauroy, du bâtiment, E. Harth, brasseur, Lacassaigne, teinturier, tous enfants de Reims.

Parmi les vivants, et en tête, car il fut le premier au palmarès des admis : Abel Esteulle, attaché alors au personnel de réception des laines à l’usine de peignage Isaac Holden & fils, Henri Humbert, de Metz, employé aux Ponts-et-Chaussées, bon quatrième, et, bon cinquième, certain ouvrier trieur de laines, candidat perpétuel qui, déjà en 1878, avait potassé dur et ferme, pendant ses loisirs hivernaux, les matières à examen, dans le but candide d’obtenir de la démocratie, en laquelle son ingénuité avait placé ses espoirs et sa confiance, une diminution partielle ou une suppression totale, suivant les disponibilités préfectorales, de la prestation exigée de chaque volontaire d’un an.

À la suite : Adrien Lajeunesse, fils du roi des chevillards ; Georges Gaillet, déjà dans la laine ; Edmond-Marc Bertrand, futur gendre de Maufroy, directeur technique au tissage Dauphinot, rue des Moulins ; Pol d’Anglemont de Tassigny, arrivé au but avec le minimum de points obligatoires. Paul Jaunet, n° 11 de la classification et à l’extrême limite des notes très-bien.

Parmi les notes bien : Émile Petit, bon 37e qui, avec Paul Millet, Paul Givelet, de la fabrique, et Jaunet, fera partie du peloton des conditionnels, au 26e de ligne, à Nancy, avec le futur président de la République, Poincaré.

Oublierons-nous ces Rémois, Dominique Neuville, des apprêts, Henri Collet, de la fabrique, et ce futur notaire d’Hermonville, Victor Thiret ?

À côté de ces noms connus sur place, d’autres voltigeant autour de silhouettes mois voyantes : Alexandre Parisset, caviste, à Ay, et Charles Robin, de Mourmelon-le-Grand, mort jeune dans la peau d’un marchand de vins en gros : Robin était un fils de Robin-Saint-Remi, ex-maire de Mourmelon à l’époque où l’Empire créa le camp de Châlons, et frère du docteur Louis Robin, mort pendant la guerre médecin-major aux Pompiers de Reims.

Puis ce bon gros garçon, jovial, rieur et bon enfant, au gousset bien garni, fils d’un cultivateur aisé d’Ablancourt : Émile Cossenet.

Voici Louis Tellier, fils d’un placier en blousses et peignés de la firme Gay & Cie, rue de l’Écu. On le vit en 1882-83 gérant de la « Revue Rémoise », feuille soi-disant littéraire qui vécut peu et où s’exerçaient la verve plus ou moins caustique et lettrée de quelques jeunes flambards brûlés de romantisme aigu.

Puis, Tellier disparut dans les brumes océaniques, en direction des colonies asiatiques, à peu près à la même époque que son copain de volontariat, le chapelier Ulysse Leriche, publiciste et fumiste artistique entre sa 20e et 30e année, qui, après avoir goûté de la vie politique des clubs, des feuilles de chou éphémères, après avoir grimpé en écureuil au mât de nos réverbères, tiré des boutons de sonnettes et chanté des refrains montmartrois en ses sorties nocturnes d’après beuverie, devait se lancer dans la carrière des consulats exotiques.

Ulysse venait de scandaliser l’examinateur qui l’interrogeait, au Collège de Châlons, sur la technique chapellière.

S’emparant du haut-de-forme de ce pédagogue ahuri, il le posa sur l’un de ses genoux et imitant le geste du feutreur qui passe le fer chaud sur le poil de lapin afin de le lustrer, il termina l’opération en se posant le couvre-chef ainsi manipulé sur la tête. Et voilà, monsieur ! pas plus difficile que ça, le métier de papa !

Ces examens n’étaient pas d’une difficulté redoutable, et il aurait fallu vraiment n’être qu’un crétin scolaire ou un crouton de quatrième au Lycée pour se faire blackbouler par ces aimables pédagogues.

C’est le 7 novembre que durent quitter Reims et leurs foyers confortables, pour échanger le tout contre les aises relatives des camps ou des casernes, les jeunes hommes de ce contingent volontaire, – partie dirigée vers le 91e de ligne à Mézières et le camp de Châlons, partie au 26e de ligne à Nancy et partie au 37e à Troyes.

Un bon nombre d’engagés de l’Aube firent route vers le Camp de Châlons, où Marnais et Aubois devaient de concert faire connaissance avec les charmes de la vie militaire, sous un climat des plus durs et dans des conditions de confort des plus défectueuses.

Au camp, sous de vastes baraquements alignés sur le front de la plaine champenoise, dit front-de-bandière, où les zéphyrs nordiques avaient liberté d’allures la plus complète et une piste admirable pour y dérouler leurs bises les plus mistraliennes, ces godelureaux vite emmitouflés de leur costume neuf et multicolore, aux trois couleurs du drapeau, couchaient sur des châlits étroits, munis de polochons et de paillasses où leurs jeunes et sveltes formes avaient cependant de la peine à s’infiltrer, comme en des sacs à têtes de sapin.

Ils s’habituèrent peu à peu au régime alimentaire d’alors, uniquement constitué par la soupe au bœuf traditionnelle, remplacée les jeudis par un rata aux haricots de mouton et UNE fois l’an, le vendredi-saint, par un plat de morue des moins odorants et appétissants.

Mais que n’absorberait point un estomac de vingt ans, mis à la portion congrue et soumis à l’exercice en plein air dès sept heures du matin l’hiver et six heures en été ?

Soupe à 10 heures, soupe à 17 heures, extinction des feux à 20 et 21 heures. Entre-temps, la salle d’études.

Tous les trimestres, examen. Au bout de six mois, les plus calés, dans la proportion de 15% du peloton confié à un capitaine, un lieutenant, deux sergents et quatre caporaux, étaient promus chef d’escouade, et en fin d’année, nouvelle promotion de caporaux pour les candidats ayant obtenu la note bien, de sergents pour quatre autres sortis avec la note très bien.

Ces derniers avaient droit à concourir, une fois rentrés dans la vie civile, pour le grade de sous-lieutenant de réserve. Leur degré supposé d’instruction militaire les déclarait aptes aux fonctions de capitaine dans la territoriale.

Pliés pendant moins de temps que la classe aux exigences de la discipline, ces engagés volontaires d’un an étaient astreints à des exercices et des études qui ne leur laissaient même pas le loisir nécessaire à l’entretien de leurs effets d’habillement et à l’astiquage de leurs courroies d’harnachement.

Tous étaient tenus, par la force des choses, d’embaucher un brosseur choisi parmi les anciens, souvent premiers soldats, parfois chefs de chambrée. Il leur en coûtait généralement un franc par jour, plus les coups de vin à la cantine, ou la goutte du matin : mêlé-cassis ou mêlé-anis à 0 fr. 10 et un fricot au restaurant pour le décompte trimestriel.

