La Vie rémoise en 1871

1871

C’est par un froid de moins 10° que s’ouvrit cette année terrible où, après les luttes désespérées d’une nation désarmée et vaincue qui veut sauver l’honneur, après les heures douloureuses et accablantes où il fallut signer un traité de paix qui ampute la France de deux provinces, – belles entre toutes les belles ! – et saigne son trésor décimé de cinq milliards de francs en or, il faudra qu’on assiste à la lutte fratricide qui se termina par l’écrasement de la Commune, dans le sang des fédérés et de nos soldats de l’armée légale, Français les uns et les autres. Comment pourrait-on oublier de telles tragédies ? Même l’orgie sanglante de la Grande-Guerre, qui dépassa en horreurs et désastres ce que le monde avait pu voir depuis des millénaires, est impuissante à arracher de nos mémoires le souvenir de ce que notre enfance fut appelée à contempler. De telles impressions ne sauraient s’effacer de nos esprits, et nos cœurs en tressaillent encore à un demi-siècle d’éloignement.

Après le meurtre du jeune Piermay, au seuil du Café Louis XV, dès leur apparition dans Reims ; après la fusillade sommaire et sans jugement de François Augé, l’ouvrier teinturier dont le modeste monument du chemin de Cormontreuil perpétue le sacrifice, les premiers jours de l’année devaient être ensanglantés par l’assassinat d’un patriote exalté, l’abbé Miroy, curé de Cuchery. Les peuples, à peine de déchéance morale, ne doivent en aucune façon, laisser périmer le souvenir de ces hécatombes de guerre. Au culte de nos 1.500.000 morts de la Grande-Guerre s’agglutine celui des Français, qui depuis des siècles, ont soldé, payé de leurs existences le salut de la Patrie. Il est peu de sacrifices plus élevés, plus purs que celui du curé de Cuchery. N’en oublions point ici le lugubre anniversaire.

Le 6 février, les Prussiens, occupés à lever des contributions à Cuchery et Belval, sont surpris par quelques coups de fusil lâchés par des francs-tireurs. Irrités, leur chef adresse des menaces à la population de Belval, dont les notables vont, à trois heures du matin, réveiller le curé de Cuchery pour qu’il essaye de calmer la colère des pirates. Levé aussitôt, l’abbé Miroy se rend à Belval, où, après quelques explications, on l’arrête séance tenante. Il avait été dénoncé, par lettre anonyme, comme organisateur de la résistance à l’ennemi. Ramené à Cuchery, le lendemain, on le dirige sur Reims, où il arrive épuisé et mourant de faim. C’est un mardi, le 7 février. Jusqu’au samedi, il est tenu au secret absolu au poste de l’Hôtel de Ville. Le même jour, il comparaît par deux fois devant un conseil de guerre assemblé à l’improviste, qui le condamne à mort, – sans plus. C’est le dimanche 12 qu’il apprend son sort, à cinq heures et demie du matin, par l’aumônier de la Prison, l’abbé Sacré. À sa demande concernant l’heure de son exécution, on lui répond : «Aujourd’hui même, dans un instant !» L’abbé Miroy s’incline dignement point de défaillance, point de larmes, point de récriminations. Ce Français en soutane a un cœur de héros, et il va mourir stoïquement, pour la plus belle des patries. «J’aime mieux mourir ainsi, – disait-il, dans un pâle sourire –, que de mourir subitement ». Donc, acceptation instantanée, complète, sans retour de ce destin affligeant. L’abbé Sacré en témoigne avec ferveur : «C’est le plus grand spectacle que j’aie vu de ma vie, le plus magnanime, le plus héroïque ! »° On vient le quérir en un omnibus de ville : il eût préféré aller à pied, sans doute pour montrer comment un prêtre, dans son costume sacerdotal, sait mourir de la mort du juste. Sur le lieu du crime, la victime consent à ce qu’on lui bande les yeux, par esprit d’humilité «Oui ! il ne faut pas, en un tel instant, faire preuve d’ostentation ». Et ce héros parmi tant de héros dont la France est féconde, meurt sous les balles de nos ennemis lâches et cruels. En ces temps, le fonctionnaire allemand qu’on avait attaché au gouvernement militaire de la ville s’appelait von Rosenberg-Gruszynski.

Le corps de l’abbé Micoy fut ramené dans le même omnibus au Cimetière du Nord et inhumé dans une fosse commune, devant une foule de Rémois émus et empressés qui avaient pu rompre la haie d’interdiction de passage et pénétrer dans la nécropole. Un employé de la Mairie planta sur la fosse du martyr une croix de bois, avec cette inscription : « Ici repose le corps de l’abbé Micoy, curé de Cuchery, décédé aujourd’hui 12 février 1871, dans sa 42e année, victime de son noble dévouement à la Patrie ».

Cette tombe devint par la suite un lieu de pèlerinage.

L’archevêque Landriot n’avait appris le crime qu’après son accomplissement. La prostestation énergique du prélat envers le Commandant prussien, n’eut qu’un effet moral et resta sans effet ; on avait écarté à l’avance une révision possible par la précipitation du jugement et de l’exécution. Méthode boche : hypocrisie dans le crime et la cruauté.

L’abbé Miroy avait une âme d’artiste dans un cœur patriote ; portraitiste de talent, il s’était exercé notamment à tracer la silhouette de son directeur au Grand Séminaire, l’abbé Aubry, malgré que cet ecclésiastique se fût refusé à la pose traditionnelle : il avait fallu, à l’exécutant, saisir ses traits en détail, étudier le modèle au contact quotidien, pour en transporter les lignes et les ombres, une à une, sur le papier.

Un employé de la Compagnie de l’Est, Henri Vidal, publia chez Matot-Braine une brochure contenant le récit détaillé de cet événement tragique. La première édition de ce modeste ouvrage ayant été vite épuisée, le libraire Morlot de la rue de l’Étape, en risqua une seconde qui s’enleva aussi rapidement. Le sculpteur René de Saint-Marceaux devait, peu de temps après, fondre dans le bronze, pour l’éternité, la silhouette tragiquement étendue face à terre de l’infortuné Miroy : c’est un chef-d’œuvre de plus acquis par la Patrie rémoise d’un de ses plus glorieux enfants et qui restera éternellement à l’honneur du modèle et de son traducteur.

Victor Diancourt a écrit la péroraison de ce drame : «Le souvenir de cette exécution hâtive et clandestine ne s’éteindra pas, et les générations se succéderont devant cette tombe élevée à la mémoire d’un Français fusillé pendant l’armistice, et cette statue tragique qui semble être le moulage du cadavre tel qu’il tomba sous le feu de l’ennemi ».

