La Vie rémoise en 1869

1869

Voici venue l’année où la Belle-au-Bois-Dormant se réveillera d’un sommeil de dix-sept années consécutives. La France va se transformer désormais en arène publique où des milliers d’électeurs législatifs vont combattre pour des idées politiques qui s’entrechoquaient, dans les esprits, depuis bientôt un siècle. Comme pour rendre la lutte plus ardente, une sorte d’inquiétude patriotique étreint les cœurs, parce que Prévost-Paradol, le jeune polémiste qui allait disparaître si prématurément, a poussé un cri d’alarme : il a prédit la guerre proche, conjuré la France de s’y préparer et de concentrer ses forces et sa puissance contre les poussées impérialistes du dehors.

Avec Thiers, il redoute les effets lénitifs de l’apostolat pacifiste. «Ah ! – s’est-il écrié, angoissé –, si les choses suivent leur cours, la France pèsera dans le monde anglo-saxon comme Athènes pesait dans le monde romain. La finesse, la grâce, la beauté, le plaisir habiteront encore parmi nous, mais le solide éclat et la puissance seront ailleurs ! »

Paroles prophétiques, qui valent encore à cette heure !

À Reims, on est éveillé à fait. Deux personnalités de valeur vont se proclamer les champions opposés d’un Empire qui souffre de l’emphysème et d’une République aux poumons sains, et qui, embastillée, veut respirer l’air du dehors, donner de la voix, commander si possible dans la maison.

En démocratie moderne, où le suffrage universel remplace la volonté du monarque, le nombre fait loi, et pour être maître, il faut avoir le nombre pour soi. Tout se ramène à cette nécessité : flatter le nombre, l’acquérir en se faisant fort de donner satisfaction à ses besoins réels et corps à ses rêves. En cette ville industrielle, le nombre est dans les usines et dans les faubourgs. C’est surtout autour des clochers pointus de la Basilique rémigienne que les agents électoraux des partis dissidents feront feu des gestes et de la voix, et aussi de la bourse, pour recruter des bulletins en faveur de leurs candidats.

Le groupe napoléonien a pour protagoniste Édouard Werlé, hier encore maire de Reims, député en exercice, influent par sa situation sociale, et le souvenir frais émoulu des services rendus à la Cité. Werlé a tout de l’athlète électoral : la taille, l’ampleur physique, la gravité des traits, un port de tête noble quoique soumis à un ébranlement musculaire qui prêterait à la pitié, le teint allumé et la parole verte, sévère et tranchante, des gestes décidés et maîtrisants, la force en un mot, avec, en plus, une grosse fortune, suivie d’une clientèle enthousiaste et fanatique.

Sa garde-du-corps bourgeoise est recrutée parmi les familles les plus anciennes de l’ex-Durocort et les mieux cotées dans l’économie sociale : on y voit la face altière d’un Richardot ou d’un Lecointre, à côté d’autres moins remarquables dont les titulaires font partie de tous les organismes de la vie communale : Académies ou cercles, chambres commerciales ou palais de Justice, églises et communautés. Force qui ferait reculer les plus audacieux ! Aux premiers rangs, la richesse, les situations acquises, un clergé respecté sous un évêque à la parole éloquente et qui fut conseiller à la cour du Prince, de grands noms, des souvenirs, tout ce qui brille et plastronne, y compris les chefs d’armée. Derrière, des subalternes empressés, sous la direction d’un Laviarde, sultan de faubourg aux moustaches et à la barbiche triomphantes, à la mode du Maître, – et ses sbires, entre autres Vasson-les-Bottes, Maujean le baigneur, Mollet dit Belle-Nature, cent autres spadassins décidés et sans scrupules, rompus à toutes les roueries, aptes à tous les racolages. Puis, la masse grise et veule des travailleurs qu’anémie un labeur quotidien de douze heures dans les ateliers surchauffés ou sous la bise des autans et les brûlures de l’Astre ! Ces troupes, encadrées telles quelles, marcheront à la bataille avec la constance et la gravité des légions romaines : elles sont habituées à la victoire.

En face, l’armée des libéraux, ou parés de cette étiquette. Un penseur, orateur et philosophe bénin, humanitaire par profession, ambitieux par goût : Jules Simon, doux prédicant au parler onctueux, sorte de prêtre laïque qui aimerait porter la mitre et balancer la crosse, et dont les fines mains, servantes d’une plume exercée et savante, caressent l’air à la façon d’une bénédiction épiscopale.

Sourire paterne sous un nez en pointe d’asperge et entre des «favoros» encaustiqués qui sentent l’aromate orléaniste, l’œil malin, le front un peu plissé du penseur de jour et de nuit, les épaules légèrement voûtées sous des cheveux à la Béranger, haut de taille, redingote en lévite, souliers sans tiges et à lacets, pour un pas feutré.

Est-ce un clerc ? ou un laïque ? On pourrait s’y tromper. Pourtant, cet homme à l’aspect bénin et insignifiant, ce Breton qui se baptise Simon pour ne pas s’appeler Suisse, est l’une des lumières de la pensée française et l’une de nos gloires intellectuelles !

Il a pour protagonistes les fondateurs d’un nouveau journal quotidien, «l’Indépendant Rémois», rival acariâtre, excitant et taquin, véritable picador, qui ne cesse de harceler de ses banderoles le vieux taureau du régime, «le Courrier de la Champagne», organe du Pouvoir en fonctions, et lui ravit peu à peu une clientèle jusque-là fidèle, – et pour cause évidemment, toute concurrence évincée de par les décrets impériaux –, mais qui désire, cette fois, «aller prendre l’air chez le voisin».

Ces protagonistes forment un groupe compact, influent sinon par la fortune, du moins par ses mérites intellectuels, le souvenir des luttes passées et des épreuves endurées pour la cause libérale et républicaine, aussi l’héritage des ancêtres de 1848. Peu de caballeros à la Laviarde pour attirer l’attention du public des gradins supérieurs, point de ces chevaliers de l’espadon, de la blouse blanche et de la canne ferrée, mais un jeune et actif secrétaire de Comité électoral du nom de Charles Arnould, favori de toutes les fées et porte-bonheur espéré. Ceci vaudra mieux que cela, évidemment !

La troupe à mener au combat est recrutée parmi le peuple des Gaulois indisciplinés d’esprit, n’obéissant à âme qui vive, sinon à contre-volonté, redoutant tout au plus la chute des cieux sur leurs têtes mutines et exaltées. Les Comités de quartier jettent feu et flamme autour de ces forces indépendantes, et ils réussissent à les entraîner à la victoire partielle, mais glorieuse, dans Reims-Ville, où leur candidat, Jules Simon, obtient 6.338 suffrages contre 4.471 attribués à Édouard Werlé. Victoire relative, puisque le concurrent est vainqueur dans l’arrondissement, mais qui aura du moins le résultat d’exciter la foi et l’ardeur des vaincus pour les luttes à venir.

Au résumé, le glas de la puissance locale sonnait pour Werlé et ses partisans. Plus d’un parmi nos édiles du jour, et surtout de la veille, eurent le sourire, qui avaient supporté rageusement jusque-là le joug de l’autocrate au cerveau lucide et à la volonté de fer, dressé à l’école des bourgmestres rhénans !

Quant au philosophe bénisseur et à trémolos, prometteur bénévole de coquettes maisons ouvrières, aux jardinets verdoyants autour de leur salette murée en lierres grimpants et enluminées de pâles «goblots», il avait obtenu des compensations extérieures : un autre fief électoral se l’était assimilé et le destin lui souriait qui lui ménageait le pouvoir politique avec ses orgueils et ses déchéances, et – l’espéra-t-il jamais ? – une statue de bronze vis-à-vis les colonnades de la Madeleine. Quelle surprise sans doute, pour ses regards éblouis de revenant, s’il lui arrivait, par miracle, de faire circuler sa silhouette de bronze revenue à l’état carné et vivant, parmi les avenues de la cité nouvelle, si gracieuse et pimpante, que la baguette magique du «Foyer Rémois» vient de faire surgir de notre sol dévasté, sur les hauteurs de l’antique Saint-Nicaise ? En croirait-il ses yeux ? et ce spiritualiste voltairien crierait-il au miracle ?

Remontes sur ton socle, vieux blagueur ! tu n’étais qu’un troubadour à la chanson trompeuse et volage. D’autres, moins beaux parleurs mais pleins d’ardeur positive, ont accompli la besogne dont tu n’avais tracé que le dessin enchanteur. Ils seront à l’honneur sans statue, mais dans les cœurs rémois, pour des générations !

Mais, hélas ! entre tes promesses et leur réalisation se sont creusées les tombes de quinze cent mille des nôtres, et un nombre infini de pierres calcinées se sont émiettées sur le vieux sol gallo-romain de l’antique Durocortorum.

De tant de maux, ce peu de bien réconcilie tout de même avec la Vie !

1869 est aussi l’année du plus réussi des Concours de musique que Reims ait jamais vus résonner entre ses murs. Plus de huit mille chanteurs et musiciens, – non compris les mirlitonnistes et les joueurs d’ocarina, annonciateurs de nos guitaristes et mandolinistes du XXe siècle –, défilèrent dans nos rues sous leurs bannières flottantes, ruisselantes de palmes et de médailles en or et en argent, voire de plaques de chocolat, trombonnant et pistonnant, chorisant et troubadourisant entre la haie des milliers de citadins et de ruraux aux clameurs enthousiastes. Quelle farandole sans soleil entre ces maisons aux fenêtres pavoisées qu’un ciel inclément et contrariant arrosait de ses ondées ironiques et malfaisantes ! Du haut de la Tour-Sud de la Merveille s’envolaient les ondes sonores et musicales des deux bourdons, le gros et le petit, balancés par des jambes intrépides de sonneurs à peine nubiles, qu’avait recrutés aux portes du Temple l’ingénieux et thésaurisant Génin !