Toutes ces menues dépenses se totalisaient en fin d’année par une jolie somme empruntée aux bourses paternelles, aux économies des frères et sœurs, – d’autant plus qu’il fallait y joindre les gueulardises offertes aux instructeurs subalternes, et en fin d’épreuve, le cadeau mobilier accepté par le capitaine et le lieutenant.

Trop heureux, même à ce prix, d’échapper au long gaspillage des plus beaux jours de la vie, à la perte d’un emploi ou d’un salaire et de perspectives d’avenir plus ou moins brillantes, en même temps qu’on bénéficiait de la sorte de considération envieuse, attachée à ce titre de condi-tionnels, qui, à vrai dire, témoignait du privilège de l’argent bien plus que de la valeur intellectuelle.

Ah ! certes, l’hiver de 1879-80 fut rude pour tous nos compatriotes du Nord et de l’Est, mais les plus petits piou-pious de vingt ans casernés en pleine Champagne pouilleuse, où les vents d’est et nord ne rencontraient d’obstacles que maigres savarts et pins rabougris, en virent des dures, et en supportèrent de cruelles !

Il nous souvient qu’après être revenus du dépôt de Charleville où on nous avait incorporés, nous fûmes amenés par voie ferrée, sous la garde des sergents Douin et Cornevin, qui devaient être nos instructeurs militaires, au baraquement nord-ouest du camp de Mourmelon, à la lisière du champ d’exercices et de manœuvres.

On nous habilla un dimanche, dans une allée entre baraques, sous le plus caressant des soleils de novembre, paradant glorieux et superbe dans le champ bleu de l’azur le plus net et le plus limpide.

Nos jeunes cœurs en étaient palpitants de joie et de confiance en des lendemains moins effarouchants que ceux dont nous avaient menacés ceux de nos pairs relevés la veille de l’épreuve.

La proximité des cantines – celles entr’autres où trônait la maigre et noirâtre Mère Sarrazin et l’état de nos finances contribuaient à l’allégresse générale. Nos bannières blanches flottèrent en plein air, autant de fois qu’il fallut essayer de pantalons garance, et le spectacle multicolore de nos effets militaires, de nos chairs jeunes et au sang transparent, sous nos regards mutuels un peu confus, – pourtant on avait passé déjà deux ou trois fois à la visite sanitaire ! – ce spectacle était des plus réjouissants.

Des curieux en promenade dominicale, venus du gros bourg soldatesque voisin, des curieuses même, s’attardaient à contempler nos gestes encore enfantins et écouter nos candides blagues.

Un des nôtres, Abel Esteulle, brun frétillant et frisé, d’origine nîmoise presque, – car il avait passé son enfance dans la belle ville gallo-romaine du Gard –, était l’objet de l’attention générale. On n’arrivait pas à trouver un képi au calibre de sa tête : tous trop larges, le coiffant jusqu’aux oreilles.

Le colonel, un dur-à-cuire, ronchonneur en diable, autoritaire et au teint de brique barré d’une moustache en fils de fer rouillé du nom de Guillemin, – ah ! on se le rap-ellera, le client ! – s’y essayait en vain.

Esteulle ne mesurait alors que 1 m. 535, alors que la taille minima réglementaire était de 1 m. 54, et ç’avait été par privilège qu’on n’avait pas éliminé ce candidat.

Guillemin en augura qu’il serait tambour-major ! Et pendant quinze jours, à la joie bouffonne du régiment, le petit conscrit resta coiffé, sur les rangs, de son chapeau-melon, noir et à la mode c’est-à-dire bas de plafond et large de trottoir.

Tant bien que mal, vêtus, avec des pantalons ou trop longs ou trop courts, des vestes étriquées ou pansues comme des sacs à charbon, des godillots à clous, plutôt longs et larges, et sonores, ô combien ? des képis à visière en éteignoir, des shakos de cuir bouilli lourds et anti-hygiéniques, sans aération suffisante, à ce point qu’après une année de pas de gymnastique, de marches militaires, de revues sous l’ardent soleil des mois chauds, au long de l’avenue de Flandre, à Charleville, de grandes manœuvres sur la Suippe et l’Aisne, beaucoup d’entre nous, ayant sué tant et plus, subissaient déjà les atteintes d’une alopécie qui pardonne rarement à ses victimes.

Grâce à ce shako, grâce aux flacons de rhum au quinine dont le coiffeur du Bourg-Saint-Denis, Irma Locquart, abreuva copieusement ses douilles au bulbe altéré et au brin trop fin, – il fallut à certain volontaire du 91e de nos chauds amis, remplacer, vers la quarantaine, le dais chevelu dont il était jadis si fier par un toupet renouvelable, dont il n’a pu se priver depuis.

Nos successeurs eux, ont eu la bourguignotte et le masque, autrement redoutables à certaines heures que le shako à pompon de nos jeunes années.

L’automne effeuilla les arbres, puis passa de vie à trépas. Un précoce hiver lui succéda.

À Reims, dès le 10 novembre, on avait ouvert les fourneaux économiques, d’institution récente, et qui rendirent maints services.

C’est vers décembre que les grands frimas apparurent. Dans la nuit du vendredi 5 au samedi 6, des tourbillons de neige transformèrent nos rues en steppes blancs impraticables à toute locomotion autre que celle des pieds en sabots ou bottes.

Le trafic des voies ferrées est suspendu. Point de café au lait le matin pour les friands de ce régal, nos laitières des étables voisines ne pouvant atteler leurs équipages. Point d’omnibus lourdauds sur nos pavés, disparus sous un tapis de cristaux. Le nombre circulant des sapins à deux chevaux est réduit de moitié.

Reims se trouve assiégé par les autans hivernaux et privé de toutes relations extérieures. À nous le mâchefer, les pelles et les pioches, les tombereaux attelés de chevaux dont on a emmitouflé les sabots avec des torchons, le sel gris, et les canaux tracés au bord des trottoirs, pour l’écoulement des eaux ménagères. Les fontaines publiques sont gelées.

La fontaine Saint-Nicaise, s’épuisant à jet continu, les eaux de ses dauphins glissent sur la glace de son bassin et descendent, rigolardes et ironiques, joyeuses de cette randonnée imprévue loin de leur périmètre séculaire, par les Salines et le Barbâtre, jusqu’à la rue Gerbert, se congelant ça et là au hasard de leur curiosité, devant telle ou telle demeure qui leur plaît ou telles et telles bonnes faces ahuries de nos commères en bonnet de mouchoir à carreaux et en tablier bleu plus ou moins usagé.

Les gosses font la guerre de rues, à coups de boule de neige, et les passants n’en rient pas toujours ! Des cris, des menaces, des glissades, des culbutes, des jambes en l’air et des derrières foulés.

Chouette ! vive la neige ! vive l’hiver ! Et l’école buissonnière pour beaucoup : la classe est trop loin, les rues sont inabordables, « maman n’a pas voulu que je sorte ! »

Le pis, c’est que ce régime intérieur devait durer presque tout le mois. Ce fut seulement passé Noël, aux approches du premier de l’an, que le dégel accourut au secours de nos citadins à bout de résignation. Mais quelle débâcle ! et ce fut la noyade pendant une semaine.