La brutalité allemande s’exerce à plaisir dans les rues de Reims, ou plutôt «urbi et orbi», de nuit et de jour. De nombreuses rixes éclatent à tout propos entre Rémois et garnisaires en casque à pointe. Les troupes d’occupation ont une importance en rapport avec notre population : quatre bataillons d’infanterie, un escadron de cuirassiers, l’état-major d’une division et ceux de deux brigades, – Reims étant la ville du champagne par excellence et garnison de faveur pour ces noceurs bottés du bas du dos au talon ! – un lazaret de campagne et une compagnie de pionniers, sous les ordres et la trique d’un Schwerin quelconque. Qu’on juge de la bombance perpétuelle de tous ces estomacs larges comme des vessies de porc ! Quelle noce, mes frères ! et le bon pays, ma foi ! qu’est cette France au pain blanc et au vin pétillant ! On reviendra, assurément ! Les «chameaux» ! ils ne croyaient pas si bien dire ! Ils sont revenus ! mais, cette fois, ils s’en retournèrent sous là trique. La guerre était finie depuis des mois que nos dompteurs dansaient encore dans la cage aux lions. Une de leurs victimes parmi cent autres, et des plus intéressantes, fut le fils du docteur Brébant, qui avait été, avec ses confrères, Henri Henrot et Thomas, l’un des otages rémois envoyés dans les geôles allemandes. Anatole Brébant est blessé dans une rixe survenue, en octobre, dans les celliers à champagne Châtelain & Montigny, rue Pluche, où les officiers boches d’alors faisaient ripaille nocturne, dans la fumée épaisse des pipes-saxophones et des longs cigares, au fusement de la mousse champenoise, Brébant en mourut. Il habitait dans la rue du Cardinal-de-Lorraine, 5, et était âgé de 23 ans. Parti le 4 septembre 1870 avec le 3e bataillon des «Moblots» de la Marne, il avait été incorporé dans les «Éclaireurs de Faidherbe» et fait prisonnier à Saint-Quentin.

Autour de Reims, ces Messieurs-Boches s’entretiennent la main en fusillant, entre Cernay et Berru, deux habitants d’Ay qui continuaient la guerre à leurs risques et périls en supprimant toute casquette ennemie égarée sur leur passage avec ce qu’il y avait dessous. À leur avis, il en resterait toujours trop de cette mauvaise graine.

Que de fois, la nuit, des pères et des mères anxieux, se dressèrent sur leur séant, l’œil en vrille, perforant l’ombre nocturne, l’oreille aux aguets, et tremblants de tous leurs membres aux échos d’une poursuite, rumeur sourde et haletante montant de nos rues aux étages habités : lequel de leurs concitoyens, lequel de leurs fils fuyait devant le pourchas de nos ennemis aux patrouilles pesantes circulant sans répit à travers les carrefours et les angles de rues ? Il fallut pourtant se plier à ces épreuves longtemps encore, avant que le dernier bouton de tunique allemande brillât pour la dernière fois au soleil de nos pays courbés sous l’occupation étrangère !

La misère, on le conçoit, fut grande à Reims en pareille aventure. Le Bureau de Bienfaisance avait, pour son compte, à secourir onze cent quarante-huit familles. Le budget de la charité privée, de son côté, fut énorme. Fort heureusement, la cherté du vivre n’était pas excessive, – nulle, on en conviendra, si l’on en rapproche ce qui se passe de nos jours, dans notre cité devenue la proie de certains indigènes ou aborigènes, de toutes couleurs et de toutes nationalités, hormis la bonne ! et auxquels la population est livrée sans recours, par des tarifs féroces. Le beurre était à 4 fr. le kilo, les œufs à 0.10 centimes ! À vrai dire, le franc valait vingt sous ! La finance internationale était encore dans l’enfance de l’art qui consiste à spéculer sur les changes. Depuis, elle a fait des progrès. Les petites bourses pouvaient s’offrir un pot-au-feu à 19 sous la livre, – du veau et du mouton au même prix. Le porc, – à cause des gargantuas de la blonde Germanie pour lesquels le divin animal à soies de leur couleur, est un bienfait des dieux ! – avait augmenté de prix : il fallait le payer en moyenne 2 fr. 50 le kilo. La volaille n’était pas rare : elle nous venait des poulaillers et des basses-cours de la campagne ardennaise, qui ne bénéficiaient pas alors de la clientèle chinoise, portugaise, arabique et cosmopolite des «combleurs» de tranchées actuels, et on pouvait avoir une dinde de 10 livres, bien en chair et en graisse, pour 12 fr. 50, une poule à soupe en y mettant 1 fr. 25 à la livre, l’oie idem, avec ses navets à cent sous l’hectolitre. Allez-y aujourd’hui, mes bonnes dames ! demander du navet à ce prix à nos commères des halles, qui pratiquent des coefficients capricieux. Et vous n’ignorez pas que certaines de ces joyeuses commères, à la voix de rogomme, ont rapporté de Paris le vocabulaire resté usité à l’adresse des ménagères à « culot» qui se risquent au marchandage.

Vous nous en donnerez des nouvelles ! Toute exagération mise à part, avouons que nos mères ont eu plus facile à mener la barque ménagère que nos femmes et nos filles. Espérons en des temps meilleurs et proches !

Le poisson était abondant sur le plateau : un beau brochet ou une truite de nos rivières, Suippe ou Vesle, Aisne ou Marne, voire de nos ruisseaux malins et cachotiers des environs, coûtait à peine 2 fr. le kilo. La raie valait huit sous la livre, et fraîche ! On pouvait s’offrir une paire de harengs, aux yeux aussi rouges que ceux de Tape-à-l’œil, pour deux sous. Les gourmets avaient un panier d’écrevisses pour 8 fr. 25 et de prunes pour 1 fr. 50 ; du raisin au prix de la raie, des pommes, «pour des prunes», presque ! – l’artichaut de pays valait trois sous, l’oignon deux sous le kilo, les carottes un sou la «belle botte», les patates 5 fr. 50 l’hectolitre. La pêche de vigne s’offrait, veloutée et rougissante comme une jeune mariée, de 0.10 à 0.25 centimes pièce. Le balourd melon, avec ses côtes rebondissantes et joufflues et sa queue verte, à l’instar du poireau, mais si fragile qu’il est prudent de ne pas la toucher à l’expertise, se vendait 1 fr. 25 ou 1 fr. 50. Enfin, on pouvait s’offrir le poulet dominical moyennant un thaler, monnaie courante en ces temps peu ordinaires. Sans parler du pigeonneau que Damoy nous offre pour six à sept francs aujourd’hui et qu’on avait alors à 1 fr. 30 la paire ! Des canards, qui n’étaient pas de clarinettes se contentaient modestement de quatre francs pour entrer de bon cœur dans le filet de la ménagère. Les Américains et les mobilisés de l’arrière n’avaient pas encore passé dans nos villages pour stabiliser le cours de ces volatiles adorables à 25 francs pièce. Autres temps, autres mœurs et autres cours des denrées et de l’argent.