Tous les 16 mai ne se ressemblent pas ! Celui de 1869 fut pour les Rémois et leurs invités, officiels ou volontaires, un jour d’allégresse sans pareille. Le cortège des sociétés chorales et instrumentales s’allongeait en un ruban moiré de la Gare à l’Hôtel de Ville, par les rues drapées aux Trois-Couleurs Drouet-d’Erlon, l’Étape, Talleyrand, les Tapissiers, Colbert et la place de l’Hôtel de Ville, trop exiguë en l’occurrence.

Le maestro Ambroise Thomas, entouré de sommités à l’échelle du temps, trônait sur le perron de notre édifice Louis XIII, buvant le lait de sa propre étable, servi par des choristes aux voix multicolores qui se signaient devant leur miroir : « Salut aux Chanteurs ! »

Et Thomas (Ambroise pour les dames) souriait dans sa barbe encore noire à l’époque, pendant que la foule béate, élargissait ses cornets-acoustiques et ses gobe-mouches plus ou moins édentés.

De l’Hôtel de Ville, les sociétés concurrentes, se disloquant, s’essaimèrent dans leurs sections aux quatre coins de la ville, dans les monuments municipaux affectés au concours.

Les Promenades avaient été garnies de boutiques et de buvettes. Un joueur d’orgue y serinait la chanson des «Pompiers de Nanterre».

Sur la place Royale, un banquiste improvisé avait déroulé au bout d’une longue perche, un panneau de toile peinte par un Véronèse de carrefour, représentant, en damiers irréguliers, la Vie et les Œuvres du Curé d’Ars, ce bon Vianney, aux miracles sans nombre et indiscutés.

Hélas ! les aquilons s’efforçaient de jeter le désordre en cette fête populaire à laquelle la Municipalité s’était gardée soigneusement de les inviter. Le soir, quand les foules voulurent contempler la «Lumination» des Promenades, une déception cruelle les attendait. Victor et son équipe de chez Paul-Batier n’avaient pu réussir à allumer les lanternes vénitiennes. Les girandoles au gaz d’éclairage voltigeaient comme des feux-follets, s’éteignant et se rallumant au gré des zéphyrs déchaînés et furieux.

Le Cirque fut tôt rembourré de spectateurs. Une lutte à main chaude et plate, fort émouvante, s’y livra entre la «Société royale des chœurs de Gand» et la «Réunion lyrique de Bruxelles». Celle-ci, vaincue à Reims comme elle venait de l’être dans le Nord, résolut sur-le-champ de mourir et, ainsi que le duc de Clarence, se noya, mais dans une cuve de champagne, – nectar bien supérieur au malvoisie.

D’autres rivaux à réputation mondiale se confrontèrent, venus de Roubaix, Dinant, Bar-le-Duc, Saint-Josse-ten-Noode. Douai seul était de taille à lutter contre les sociétés de Saint-Gilles et Gosselies : on évita de les froisser les unes et les autres en ne décernant pas de premier prix, mais Douai reçut le second prix. Saint-Gilles, dépité un instant, reprit vite sa belle humeur, et, à trois heures du matin, ses combattants et leurs admirateurs luttaient encore, mais à coup de flûtes et de moos, au Café Courtois, qui n’avait jamais été à pareille noce. La rue de Talleyrand regorgeait d’auditeurs à cette heure nocturne, et Pandore se garda bien d’interrompre par ses ronchonnements disgracieux la rumeur chorale qui s’échappait en bouffées harmoniques des vasistas du célèbre établissement.

Autour du kiosque de la Patte-d’Oie, à peine séché derrière les décorateurs, des groupes folichons dansaient et tournoyaient encore, inlassés, sur une terre gréveuse détrempée par les averses du jour. Le Cirque avait éteint ses chandelles, et ses murs encore frais frémissaient du dernier ronflement des sarrussophones géants dont les cratères de cuivre avaient déchaîné leurs torrents de lave en si bémol.

Comme toute fête qui se respecte, celle-ci eut son lendemain, encore plus glorieux que la veille : ce fut au tour des harmonies et des fanfares de tenir tête aux sons de nos bourdons, mais sans pouvoir les dominer. Nos petites et simplettes fanfares des campagnes voisines avaient escorté les bataillons du Nord et de la Belgique. Princiaux avait amené les «soufflants» d’Amagne ; Bombaron, ceux de Cormontreuil ; Charlier dirigeait les «gars» de Renwez, Follias ceux de Tours-sur-Marne. Porgeon était venu avec les siens de Boult-sur-Suippe et Bonneterre le tourne-cou se tenait en serre-file auprès de la section de Vaux-Montreuil. Henri Carré, fier comme un paon sous son képi galonné et sa tunique à ceinturon et à patte d’épaulettes, était en tête de la Fanfare des Pompiers de Sedan.

Les «harmonies» sans prétention de Cormicy, sous Coquelet, de Fourmies et Vouziers, courbées sous le bâton argenté des Niverd, marquaient patiemment le pas, sourire aux lèvres, quand les a-coups du défilé s’alanguissaient aux changements d’artères. Le bouquet de ce feu d’artifice de notes fut allumé le lundi soir 17 mai, par la Musique municipale de Tourcoing,

laquelle enchanta les ormes séculaires du Grand-Carré des Promenades avec les accords frémissants de la Marche des Fiançailles du Lohengrin composé par ce sacré Boche orgueilleux, cassant, grincheux et déplaisant qu’on nomme Richard Wagner, auquel on pardonnera sa détestable origine, pour avoir été agréable à nos oreilles tyranniques, goulues et affamées, qui n’ont pas de cœur !

L’escadron piaffant et aux dents pointues des pique-assiettes officiels eut son festin traditionnel, aux frais de la Princesse, ainsi qu’il est de mode, encore de nos jours, et combien fréquemment !

Le discours de clôture fut débité, tous ventres pleins, ceintures déboutonnées, nez rubiconds et œils enflammés, par le joyeux et entraînant Lantiome, qui leva les dernières coupes en l’honneur de Gustave Bazin le souffleur, Labitte le Roi des commissaires de fête, Brunette fils, gardien des Temples municipaux, et Alfred de Tassigny, logeur d’occasion.

Ah ! ce furent de belles «sarimonies», dont le souvenir alimenta pendant des mois la causerie dolente des veillées populaires et les parlottes futiles de nos «zincs» sérieusement astiqués !

La Société des Amis des Arts se reconstitue, après une éclipse d’un quart de siècle, sous les auspices de MM. Robillard père, Gosset fils, E. Disant, Adolphe Dauphinot et Victor Diancourt. Tout ce que Reims compte de lettrés et d’artistes, – professionnels ou amateurs de la haute société –, apporte son concours à cette lumineuse résurrection. Les souvenirs des bienfaits provoqués par l’ancienne Société étaient restés vivaces dans les esprits, bien que la date de sa fondation remontât au 24 novembre 1834. Ses promoteurs sous la présidence du sous-préfet Charles Poisson, avaient été le peintre-portraitiste Germain, gloire rémoise fameuse entre toutes, – le maire Saint-Marceaux, Émile Seillière et Boisseau aîné, le docteur Chabaud, qui devait périr de la peste, l’avocat Ponsinet, et ce merveilleux dessinateur J.-J. Maquart, auquel tant de sites locaux, chéris des vieux Rémois, doivent d’avoir gardé pour la postérité leurs silhouettes enchanteresses.

La première exposition eut lieu en 1834. Y figurèrent des tableaux de Girodet, Delaroche, Vernet, David, que les hasards d’une tombola répartirent dans nos salons rémois. La deuxième est de 1838, au Palais de Justice. Henri Menu rappelle avec cent autres détails intéressants, – qu’on y remarqua une œuvre pleine de charme dans une note mélancolique et avec les carnations de Greuze : « la Pauvre Fille», due au pinceau d’une artiste rémoise alors fort goûtée, Mlle Ducluseau. De notoires concitoyens avaient exposé : Eugène Clicquot, Reimbeau, Duchêne, Rêve, l’architecte municipal Hippolyte Durand. Ce dernier soumet aux visiteurs un projet de théâtre qu’on aurait pu réaliser à Reims au prix de 250.000 fr. en l’installant suivant les suggestions de certains édiles, sur un terrain communal situé à l’angle de la rue Colbert et de la place de l’Hôtel de Ville.

Laurent Détouche exposa en 1842 un des ses bons tableaux : « Colbert visitant les travaux du port de Dunkerque». Rêve le dessinateur montra ses dispositions pour la sculpture et le médaillon.

En 1845, l’exposition fut des plus brillantes. Boulangé, de Verzy, y fut à l’honneur avec cette vaste composition : « Funérailles de Drouet d’Erlon», qui provoqua pendant des lustres l’admiration du public dominical en visite à notre Musée municipal, et qui faisait «pendant» au fameux «Baptême de Clovis» ; – Guéry, débutant, avec une copie de «l’Invalide» de Jacquart.

D’autres, de moindre envergure, eurent leur part de murmures flatteurs : Hécart-Gaillot, peintre de sujets religieux ; Jules Lundy, qui rassemblait déjà les éléments de la collection dont Reims est si fier ; Ponsin, l’aimable et jovial professeur de dessin, et le fin et distingué Max Sutaine.

Les événements de 1848 plongèrent la Société des Amis des Arts dans le marasme et le sommeil de l’indigestion : son coma devait durer près de vingt ans !...