Au Camp de Mourmelon, les heures avaient passé douloureuses par moments. Un épais tapis de neige durcie recouvrait le sol et les toits des baraquements. On avait cessé tout exercice dans les champs.

Distribution de sabots pointus, – genre teinture et apprêts –, et de moufles de laine. Des bleus étaient tombés inanimés sur les rangs. Au contact des fusils d’acier, des doigts s’étaient congelés.

Les pelles et les pioches avaient remplacé les armes à feu. Des loups se risquaient la nuit aux approches du cantonnement, et pour se rendre aux latrines primitives installées hors baraques, la consigne était de se grouper à plusieurs, armés de balais.

Ce fut la curée de nos porte-monnaie par les ambulants du café noir et du chocolat et les tenanciers de cantine.

Ah ! cet épais pinard du fournisseur Robin-Saint-Remi ! Que de saladiers fumants au citron !! que de punchs au rhum attisé ! que de pommes de terre frites et de biftecks saignants !

Heureusement, les poêles ronflaient dans les baraquements. La difficulté à vaincre, c’était la nécessité des soins de toilette.

Ah ! on ne s’attardait guère autour des pompes à eau bardées de paille serrée contre la gelée, où en s’ébrouant, on se mouillait à la légère le bout du nez et du menton. Visite fréquente, surtout le dimanche matin, des pieds et des mains. Et gare à la salle de police pour les réfractaires ! À vrai dire cette salle, à son tour fut consignée : on y aurait retrouvé gelés les délinquants !

Le 7 juin, la Compagnie des Sauveteurs se réunit pour la sixième fois depuis sa fondation en assemblée générale.

Son premier président avait été Narcisse Farre, dont la moustache gauloise accentuait l’énergie, et que coiffait si bien la casquette bleue aux trois étoiles d’argent et à visière rébarbative. Son veston s’adonnait d’une double rangée de décorations acquises à la force du poignet et non par des sourires quémandeurs ou des exercices d’échine.

Le 7 février 1872, on donnait corps aux suggestions du capitaine des pompiers, Alfred de Tassigny, en créant une société d’entraide sociale appelée à apporter son concours dans les sinistres à l’heure où des citoyens, souvent bien intentionnés, sous prétexte d’arracher aux flammes toutes sortes d’objets mobiliers, les brisent sur place ou les précipitent par les fenêtres sur le pavé des rues ; où, d’autres, malfaiteurs d’occasion, volent ces mêmes objets afin de les mettre à l’abri de la destruction.

Le rôle des pompiers étant d’éteindre le feu, celui des sauveteurs se bornerait à mettre en sûreté les objets sauvés et à organiser les secours hors du périmètre de l’incendie.

Du premier coup, cinquante-neuf Rémois se firent inscrire à l’effectif de ce nouveau corps social.

Parmi eux, retenons ces quelques noms : l’architecte Bègue, l’abbé Bonnaire, toujours ardent à se mêler aux œuvres civiles et à frotter sa soutane aux pantalons et aux bottes des pékins, l’agriculteur Charles Lhotelain, Charles Gozier et Edmond Lamy, le pharmacien Lartilleux, Poissinger l’auneur de tissus, le petit père Simonin, soldeur rue des Capucins ; Émile Bazin, marchand de tissus et frère du musicien Gustave ; le champagnisant Burchard-Belavary et le patriarche De La Morinerie ; Allart, qui fut vice-président ; l’huissier Noblesse ; Cordier et le comptable Arthur Josserand.

En 1879, la Compagnie est à l’effectif de 237 mem-bres, y compris Émile Druart, Albert de Larquelay, Dravigny le marchand de bois, Émile Godret, dit Bazière, le bouillant Halbardier et Léon Simon, de la maison Louis Rœderer.

Combien de disparus parmi cette équipe de vétérans dont les successeurs se retrouvèrent au poste que leur avait assigné l’esprit divinatoire d’un professeur au Lycée de Reims, Drincourt, lequel, en 1882, parlant des épreuves du passé, pythonisait ainsi : Dieu nous préserve du retour de l’Année Terrible ! Si pourtant elle revenait, nos pompiers auraient à éteindre le feu allumé par les bombes ennemies, et les sauveteurs à relever et soigner les blessés !

Les uns et les autres, en partie du moins, ceux qui restèrent des mois et des mois sous le feu du ciel, remplirent avec honneur cette mission de dévouement.

Pour ce qui ressortissait de la tenue d’exercice des sauveteurs, la vareuse et le pantalon de drap cardé bleu foncé furent taillés sur le modèle fourni par le tailleur Bernard, du Grand-Prophète, rue du Cadran-Saint-Pierre, et la casquette et le ceinturon d’après les dessins de Gustave Nérot, le passementier-musicophile de la rue de Vesle.

Et maintenant, clairons, sonnez l’appel des morts !

Cette sorte de Barbe-Bleue, tonnelier de profession qui, lorsque ses yeux se ferment pour toujours à la lumière de notre ciel terrestre, a 73 ans d’âge : Louis Bertault Denivelle, fils de François Denivelle-Dérodé, au faubourg de Paris, 50, et veuf à cinq reprises, de : Claire Hincelin ; – Marguerite Émilie Lemot, tante de Achille Lemot, dessinateur et caricaturiste réputé, ex-boursier au Collège des Bons-Enfants ; – Marie Catherine Liégeois, de Liry (Ardennes) petite-nièce de Baptiste Dupont-Liégeois, peigneur de laines au temps de la Révolution, dans ce même centre rural industriel et agricole, alors en conjonction avec les communes voisines de la région de Somme-Py ; – Marie-Jeanne Carangeot, et, dernière complice de ce passionné ! Constance Ma-rie Étiennette Lelièvre, de la parenté d’Irénée.

À l’état civil signe le certificat de décès : son fils Jean Henri Denivelle, 25 ans, voyageur de commerce pour les marchands de tissus Cargemelet-Pierrat, rue de l’Arbalète, 10. Cette firme avait ses bureaux et rayonnages rue de Talleyrand, à l’endroit où l’on vit plus tard le papetier J. Eppe.

Denivelle fils avait pris la succession de son cousin Gustave Grossin, lorsque celui-ci, ayant épousé une demoiselle Lanceréaux, de Savigny-lès-Vouziers, abandonna monts et vallées, roulottes et phaétons, pour s’établir brasseur de bière légère et savoureuse, au pays de sa mère, Félicité Dupont, veuve Grossin, remariée au docteur Lanceréaux en ce même Savigny que les Boches mirent à mal pendant leur fuite en Belgique, aux confins de l’armistice de 1918.

Autre deuil qui frappe l’écrivain de ces lignes : Pierre Eugène Dupont, charcutier, rue du Jard, 24, à l’angle de la rue Brûlée, né à Liry le 9 juin 1830 et époux de Francine Léonie Loth, de Bezannes.

Au 8 rue David décède prématurément, à 31 ans, et le 1er mars, Jeanne Flavie Héry, épouse de l’ex-plafonneur Émile Albeau, devenu l’un des plus importants bâtisseurs de Reims, sous l’impulsion et les auspices de son beau-père, le boucheur de trous de souris, Héry-Thierry, qui habitait alors rue du Cardinal-de-Lorraine, 5.