La terreur voltige sans répit autour de nos esprits alarmés. L’année est à peine commencée, à peine les bocaux de cerises du premier janvier ont-ils repris place sur les rayons des buffets, qu’un incendie violent éclate dans les celliers à champagne du Château-de-Porte-Mars, chez les Gibert. Le sommet de la butte de Mars s’éclaire de flammes et s’estompe de fumées asphyxiantes. Nos trois pompes du dépôt voisin de l’Hôtel de Ville crachent leurs jets sifflotants et pétaradants sur les fûts en détresse et les bouchons alarmés. Tout ronfle et renfle et finit par s’assoupir sous les efforts des voisins empressés, qui ont chaud malgré la température de ce satané hiver 1870-71, si cruel aux hommes.

Les Allemands font du zèle, et leur «piquet» montre sa bonne humeur native en distribuant force coups de crosse aux pompiers de service qui témoignent d’une prétention inouïe, en voulant forcer le barrage pour se porter à leur poste sans avoir obtenu au préalable la permission de Sa Hautesse l’Ober-Lieutenant Schnickcrakfourth. L’officier de pompiers Chevalier reçoit un de ces coups de crosse sur la pointe des pieds qui font tant de plaisir à ceux qui ont des cors... En compensation, la Kommandatur, qui rigole en-dedans, lui fait les plus plates excuses, – et l’en voilà bien avancé ! On est à l’école primaire de la Kultur ! C’est en juillet qu’une véritable catastrophe réveille les terreurs légèrement assoupies de la famille rémoise : le 15 de ce mois, par une chaleur torride, un formidable incendie dévore les magasins et entrepôts de pétrole et essences de Quentin-Lacambre, épicier en gros, rue du Faubourg-Cérès, 12. Un commis imprudent, descendu à la provision de pétrole en cave avec une chandelle de suif mal assujettie, provoque le désastre, et en quelques instants, un brasero immense menace de dévorer le quartier. Explosions sur explosions, jets d’huile enflammée, fumées lourdes, noires et empoisonnantes, sèment la terreur dans les cœurs. Des dévouements inconsidérés s’offrent qui provoquent des malheurs irréparables. Quand, après des heures d’efforts, la troupe, les pompiers et la «chaîne d’eau» ont réussi à étouffer le monstre, on compte les victimes par dizaines et un défilé lamentable se dirige vers les hôpitaux où cadavres et blessés vont bientôt affluer. Dans les familles, chacun fait l’appel des siens. Il en manquera dans tous les quartiers. Meurent en des souffrances atroces des braves comme le serrurier Félix Quénot, 65 ans, Verdunois, devenu Rémois depuis des années, serrurier place d’Erlon, 11, et pompier en exercice, qui ouvre la liste des onze martyrs du dévouement à la chose publique. Il y a Baudier, 25 ans, sergent d’infanterie, retour le jour même de captivité ; un gamin de la rue Linguet, Paul Giltaire, âgé de onze ans, qui s’est sauvé de son école de l’Esplanade pour se faire griller vif à l’huile, comme un merlan dans la poële ; Arthur Fage, 19 ans, menuisier de profession et musicien-clarinettiste aux Pompiers, revenu à peine de la guerre ; Buat, le fondeur de la rue Saint-Bernard, 32 ans ; Théophile Fichelet, 38 ans, charpentier au Cimetière-de-la-Madeleine ; Martial Thuny, tisseur chez Bonjean, à Saint-Nicaise ; un chaudronnier du faubourg de Paris, Jardel ; Louis Modereaux, simple pompier, vissé à la lance de cuivre et qui s’est imprudemment avancé, malgré les appels de son capitaine de Tassigny, au-dessus du foyer en fusion ; Hippolyte Lesieur-Lermusiaux, maître-fondeur, rue Macquart, 26, et sergent-porte-hache toujours au premier rang du devoir et du danger. Avec les blessés, on compte 63 victimes, dont l’huissier Guillaume, un géant que nos regards voient encore parcourir, vers un foyer secourable, la rue Cérès, le bras en avant, et la chair avec la peau de ses mains s’effilochant et tombant sur le pavé au cours de son calvaire.

Les six mois de prison que la justice infligea à Quentin-Lacambre pour le châtier d’avoir contrevenu à certains règlements salutaires, étaient, hélas ! sans influence sur le sort de ces infortunés.

Le «Mauvais» en avait fait ses proies longtemps à l’avance ! En décembre suivant, la série de «feux» se clôt par un incendie sur les derrières de l’usine Grévin, entre rues Brûlée et du Bourg-Saint-Denis, au cours duquel l’ancien zouave Aimé, professeur de gymnastique et pompier très estimé, est légèrement blessé.

Ce trop long martyrologe n’avait pas peu contribué à assombrir les esprits, d’autant plus que rien, en fait de distraction aux pensées sombres, aux douleurs subies et aux humiliations courantes, ne venait offrir son consolant refuge. Point de théâtre, point de concerts, point de cérémonies civiles : seules, les églises offraient aux cœurs affectés une retraite efficace et un baume salutaire.

Depuis le 16 mars, la population n’était plus tenue, vis-à-vis des troupes d’occupation, de participer à leur entretien : l’habitant fournit seulement le logement, avec feu pour cuisson des aliments. C’est encore le contact immédiat et forcé de tous instants avec un ennemi abhorré.

Nos provinces de l’Est n’ont-elles pas toujours eu pour rôle de servir de rançon et de subir la peine des erreurs et des faiblesses de la nation entière ! Trop de nos compatriotes à cette heure encore, en paraissent prendre un souci relatif ! dans le Midi notamment, où les risques d’invasion germanique apparaissent à l’état de mythe légendaire.

Le 22 mars, il fallut boucher ses oreilles pour éviter d’entendre les boum-boum arrogants et ironiques qui fêtaient l’anniversaire du gracieux et «inoubliable» grand-père de ce barbon de Doorn.