Au salon de 1869, on retrouve les meilleurs parmi nos exposants de l’époque : Léon Beaujoint et Laurent Détouche, Sébastien Masson, René de Saint-Marceaux, dont l’étoile fait une apparition remarquée au firmament de l’Art. Un nom nouveau éclôt au palmarès, dans la section d’architecture : celui de Henri Maréchal, fils de l’imprimeur Maréchal-Gruat, appelé, par la suite à importer dans Reims ce genre d’immeubles dits «à la parisienne», tout en damiers étroits et au cube d’air restreint, triomphe du «placard» contre les hauts et larges meubles de nos ancêtres. Ce ne sont point là foyers de sédentaires, mais d’ambulants. Nous revoyons, sur le tard du siècle écoulé, ce gros homme courtaud et râblé, aux favoris poivre-et-sel, surveillant les travaux de ces maisons de rapport que l’hôtelier Heinrich, de la Maison-Rouge, lui fit élever rue du Jard, 6, sur l’emplacement des anciens magasins de Henri Lefèvre, filateur à Saint-Brice et meunier à Évergnicourt, occupés dès 1872 par les bonnetiers Caye et Noblot, – et à l’endroit même où jadis se situa le gymnase Defrançois, à l’angle des rues Hincmar et Brûlée. Le bombardement et l’incendie n’ont fait qu’une bouchée de ces deux constructions, encore à l’état de moignons en octobre 1922.

L’Association des anciens élèves du Lycée ressuscite après trois longs jours mystiques au tombeau. C’est une joie ineffable, pour ces éphèbes et chérubins d’hier devenus «poilus» des lendemains, de se retrouver à table, frais et dispos, les coudes serrés, ayant quitté d’un commun accord la route des rêveries sentimentales, des mélancolies sans propos et des ardeurs juvéniles que Vénus provoque, pour entrer dans le champ du labour profond, en vue des riches moissons de la vie active et pratique. Ils sont encore à l’âge du coup de fourchette plein de maîtrise, et nul d’entre eux ne songe à la domination prévue et tyrannique du rhumatisme musculaire qui empêche de lever le coude pour porter, la flûte en main, un toast chaleureux à tel ou tel compagnon des jeux et des études passés.

Pêcheur avait promis monts et merveilles pour ces agapes : il tint parole. La Loge maçonnique s’était décorée comme par enchantement des plus verdoyants arbustes qu’eût importés Thomas-Paille – le déco­rateur de nos promenades et de nos squares –, et des fleurs les plus chatoyantes et embaumées du parterre des Deneux-Lemoine, des Beuvelet et des Delahaye-Roger, fournisseurs attitrés de nos élégantes mondaines du boulevard du Temple et autres Saint-Germains rémois. On avait fait appel à ces approvisionneurs émérites : Clot-Bouché, gérant des «Frères-Provençaux», et toute la confiserie, la pâtisserie et la biscuiterie du crû, Dunelle, Guillaume-Tiercelet, la veuve Pinon-Meunier, – les Derungs-Lalire et toute la lyre : Fossier, Petitjean, Rogeron, Hutin, – Parys-Cornet et Stéfani, réputés entre tous. Conart-Mutaux avait fourni le fromage, sous cloche, pour les odorats délicats et réfractaires à tout parfum de lait aigri. Les vins sortaient de toutes nos crayères et de nos fines secondes et troisièmes caves. Les fruits venaient des vergers de Touraine. Pêcheur s’était approvisionné à bon escient, et le curé de Meudon se serait réjoui pleinassement du coup-d’œil de cet arrangement culinaire et gastronomique. Huîtres cancalaises et langoustes boulonnaises, poulardes mancelles, pigeons de Château-Porcien, prés-salés vendéens, des meilleurs «piots» connus, cailles algériennes et perdreaux de nos savarts, lièvres ardennais et chevreuils de l’Hermonvillois, chicorées frisées de Clairmarais, bondons de Neuchâtel et crèmes du Vexin, noix de Corrèze pour les dégustateurs de bourgognes, poires-de-curé fournies par l’aumônier Deglaire, présent à tous pique-niques par droit, par devoir et par goût, pommes de Calville et d’humbles reinettes, raisins de Thomery mêlés aux pinots de notre montagne orgueilleuse voisine, sirupeux comme miel, toutes ces récoltes célestes chevauchant des têtes brunes, blondes et rousses et des crânes ivoirins, glissant de plats en assiettes, courant parmi les corbeilles de roses et de jasmins, faisant risette en passant aux douillets gâteaux-mollets, frais au «palais», aux brioches dorées, à la mousseline des saint-honorés, aux damiers en mosquée du nougat à la pistache et d’angélique au «cassé», aux coupes de belles valences et de mandarines néo-chinoises – or des Hespérides –, aux mutins et croquants petits-fours à la vanille et au citron.

Ah ! les fins chapons ! Comme ces «becs sucrés», – convives habituels de nos tables-rondes bourgeoises, cerclées de gourmets et de gourmandes –, comme ces lèvres jouisseuses, si souvent mouillées du jus de nos treilles paradisiaques, comme ces yeux pétillants de la malice champenoise d’un La Fontaine et de la concupiscence d’un Brillat bourguignon, comme ils se tenaient convenablement à table, dans le brouhaha des rappels de souvenirs, des «t’en-souviens-tu ?» à n’en plus finir qui profusent de toutes les bouches et par tous les larynx, depuis la basse-profonde de cet ancien proscrit jusqu’au tuyau flûté en «voix céleste» de ce courtier en vins, vrai jobard vieillot, mais fort pétulant et boute-en-train !

D’aucuns, les «vieux» de quarante ans, rappellent en un hochement de tête et l’œil retourné, la parole indignée du ministre Thénard, au sujet du vieux Lycée de Reims : « Les détenus sont mieux logés que nos enfants en ce collège ! » C’était en 1840, et déjà, à cette époque, on avait songé à transporter le «bahut», bien dénommé, sur l’emplacement qu’occupa finalement la caserne Colbert. C’est seulement en 1853 que la reconstruction sur place eut lieu, et que l’on vit enfin disparaître ce ramassis d’édifices hors service et de maisons vétustes qui disgraciaient ce quartier universitaire du noir Vauthier, – noir sans doute du reflet patiné de ses vieilles pierres.

Les plus jeunes de ces pensionnaires occasionnels du restaurateur Pêcheur, encore au biberon de la vingtième année et tout juste décollés hier du banc que leurs fonds de culotte polirent, faisaient «canse» d’écouter ces «rapsodes», – en tous cas n’en voulaient rien apprendre, et s’alanguissaient rêveurs, – les petits pois commencent à renfler dans leurs jeunes gésiers –, au miroitement et au scintillement de la poussière des cramants qui grimpait en étincelles, à l’assaut des parois de cristaux au long col. Et le radotage n’en continuait pas moins, par des langues allant s’épaississant, mais alertes encore, grâce à l’habitude des prétoires, des amphithéâtres, des «comptoirs» et des «bureaux».

Tout à coup, le vaudeville s’apprête à tourner au mélodrame. Voilà-t-il pas qu’entre le café et la «fine», ce sacré Courmeaux, toujours enclin à culbuter les quilles, s’avise de déglutiner, au sortir d’un larynx de grand-prêtre pharaonique, sinon macaronique, une sorte d’homélie nécrologique où son verbe pontifical longuement exalte les vertus de ces infortunés «de cujus», altérés des ivresses de l’Au-Delà, qui ont fait faux-bond à leurs ex-condisciples des Bons-Enfants !... Chacun à l’instant se remémore ces repas d’enterrement d’une gasconnerie outrée, qu’à la campagne, voire en ville, on offre traditionnellement aux cousins et cousines venus de cent lieues à la ronde, à jeun depuis la veille, pour déguster benoîtement et à bonnes «gueulées», la soupe à la poule, le lapin rôti et le veau à la casserole sacrifiés aux mânes familiaux, – et où, au dernier coup de fourchette et à l’ultime lampée, le curé de la paroisse donne en se levant le signal de l’oraison, et marmonne, yeux clos et pouces en biseau sur le nombril, le triste et réfrigérant «De Profundis», dont les répons semblent répercuter la plainte du lapin désossé et le beuglement du veau égorgé. Ah ! non ! – protestent les irrespectueux –, pas de ça, Lisette ! On n’est pas à l’enterrement, ici ! Ferme, Ugène ! Et Ugène, interloqué, puis se ressaisissant, car il a de l’esprit assez souvent, quitte la gaffe et la périssoire, et saute vivement, d’un pied leste et finement cambré, comme la sandale d’une danseuse du Châtelet, sur le gazon d’une rhétorique plus réjouissante, et, cette fois encore, les absents ont tort, – comme il se doit, hein ?

Spectacles et musiques ne chômeront pas plus cette année que la précédente. Au contraire, les fêtes du Concours surexcitent les organisateurs de distractions, et la concurrence s’avère piment efficace pour l’émulation. Blandin inaugure le Premier de l’an nouveau avec une affiche chargée : « le Courrier de Lyon» et Dubosc vont s’affronter devant le parterre et l’amphithéâtre. Pour sécher les larmes en même temps que calmer les colères, la troupe de comédie joue «Cadet-Roussel, Dumollet, Gribouille & Cie». Dans la rue, le tableau est des plus animés. Leroy triomphe, et ne se fait pas faute de proclamer les succès de ses boucheries hippophagiques. Il organise le cortège du «cheval gras», représenté par vingt-trois malheureux canassons qu’un picotin d’avoine aiguillonne et qui piaffent comme les triomphateurs aux courses du Camp de Châlons. Cette cavalerie réformée et enrubannée et escortée de picadors en baudruche. En tête, une bannière rouge à lettres d’or avise la population que le 4 janvier sera faite, dans les établissements Leroy, une distribution de 1.500 horsetecks, extraits des meilleurs côtes de la bête. Le 9 février suivant, nouveau défilé de cinq chevaux mis à l’engrais dans les écuries Leroy, au faubourg d’Épernay, et qui pèsent 2.887 kilos. On les a baptisés de noms pittoresques ou d’actualité : « le Progrès», «Avant-Tout», «le Moulin-Joli», «Vélocipède» et «le Pompier de Nanterre». Un coup de trombone et de grosse caisse, et l’art musical sera représenté grandement ! au gré du barnum sanguinaire. Ah ! il va fort, le Morvandiau !