Jean-Baptiste Raulin-Rogissart, 73 ans, restaurateur, rue de Monsieur, 25, natif de Bagimont (Belgique).

L’ex-fabricant Prosper Dessain, de Wadimont (Ar-dennes), 68 ans, époux de Marie Coutin, rue des Capucins, 66.

Amédée Dié, de Crugny, 62 ans, marchand de peaux, place du Chapitre, 10, beau-père de Léon Goffinet, filateur à Juniville.

Honoré Havot, de Coucy-lès-Eppes, 66 ans, époux de Alexandrine Posé, et père de Remi, sculpteur à la Cathédrale.

Modeste Lecoq, des tissus, associé de Charles Brémont, place d’Erlon.

Passons sans retard au brave homme que fut Eugène Queutelot, Rethélois d’origine, décédé à 72 ans, rue Landouzy, 4, époux en secondes noces de Anna Zélie Husson, et dont le fils, Prudent, était alors en service au 25e d’artillerie, à Châlons.

Puis à cet autre au nom pompeux et composé : Charles Frédéric Édouard Le Carlier de Veslud, ex-employé aux contributions indirectes, méridional de 58 ans, originaire de Bazas en Gironde ; il était veuf en premières noces de Marie Charbonneaux, à laquelle succéda Anna Lompeck. Fils de Le Carlier de Veslud-Tinturier du Vivier, de solide noblesse gasconne et indiscutablement appuyée sur des parchemins poussiéreux et cette longue série de noms propres qui font songer à tant de choses.

Son fils Jacques habite rue Hincmar, 7, à l’angle de la rue Brûlée et dans l’immeuble où Defrançois avait établi le gymnase que dirige son moniteur Schaaf.

Parmi les notables de la lignée maternelle qui assistent aux obsèques, citons Jean-Baptiste Charbonneaux-Compas, de la même génération, courtier en charbon de terre, rue Petit-Roland, 19.

Voici un Rémois de vieille souche, Henri Lochet, qui ne laisse pas de descendance officielle, et pour cause, étant resté célibataire : ce fils de Lochet-Godinot a pour frère l’Émile Lochet, de la rue du Cloître, 13, et pour neveu, Devivaise, de la rue des Moissons, 8.

Un second coup de chapeau au poète-roturier Gonzalle, décédé le 29 septembre, à 4 heures du soir, à la Maison de Retraite, où on l’avait hospitalisé à la petite pension de 365 francs l’an. La livre anglaise valait à l’époque 25 francs 25.

Reverrons-nous ces temps idylliques, nous sexagé-naires en chasse vers le septuagénat ? Nous n’aurons plus alors de dents pour croquer nos rentes !

Le poétereau local de la République rémoise de 48 était fils de Louis Nicolas et de Marie Élisabeth Durbecq, et veuf de Marie Anne Victoire Mauclaire.

Constant Irénée Lelièvre , rue de Courlancy, 115, époux de Virginie Demade, fils de Isidore Paulin et de Constance Victoire Meillier, mécanicien, associé de Mouza, dont les ateliers sont rue de Venise.

Ah ! que d’échos et de souvenirs de ce nom de Gélu va-t-il éveiller en l’esprit des heureux survivants de son illustre clientèle bourgeoise de la rue Nanteuil, où son restaurant bravait maintes renommées culinaires beaucoup plus tapageuses que méritantes !

Gélu, Jean-Baptiste Gélu, mari de la fameuse Mère Gélu, cette Marie Claudine Colin, qui restée veuve à 60 ans, va manier de façon experte l’aviron de la fameuse barque au nautonier disparu, presque septuagénaire.

Gélu, né à Santeuil (Ardennes), de Gélu-Trésonne, laisse un fils, Aristide, et un neveu, Claude Narcisse Colin, employé de commerce, rue Landouzy, 37.

Ses obsèques furent moins que solennelles, mais une belle et nombreuse assistance, recrutée parmi tant d’estomacs reconnaissants, but au sortir du cimetière, la flûte traditionnelle en faveur de cet éminent disciple de Brillat-Savarin, dont les sauces et les pâtés furent de toutes les fêtes gastronomiques pour célibataires joyeux et parfaitement individualistes, habitués de sa salle à manger de la rue Nanteuil, 13. Paix et gloire à ses mânes !

La souche même de ces restaurateurs de nos gourmets rémois provenait de Saint-Souplet. C’est en 1850 que Jean-Baptiste vint planter ses pénates dans notre ville, et sept ans après, nos fastes locaux enregistrent sa présence impasse du Temple, tout proche les écuries de l’auberge de la Plume-au-Vent.

Déjà, ses fricots sont réputés. Les époux Gélu abritaient là, en meublé, un pensionnaire rémois qui leur amena peu à peu ses camarades célibataires. L’entreprise culinaire prenant ainsi de l’extension, nos Vatel s’établirent en ce réduit de la rue Nanteuil, où ils devaient finir leurs jours, après y avoir consolidé leur réputation. La rue était encore à l’époque, traversée en longueur par son ruisseau d’eaux ménagères.

Veuve en 1879, la mère Gélu tint le coup pendant une quinzaine d’années ; puis elle céda ses casseroles et ses fourneaux à son fils et à sa bru, pour rendre enfin sa belle âme au dieu des gourmands en 1900.

À leur tour, ses successeurs cédèrent le fonds en 1904 à un gâte-sauces moins éclairé sur la puissance et la valeur de cette fonction sociale, qui ne mit pas plus d’un an pour détruire ce qui avait nécessité un travail de construction demi-centenaire, et finalement mit la clé sous la porte. Le Chat-Friand était dès lors débarrassé d’une concurrence redoutable.

Fréquentaient chez ces Ragueneau rémois tout ou à peu près de ce que la laine et le champagne entretenaient en nos murs de célibataires ou de veufs.

On citera le futur maire de Reims, Maurice Noirot, Bourguignon de Belan-sur-Ource, – un des fils de Paroissien le Virgile, mort à la fleur de l’âge, – Bouchez et Paul Osouf, des tissus, – Brisset des biscuits, – Charles Arnould, sommité locale, enfant terrible de la politique républicaine à Reims et successeur à l’Hôtel de Ville de son copain Noirot.

Puis, Benjamin David, neveu du bloussier alsacien Samuel Moch, et acheteur à Londres, en laines coloniales, pour le compte de la maison Albert Marteau et fils, réfugié en 1914 à Nevers, en compagnie de son épouse, une couturière de la rue de Monsieur, Mlle Lefebvre.

David, ex-premier prix de violoncelle au Conservatoire de Strasbourg, fréquentait la sainte table de Gélu depuis 1873.

Les boute-en-train de la tablée, présidée par le beau Christian, de la maison Goulden, furent sans contredit le remuant et actif Félix Pilton, fils du vétérinaire et son ami Jules Thomas, tous deux bloussiers de premier plan.

De la laine, aussi, Georges Gaillet et Joseph Rémond. Dix autres encore, outre ces deux étoiles musicales rémoises successives, Ernest Lefèvre et Charles Stenger.