Nos joyeux pandours font une fête à arroser partout, à nos frais, bien entendu, portés en compte sur nos cinq milliards : leurs bottes continuent à écraser le gazon résistant de ces Promenades, où leurs chevaux avaient entrepris de brouter l’écorce des arbres centenaires. On eu alors l’idée d’enduire ceux-ci de crème de goudron, et c’est ainsi que nos ormes étêtés et nos sycomores furent sauvés du désastre – pour un demi-siècle.

Par le lieutenant Alfred Hourblin, du 4e bataillon des Mobiles de la Marne, on eut des nouvelles de ceux de nos compatriotes prisonniers de guerre en Allemagne. De Glogau, il annonce à Simon Dauphinot l’arrivée en bon état et la distribution normale des vêtements envoyés par la Municipalité et qui furent les bienvenus, par ce rigoureux hiver, féroce en ces pays du Nord. On sut que Achille Lemot, le dessinateur humoristique, mobile au 3e bataillon de Somme-et-Marne et neveu de Cousin, l’inspecteur des Abattoirs, avait été blessé à Saint-Quentin d’un éclat d’obus au coude droit. Albert Corbeau, dont le père était vérificateur des Poids et Mesures, est prisonnier à Munich : il était avant-guerre, agent-voyer à Dommartin-sur-Yèvre ; Clairet fils, de la rue Brûlée, 32, engagé volontaire, meurt à Saint-Quentin des suites d’une blessure. La nouvelle de la mort du sergent-vaguemestre Georges Mirambeau, celle de Smigielski, avaient été connues de bonne heure. Pour les Rémois, la perte des vies fut relativement faible, et la majeure partie d’entre eux, après la paix, purent reprendre place à leur foyer.

La politique provoque des mutations dans le personnel municipal, Simon Dauphinot est nommé député à l’Assemblée nationale. Les adjoints restent chargés de l’administration, et on les renforce des conseillers Piéton et Henri Paris.

Le grand, gros, blond frisé, sympathique et bedonnant Léon Grenier, est nommé sous-préfet, en remplacement de Victor Émion. Ses multiples occupations officielles lui laissent à peine le temps de songer à un «établissement durable» et de faire choix d’une épouse dans le bataillon sacré de nos belles et triomphantes Rémoises ; mais il ne mettra pas plus d’une année pour conquérir Brunehilde sous les aspects éblouissants de la fortunée veuve de feu Andrès, – de la laine – qu’il épousera en 1872.

Le journal de la Kommandatur, qui avait paru dès l’occupation, sous le titre de «Moniteur officiel allemand», cesse sa publication. «La Champagne», organe royaliste et chambordien, fera son apparition seulement le 1er septembre. L’«Indépendant Rémois» voit lever l’interdit qui avait étouffé sa voix. Le «Bulletin du Diocèse» réapparaissait dès le 1er avril.

La vie économique reprend son cours, et les usines rallument leurs feux. Il était temps : le chômage avait ouvert des plaies cruelles sur le corps social. L’industrie de la laine va connaître des heures prospères, et son négoce enrichir de hardis spéculateurs qui savent reconnaître la vitalité extraordinaire de notre pays. En plaine, les toisons de France se vendent à la hausse : l’écart d’une année à l’autre va jusqu’à 30 % en faveur des éleveurs de moutons-mérinos de Champagne et du Soissonnais, dont le produit est de notoriété européenne. Les laines lavées à dos de mouton, dans la rivière et à froid, se paient 3 fr. 80 à 4 fr. le kilo. En suint, les prix varient de 1 fr. 90 à 2 fr. 20. Dans l’Eure, sur le plateau de Saint-André et dans le Vexin français, les lavées à dos, en laine croisée, obtiennent des prix variant de 3 fr. 90 à 4 fr. 50 – défalcation à faire de 5 % d’escompte au comptant.

Le champagne ne souffle mot. Il fait ses affaires en sourdine, mais si le touriste se fait piloter au fond des vastes caves en labyrinthes de nos crayères, il ne sera pas peu surpris de la fébrilité ouvrière qui l’accompagne en ses pérégrinations au travers les catacombes où reposent nos nectars champenois : secoueurs, dégorgeurs, metteurs en bouteille, ficeleurs et encapuchonneurs, caissiers et rouleurs de chariot, c’est à qui fera le plus de bruit en s’accompagnant des refrains du jour et, en sourdine, de nos chants patriotiques : « Les Cuirassiers de Reichshoffen», ou encore cette protestation de Paul Burani contre le rapt des deux chères provinces :

Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine,

Et malgré vous, nous resterons Français.

Vous avez pu germaniser la plaine,

Mais notre cœur, vous ne l’aurez jamais !

La poste allemande est transférée de la maison Camus, rue Nanteuil, 4, à l’Hôtel de Ville. On se hâte de construire des baraquements aux boulingrins de Porte-Mars et Clairmarais, au Pré-aux-Moines, sur le boulevard Cérès, entre la Caserne et le Lavoir public, afin d’y loger la garnison étrangère et débarrasser nos maisons de cette vermine pullulante et infectieuse.

Encore un violent incendie au bas de la rue de Vesle, chez l’épicier en gros Philippe. Et pour entretenir l’émoi, pendant la canicule, un ouragan décapuchonne les toitures et brise des milliers de vitres aux fenêtres de nos usines. La filature des Longuaux en aura pour sa part 800 à remplacer et faire mastiquer par nos barbouilles en longue blouse blanche, si dolents, si siffleurs en cul-de-poule. C’est du bon «boulot» pour cette variété du bâtiment.

On revient en octobre à la monnaie courante par la suppression des Bons de la Solidarité rémoise et, en fin d’année, sous une bise aigre et une température glacée de moins 20° apparaissent les premières voitures de place, – événement des plus importants pour notre cité populeuse. Pour réchauffer nos membres, c’est en vain que brûlent les ateliers Églem de la rue Saint-André, au lendemain du feu Grévin.

La «Famille rémoise» s’est rattachée à la vie par les liens du travail et les soucis du foyer. Reconstruire est le rêve de chacun, rattacher les fils de la chaîne rompue et planter les regards droit dans l’avenir, avec courage et confiance. On rendra les devoirs sacrés aux défunts, à ces constructeurs de la veille que l’âge ou les maladies ont livrés sans pitié aux coups de la Parque : ils furent nombreux. Parmi les plus notables d’entre eux, citons :

Édouard Henriot, 69 ans, fils de Henriot-Godinot, et ancien manufacturier, rue de Vesle, 57.