Les nerfs de nos concitoyens ne sont pas encore suffisamment éprouvés par ces parades bestiales. Des équipes de lutteurs fameux dans la France entière se donnent rendez-vous sous la coupole du Cirque des Promenades et offrent le caveçon à qui veut et peut. C’est le carnaval des athlètes en maillot avant celui des Pierrots et des Arlequins. Marseille aîné, dit le Meunier de la Palud, nous revient, traînant derrière son char des victimes pantelantes, – compères chichement rétribués qui ont pour mission de se laisser vaincre par le Roi des Lutteurs. Il y a là Jean le Belge, son régisseur ; Bonnet-le-Bœuf, taureau déclassé, mais redoutable en Colosse du Midi, et qui fait croquer le sable ou la sciure de bois au présomptueux Ponthieu, dit Pot-de-Fer, sourd à la pitié comme tous les pots ; Guérin le courageux, qui se prête complaisamment aux étreintes en toc de deux de nos compatriotes, chargés du recrutement de la clientèle locale : Auguste Bouteille, que l’on verra plus tard figurer en correctionnelle pour chapardage illégal, en temps de «mouise», et Alfred le Rémois, que les initiés savent être un trieur de laines assez aventureux de sa personne, batteur d’estrade amateur et racoleur de suffrages aux élections législatives ! Milon qui n’est pas de Crotone, mais de la Haubette, et Adolphe l’intrépide, chargé des intermèdes avec des gugusses à deux francs par séance, – gringalets qui veulent faire leur petit David en face de Goliath.

Écœuré de ces turpitudes qui ravalent l’art de distraire les foules, Blandin en appelle, d’un buccin ému, au bon sens commun et à la pudeur des âmes bien nées. Sa troupe le seconde avec passion et talent : elle sort coup sur coup à ses incorruptibles fidèles de la rue de Talleyrand les «Faux ménages», de Th. Barrière ; « les Mémoires du Diable», de Frédéric Soullié ; «le Passant», de Coppée, ce jeune poète aux cheveux plats et au profil napoléonien que la déjà turbulente Sarah Bernhardt vient de sortir des cavernes du Mont-Parnasse pour l’exhiber aux foules avides de chair fraîche ; « Henri II et sa cour», vaste machine du professeur d’histoire à la mode qu’on appelle le père Dumas, à cause qu’il a un fils, lequel s’est fait, lui, professeur de morale sur planches. Pour varier les distractions abondent les fantaisies musicales : « l’Orphéon de Fouilly-les-Oies», vaudeville musical bête à faire pleurer plutôt que rire, et ce bijou, «Fleur-de-Thé», début de Charles Lecocq. À vrai dire, jamais la scène de Reims n’eut à sa direction un enfant de la balle qui ait mieux pénétré l’âme du peuple rémois et apprécié plus justement ses goûts et ses préférences. Le souvenir de Blandin est appelé à disparaître, évidemment, mais seulement quand aura disparu à son tour le dernier de ses Mohicans, – le dernier de ceux qui hantèrent ses fauteuils d’orchestre et ses bancs d’amphithéâtre.

Pâques survient, et c’est «Rothomago» qui attire le public, en concurrence avec ces curieux oiselets de la Foire, qu’un patient éducateur a dressés à compter, épeler et jouer aux cartes. Malgré ou à cause du froid, assez intense cet hiver-là, prolongé plus que de raison, baraques et théâtres sont combles. Juste le temps d’épousseter les balustrades et les banquettes, et la salle de la rue de Talleyrand ouvre à nouveau ses portes à une compagnie de chanteurs sans emploi qui charme de son mieux les oreilles repues de nos dilettantes à l’eau chaude, par le répertoire «couru» des opéras italiens ou français en vogue. Notre fameux baryton Rougé apparaît pour la première fois devant les regards ahuris de nos aristarques du parterre. Reims ne le lâchera pas de longtemps. Le Cirque Loysset fait boum-boum sans arrêt et nos moutards frémissent aux épisodes tragiques d’une pantomime effrayante : « les Brigands des Abruzzes», – où triomphe le chapeau-tyrolien à plume, – très à la mode alors –, et Sarah l’Africaine, jolie négresse souple et souriante de toutes ses dents nacrées et de ses yeux noir-de-cirage en boules de loto.

Puis, ce sera relâche. C’est la rue qui deviendra théâtre. Quand les derniers échos du Concours musical se seront assoupis par-delà le versant extérieur de nos collines aux pampres verdissants, viendra le tour des comiques, des chanteuses de genre et d’opéra, des M’as-tu vu ? de tous calibres et de tous rideaux. Ugalde mère vient faire nos délices avec «la Périchole», du maestrino Roger-Florimond Hervé, père putatif du «Petit-Faust», de caractère autrement enjoué que le docteur de Weimar.

Aux premiers jours de septembre, Blandin sort à nouveau de sa boîte comme le diable d’un accordéon. Accourez, titis et bonnes d’enfants ! Et vous, rentrayeuses et ourdisseuses, rinceuses de bouteilles et colleuses d’étiquettes, n’oubliez pas vos mouchoirs à carreaux ! Moreau, père noble, et Anna Thibaut, dugazon et soubrette, vont vous émouvoir par leurs accents pathétiques dans «la Grâce de Dieu», mêlo précurseur des «Deux Orphelines», dont rien n’égalera la puissance lacrymatoire auprès des cœurs sensibles. Et la bonne mère savoyarde glapit, de sa voix mouillée de larmes :

Tu vas quitter notre montagne, Et t’en aller bien loin, hélas !

Et moi, ta mère et ta compagne, Je ne pourrai guider tes pas...

Soupirs et sanglots dans la salle, du parterre aux cintres !

Avec redoublement à la péroraison :

Vas, mon enfant, adieu ! À la grâce de Dieu ! (bis).

Il semblerait que les éléments se coalisent pour apitoyer d’abord, endurcir ensuite les cœurs, en vue d’événements tragiques prochains.

À peine vient-on de trancher la tête à Jules Diot, l’assassin du maire de Pleurs, là-bas à Dieu-Lumière, tout contre le mur du Cimetière du Sud, avec la haute et fragile guillotine élevée sur estrade, afin que, à l’aube du jour vengeur, les peuples frémissants puissent voir et le condamné à la nuque décolletée et le couteau triangulaire qui va scinder ce corps en deux et en faire une loque sanglante, – à peine s’est-on remis de cette froide émotion que le nom des Kinck vole de bouche en bouche. La presse locale, à la remorque du «Petit Journal», de la «Petite Presse» et du «Petit Moniteur», dont le tirage monte comme la colonne mercurielle du thermomètre au soleil de midi, emplit ses colonnes de l’horrible trouvaille du champ Langlois, à Pantin, le 23 septembre. Pendant huit jours, les recherches de la police s’égarent. Si on n’avait pas finalement retrouvé le corps de Kinck le père, c’est sa mémoire qui eût été chargée de l’assassinat de sa femme et de ses six enfants ! Enfin, le criminel est cueilli au filet au moment où il se jette à l’eau, dans le port du Havre, de l’écoutille du bateau qui devait le transporter en Amérique. Et faut voir les regards effarés des ouvriers et ouvrières de l’usine Fassin, rue de l’Écu, où six mois auparavant on a connu un Alsacien du nom de Troppmann, venu de Guebwiller pour le montage d’une machine à vapeur ! Les pensionnaires de Spiron-Lhomond, gargotier, rue de Bétheny, 5, n’en revenaient pas ! et là, plus qu’ailleurs, la gazette quotidienne fut en proie aux commentaires ardents et prophétiques des augures du navarin aux pommes et du plat-de-côte gros-sel.

Plus d’un sceptique, parmi les verbeux habitués des réunions publiques, ou affiliés des clubs politiques, hochait la tête d’un air pensif, murmurant des paroles énigmatiques : « Blagues que tout cela ! le gouvernement a inventé cette histoire-là pour amuser le populo pendant qu’il prépare ses mauvais coups ! » Longtemps après que la tête de Troppmann fut tombée en éternuant dans le panier à son, beaucoup des petites gens de l’atelier et de la boutique restèrent convaincus qu’il y avait eu du «louche» dans cette histoire. De même que nos grands-pères n’ont jamais cru à la mort du Petit-Caporal, certains de nos contemporains affirmaient encore, avec conviction affermie par le temps, que Troppmann n’exista que dans l’imagination de roués policiers.

Pourtant, depuis, ils ont vu pis !

Mais tous ces menus incidents de la vie courante n’affectèrent en rien la mode du conjungo. Le père Thiers et son toupet, le sonore Cadurcien et son œil crevé, Rouher l’Auverpin et Ollivier le fils de Démosthène, – que des mal-appris ou mal-embouchés appelèrent en juillet 1870 Olivier-le-Daim, – Werlé au chef tremblant, Jules Simon aux gestes papelards, les brigands des Abruzzes, la chorale de Gand, les Tourquennois, les pompiers de Nanterre, Thérésa et l’Alboni, les Diot et Troppmann, que vouliez-vous que cela fît à nos tourtereaux, à ces amoureux de vingt ans qui préparent leur trousseau, à ces joyeux lurons, – bourreaux de tendres cœurs et vainqueurs du sexe faible –, qui s’en vont, la veille de leurs noces, enterrer la «vie de garçon » chez la mère Gélu, rue Nanteuil, ou Lallement du «Gros-Raisin», encore au Buffet de la Gare, tenu par Geyer, dans les salons de Lina, rue de Vesle, 31, ou les arrières-cuisines de Péguchet et Raulin-Rogissart ? Huîtres et écrevisses font les frais de la «bombe» finale, arrosées d’un «blanc» de Trépail ou d’un ambré de Nogent-l’Abbesse.