Cette équipe, au surplus, est postérieure à l’année 1879, dans sa majeure partie. Les seniors avaient depuis longtemps quitté cette vallée arrosée – oh ! très peu – de Lacryma-Christi !

Un excellent piano aidait aux charmes artistiques de ce salon intellectuel et culinaire, où les arts bachiques ne s’opposaient pas aux arts plastiques, lyriques et dramatiques, d’un esthétisme diversifié. On y consacra, avant-guerre, des soirées concertantes où brillèrent les as de la scène rémoise.

En ces dernières années, ces artistes remarquables : Mme Panseron, puis le tout jeune et adorable ténor léger Claude Jean, étoile filante de notre firmament musicale. Edmond Petit, décédé avant-guerre, y tenait l’instrument d’accompagnement.

Quand les derniers survivants de la phalange épicurienne recrutée par les Gélu auront rejoint les mânes de leurs compagnons infortunés, arrachés à la douceur de vivre avant-guerre, il ne restera rien de ces souvenirs alléchants, qui surexcitent la plume des mémorialistes, pour leur tourment et leur châtiment !

Ah ! Félix, indolent narrateur, que ne prends-tu pitié de ceux qui vont s’élancer sur la liste où tu accomplis tant de randonnées vagabondes pour y suivre tes sillons gazonnés d’herbes folles ! Que de savoureuses historiettes a recélées en vain ta matière grise et que ta mémoire pourrait faire revivre pour l’ébaudissement des fils adoptifs de la louve ! Faut-il en faire son deuil définitif ?

Décès du marbrier-monumentiste Coquet-Lallier, mort à 41 ans, boulevard du Temple, 52. Ses voisins Henri Bussières et Adolphe Flajollet, – ce dernier devait prendre sa succession –, assistent la veuve aux obsèques.

Disparition de Remi Auguste Maille, 74 ans, ancien notaire, qui avait tenu l’emploi de secrétaire à la Mairie de Reims, rue des Anglais, n° 10 ; il était le fils de Maille-Regnart. Il a deux neveux héritiers : Jules Maille, fabricant, rue Sainte-Marguerite, 34, vis-à-vis de la rue de l’Hôpital, et Émile Maille, rue Buirette, 32.

Un agriculteur réputé, ancien fabricant, Charles Bouquet-Potier, âgé de 72 ans, fils de Jacques Bouquet-Jajot. Sa ferme longeait la rue de Beine et le champ dit des Coutures, derrière l’usine Lelarge. Son gendre, Jules Demaison, et le fils de celui-ci, Louis Demaison, personnalités éminentes de la vie locale, habitent rue Rogier, 9.

Dans les hautes sphères de la bourgeoisie rémoise, on est enclin à faire honneur, plus que de mesure, au célibat, sans doute par esprit de sacrifice et pour ne pas s’exposer à départager et disséminer des fortunes lentement et opiniâtrement acquises, – ce qui est une forme de l’égoïsme et de cette tendance exagérée à l’épargne qui fit de la France le réservoir des peuples sans le sou, la vache à lait de la finance internationale.

Chez les Assy, vieille famille du pays, on ne résiste pas à l’emprise de ce fâcheux exemple, et le petit Ernest, au nez bourbonien et aux yeux pétillants de malice sous un crâne au poil dru, s’en va à 72 ans, sans avoir consenti aux joies relatives et aux déboires assurés du conjungo.

C’était un enfant de la laine, remarquables porteur de paquets de chicorée, trottant menu, causant serré, s’insinuant sans difficultés dans ce monde de la fabrique où il ne confrontait que ses pairs ou parents, ayant eu les voies aplanies par le vieil Antoine Philippe Assy-Olivier. Chez les Givelet, il était de la maison, par un cousinage de premier jus. Il habitait quand il mourut rue de la Peirière, 14, dans le quartier de la laine et des tissus.

Dans les chantiers de triage, il était usuel, au rappel de souvenirs du temps où Ernest Assy faisait trier de la laine, de prononcer la phrase sacramentelle suivante : Te rappelles-tu ? c’était au temps d’Ernest Assy, vers 1863 !...

Cette date spécifiait pour tous un événement des temps mérovingiens, d’une époque où les anciens de la profession tenaient le haut du pavé, et où il était d’usage de déclarer qu’ « après les Trieurs, c’est l’Empereur ! »

Bien déchue depuis, la corporation, par la faute de ceux marchandeurs et peigneurs pour qui la quantité de production importait davantage que la qualité.

Des petits, des modestes, – et Reims en est surpeuplé ! n’échappent pas à la loi commune. Place aux gens pressés !

Voici un limonadier, Viart-Bouchard, prédécesseur d’Allain, au 55, rue Chanzy, futur passage Marlier. Point d’autre histoire : pourtant, ces caboulots à comptoir d’étain et tables poisseuses, tout comme les ateliers de coiffure, sont les véritables forums de la plèbe, et il s’y raconte des fables et s’y façonne des rumeurs sans nombre !

La mère Chopin qui après avoir ouvert, en 1869, une gargotte où foisonnèrent des Suisses, rue du Jard, 26, était allée demeurer rue des Augustins, 10, après avoir cédé son fonds à sa nièce, devenue Mme Brunet-Lécossois.

À son tour, Brunet, ayant lâché la poêle et la papinette pour apprendre le métier de fumiste chez Hupin-Kalas, successeur d’Eugène Auger, place Godinot, c’est un paysan de Trigny, du nom de Luzurier, qui reprendra le fonds et la clientèle.

Ismérie Chopin décède à 59 ans : elle en paraissait aisément le double !

Puis arrive le tour du petit père Chevalaz, qui tenait le cabaret à l’angle du boulevard Cérès et de la rue Houzeau-Muiron, où il eut pour successeurs Moret, père du docteur-médecin de ce nom, et Élie Mauclert.

Les débitants de boissons ne sont pas ménagés par la Camarde, à preuve cette autre victime, Charles Lerzy, décédé à 50 ans, rue des Augustins, 21, laissant deux filles, dont l’une, Eugénie, devait épouser un Ardennais de Bazeilles, le jeune Charles Lecomte, alors comptable dans le voisinage, chez le lainier Gustave Hédin.

Mme Charles Lerzy était une Guinot, de Liry (Ardennes), Charles Lecomte est mort en 1916 à Aix-en-Provence, où il s’était réfugié chez le gendre de Maupinot, du Lycée de Reims, dont la fille était institutrice.

Mme Lecomte-Lerzy décéda en 1925, dans son immeuble de la rue du Bastion, 48.

Le 7 novembre, précisément, s’éteignait une de ces Guinot, sœur de Mme Lerzy, Adèle, veuve en premières noces d’un Nicolas André Dupont, et épouse en secondes noces du père Melchior Nitzsché, demeurant rue du Levant, 19. Signent à l’état civil : Félix Benoist, fabricant, âgé de 72 ans, et Jean-Baptiste Fontaine, successeur de Nitzsché à la chaire de langue allemande du Lycée.