Pol-de-Léon Lefert, 55 ans, représentant de commerce, rue Tronsson-du-Coudray, 20, fils de Lefert-Bonnette et époux de Julie Wirbel.

Toute jeune encore, à peine âgée de 29 ans, Pauline Dauphinot, rue de Vesle, 22, épouse de Gustave Nérot le passementier, et fille de Dauphinot-Midoc.

Alloënd-Bessand, 73 ans, époux de Marie-Alexandrine Droisy, décédé rue de la Belle-Image, 2, chez son neveu Auguste Alloënd.

Bernard Minelle, 32, ans, teinturier, rue de Vesle, 207, de la firme Neuville & Minelle : né à Nanteuil-la-Fosse, il était fils de Minelle-Durantel et époux de Anne-Louise Palle.

Cet ex-magistrat du siège de Reims resté célibataire, Auguste Marguet, fils de Marguet-Henriot, boulevard des Promenades, n° 53.

Le négociant en tissus Louis-Onésime Radière, associé de Balourdet, rue d’Anjou, époux de Anne Gouilly, né à Vienne-la-Ville en 1802.

Le fin artiste Rève Jean-Hubert, né en 1805 à Bourgogne, où habitaient ses parents, les Rève-Hardy : avec son épouse décédée depuis, Marie-Marguerite Perseval, il habitait rue des Moulins, 25 ; ont signé à l’état civil son beau-fils Octave Doyen, rue Cotta, 5, et le sculpteur Eugène Bertozzi, rue de Pouilly, 3.

Jean Élie Salle, 75 ans, ancien fabricant, érudit champenois et collectionneur avisé, très lettré et d’une sociabilité des plus souriantes, rue du Bourg-Saint-Denis, 27 : cet excellent Rémois dont le souvenir est encore vivant parmi nous, était veuf de Laure-Caroline Champagne et le fils de Jean-Baptiste Élie Salle et Victoire Assy !

Nicolas Vermillac, 84 ans, père d’un négociant en laines du boulevard Cérès : il était né à Marcq, avait épousé Jeanne-Marie Lefert, et habitait rue de Venise, 17.

Eugénie Wirbel, fille des Wirbel-Benoist et épouse de Guillaume Antoine Delécluse, rue de la Renfermerie, 9.

Ces noms font honneur à la vieille bourgeoisie rémoise, et provoqueront à cette heure, en bien des foyers restaurés ou encore tenus à l’écart de la cité en attendant le relèvement de leurs murs écroulés, l’envol de souvenirs émus, tristes ou souriants, et des regrets.

Bien des deuils aussi dans la classe moyenne et parmi les tout-petits ! Sera-t-il permis à celui qui trace ce trop long obituaire d’évoquer le nom de son grand-père paternel, un vieux serviteur de la laine, dont une survivance fidèle a suivi le sillon, au cours du siècle écoulé ? Jean-François Dupont, né à Liry (Ardennes), le 29 juin 1794, décédé le 18 juillet 1871, à la Maison de Retraite ; il était fils de Jean-Baptiste Dupont, cultivateur et peigneur de laines, et de Marie-Nicole Liégeois : c’était un grand fort homme, à la face rasée d’un Thomas Gousset, et il portait la médaille de Sainte-Hélène, car il fut à Waterloo.

Il en est d’autres, de ces noms sans particule, modestes d’une fière modestie, qui ont laissé peu de traces par leurs descendants, mais qui burinent à nouveau dans nos mémoires de confuses visions du passé :

Eugénie Cailliau, 25 ans, chez son père, teinturier, rue du Bourg-Saint-Denis, 26.

Jeanne-Françoise Carrière, veuve Philippe, rue du Jard, 27.

Le maître à danser Devin, décédé à l’Hôpital, à 83 ans, et remplacé amplement depuis par celui qu’on appela «le père Major», et le messin François Gautier.

Ce perruquier en rupture de rasoirs et de ciseaux François Ogée, 73 ans, décédé chez son fils aîné Jules, marchand de laines, rue Sainte-Marguerite, 7 ; son cadet Pierre Adolphe, professeur d’enseignement pratique, chroniqueur artistique au «Courrier de

la Champagne», demeurait rue des Carmes, 2.

Mme Gilles de la Londe, 80 ans, échouée on ne sait comment à « la Charité» ; née à Chambrecy, elle était veuve de Chardon d’Épargnant.

L’ex-fabricant de châles Patriau, jadis rue de Contrai, i, décédé à 75 ans, place du Parvis-Notre-Dame, 9, et qui était originaire de Château-la-Vallière (Indre-et-Loire).

Enfin, cet infime, repêché dans le fin-fond de notre nécropole du Nord désaffectée, un petit vieux avant l’âge, aux épaules voûtées, en redingote effrangée et aux pieds plats, dans de vastes souliers aux talons usés, du nom de Cerf, ancien ouvrier bonnetier, qui mourut quand sonnait sa 55e année, «croque-mort» à Notre-Dame : il habitait dans la branlante masure de Radmacher le corroyeur, au 70 de la rue du Bourg-Saint-Denis, démolie pour faire place au bel hôtel du docteur Arthur Decès, et les gamins de son quartier l’appelaient le «marchand de cire» parce qu’il avait les yeux constamment beurrés de jaune au coin des paupières, – à part cela, assez propre dans sa tenue et de sa personne.

Cerf avait les jambes en X et non loin de sa demeure, le photographe Baudart les avait en cerceau ; à côté, Lheureux, l’entrepositaire des cokes de la Compagnie du Gaz, ratissait à temps perdu, sur le pas de sa porte, sa barbe fluviale ; en face, Victor Doré, neveu de Mlle Lahaye, du Mont-de-Piété, dissimulait une bosse copieuse entre ses omoplates. Avec ces quatre éléments combinés, les gamins du voisinage eurent de quoi se distraire les jeudis, et ils ne se faisaient pas faute, ces sempiternels gavroches, irrespectueux et cruels, de «rechigner» Cerf et Baudart à leur apparition dans la rue, en claudicant à leur façon ; Lheureux en imitant son geste familier : la main droite fourrageant dans les flots olympiens qui descendaient de son menton à sa poitrine ; et le petit Victor relevant sa bosse d’un coup d’épaule comme le soldat fait de son sac pendant une marche militaire !