Les noces où l’on s’amuse à la bonne franquette, sans souci du qu’en-dira-t-on ? – et où les invités se régalent à la spartiate d’un pâté au lapin et du veau des familles, avec un «coup» de «sirop de chez Vitu», se rassemblent volontiers, du printemps à l’automne, chez Lapie, à Cormontreuil, ou Duval, à Saint-Brice-Courcelles. Le Pont-de-Muire, voire «l’Orme séculaire», à Tinqueux, ont leurs partisans. On y chante et roucoule entre deux verres de limonade Roger. Ceux de Cérès et Cernay se font conduire en carrioles de charbonniers vers les frondaisons de Berru, où l’on cueille en saison l’acacia. Tel de ces pique-niques à bon marché s’agrémentera de l’orchestre sur tonneau, où quelque Lagrappart, quelque Arnoux, – ménétriers falots et violoneux à l’heure, appuyés à l’occasion d’une clarinette enrhumée ou d’un piston-besson aux lèvres d’acier et aux poumons en zinc –, égrènera les rythmes du répertoire facile des Bonneterre et des Marie. On est plus longtemps au bal qu’à table, et les taillis proches abriteront plus d’un flirt passager ou résonneront de rires argentins scellés par des baisers folâtres et furtifs. Ah ! l’heureux âge !

Ils sont nombreux les élus de ces agapes populaires, mais combien imperceptible apparaît au regard de l’annaliste l’ombre du souvenir projetée vers le présent par ces existences humaines, – véritable poussière d’êtres dont les jours s’emplirent de gestes quasi puérils, de paroles plutôt creuses, d’actions presque vides d’intérêt, dans un souffle sans chaleur et des fonctions peu rémunérées. Parmi tant de noms à égrener, il n’en est guère dont l’éclat retienne quelque attention !

Accrochons-nous au nom de Auguste Stengel, ce cordonnier de la rue Montoison, 27, qui, à l’âge de 30 ans, épouse une indigène de Château-Porcien, Marie-Élise Müller, lingère dans le voisinage. Tout de suite, nous voyons un homme au teint rosé, aux rares cheveux grisonnants bouclés, et avec des lunettes d’or sur le nez ; grand de taille, un peu voûté, il gravit péniblement les 300 degrés de l’escalier de pierre, aux marches usées par des générations, qui conduit aux tours de la Merveille, dont il est devenu le chef-sonneur, à la mort du préhistorique Génin. C’est lui qui tinte la «romaine», – «la-do-la-si-la-sol-la-fa !» – et donne le signal de la mise en branle des bourdons. L’existence de ce pacifique citoyen français chiffonnait sans doute l’aimable tribu des Boches, car leurs meilleurs bombardiers s’escrimèrent certain jour de septembre 1914 à débarrasser nos rues de cet atome : Stengel fut l’une des dix-sept victimes de la bombe dite des Loges-Coquault. C’était de «la belle ouvrage » !

Cet autre nom, Léon Dufour, que va-t-il suggérer ? Épelons le tableau des mariages affiché à l’Hôtel de Ville : Léon Barthélemy Dufour, trieur de laines, 22 ans, rue des Salines, 17, et Victorine Turquin, tisseuse, impasse des Cloîtres. Sont-ils assez de par-en-haut, ceux-là ! Aussitôt, cent cous de, bilots se tendent et font coin-coin. J’entends les Bilots de Saint-Remi, les ouailles d’Ambroise Petit.

«Dufour ! basse profonde admirable, monsieur ! un des piliers de notre orphéon. Voyez ces médailles étincelantes qui tintinnabulent sur notre glorieuse bannière, dominatrice des batailles ! il en a sa part !» Et les échos de Saint-Maurice vont répéter à la postérité que Léon Dufour avait belle allure sous son surplis blanc endossé sur la veste civile, et qui laissait voir un bas de pantalon en drap gris ou de salopette bleue, sur des brodequins à clous et à lacets. Avec Sagnier et d’autres, il faisait sa partie dans cet impressionnant et émotif De Profundis du chanoine Hardouin, réservé aux funérailles des plus huppés de la paroisse. Il chanta aussi pour les très-pauvres incurables de Saint-Marcoul qu’une mort compatissante arrachait enfin à leurs infirmités, – pour ces «vieux cafuts» confiés, en ces dernières années d’avant-guerre, aux soins de cet autre qu’on appelait le docteur Harman !

Certains soirs de festivités, les passants voyaient se former, au coin d’une rue ou au milieu d’un carrefour, un groupe de silhouettes indécises, arrêté subitement au cri de l’une d’elles : « Font un chœur». C’était Dufour qui avait poussé le cri. Et nos échos rémois retentissaient du fameux air des Montagnards ! « Les Montagnards (bis) les Montagnards sont là ! » Ceux des nôtres qui se couchent à l’heure des poules ne le savaient que trop, hélas ! qu’«ils» étaient là !

On le vit cet éphémère, au zénith de son papillonnement, présider avec autorité et distinction (oh !!!) la société d’amateurs de chant qui se réunissait tous les dimanches, – au café Bolâtre, dans Fléchambault. Après avoir poussé sa «goualante», d’une voix caverneuse servie par des lèvres lippues, il détaillait le tableau de service : « La parole est à Mme Landois pour la Chanson des peupliers et à M. Cellier, pour la suivante, qui sera le Temps des Cerises».

Ah ! de combien peu s’orne la vie des masses !

Arsène Dégodet, pensionnaire actuel à la Maison de Retraite, – quartier des veufs –, épouse Angéline Maurin, couturière en robes. Il fut au service des lainiers Millart, et Renard & Garnier, de la rue de l’Université ; puis, on le vit terminer sa carrière active sous le tablier de concierge et la basane de tambourinaire au Lycée de Reims.

Eh ! Messieurs les Labadens, auriez-vous oublié Arsène ?

Ceux-là brillent d’un certain éclat, si modeste soit-il ! parmi le nombreux contingent des Pagniots-Ronds, en 1869.

Pénétrons dans le clan des classes moyennes, où nous ferons une cueillette plus abondante.

Le cadet des Cavarrot, Guillaume, mécanicien à la Compagnie de l’Est, épouse une méridionale de Souillac (Lot).

L’aîné de cette brillante famille fut officier supérieur de l’armée française. Le benjamin est bien connu de tous les Rémois : ancien élève de l’École des Arts-et-Métiers, il dirigea de longues années le peignage de laines à l’usine Collet frères & Meunier. Retiré du textile avant la guerre, il s’occupait du placement des vins à la maison Prat. II faisait partie de l’Union chorale et de la Croix-Rouge. Passé maître à la «manille», les habitués du Café Louis XV assistaient enthousiastes à ses combats contre un adversaire redoutable, son ami Marcillac, des tissus, pour le «manillon» duquel il montrait une passion gastronomique excessive. Baptiste Cavarrot est décédé il y a peu de mois, brisé par les émotions de l’horrible et trop durable guerre. Mlle Cavarrot, institutrice à l’école de la rue Courmeaux, fut, sous les affres du bombardement, le bras-droit vigilant et dévoué de notre Cardinale laïque, Mlle Fouriaux. Leurs services à toutes deux ne seront pas oubliés d’ici longtemps.

Les Chandon et les Sarret, gros ferrailleurs de la rue Hincmar, 5, marient leurs filles, – celui-ci avec Jacques Establie, voyageur «dans la partie» à Paris, et celui-là avec le lieutenant Destrée, du train des équipages, à Commercy.

Eugène Neveux, le roi des trombones à pistons et à coulisse, renonce au célibat, après avoir fondé, avec le professeur Bouché et sous les auspices d’un futur roitelet d’Araucanie, le bouillant Achille, de la dynastie rémoise des Laviarde, la fanfare de l’Union, – appelée à rassembler en une société fraternelle les mille éléments disparates qui emplissaient individuellement, ça et là, dans nos courées et nos mansardes, de leurs couacs sonores, les échos du troisième canton. Nul mieux que Neveux ne devait, par la suite, filer le «largo» de la «Romance de Lakmé», à la Municipale de Bazin, par les belles soirées d’été musicales à la Patte-d’Oie, sous le feuillage reverdi des ormes de Lévesque de Pouilly.

Apparaît la silhouette en tablier blanc de Julien Carraud qui va fonder la maison d’épicerie et comestibles Carraud-Mortelette, place Royale.

Suivent celles de deux compagnons du Tour de France : Jean Triaud, mécanicien à La Villette, qui se stabilise chez les frères Reinneville, rue de Cernay, 40, et Brouillaud le maçon, lequel a une épaule plus haute que l’autre, ce qui ne l’empêchera pas d’être un jour conseiller municipal de notre bonne et hospitalière ville.

Homme pieux et discret, très ardent à nos luttes politiques, et qui ne se faisait pas faute d’épiloguer, tous les soirs, sur le coup de cinq heures, devant le «communiqué» du Crédit Lyonnais, rue Carnot, en présence d’un public au sourire sceptique et moqueur : Valicourt, ex-chantre à Saint-Remi, ex-scribe à la Mairie et gros-major des Chevaliers du Balai, – mort victime de l’hubris germanique, sous le poids d’un 210 qui voulait aplatir le commissariat de la place Suzanne, où cet indéfectible Rémois s’était abrité, avec sa femme et sa fille.