Jules Auger, fabricant, 43 ans, né à Illy (Ardennes), demeurant rue Saint-Yon, 2, et époux de Marie Lucie Picard. Il était le fils de Joseph Thomas Auger.

Pauline Léonie Frissard, 38 ans, épouse de Alfred Renard, négociant en laines, rue des Capucins, 71, et fille de Frissart-Benoist.

L’organiste à Saint-Maurice, Stévenet, âgé de 52 ans, demeurant rue du Barbâtre, 150.

Louis Teisset, de la maison Teisset & Jallade, mort à 24 ans, à Clermont-Ferrand.

Maurice Arnoux, 69 ans, professeur de musique, rue du Bourg-Saint-Denis, 46. Haute silhouette penchée comme un lotus sur les bords du Nil, redingote et souliers plats à boucles, teint rose sous une touffe de cheveux blancs bouclés, – tête d’artiste moyenâgeux, musicien à toutes fins, nullement transcendant, dont les vieux jours sont embrumés par les frasques d’un gendre volage, violoniste talentueux, Mathiot !

Lagarde-Deligny, octogénaire de Villers-Marmery, père de l’imprimeur A. Lagarde, au Courrier de la Cham-pagne, rue Notre-Dame.

Cet autre octogénaire, Jouanetaud, ex-constructeur de bâtisses rémoises, rue du Cimetière-de-la-Madeleine, 16.

Tous avaient empli leur existence d’œuvres, de gestes et de pensées ; nul d’entre ceux-là ne s’était tourné les pouces une minute, dans l’attente de la manne céleste et comme tels font partie de l’immense et indéfectible cohorte des êtres de bonne volonté auxquels la vie céleste fut de tout temps promise par les voix divines et leurs hauts-parleurs, nos prêtres et philosophes de tous les cultes et de toutes les oraisons !

À nous maintenant, les revivificateurs de la cité, sangs chauds, cœurs généreux, esprits alertes, chairs faibles, muscles agiles !

En tête, l’aimable et souriant Albert Vermonet, un de nos meilleurs artistes peintres, verriers, élève et successeur de Marquant-Vogel, taille moyenne, svelte, figure fine, un peu chafouine, aura les cheveux gris, puis verts, puis blancs, de bonne heure. Il a 25 ans, habite en meublé rue Sainte-Catherine, 13, mais a son domicile légal chez son père, Vermonet-Legros, cordonnier-bottier, rue du Bourg-Saint-Denis, 96. Sa fiancée est Aline Louise Pommery, 19 ans, rue de Contrai, 34 (maison Truchon), fille de Charles Hippolyte Pommery, décédé à Oger en 1863, et de Irma Désautels, décédée elle-même, après son remariage avec le vannier Alexandre Truchon, le 3 août 1878.

L’aïeul Désautels-Durbec vivait encore. Par la même occasion, l’aîné d’Albert, Émile, peintre en bâtiments, ex-conditionnel en 1870 pour la durée de la guerre, épousera Marie Françoise Thiébaux, fille de l’épicier Thiébaux-Féron, établi rue Brûlée, 34, dans une construction basse à rez-de-chaussée en contrebas, avec étage mansardé, à l’angle de l’ancienne rue des Treize-Maisons (Boulard).

Frédéric Jules Haouy, 19 ans, rue du Cimetière-de-la-Madeleine, originaire de Rethel, fils de Haouy-Henrotte, chaudronnier de cuivre, et Marie Antoinette Félicie Fouriaux, 17 ans, né à Savigny-lès-Vouziers, fille du vannier Édouard Augustin Fouriaux-Boutillot, rue de Vesle, 82.

Elle est la cadette de la femme de haute valeur, institutrice à Reims, qui sera la célèbre Mlle Fouriaux, chevalière de la Légion d’honneur, celle qu’on peut appeler la cardinale laïque de la Grande Guerre. On retrouvera Haouy établi fabricant de lames et rots rue de Contrai, 8 ; le couple encore vert est retourné habiter à Rethel, en 1920.

L’un des fils de feu Lurquin-Pinot, perruquier rue Neuve, 37, Louis, frère de Désiré, établi coiffeur à Paris, rue d’Angoulême, épouse Alzire Leclerc, native de Cernay, fille de Leclerc-Pérard, comptable, rue des Augustins, 14.

Qui n’a connu le serviable et actif Chéruy, brigadier appariteur à l’Hôtel de Ville dont il était concierge ? Louis Eustache était de Lavannes, où il naquit en 1830 de Jean-Baptiste, décédé en 1846, et de Marie Joséphine Toussaint, habitant dans le Jard, au 54. Veuf de Eugénie Bouché, il prend pour seconde femme Elisa Pierrard, repasseuse-lingère, rue Henri-IV, à peu près de son âge.

Le comptable à l’usine Walbaum & Desmarest, Léon Thiaffey, d’Ay, demeurant rue de Thillois, 15, et Augustine Richard, de Monthois (Ardennes).

René Parizy, 22 ans, ex-élève de l’école rue Perdue et du Jard, devient le beau-frère de son camarade de classe et de quartier, Féry le bouclé, en épousant Clara, née à Paris en 1860, de Cyrus Stanislas, et de Marie Perpétue Thiéry.

D’autres noms encore : Lange Séguy, 42 ans, d’Annelles, employé aux Crayères, maison Pommery, et Virginie Léontine Marie Grandval, des Grandval-Pellieux, sœur du chimiste Louis Alexandre, rue Féry, 14. Sont notamment témoins à l’état civil : le concierge de l’immeuble Pommery, rue Vauthier-le-Noir, Benjamin Fleury, et le populaire chef de caves Victor Lambert.

L’avocat Claude Augustin Palle, qui fera parler de lui plus tard, a 36 ans, et habite rue de Vesle. Madame a noms Fanny Amélie Cécile Noblet, a 25 ans et vient de Signy-l’Abbaye.

Henri Guerlet, 25 ans, lieutenant au 3e hussards, à Lyon, fils de feu Victor, fabricant, décédé en 1860, et de Louise Émélie Auger († 1862), domicilié chez sa tante Guerlet de la rue du Bourg-Saint-Denis, et Louise Élise Dauphinot, 20 ans, des Simon Dauphinot-Legrand, rue du Cloître, 15, nièce d’Adolphe, sœur de Georges.

Louis Grandremy, 28 ans, employé dans les laines, rue Saint-Symphorien, 26, fils de feu Grandremy-Gaillot, et Marie Adèle Léa Parruitte, de Saint-Erme, caissière chez le mercier Gamahut, rue Trudaine, 3. Témoins : Martin Xavier Grandremy, ancien fabricant, rue des Murs, 15 ; Félix Bouron, des tissus, rue du Barbâtre, 24, et l’ébéniste Chalamel, rue de la Justice.

Émile Dubois, le peintre en bâtiments de la rue Saint-Julien, 22 ans, fils de Dubois-Humain, et Virginie Houppé, 18 ans, fille de Houppé-Lefèvre, cordonnier, place Saint-Timothée. Parmi les invités, le cousin Louis Sureau, trieur de laines à l’usine Lelarge et le grand-père Alexis Lefèvre, de la rue des Martyrs. On ne sort pas du 3ème canton, où ces familles rémoises ont fait de toute éternité élection de sépulture.