Tel un anachronisme vivant apparaissait aux regards de la foule ce grand vieillard aux cheveux argentés et au collier de barbe blanche, le bras crêpé de noir à la suite de son veuvage récent, et qui marchait l’œil droit devant soi, posément, le faciès grave, allant à ses destins quotidiens. Lorsque, dans la plus stricte intimité, le baron de Dion maria sa fille, vers les Pâques de 1871, – époque de l’année où s’accouplent le plus volontiers nos fils et nos filles, – le défilé des équipages amenant au 75 de la rue du Bourg-Saint-Denis, les nobles hobereaux de la parenté, – témoins officieux de la cérémonie –, il sembla à chacun que l’on revenait aux temps de la féodalité. Ces vicomtes, ces marquis et ces barons faisaient impression sur le monde boutiquier et travailleur de ce vieux quartier de Reims. Les gamins suivirent les voitures jusqu’à la Cathédrale, où le suisse Bocheux, dans son somptueux costume, copié sur un modèle ayant servi au sacre de Charles X, – eut toutes les peines du monde à les empêcher de se mêler au cortège plastronnant et aux regards plongeants et dédaigneux de ces échappés du Nobiliaire de d’Hozier. Il y avait là, inclinés sous la houlette du pasteur Landriot, cette Rémoise de vingt ans, la gracieuse Marie-Renée, fille du baron de Dion de Ricquebourg, ancien maire de Coulommes-la-Montagne, et de feue Henriette de Beaufort, venu de Nancy ; derrière eux, le «marieux» Richard de Vesvrotte (Gustave-Henri), né à Dijon en 1845, officier d’ordonnance du général de Cissey, ministre de la Guerre, à Versailles, et châtelain de Montrichard-lès-Trouhans (Côte-d’Or), fils du feu vicomte et de Louise Joly de Béry, remariée à Gustave de Beuvrant, de Chardenoux-lès-Bruailles (Saône-et-Loire). Reims et Dijon, Champagne et Bourgogne, quel coupage génial ! Dans ce cortège médiéval, hormis le costume, un comte de Bertault, un Maurice de Gislain, baron de Bontin, châtelain des Ormes, près Joigny et Alfred de Vesvrotte, dijonnais sédentaire.

D’autres noms, moins sonores, dépourvus de particules, mais aussi fiers de leur origine et de la valeur morale dont ils étaient représentatifs, s’inscrivent à la même époque sur les registres de notre état civil, avalisés par la signature du docteur Bienfait, le nouvel adjoint aux actes, ou celle de son suppléant, le confrère Henri Henrot. C’est toute l’industrie, tout le commerce, tout le bâtiment, tous les arts et avec eux la basoche qui vont se donner en représentation au magistrat municipal, sous l’œil bienveillant de l’archivielle Dame gauloise, Mme veuve Durocort, épouse Rémi et mère des Rêmes, toujours verte malgré les ans et au cœur éternellement jeune, sous son air vieillot ; Louis-Alexandre Grandval, 23 ans, préparateur en pharmacie, fils de J.-B. Grandval-Pellieux, fabricant de produits chimiques, rue Dieu-Lumière, n° 29, et Clara Marie Damide, 18 ans, native de Lille, et dont le père, César Auguste, faisait commerce d’engrais sur la route de Cormontreuil. Hier, la vénérable aïeule, Mme Damide, est allée rejoindre dans la Lumière, par le chemin des Ombres, son regretté mari, dont les Rémois avaient fait un de leurs conseillers municipaux ; Henri Midoc, 26 ans, fils de l’ex-adjoint et greffier du Tribunal de Commerce, rue du Carrouge, 32, et de Sophie Victoire Chapgier de Saint-Hilaire, épouse Louise Muiron, rue du Petit-Four, 15 ; les témoins sont Gustave Nérot-Dauphinot, cousin du marié, l’ancien avoué Alexandre Doyen, rue de Venise, 22, oncle de la mariée, Edmond-Jules Bertereau, son beau-frère, et le juge de paix Isidore Lanson. Mariage également de Edmond Pinon, fils de feu Pinon-Provin, rue des Templiers, 16, avec une Parisienne du nom de Calibre.

Voici les Villeminot : Paul, âgé de 35 ans, rue Libergier, 6, fils de Antoine Barthélemy, et feue Marie Rose Huard, décédée en l’an 1870 ; il épouse Marie Lucie Delarsille, fille de Hubert Delarsille-Fassin, boulevard du Temple, 5. Sont présents à la barre municipale : Fassin-Subé, déjà septuagénaire, Collet-Delarsille, Alexandre Sentis et Victor Rogelet, tous de la haute bourgeoisie industrielle de Reims. Puis les Lacourt et les Mennesson : le serrurier du Faubourg Cérès, 15, marie son fils Paul avec Zoé Marie Mennesson, des Mennesson-Dupont.

Jules Berney s’en est venu à Reims où il se rendra grandement utile dans les tissus et aussi en prônant les bienfaits de la gymnastique, après avoir épousé Ernestine Darbre, de Cumières. Les bouchons sautèrent ! Chez les Paul-Batier et les Hallier, on fait coup double : Alfred Rosey, de Saint-Quentin, où il est employé d’assurances, vient se marier ici avec Pauline Hallier, fille de feu Denis, rue du Barbâtre, 6, et de Michèle Éliza Paul. De son côté, Paul Hallier, 31 ans, marchand de tissus, épouse Léonie Paul, 22 ans, fille de Paul-Batier, le plombier de la rue de l’Arbalète, 6. Que de Paul dira-t-on ? Soit ! mais qu’on réfléchisse à ceci : c’est qu’en s’épaulant ainsi dans la vie on risque moins de choir en cas de choc violent et c’est la meilleure des solidarités.

Le peintre et dessinateur Messieux, cet Apollon barbu de notre Belvédère artistique, d’une beauté ravageuse, a conquis d’emblée le cœur et la main de Camille Serrurier, avec les sympathies de son beau-père Sébastien, – retenu fâcheusement, lui, par les rhumatismes de son âge entre les bras de son fauteuil, et, de commissionnaire en tissus, devenu le comptable de son associé Auguste Gillet, tritureur et marchand de déchets de laine, rue des Murs, 4. De joyeux drilles, disciples respectables de Bacchus, consentent à apposer leur paraphe peu lisible, à la façon du grand Napoléon, au bas de l’acte qui consacre cette union et lie définitivement ces deux jeunes existences : Constant Colmart, confrère de Gillet, l’ex-fabricant Pierre Ponsinet, habitant sur la place d’Erlon, Barbier, cultivateur à Bétheniville, et le musicien Antoine Guibart, de la rue de Châtivesle, 6, qui fait danser les invités au son de son violon expérimenté.