Hélas ! que d’oraisons à faire au long de ce martyrologe ! Et puis c’est Missa de la Rivière-Brûlée, Charles de son petit nom, bon vivant et laveur de laines très apprécié, porteur d’un nom aimé entre tous. La «sacrée goutte» le tortura pendant des années sans dompter ses goûts épicuriens. La figure ovale, à barbe blonde et aux yeux bleus sur un teint vermillon, de Guillaume Haeüsler, nous fait risette sur l’écran. Employé de filature en 1869, il habitait, avant d’épouser la fille du boucher Trischler, rue de l’Université, à l’angle de la rue de Contrai, la maison basse du «Cadran Solaire», rue de Venise, 50. Un toit de tuiles s’abaissait en pente roide sur l’appartement de l’unique étage, laissant une ouverture à fenêtre vitrée pour la mansarde où jadis le poète élégiaque Pierre Dubois avait poli ses premières rimes et où Haeüsler abritait ses espérances, en attendant mieux. Un Alsacien de la laine, Charles Hickel, ne se rappelait pas sans émotion qu’à son arrivée à Reims, après l’exode de 1871, que, lui aussi, avait occupé cette modeste demeure, quand il entra au service de E. Gadiot, – peignés, blouses et écouailles, rue Legendre, 5.

Dans le «Matot-Braine» de l’an 1910, – annuaire devenu rare à la suite des incendies de Reims et de l’exode de ses collectionneurs, – feu Henri Jadart donne une description sommaire de ce cadran éteint sous la vétusté, et de ceux que possédait notre ville au siècle dernier. Il y en avait un d’eux, superbe, dans la cour d’un immeuble au n° 2, rue de Luxembourg. Un autre rue Nanteuil, 3 et 5(dans la cour également), ancienne demeure de Maxime Pérard, l’agent de change. Place Saint-Timothée, 8, chez l’horloger Richard-Bona. Puis, rue Linguet, 21, où demeura Tuniot l’architecte. Ce cadran datait de 1880. Un sixième exista rue du Jard, 80. Victor Lambert en fit installer un septième à l’angle de sa maison de la rue Dieu-Lumière, 66, face au soleil levant. En 1870 disparut le cadran qui se trouvait place Godinot, presque à l’angle de la rue Saint-Symphorien. On voyait encore, en 1919, sur la maison des seigneurs de Muire, une longue tige de fer inclinée, vestige certain d’un cadran solaire en ardoise disparu.

On résisterait trop difficilement à intercaler ici les détails vraiment intéressants fournis par notre regretté M. Jadart-Givelet, sur un cadran solaire horizontal qu’avait fait construire Mouginot le père dans sa maison de la rue Martin-Peller, n° 38.

«Ce cadran, installé là vers 1898, provient du château de Craonnelle, dont il décorait les parterres. C’est une pierre d’ardoise octogone d’environ 0 m 35 de long, gravée finement, établie sur un piédouche à socle en pierre, avec une inscription en latin, précisant que ce cadran montre le temps vrai et moyen. Les chiffres des heures se déroulent avec l’accompagnement de la ligne méridienne, et les mentions des deux solstices et de la ligne équatoriale. Ce cadran possédait un appareil à lentille destiné à concentrer les rayons du soleil sur un petit canon qui devait, par une explosion, indiquer l’heure de midi ».

En 1869, tous ces aimables cadrans marquèrent des heures vraiment paradisiaques pour nos nouveaux promus du conjungo, et c’est à ce titre qu’on leur devait une telle mention. En bénéficièrent encore cette année-là le fils au père Bouchard, le maître-maçon de la rue Marlot, et aussi cet agent d’assurances de la rue Saint-Guillaume, qui devait avec le concours d’une aimable concitoyenne, Mlle Camus, faire don, trois ans plus tard, – alors que le jeune couple était venu habiter rue Caqué, 4, – à la noble Cité et Université de Rheims, de celui qui, de nos jours, fut sacré – l’heureux mortel, peut-être immortel demain ! – Prince des Poètes, par les têtes chevelues du Mont-Parnasse : signons-nous à ce nom de Paul Fort, glorieux déjà, superglorieux dans le futur.

Et admirons au passage le cortège somptueux des mariages riches, aux toilettes étincelantes, aux équipages piaffants et enrubannés.

En tête, le meunier d’Isles-sur-Suippe, Désiré Demogue, et sa jolie épousée Marie-Louise Pilton, qui seront les ascendants directs de cet autre Rémois, René Demogue, élève de l’École de Droit, créateur, avec l’abbé Haudecœur, curé de Pouillon, de cette «Revue de Champagne» dont la publication fut interrompue par la guerre, mais sera reprise incessamment sous les efforts d’érudits mécènes, – professeur à la Faculté de droit de Lille, avant-guerre, et depuis à l’Université de Paris, où il occupe la chaire illustrée par les Bufnoir, les Saleilles, les Ambroise Colin. Feu Alfred Gérard, créateur d’une importante bibliothèque au n° 15 de la rue Chanzy, si malheureusement détruite, l’a désigné comme exécuteur testamentaire, en vue d’aider à créer à nouveau, dans le même immeuble restauré, une Bibliothèque agricole, ouverte à ceux qu’intéresse ce genre d’études.

Mme Demogue-Pilton est décédée à Chenay, le 16 avril 1921, ayant pu revenir, dès l’été de 1919, dans cette vieille maison de famille où elle habitait en 1914.

Le champagne est représenté dignement par Georges Goulet, rue Large, 21, et Mlle Martinet, de Paris ; les tissus, par Émile Collomb, rue du Carrouge, 6, et Mlle Legros-Vinchon, de la place Royale ; la laine, par Albert Laîné, rue de Thillois, et Louise Drouet, fille de Drouet-Bonnaire, marchand de bois, boulevard des Promenades, 31, et alliée à la famille du maréchal Drouet d’Erlon ; la laine et le vin, par Léon Morizet et Mlle Blanche-Eugénie Delius ; enfin, l’armée française et l’édilité rémoise par Charles Jourdain de Muizon, ex-lieutenant d’infanterie, retiré au Goda, près Cauroy-lès-Hermonville, et Marie-Clotilde Dauphinot, nièce du maire de Reims, rue du Cloître, 9.

Reims témoignait ainsi, par toutes les classes de sa nombreuse et belle famille, sa volonté de durer.

Et Reims, en 1922, vit encore, malgré les Boches, et toutes sortes de contingences opposantes !

Les deux cortèges se sont rencontrés. La joie et la douleur s’affrontent aux portails des temples. Ici, la vie ; là, la mort. Impitoyable loi de circulation des êtres ! Reims va porter le deuil de ses enfants, qui s’en vont vers le repos de la tombe et les mystères de l’Au-Delà après l’existence de labeur que chacun doit à la communauté. Certaines pertes seront plus pénibles au cœur de la vieille Cité, entre autres celle d’Étienne Saubinet, directeur de la Société des Déchets de 1839 à 1862, qui, après s’être retiré à Jouy, y décède le 17 août, à l’âge de 76 ans. C’était un érudit de valeur, passionné des souvenirs du vieux Reims et amateur de beaux livres. Botaniste exercé, il avait rassemblé un herbier de la flore de la région champenoise qu’il légua à la Ville, avec d’autres collections d’un autre ordre. Notre bibliothèque municipale s’enrichit notamment d’un missel de l’abbaye de Saint-Remi (1558), un nécrologe-manuscrit de même provenance, le manuscrit des poésies inédites du chanoine de Saint-Symphorien, Nicolas Chesneau, auquel on doit la première édition de Flodoard, imprimée chez Foigny, en 1580. Le musée reçoit des portraits de concitoyens, dont celui du médecin Nicolas Collin, décédé en 1668, en soignant les pestiférés, et des gravures de l’artiste Colin, de Desson, Edme Moreau, etc.

Louise-Henriette de Beaufort, épouse du baron de Dion de Ricquebourg, décède en son vieil hôtel du Bourg-Saint-Denis, 75, où, l’an d’après, un Mecklembourg-Schwerin se prélasse en conquérant, foulant de ses bottes de soudard arrogant les moelleux tapis transmis de générations en générations par une noblesse de culture incontestable.

La laine et les tissus sont frappés en la personne d’un ancien fabricant, Olivier Desingly, de vieille souche rémoise, qui habitait rue de Bétheny, 9, et celle du jeune encore Achille Senart, de la rue de Talleyrand, 23.

Décèdent également Henry Louis Walbaum, conseiller municipal, et Denis Hippolyte Michault de Larquelay.

Aussi ce bon Besnard du Val, né à Reims, en 1798, où son père était notaire. Sous Legros, au Collège Saint-Denis, il avait été le condisciple de Jean-Baptiste Henrot et Pierre Rose Lecointre. Depuis 1820, le docteur du Val était médecin à l’Hôtel-Dieu.

L’ancien archiprêtre de Notre-Dame, l’abbé Fournier, meurt le 26 novembre. Natif de Savigny-sur-Aisne, près Vouziers (1804), il avait été curé de Rethel. À Reims, son successeur fut l’abbé Buffet.

Un religieux bénédictin, H.-M. Givelet, né à Reims en 1824, décède à l’abbaye de Solesmes, le 8 décembre. Il connaissait à fond les antiques répertoires de musique sacrée et en publia de remarquables études.

Beaucoup trop prématurément pour l’art disparaît le peintre Léon Beaujoint, dont les succès venaient de s’affirmer à l’Exposition universelle de 1867. Il était né à Reims en 1833.

Et cet autre médecin, modeste entre tous, le Dr Nicolas Blanchard, d’un caractère droit et désintéressé, qui consacra des années au service des humbles ; il avait été professeur à l’École préparatoire de médecine.