Le notaire Mandron épouse une enfant des Batignolles, Louise Camus.

Notre ami, si modeste mais si méritant, dont la vie a été consacrée, ce dernier demi-siècle, à la création et aux succès de l’Harmonie du 3ème canton, Georges Jantzy, en ces temps-là simple tisseur en peigné à l’usine du Mont-Dieu, et depuis scribe aux Contributions directes, à la Mairie, puis retraité communal, épouse Joséphine Augustine Naegelen, 19 ans, née à Reims de Naegelen-Bentz, rue du Champ-de-Mars, 52. Jantzy, qui a 28 ans, est originaire de Sainte-Marie-aux-Mines, près Colmar, et habite rue du Barbâtre, 76. Son frère Charles, du Barbâtre, 55, était contremaître de tissage au Mont-Dieu, sous la direction de Blanpain, et la haute autorité du père Cochinard, soumise à celle des patrons, Benoist-Fréminet et ses fils, Albert et Paul Benoist.

Une figure de passage, mais qui devait faire souche à Reims, celle de Marcellin Gazeau, professeur de rhétorique au Collège d’Épernay, au Lycée de Reims ensuite, et originaire d’Asprières (Aveyron) ; il épouse Eugénie Godart, dont les parents habitent au Moulin-d’Huon, écart de Dieu-Lumière.

Un beau militaire, taille et allure imposantes, assez replet et rouge de visage, les traits communs mais réjouis sous une chevelure qui friserait, si l’ordonnance ne s’y opposait, Charles Alexandre Bléger, 28 ans, lieutenant au 132e de ligne, et demeurant en meublé, au rez-de-chaussée sur voie publique de la vétuste maison, à plusieurs corps de bâtiments, rue Chanzy, 70, où Victor Rademacher exerçait sa profession de corroyeur. Au premier étage, une rentrayeuse du temps passé, la grosse et mûre Pauline, plus souvent à la fenêtre qu’à l’écran.

La bicoque n’avait plus longtemps à attendre la pioche des démolisseurs pour qu’on élevât, sur son emplacement assaini, le superbe hôtel du docteur Arthur Decès et d’Anne Lochet.

Bléger entre dans une famille de lainiers originaire de Sommepy, les frères Collin : Collin-Millet, édificateur de la Folie-Collin, à Cernay, et Julien, – en épousant Marie Blanche, fille de ce dernier, rue de l’Avant-Garde, 2.

Bléger était le benjamin de ces deux artistes musiciens : Michel Bléger, compositeur renommé d’airs de danses, qui enrichit de façon souveraine le répertoire de l’éditeur Margueritat, et habitait à Bourg-de-Péage (Isère) ; Adolphe Bléger, chef de musique au 109e de ligne à Chaumont, – tous trois étant fils d’un Bléger de Saint-Brieuc, décédé en 1853.

La famille de l’épousée délègue à la cérémonie Hubert Collin-Millet, l’oncle de la rue de l’Écu, et Henri Martin, de la ligne maternelle, menuisier à la Croix-aux-Bois.

Tout l’état-major du 132e est là, rutilant de croix et décorations, jetant sa note gaie dans le sombre défilé des fracs et des gibus, – ces derniers encore à la mode.

Le curé de Saint-André, ce bon abbé Delahaye, multiplie les bénédictions pendant que Léon Belleville s’exténue à éperonner l’orgue et que le suisse en mollets blancs s’évertue à refouler le flot de commères accourues à l’heure de la soupe pour voir défiler le cortège.

Certain cercle de courtiers en laines prolongera les échos de la cérémonie en fêtant le beau-père et son gendre par une semaine bachique où les huîtres de Barbelet furent à l’honneur, sous des rivières de tisane.

Il y avait là tous les marchands de chicorée de la place : Strohl, Cramphaut, Hédin, Clausse, Colmart, J. Thomas et F. Pilton, Meurant, Dessailly, le grand Dupont, qui, à quelques jours de là, allait se remarier avec une bou-langère de la rue Neuve ; le vieux Muno, que ses collègues accueillaient amicalement et généreusement, en dépit de sa garde-robe mal soignée, et quelques autres fervents de la chopine et de la gaule.

Une union moins bruyante mais qui n’en remuait pas moins des souvenirs d’un âge héroïque fut celle d’un trieur de laines du nom de Pierre Lucien Gérard, âgé de 44 ans et demeurant rue Savoye, 8, fils de Charles Victor Gérard, décédé à Elbeuf en 1867, et Caroline Marie Considérant, nièce de Victor Considérant, phalanstérien et philosophe quarante-huitard, âgée de 33 ans et blanchisseuse de gros et fin à Paris, non loin du Palais-Bourbon, dont elle eut la clientèle, rue de Bourgogne, 36. La mariée était fille d’Augustin Considérant-Delamarre, ex-relieur et combattant des barricades en 1851, pensionné de décembre recueilli à l’Hospice des Incurables, à Ivry. Le marié était frère de Jules Gérard, dit le Borgne, ou Rintintin, trieur également, dont les récits ou affirmations se terminaient régulièrement par cette conclusion qui valait un « point à la ligne » : Si j’te l’dis, c’est parce que je l’sais ! Jules Gérard qui n’avait rien de commun avec le tueur de lions, décéda en exil, à Paris, pendant la guerre, à l’âge respectable sinon respecté de 82 ans.

La génération de 36 était faite de chaux et sable : le temps seul, devait en venir à bout. S’il en reste, qu’ils se montrent et n’aient pas peur !

Remariage de Émile Albeau, le constructeur de casernes, de forts et d’écoles, veuf de Jeanne Flavy Héry, avec Pauline Olympe Lamoitié, modiste en la rue des Tapissiers. Albeau-Darcq, le père, était décédé en 1873.

Le monde des cabots lyriques est en rumeur et en fête : l’administrateur-gérant de notre charmante salle du Casino rémois, Alexandre de Laforgue, prend chaussure à son pied parmi le menu peuple féminin des étoiles de café-concert. Marie Naudin, native d’Auxerre, a ses 24 ans bien sonnés. Lui, il est Marseillais bon teint, et les camarades de la troupe seront de la noce, notamment Émile Auffray, logé rue du Clou-dans-le-Fer, 6, meublé spécial pour le monde des théâtres, et Georges Ogereau. Abel Bordéria, le photographe à la mode d’alors, place d’Erlon, nº 60, qui expose souvent des portraits d’artistes, avec l’ex-huissier Judas, habitant au n° 1 de la vieille et sordide rue Saint-Crépin, empuantie des relents du marché de poisson et aux froma-ges, si proche ! est de la cérémonie.

La famille sans-culottide des Beugé s’embourgeoise. Louis Beugé et son épouse Virginie Godart, rue Neuve, 93, marient leur fille Julie Adélaïde, âgée de 23 ans, au gros garçon, court de jambes mais alerte comme un poisson dans une baignoire d’eau fraîche, Paul Georges Huré, employé à la banque volante Tuconi, rue de Vesle, 54. Situation sociale bien précaire que le subtil Huré remplacera au plus tôt par l’emploi autrement sûr et moins sédentaire de voyageur en ornements d’église.