Une autre famille d’artistes, d’un art un peu moins olympien, – des musiciens de lutrin et de bastringue –, entre en cérémonie à l’occasion des épousailles d’un de ses membres les plus connus, un grand escogriffe dont les longs doigts glissaient avec facilité sur le manche d’une contrebasse à cordes aux ronflements sonores et rythmiques : Hubert Pothier, fils de Nicolas Pothier-Saget, rue du Barbâtre, 101, s’associe une Châlonnaise, Eugénie Gillet, couturière dans la rue de Vesle. Besnard voulut bien prêter sa salle aux danseurs et l’orchestre fut fourni par les invités et la famille : tous les «copains» du Vieux-Théâtre et de la «Municipale» étaient là, d’autres aussi, notamment le long et filandreux Scrabalat, jeune trombone à coulisses qui préludait à ses triomphes du jardin de l’Embarcadère, chez le père Chemin. Aux premiers rangs du cortège nuptial trônait pontificalement, un malin sourire aux lèvres, le ventre déjà bedonnant, Henri Pothier, basse-chantante sous Étienne Robert au lutrin de Notre-Dame, digne émule de ce père Pothier, artiste chevronné au nez tuberculeux, qui passa, sans broncher, la moitié de sa vie sous les arceaux de notre nef gothique. Remi Pothier était témoin également : avec Henri, il cordonnait entre deux messes, sous l’œil du père Nicolas, qui avait alors ses 62 ans bien sonnés. Pierre Barbier, tourneur en bois, directeur de spectacle et chef du Guignol de la rue du Grand-Cerf, 25, avait tenu à assister ses amis dans l’occasion. Barbier ! les Ombres ! ne te sens-tu point, ami lecteur, remué jusqu’au plus profond des moëlles par le rappel de ces soirées inoubliables où, rival du père Hutin, Barbier aidé d’une troupe d’élite, te faisait frémir aux lamentations de Geneviève de Brabant, victime de Golo, ou sursauter d’allégresse diabolique aux tourments de Saint-Antoine, ou encore aux cris de la Malade imaginaire, quand elle se plaint que l’eau du clystère est trop chaude !

Ah ! brûlantes années de notre enfance, combien vos effluves viennent ravigoter les impressions affadies de notre vieil âge !

Octave Cochinard, rouquin chevelu, ancien élève de l’École des Arts-et-Métiers de Châlons, contremaître de peignage à l’usine Villeminot, puis au Mont-Dieu, était fils de Isidore Prétextat Cochinard-Vitry, directeur de ce même établissement sous Charles Benoist-Fréminet ; il épouse une demoiselle Mazinguant, originaire de Gueux.

Passerions-nous sans remords et sous silence le mariage d’un de nos futurs architectes, non des moindres, membre et président de l’Académie de Reims il y a un quart de siècle : Édouard Lamy, 26 ans, rue du Cloître, n° 17, fils de Lamy-Dathy, ancien logeur et débitant rue de Normandie, avec Jeanne Camuzet, 18 ans, fille du vannier du Faubourg Cérès, 15.

Continuons ce relevé, par Auguste Amédée Fortel, des Fortel-Scheppers, et Renée Clémence Mahieu-Rouget, dont la mère, devenue veuve, s’était remariée avec le docteur Thomas, député de Reims ; – Émile Brisset, de Vaudétré, près Heutrégiville, et son associée Marie-Clémentine Fossier, fabricante de biscuits, place des Marchés, 37, fille de Fossier-Janvier ; – Désiré Censier, rue Large, 38, et l’une des demoiselles de Hubert-Bara, serrurier-quincaillier, rue du Bourg-Saint-Denis, 115 ; – Eugène Crémont, chef d’orchestre sans emploi, au Vieux-Théâtre de la rue de Talleyrand ; – Armand Petit, frère d’Ambroise, futur chef de l’Orphéon d’Alsace-Lorraine, de cette dynastie de musiciens qui a tant servi l’art orphéonique à Reims, et dont Charles et Marie Petit perpétuent les talents. Armand Petit, comptable de profession, rue Tournebonneau, 15, épousait une Grandpierre, famille bien connue de la rue Saint-Bernard. Jacques Tortrat, 34 ans, rue Boulard, 37, – non loin d’où actuellement réside son fils l’architecte-expert, épouse Mlle Huré, de Ludes. La plus jeune sœur de la mariée devint la femme de Mauny, voyageur de commerce. Une autre sœur fut charcutière au pays natal.

D’autres encore se joignent au défilé nuptial : Jean-Baptiste Cospin, huissier, rue des Anglais, 7, et la fille de son prédécesseur Gillot-Drouet ; Victor Kauffeisen, 46 ans, rue du Bourg-Saint-Denis, 22, que son associé dans les tissus, adjoint au Maire de Reims, marie «in extremis» à une compatriote alsacienne, du nom de Gangloff, âgée de 30 ans, et originaire de Dorlisheim, près Strasbourg. Lui-même était né à Bergheim, près Ribeauvillé (Haut-Rhin) et mourut peu de temps après. Un autre Alsacien de la même rue, tailleur au n° 107, Antoine Lazarus, âgé de 21 ans, né à Lixhausen, épouse l’Alsacienne Caroline Beyerlein, de Lutzenhausen.

Enfin, notre vieil ami Thuillart, l’unique Thuillart qui ait jamais paru à la surface de ce Globe qui en a pourtant vu des drôles et des remarquables, l’illustre chantre à Notre-Dame de Reims, s’étant lassé du veuvage, reprend les chaînes, à l’occasion de sa cinquantaine, sous la douce et impérieuse tyrannie d’une accorte et futée sujette de Léopold II, qui venait d’avoir ses dix-huit ans aux prunes – rose à peine éclose – native de Belle-Fontaine-lès-Arlon, où ses père et mère étaient l’un charron, l’autre ménagère. Vincent Thuillart, lui, était un Picard de Berquigny (Somme). En raison de son penchant pour nos aimables crûs de l’Hermonvillois, notre héros avait décidé que la noce aurait lieu à Cormicy, que les invités seraient tous chanteurs ou musiciens et vignerons. Prouilly envoya un bon nombre de ces derniers, Pévy aussi, et comme il arrive souvent en pareil cas, une des deux demoiselles d’honneur de la mariée réussit à capter l’attention du premier, son «Valentin», Stanislas Bourlon, précisément collègue de Thuillart au lutrin de la Cathédrale, et la cérémonie recommença deux mois plus tard, juste le temps de rassembler les papiers et de publier les bans. Double fête dont Cormicy garda longtemps le souvenir et que de loin à la ronde, on vint voir avec empressement. Spectacle éminemment curieux que cette foule bigarrée alignée au passage du cortège nuptial, du côté de Cormicy où il n’y a point de maisons ! Personne n’ignore ce qu’est ce qu’on appelle le partage de Cormicy : tout d’un côté, rien de l’autre. La majeure partie de ces messieurs de la Compagnie de Monseigneur de Reims, composée de gais lurons et de francs-licheurs, ayant été invitée aux deux mariages, le pays fut en révolution à double reprise et ce furent des liesses qu’on aurait pu croire devoir être sans fin. L’Assomption était proche, hélas ! il fallut répondre à l’appel du maître de chapelle.