Enfin, un personnage légendaire, dont l’origine se perdait dans la nuit des temps, et qui allait atteindre ses cent ans, s’en va plein de regrets, avec des regards attendris sur un passé plein d’œuvres. Il avait espéré doubler le cap du siècle, mais la malignité du diable le priva de cette rare et enviée satisfaction : papa Tapin, ex-conservateur des hypothèques et adjoint à la commission des Hospices, s’intéressa jusqu’au 16 décembre 1869 des choses et des êtres de notre Théâtre, dont il fut administrateur éveillé et habitué fidèle. La vie des coulisses le passionnait, et il exposa plusieurs fois sa vie, bravant les dangers de la machinerie et la chute des portants : mais, le brave homme était «verni», comme disent si élégamment nos barbouilleurs de persiennes. Le «Matot» de 1871, – déjà âgé de 18 ans –, fait un vif éloge de ce vieux Rémois de la bonne école. Citons-le de bon cœur : « M. Tapin, par la finesse de son esprit, sa bienveillance, la distinction de ses manières, sa belle tenue, a été jusqu’à sa mort un beau type de l’homme de bon ton du dix-huitième siècle. Comme administrateur de notre scène, il savait discerner et réprimer les abus, malgré les calculs et les roueries de la profession. Ex-camarade d’études du conventionnel Saint-Just, il avait épousé Mlle Pelée de Charmeaux, dont il eut deux filles. Il laissa 5.000 francs aux Hospices de Reims». Tapin fut conduit à sa dernière demeure par un voisin ironique, le père Gérard, originaire de Chunieux (Belgique) qui, lui, vécut encore quatre mois, pour atteindre ses 106 ans.

L’année 1869 ne pouvait mieux finir qu’aux côtés de ces vénérables centenaires : tous trois quittaient ce monde, l’une à la fleur de l’âge, les deux autres ayant débobiné jusqu’au bout le fil de leur existence avec sérénité et bonne humeur. Ah ! ils en ont fait des jaloux !

La hâte des constructions devient fiévreuse, en même temps que s’achève la percée des rues nouvelles. La rue des Capucins prolongée est pavée et terminée jusqu’à la rue de Venise.

Au coin du Ruisselet, et à la surprise des Rémois, nullement habitués jusque-là aux gratte-ciels, un hardi entrepreneur bouleverse toute l’esthétique du vieux quartier de la rue Neuve en bâtissant une maison à façade en pierre de taille et à trois étages, pour remplacer les vieux modillons du temps passé. Les «Charitiaux» et les tisseurs du «Rousselet» n’en revenaient pas, et la critique alla bon train. Il y a des gens qui sont toujours prêts comme des hurluberlus à bouleverser les traditions les plus sacrées !» Ah ! mes amis, qu’est-ce qu’on verra !... Et là-dessus, mon père Padieu, rendez-nous une tournée !» C’est Houppé-Godfrin le cordonnier qui la paya ce jour-là.

Dans le Jard, il ne reste plus à abattre qu’une baraque en lattes et carreaux de terre pour ouvrir la rue Clovis, qu’on prolongera jusqu’aux Promenades, mais en lui donnant le nom de Jeanne-d’Arc, et c’est l’entrepreneur Vapereau qui sera le premier à construire sur ce tronçon, à partir de la rue de Vesle, jusqu’à la rue de Thillois. Le cul-de-sac barré par l’ancienne caserne de la rue Large va disparaître.

Toujours dans ce quartier Clovis-Libergier, l’usine de teinture et apprêts dite «les Parisiens» va bientôt sortir de terre.

Gabreau-Charpentier, marchand de farine, installe ses magasins et bâtit de belles maisons tout autour, au bas de la rue Libergier, tout proche la chaussée du Port, sur des terrains cédés par Guyot le grainetier.

Les Ateliers de la Compagnie de l’Est sont transférés rue de Vesle, 184.

Vers Courlancy, Devédeix bâtit des maisons ouvrières, dans les environs de l’usine en construction destinée à Chemin et Halbardier. Ces immeubles se vendent 6.400 francs l’un, dont le dixième payable au comptant, le reste par mensualités de quarante francs. Le taux de location varie de 16 à 17 fr. 50 par mois. Comme de nos jours, la grande Ville aménage les abris d’une classe ouvrière de plus en plus nombreuse, dans sa périphérie, où les terrains restent à un prix abordable.

Ce quartier est encore bien désert, habité seulement par le jardinier Courtois-Boulonnois, le cultivateur Courant et le potier Lalance. La Municipalité reçoit en don de la famille Coche un vaste terrain sur lequel on construira des écoles. À Fléchambault, Delamotte et Faille ont acheté l’usine Briallard pour y monter leur machine à vapeur, vis-à-vis de la rue des Moulins. Houpin s’agrandit. Boulogne installe une teinturerie entre le Ruisselet et les Moulins : on y verra plus tard les Jacquinet et les de Tilly, en attendant Ducancel et ses drogues. Aux Coutures, Mme Pommery construit des caves à soupiraux et un vendangeoit sur un terrain où l’histoire romantique, due à l’éblouissant poète Hugo, place le campement des bohémiens dont Esméralda fut l’ornement et la grâce. La mère de l’aimable fillette y disait la bonne aventure, au fond d’une carrière crayeuse. Le campement fut levé rapidement, dans la crainte des poursuites administratives. La petite troupe bariolée et miteuse se dirigea vers des destins inconnus, par Fléchambault et la garenne de Gueux, où les carabiniers du guet, qui, depuis des siècles, arrivent toujours trop tard, ne retrouvèrent que les os des lapins et des canards chapardés dans nos basses-cours en plein vent.

On bâtit rues d’Avenay, Saint-Crépin, Salin, au chemin de la Procession, dans le faubourg Cérès, à Clairmarais, où s’élèvent les bâtiments de la «Bougie». Le gros Brouette, criard, vivant, sonore, tout en dehors, les actes suivant les paroles, ouvre une voie amorcée sur la rue de Cernay, face à la maison des frères Reinneville, pour débusquer dans le faubourg Cérès : ce sera la rue David. Dans la même direction s’achève le percement Ruinart-de-Brimont. La rue des Templiers se peuple d’immeubles de rapport, aux lignes sévères et classiques.

On creuse les caves Clicquot de la rue Andrieux.

L’aile gauche du Couvent de la Providence, rue Saint-André, est enfin recouverte de ses ardoises. En ces temps, les Rémois avaient autant l’horreur de la tuile et aussi de la brique, qu’ils l’ont aujourd’hui. Cet établissement religieux et hospitalier avait été commencé en I853.

Un charpentier natif de Romain, qui venait d’ouvrir une boutique d’épicerie rue du Jard, 37, – laquelle subsiste de nos jours –, entreprend la percée d’une voie s’ouvrant au 35 de cette rue pour aboutir au 26 de la rue de Venise, sur des terrains livrés par le jardinier Roland-Lorin, qui devait, de son côté, participer à la construction de plusieurs immeubles, dans cette nouvelle artère rémoise dénommée en 1873, rue Petit-Roland. Ces Roland avaient fourni à la Ville des magistrats municipaux : Louis (1691-97), François (1699-1702), Gérard (1721-24), – lesquels, au dire de Henri Menu, eurent leur sépulture dans les caveaux des Cordeliers.

Le plan du nouveau Reims, en 1922, prévoit la percée d’un prolongement de la rue Hincmar vers la rue du Cardinal-de-Lorraine, en traversant la rue Chanzy, et par les Tournelles. L’idée n’est pas d’hier : en 1869, l’édilité rémoise y avait songé sérieusement, parallèlement à un prolongement de la Cour-Morceau vers le Palais de Justice. Une guerre avait obligé d’ajourner cette amélioration. Une autre guerre devait en provoquer la mise en œuvre. Entre temps, que de misères, de deuils et de ruines ! Cette rançon du progrès gardera-t-elle toujours la même forme hideuse et sanguinaire ? « Pensez que non !» murmurent à nos oreilles les âmes, en détresse parmi nos ruines, de ceux qui furent les constructeurs du Reims disparu !

La Municipalité ne reste pas en arrière de cette activité locale. Elle contribue avec ferveur à l’embellissement de notre Hôtel de Ville, qu’il aura fallu des lustres pour édifier et une journée pour anéantir !

Au lointain des âges, le Conseil de Ville se réunissait à la Maison du Temple. Il se transporta ensuite au cloître et dans la grande salle du couvent des Cordeliers, dans le préau du Chapitre, au cloître de la Cathédrale, et même dans le palais archiépiscopal. Enfin, on se décida à choisir un emplacement pour y construire une Maison de Ville confortable et digne, qui fût bien aux Rémois, sur la place du Marché-aux-Chevaux, là même où se trouvait l’auberge du «Blanc-Lion» et deux masures à l’angle de la rue des Écrevées. On les avait payées 1.100 livres aux chapelains de Saint-Pierre-le-Vieil, en 1499. Cette église se trouvait à l’angle actuel des rues des Telliers et du Cadran-Saint-Pierre. Ses dernières pierres d’ornement, fouillées fiévreusement et écornées par l’aveugle malvaisance des obus boches, de 1914 à 1918, viennent d’être receuillies et transportées au dépôt de l’ex-Archevêché, en attendant d’orner tels ou tels péristyles de nos édifices municipaux futurs.