Huré était né à Paris, et habitait à Reims, rue de la Tannerie, future rue Irénée-Lelièvre. Son père Huré-Bordas était percepteur à Bourgogne. On le retrouvait, après guerre, ce gendre du Louis Beugé dont Gustave Laurent a préfacé la réédition du Pilier tremblant de Saint-Nicaise, dans « Le Progrès de l’Est », en 1913, – retiré des affaires au n° 25 de la rue des Volontaires, à Paris (mort depuis peu).

L’aîné des enfants Dazy-Caffé, dont le père est employé au Bureau central de Mesurage des tissus, dirigé rue Sainte-Marguerite par Cabanis père, – Albert, né à Reims en 1849, – comme G. de Bohan, Henri Dallier, Thiérart-Lartilleux, Albert Paroissien, Félix Pilton, – épouse une demoiselle Dombry-Lamort, apparentée aux Leclerc de la laine.

Mlle Dombry était née à Reims le 11 juillet 1850, de Martin Dombry, apprêteur rue Fléchambault, 51, et de Thérèse Lamort. Ce Dombry, démocrate pur sang, avait été impliqué dans les troubles de 1848 et sa vie familiale en fut quelque peu troublée, les Leclerc et les Lamort étant d’idées éminemment conservatrices, d’un ordre social ou la paix des rues fait partie du Credo politique.

Mme veuve Dombry habite en 1879 chez un neveu, Alexandre Leclerc, négociant en laines, rue Saint-André, 5.

Un oncle paternel de Albert Dazy, Jean-Baptiste Edme Caffé, âgé de 60 ans, est imprimeur à Troyes : grand et solide gaillard d’une compétence et d’une probité professionnelles réputées dans la capitale champenoise.

En cette année 1879, le jeune frère du marié, Paul Dazy, sera le 1er octobre, promu par décision du Chapitre métropolitain, à l’emploi d’organiste au chœur de N.-D. de Reims.

Cet artiste précoce, nourri dans le Temple, devait occuper ce poste artistique si bien dans ses cordes et ses goûts, pendant neuf années consécutives, à la suite desquelles, sur les avis du compositeur Gounod, le cardinal Langénieux le désignait pour être maître de chapelle de la Cathédrale. Il conserva ces fonctions jusqu’au 1er avril 1906.

Albert Dazy, en 1879, est comptable à la maison J. Poullot, sous les ordres de Anatole Chardonnet, premier vendeur aux tissus. Ses après-midi dominicaux sont remplis par son service administratif à la Caisse d’Épargne (décédé à Reims en août 1928).

Citons encore quelques noms, connus en certains mi-lieux professionnels : Félicien Gouvernal, dit Félix, de la maison de laines Ernest Clignet, fils de Clovis Gouvernal-Henrot, lequel habitait rue de Cernay, 50, une maison qui fut bâtie par lui, et la première, dans ce quartier destiné à prendre une réelle extension. La mariée est Marie Adèle Couvart, d’Isles-sur-Suippe, fille de Couvart-Lemaître, marchand de bonneterie, rue de Berru, 12.

L’un des futurs grands maîtres de l’Alimentation de notre ville affamée, Victor Georget, représentant de commerce à Paris, âgé de 27 ans, et Constance Bécret, d’Asfeld.

Charles Hannikenne, 25 ans, chez sa mère, Mme Lambert, Veuve Hannikenne, débitante, rue du Barbâtre, 25, et Élise Petit, rue du Jard, nº 56.

Élève à l’école du Jard, Hannikenne donna un jour une sérénade aux habitants du quartier et à ses camarades de classe, ayant parié, et tenant son pari, de se noyer dans le bassin du Port.

Kiss ! kiss ! lui avait-on fait, entre gosses inconscients et cruels. Ah ! Kiss ! kiss ! vous allez bien voir, si c’est pour de rire ! Et en effet, sous l’œil gouailleur d’un peloton de sales gamins, il entre dans l’eau jusqu’au genou. La trouve-t-il trop froide ? assurément, la peur le prend, il pleurniche, mais les kiss-kiss et les rires redoublent, l’éperonnent. Allons ! il faut payer ! Il en a maintenant jusqu’à mi-cuisses ! Et l’on rigole, il faut voir ! Ah ! ce que ta mère va t’en mettre ! Rires, on se tape la cuisse, on se tord. Hannikenne sauvera-t-il l’honneur ?

On ne sait ce qui serait advenu de cette farce menaçant de tourner en drame, sans l’arrivée fortuite d’un flâneur, el senor Herbé, jardinier et arbitre au parterre du théâtre, lequel met les gosses en chasse, et repêche le capon de l’immense tasse où il avait parié de s’embourber.

Et voilà à quoi certaines après-midi du jeudi étaient occupées par les abécédaires du Jard aux temps passés !

Saluons ce nom dont Reims se glorifie : Melchior Guy de Polignac, 26 ans, né au château de Kerbastic, à Guidel, près Lorient, sous-lieutenant au 5e hussards à Milianah, et fils de Étienne Georges, comte de Polignac et de Caroline Joséphine Le Normand de Morando.

Cette kyrielle de longs substantifs s’en adjoint des moindres : Louise Pommery, la fiancée, la blonde, blanche et fine fiancée, un sèvres bien français, supérieur aux saxes germaniques, 22 ans, fille de Louis Alexandre Pommery, décédé le 15 février 1858, et de la vénérée philanthrope Jeanne Alexandrine Mélin, rue Vauthier-le-Noir, 7.

Les assistent à l’Hôtel de Ville et à la Cathédrale : Louis Pommery, frère de la mariée ; le fabricant Jules Hourlier ; d’autres notabilités, enrichies de titres nobiliaires et à panonceaux héraldiques : Antoine Agénor de Gramont, duc de Guiche, sous-lieutenant aux hussards de Melun, et ce quinquagénaire Charles Marie de Faucigny, prince de Lucinge.

Geoffroy Hersant de La Villemarqué, né à Paris des La Villemarqué-Tarbé des Sablons et ingénieur à Quimper-lé. Ce rejeton de vieille noblesse s’allie au tiers-état en la personne de Élise Marie Givelet, fille de l’industriel rémois Edmond Givelet, patriarche considérable et considéré. L’oncle Tarbé des Sablons, ex-préfet de l’Yonne ; le capitaine du génie Caruel, rue du Barbâtre, 33, à Reims, beau-frère de la mariée, et un capitaine au 7e dragons de Lunéville, Edmond de La Baulinière, contribuent à l’éclat de cette union par leur fortune, leur éducation, leur costume et la curiosité des foules.

Enfin, nous associerons à nouveau la Fabrique rémoise à toutes ces cérémonies par le remariage de Charles Roland, fils de Roland-Reimbeau, avec sa belle-sœur Marie Céline Poulain, fille de César.

Reims n’est mort !

Eugène Dupont.