Ah !! souvenons-nous-en ! de ce lutrin remarquable qui avait à sa tête un chef incomparable et aimé. Les basses y dominaient : en tête et le plus ancien, Thuillart, accoté de Bourlon, Duneuf, Dècle, Demilly, dit Josué, et Wilmotte, futur marchand de charbons dans la Cour-Morceau. Comme barytons, le soliste Maus et Henri Pothier. Aux ténors, le petit père Lefèvre, soliste et spécialiste du «Dies irae» et du «Suscipe», du «Gloria». Ses collègues l’appelaient le «Prince Russe». Ensuite, Bourguignon et Remy Collard, surnommé Jean de Matha. Mary, le père Mary, bon diable, soufflait du «serpent». Boucton et Pothier père «grattaient» de la contrebasse. L’organiste du chœur était Ernest Lefèvre. De longue date, dans le quartier du Jard et de la rue Boulard, où demeurait la famille, on l’avait affublé du sobriquet enfantin de «Titi Morlet». Aux temps de sa prime enfance, avant qu’on pût prévoir le glorieux avenir qui lui était réservé, le jeune musicien avait un chien, tout petit, mais hargneux à l’excès, une sorte de cabot toujours dressé de la voix contre les paternes Terre-neuve du voisinage et les jupes des gamines. On l’appelait Titi : c’était le bon chien-chien à son petit pépère, qui croquait le premier sucre de la maison. Ernest l’adorait. Or, un jour que notre futur artiste venait de perdre aux chiques, dépité, il s’en prit, non à sa maladresse, mais à la jactance ironique de ses vainqueurs, et appelant son cabot d’une voix aigre et fuselée : « Titi ! mords-les !» Il venait de gagner son sobriquet pour la postérité !

Aux grandes Orgues, c’était Grison.

Faisait également partie du chœur en qualité de basse-chantante-soliste, Lefèvre Édouard, dit le Grand-Lefèvre, en opposition au ténor, et caissier-comptable à la maison Cazier & Duhalde, tissus, – avec cela, membre influent, très influent même, à l’«Union Chorale», au temps de Bazin.

L’audition du Jeudi Saint, non point cérémonie religieuse ni «salut», était fort goûtée par de nombreux Rémois de toutes les paroisses. Heureusement, la Cathédrale était assez vaste pour contenir le ban et l’arrière-ban des musicophiles. Les apôtres du Lutrin auraient été bien aises eux-mêmes de participer à ce régal autrement qu’en cuisiniers. Un de ces jeudis où, comme aux Fêtes patronales, on arborait les bassons, après la deuxième strophe du «Stabat» théâtral de Rossini, le papa Mary aborde Étienne Robert, – assez timidement du reste –, et lui chuchote à l’oreille : « Dis donc, Étienne !» – ils étaient bons amis ! – « j’aurais tant de plaisir à entendre 1’Inflammatus !»... veux-tu me permettre d’aller vous écouter au bout de la nef, pour y jouir à mon aise de l’effet produit ? – Comment donc ! fait Robert, mais volontiers... Je vais même t’accompagner ».

On devine la suite.

Cette remarquable Maîtrise avait de qui tenir et sa réputation ne datait pas de la veille. De toute éternité, à Reims, on s’était intéressé à la musique sacrée, et déjà, en l’an 900, qui n’est pas d’hier, on s’en occupait et on s’y exerçait dans les églises. Au XIVe siècle, les maîtrises d’enfants de chœur étaient nombreuses en France. À la Révolution, leur suppression enleva leur emploi avec leur raison d’être à plus de dix mille musiciens et chanteurs, dont une bonne partie savaient le solfège, lisaient le plain-chant et les compositions profanes à livre ouvert. Notre concitoyen, l’abbé Cerf, très érudit en la matière, communique à ses lecteurs du «Bulletin du Diocèse» des détails fort intéressants sur la Maîtrise de Reims.

En 1406, Laurent de Raillicourt lègue une maison située en face de la «Maison d’Avenay», à charge d’un «De Profundis» et d’un «Requiem» toutes les nuits, après les complies. Et, de siècle en siècle, des Rémois légueront ainsi certaines sommes en échange de cantiques.

Vers 1450, Jean Petit, à son retour de Cambrai où il avait été se perfectionner dans son art, est nommé maître de chapelle de Notre-Dame de Reims.

Sa chorale avait dix enfants en soutane rouge, et tondus ras. Une cloche les appelait aux offices. Longtemps, on les logea et enseigna dans la «Maison du Pélican» rue du Cloître, où habitait, en 1772, le chanoine Hardouin. Ernest Kalas, dans le n° 2 du «Pampre», dit de ce musicien remarquable, ancêtre d’Étienne Robert, tout le bien qu’il en peut faire tenir en une demi-page, illustrée par l’éditeur René Druart, d’une reproduction de la lithographie de Adolphe Maurin, rappelant les traits du prêtre chapelain de la «Merveille» par Nicolas Perseval[1].

En 1872, c’est-à-dire après un siècle, c’est Étienne Robert qui tient le bâton du «master capello», en l’espèce un archet de violon.

Sous lui sont disciplinés deux organistes, douze choristes, dont plusieurs professeurs de musique et une quarantaine d’enfants de chœur, – ces derniers hébergés à la Maîtrise de la rue d’Anjou, sous la férule et la surveillance de quatre Frères des Écoles Chrétiennes.

Robert laissa une lignée de successeurs, au milieu desquels un choix remarquable s’impose, certes, au point de vue critique, mais la Maîtrise de Reims n’avait point déchu quand sonnèrent les tocsins de la Grande Épreuve. Elle reprendra ses splendeurs au fur et à mesure que la Merveille reconquerra son incomparable grandeur sur les ruines de la Barbarie vaincue !