En 1607, sous Eustache de La Salle, aïeul de Jean-Baptiste, fondateur de l’Institut des Frères des Écoles chrétiennes, et l’un des plus grands bienfaiteurs de la nation française, voire de l’Humanité, – on posa les fondations de notre Hôtel de Ville moderne. Le pavillon occidental était à fin d’œuvre vingt ans après, sous Lespagnol de Bezannes. La façade Louis XIII est de l’architecte Jean Bonhomme. Puis, suspension des travaux pendant un siècle, faute d’argent. Le 14 juillet 1711, la Ville fait acquisition de l’auberge du «Saumon de Hollande», – rendez-vous de filles de joie et de noctambules, nécessité et verrue de tous les siècles –, pour la démolir en 1721 mais les réels travaux d’achèvement ne furent repris qu’en 1823, sous l’égide de Ruinart de Brimont. Pour le sacre de Charles X, en 1825, l’aile droite était terminée. Andrieux et Saint-Marceaux continuèrent l’œuvre. Sous Werlé, en 1856, on procède au ravalement de la façade et à la taille des sculptures de l’aile droite. S’il plaît aux reconstructeurs modernes et aux financiers qui tiennent en leurs doigts rapaces les cordons de la bourse nationale, la résurrection de notre maison commune n’exigera pas des siècles. Un lustre suffirait ! tous les Rémois qui suivent d’un regard émerveillé la renaissance actuelle de leur cité en sont convaincus.

Nos édiles de 1869, donc, oeuvrent de leur mieux. Ils font éclairer le cadran de leur palais communal, assurent la pose de soixante-dix candélabres à gaz dans nos Promenades, de Porte-Mars au Canal, et l’achèvement du kiosque de la Patte-d’Oie. On fait abattre les vieux immeubles achetés par la Ville, rue du Jard, 13 et 15, pour y terminer les travaux du bâtiment neuf en prolongement de l’école communale. Cette aile sera ouverte pour la session scolaire 1869-70.

Pour les constructions du Lycée, on met à bas l’antique demeure du chanoine Godinot, devenue propriété d’Auguste Carpentier. C’est à ce numéro 1 de la rue Vauthier-le-Noir que le bienfaiteur d’un peuple altéré fit dresser la première de ses fontaines publiques si gracieuses. Il orna celle-ci d’une stèle portant une enseigne sûre d’elle-même : « eau la plus saine».

Enfin, pour répondre aux vœux des habitants, les allées du Versailles sont recouvertes, avant Pâques, d’un plancher sonore, mais résistant, aussitôt mis à l’épreuve par les gamins du quartier, qui s’y pourchassent en sautant et retombant de toute la puissance de leurs semelles ferrées et cloutées, afin de faire du bruit.

À distance, et comparativement à ce qu’on vient de voir, à propos du bourg de Saint-Nicaise, dû à Georges Charbonneaux et son équipe collaboratrice du «Foyer Rémois», ce sont là travaux de pygmées. Pourtant, ils étaient presque gigantesques pour l’époque !

Les déshérités apprennent, avec un vif soulagement et un espoir indicible, l’apparition des Petites-Sœurs des Pauvres, à Reims, où elles ont trouvé une maison jugée assez spacieuse, pour y installer leurs lits et leurs meubles. Elles ont des débuts modestes, mais sont pleines de foi en leur œuvre évangélique, car elles se sentent soutenues par des dames patronnesses à la générosité bien connue : Mmes Mathieu-Person, Martin-Ducrocq, Guillot-Harmel, Goulet-Leclercq, Charles Charbonneaux, Picard-Goulet, Machet-Marotte, Duplessis, Collet-Sausset et Mlle Assy. En janvier, les cinq sœurs et leur assistante-générale entrent en fonctions, avec un nombre restreint de pensionnaires, mais pour la mi-novembre, l’escouade des servantes du Pauvre s’est grossie de deux recrues, et à elles huit, elles rassemblent autour de leur foyer réchauffant 48 vieillards sans ressources, que la charité publique leur avait rétrocédés, – déjà fort pourvue par ailleurs. Parmi ce petit demi-cent de vaincus de la vie, on comptait 22 femmes. La maison devient alors exiguë et l’on transforme les combles en dortoirs. On était alors rue Neuve, 93.

Curieuses à observer, ces mendiantes en robe noire flottante et capuche où leurs minois souriants et impérieux à la fois réduisaient à merci les oppositions les plus crânes et les égoïsmes les plus endurcis. Aux portes des maisons ou entre les paniers des marchandes à la Halle, elles sollicitaient la dîme des carottes et des choux. Parfois, leur banneton d’osier ou leur profond sac à main bâillaient d’allégresse devant l’aubaine d’un lapin à fricoter ou d’un morceau de rond-de-jambe de bœuf «pour le bouillon de vieux pensionnaires». Les gros sous tombaient en averse bienfaisante sur le jardin de la charité. Mères Angot et leurs clientes disputeuses, – dont les âpres discussions pour un liard rendent si pittoresque le tableau vivant de nos marchés populaires –, tombaient d’accord pour combler les mendiantes «au signe de la croix». De prime abord, on les avait regardées d’un œil étonné, à cause de leur costume, qui donnait lieu à des méprises amusantes. Au seuil des maisons, elles furent accueillies à l’instar des marchandes au panier venues de la campagne, par la formule consacrée : « Il n’en faut plus, madame ; repassez dans quelques jours !» Puis, on les revit avec plaisir, on les attendit à jour fixe, même, elles étaient considérées comme un nouvel élément de la famille rémoise. La part des pauvres, – disaient-elles –, c’est la part du Bon-Dieu. Et nos bonnes femmes donnaient sans regret. Quand elles eurent enfin promené dans nos rues leur petite voiture simple et proprette, conduite par un de leurs pensionnaires, choisi parmi les plus valides et les plus ragoûtants, et traînée par un âne au regard chargé de philosophiques réflexions, elles furent à fait des nôtres, dans l’abstraction générale de toute arrière-pensée confessionnelle ou autre.

Nos services d’hospitalisation ont su, depuis un demi-siècle, apprécier à sa valeur le concours de ces humbles femmes au sombre costume, mais à l’âme simple et compatissante, dévouées aux déshérités dans la succession de notre mère France !

Cependant, autour de cet asile de bonté et sur l’aire de la déjà grande ville, la vie suit son cours, d’une façon paisible et normale. Les salaires ouvriers et les gages des «commis», en même temps que les bénéfices industriels et commerciaux, s’étaient relevés sous le coup de fouet des transactions, dont les traités de commerce avaient élargi le champ, – et la mercuriale des denrées alimentaires s’abaissait à un niveau en rapport avec les bienfaits de la concurrence, aidée d’une production agricole satisfaisante. Le paysan des alentours suait et peinait sans le profit usuraire de notre époque actuelle, ardent comme toujours aux soins de la terre et à l’accumulation des réserves alimentaires de la nation, – satisfait quand il pouvait porter chez le notaire du canton quelques écus économisés avec cet esprit de thésaurisation que les peuples reprochent avec tant d’amertume et d’injustice à ces Gaulois si utiles !

On pouvait donc vivre dans le bloc rémois sans se laisser torturer l’esprit par les soucis qui hantaient le cerveau de ceux qui pensent et lisent, depuis le tonnerre de Sadowa et le réveil des passions politiques à Paris et dans certaines grandes villes.

Sur les tables modestes, on peut à la rigueur, s’offrir, en temps de chasse, un plat de venaison, surtout depuis qu’on a favorisé l’importation du gibier d’Allemagne, que Payer adjuge, à la criée, avec l’entrain d’un grand diable à favoris et en redingote, et dont la taille «n’en finit plus !» Le chevreuil de nos pays se vend de 26 à 33 francs. Le «capucin» ardennais ou issu de nos savarts champenois se détaille à 11 et 13 sous la livre ou demi-kilo ; le «boche» vaut de 4 à 6 francs pièce.

On se rendra compte du prix modéré de la subsistance commune en remarquant qu’à Rilly-la-Montagne, à l’ «Hôtel des Deux-Anges», un restaurateur bénévole et sans peur se charger de servir à nos touristes dominicaux le déjeuner au poisson, un plat de viande, un légume et le fromage, avec la «chopine en rouge de pays» pour 2 francs au maximum.

Le pain n’a pas varié de cours ; le blé est à 26 fr. le quintal en moyenne, et la farine à 35.50.

La vendange en Champagne a été bonne, en qualité et quantité. L’Ay accroche la vente avec le prix de 450 à 625 fr. la barrique, pour la cuvée ; les «tailles» valent de 2 à 300 francs. Les petits vins pour cafetiers et buvetiers, payés au début 75 à 90 fr., éveillent à ce prix l’attention de la clientèle bourgeoise, et, de ce fait, atteignent en peu de temps 120 à 140 francs. Le «Villedommange», si prisé de nos gourmets rémois, monte de 220 à 270 francs.

Les bons vins rouges du Midi coûtent moins cher que les nôtres : Saint-Georges et Lunel font du 6o à 70 fr. la barrique de 220 litres, les crûs de Nîmes, – Saint-Gilles et Bernis –, montent à 120 fr., et le Châteauneuf-du-Pape obtient 150 fr. Les fûts vides sont repris à 5 fr. pièce.

Nos caves rémoises garnissent à l’envi leurs rayons sur lattes, le casier en fer n’étant pas encore d’usage courant. Reims possède d’ailleurs des artistes émérites pour ce travail de mise en bouteilles : les Bombaron, Grouselle, Longuet-Chauderlot, Percebois, les Truchon et d’autres tonneliers réputés et de confiance, au personnel desquels on pouvait, sans restriction ni crainte, confier la clé des tabernacles à Bacchus.

Gaiement et le verre en mains on approchait, sans s’en douter, de la fin d’un monde, et l’année 1869 se clôture, au Théâtre, par une fantaisie hilarante, «Jocko, ou le singe du Brésil». Pour digérer les «petits pâtés» de la Saint-Sylvestre, il n’y a rien de plus efficace, d’autant plus que le facétieux Blandin corse son spectacle d’une partie concertante des moins banales : sa troupe masculine et féminine prend l’accord au violon de Launois pour entonner, au mirliton, l’«Ouverture de l’Africaine».

Blandin en a de bonnes.

Mais ce sera bientôt fini de rire ! Demain, l’Année terrible !